07 - Le voyage de Louis Renault aux États-Unis d'avril 1911

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Le voyage de Louis Renault aux États-Unis d'avril 1911

Contrairement à l'image courante, et volontiers entretenue par lui-même, Louis Renault n'était pas le mieux préparé des chefs français d'industrie à une application rigoureuse et résolue du systême TayloL Hatry (1971, 1982) et Fridenson (1972) ont bien montré comment la méfiance de Renault envers les ingé­nieurs, son horreur des frais généraux et son peu de propension aux achats de machines, l'arrêtèrent sur la voie d'une transfor­mation radicale de son outil de production_ Il ne fut ni le pre­mier à introduire la répartition des postes et machines dans l'espace en fonction du procès de fabrication -c'est l'ingé­nieur Turcat qui adopta ce parti en 1907 pour l'usine Lorraine-Dietrich à Argenteuil (Laux 1977, p_ 87) -; ni le premier à adopter une organisation linéaire de construction, préfiguration du travail à la chaîne, adoptée par Berliet dès 1906 (Déclas, 1979, p_ 265) ; ni le premier à adopter la chaîne elle-même, puisqu'il fut devancé par Citroën qui dès 1919 lance sa première chaîne de montage pour son modèle A (Schweitzer, 1982, p_ 22), alors que Renault n'y vient qu'en 1922 pour la 10 HP, et ne la réalisera pleinement qu'en 1925 avec la 6 ch (Héron, 1975, p_ 251).

Certes, dès 1908, un an après la publication en France des mémoires de Taylor, il charge l'ingénieur Georges de Ram d'appliquer ces principes dans un atelier d'usinage de pièces mécaniques. De Ram est conscient de la nécessité d'une démar­che globale, intéressant tous les services de l'atelier, de la mul­tiplication des employés pour la préparation, et de la crois­sance résultant des frais généraux que le système Taylor impose. De Ram réussit son expérience. Mais Renault arrêtera là la tentative. Il ne s'intéressera en fait qu'au chronométrage, et non, ou peu, à l'analyse du travail, à son organisation et à l'amélioration de l'outillage. En novembre, il étendra le chro­nométrage à un quart des ateliers, suscitant les grèves de 1912 et 1913. Comme le montre Fridenson (1972, p. 78), les grévis­tes, aux mobiles d'ailleurs complexes, s'insurgèrent moins contre la modernisation que contre la brutalité d'une applica­tion en outre incomplète du système TayloL

Pourtant, en la matière, Renault s'était instruit "from the horse's mouth". Il aimait à faire savoir par ses biographes que "Tout jeune encore, il fit son premier voyage en Amérique, pour étudier les méthodes nouvelles; à Philadelphie, il fit la connaissance de F.W. Taylor et s'intéressa beaucoup à ses recherches." (Boulogne, 1931, p. 216.)

On ne possédait toutefois pas de relation de cette rencontre. De sorte que, hormis les biographes affidés (Saint-Loup, 1955), on était assez réservé. Fridenson, d'abord prudent à propos de la rencontre avec Ford et avec Taylor (1972, p. 72), situe la visite à Dearborn dans la seconde quinzaine d'avril 1911, et tient pour certaine la visite à Taylor (Fridenson, 1973). Héron (1975, p. 248) la considère seulement possible. Hatry est convaincu de la réalité des deux visites, mais déplore : "Nous ne disposons malheureusement pas d'une relation détaillée de ce voyage qui aurait pu nous faire connaître les raisons de cet "émerveillement" de Louis Renault." (1982, p. 69.)

Or, j'ai pu retrouver dans les archives de la Section d'histoire des usines Renault une relation de la "Visite aux États-Unis" -Avril 1911 ", puisque tel est le titre de ce document dactylo­graphié de 77 pages_ Il figurait dans l'ensemble des rapports de visite conservés à la Section d'histoire_ Il est anonyme, comme les autres comptes rendus de visites faites par Louis Renault. Nous avons ainsi un "compte rendu de la visite de M. Louis Renault à l'usine Bosch de Stuttgart", qu'une annotation manuscrite au crayon date de février 1913. Il se présente de façon anonyme, par l'impersonnalité du style, par une objecti­vité administrative, et l'absence de signature. De même, le "Voyage de M. Renault aux États-Unis" de 1928, tout aussi impersonnel, parsemé toutefois de "Notes de M. Renault".

Mais, en 1928, il s'agissait d'un voyage collectif, Renault étant accompagné par Serre et Tordet (Hatry, 1979). Nous analyse­rons ici ce texte à trois points de vue : les attitudes de Louis Renault à l'égard des innovations de la production aux États­Unis, l'influence éventuelle de Ford sur Renault, les enseigne­ments de Taylor retenus par Louis Renault. Quant à ce dernier point, nous publierons les sections du rapport qui concernent l'entretien de Renault avec Taylor, et la visite en compagnie de ce dernier de l'usine Tabor, organisée selon le "système".

En 1911, Louis Renault voyage seul. Il sera reçu et guidé par Paul Lacroix, directeur général de Renault Frères Selling Branch aux États-Unis. Selon G. Hatry (communication per­sonnelle du 31 janvier 1984), Lacroix pourrait être l'auteur du rapport de visite que nous présentons ici. On remarquera tou­tefois que le rapport mentionne Lacroix à la troisième per­sonne (p. 17 par exemple). Le texte pourrait donc avoir été rédigé à partir des notes des deux voyageurs par un tiers.

Louis Renault a visité vingt-six entreprises et rencontré

F.W. Taylor, à son domicile. Il est difficile d'établir la chrono­logie du voyage, car seule la rencontre avec Taylor est datée, et les entreprises sont présentées par ordre alphabétique. Nous savons seulement que Renault était à Philadelphie le lundi 17 avril au matin, qui était sans doute le lundi de Pâques, puisque le compte rendu de la visite de la Tabor Manufacturing Company précise (p. 56) : "Nous avons visité cette usine à l'arrêt le lundi de Pâques". On sait d'autre part grâce à une correspondance retrouvée dans les archives Ford et publiée par Fridenson (1973, p. 248) que la visite à Detroit avait eu lieu avant le 25 avril, et que Renault et Lacroix étaient de retour à New York le 29. On peut donc considérer probable la reconsti­tution suivante de leur itinéraire.

Partis de New Y ork, il~ se seraient d'abord rendus à Philadel­phie, voir Taylor et visiter avec lui l'usine Tabor. Un crochet par Pittsburgh leur permit de visiter trois usines Westing­house : une fabrique de freins pour chemin de fer, une usine de matériel électrique et une usine de turbines à vapeur. Ils gagnent Cleveland ensuite. Ils notent en effet (p. 38) chez Peer­less Motor Car un système de codification des dessins qui leur rappelle celui dont Taylor leur a fait la démonstration. Outre Peerless, ils visitent à Cleveland la Acme Machine Co., la Cle­veland Automatic Machine Co., une autre usine d'automo­biles, peu importante, F. B. Stearns, et enfin Warner Sweasy, rival des grands fabricants d'outillages, Brown & Sharp et Pratt & Whitney. C'est donc vers le 20 que Lacroix et Renault seraient parvenus au Michigan, cœur de l'industrie automo­bile, pour visiter à Detroit les usines Ford, Packard, E.M.F. Motor Car Co., et Chalmers Motor, et à Flint, les usines Buick, Imperial Wheel Co. et Western Mott Co.

Passant alors par le nord de l'État de New York, ils amorcent le retour, par Buffalo, où ils visitent deux usines d'automobiles, Thomas Motor Car et Pierce Arrow Motor, puis Schenectady où chez General Electric ils ne voient que quelques ateliers d'usinage. A Worcester, dans le Massachusetts, les fabricants de machines-outils Heald Machine Co., Norton, Prentice Bros, et F. E. Reed les retiennent. A Providence, dans le Rhode Island, c'est" l'usine universellement réputée pour le fini et la précision" de ses machines-outils, Brown & Sharp, puis, autre grand, Pratt & Whitney à Hartford. Après une visite aux fabri­cants de tours automatiques Geo. Prentice à New Haven, Con­necticut, c'est le retour à New York, le 29 avril. Programme de voyage très lourd, mais pas plus que celui de 1928 (Hatry, 1973, 1982, p. 225 sq.).

Comme les autres rapports de visite, celui de 1911 manifeste des intérêts divers. Avant tout et partout, les machines-outils sont l'objet principal d'attention, et certains procédés particu­liers de fabrication.

Ainsi chez Ford: "des procédés de construction fort curieux, notamment en ce qui concerne la peinture des ailes et des roues qui étaient peintes par immersion dans un bain de peinture"

(p.

26). Ceci dit, ce sont bien sùr les constructeurs d'automobi­les qui tiennent le plus de place dans le rapport. Mais comme l'indique le décompte suivant, c'est un outilleur et un organisa­teur qui obtiennent les comptes rendus les plus longs. En effet, huit pages sont consacrées à Brown & Sharp, sept à Frederick

W.

Tayler, alors que Ford et Pierce Arrow en occupent six cha­cun, Chalmers et Packard cinq, Peerless et Pratt & Whitney quatre, Buick, E.M.F. et Thomas trois, Norton, Tabor, Wes­tinghouse Brake et Westinghouse Machine Co. deux chacun, et les autres au plus une. C'est donc avant tout le métallurgiste qui parle.

Mais Renault note aussi d'autres machines et dispositifs. Chez Ford, "l'usage très répandu de la machine à parler" (p. 22) ; chez Peerless : "les dessinateurs travaillent à des tables oscillan­tes montées sur pieds à crémaillère, permettant le réglage de la hauteur" et "nous avons remarqué une machine à additionner à commande électrique" (p. 38).

Renault relève également les détails d'installation pour le per­sonnel. Chez Pierce Arrow : "le vestiaire est formé de petites armoires en tôle très propres ayant environ 1,80 m de haut"

(p.

40) et il y a "une cuisine tout à fait moderne où nous avons remarqué un appareil automatique pour le lavage des assiettes. Un piano mécanique joue pendant l'heure du déjeuner."

(p.

43). Renault relève aussi les menus et prix des cantines, les dispositifs de chauffage des ateliers, les mesures de sécurité.

Le fabricant d'automobiles est bien sûr attentif aux produits des concurrents. Chez Buick : "la voiture est très mal cons­truite et très mal étudiée" (p. 11). Chez E.M.F. : "les voitures étaient plutôt mal dessinées, mais très soignées comme pein­ture et bien présentées" (p. 19). Il note les prix de revient: "M. Ford estime qu'une carrosserie double phaéton avec capote et pare-brise, garniture cuir lui revient à F ... 300.00"

(p. 26) ; "M. Ford nous a dit qu'une voiture complète, carros­serie quatre places, capote et pare-brise, lui revenait à F : 2 000 (deux mille francs)." (p. 27). Il relève aussi les chiffres de production: 20 000 par an chez Buick, 6 700 chez Chalmers, 50 000 chez E.M.F., 30 000 chez Ford, 3 500 chez Packard, 2 000 chez Pierce Arrow.

Mais que note Louis Renault l'organisateur, au pays de Ford et de Taylor?

Pour apprécier ce que les États-Unis peuvent suggérer à Renault en cette année 1911, en matière d'organisation, il faut dresser l'état d'avancement du type de l'usine moderne, que Laux (1977) caractérise ainsi : "la production consiste essen­tiellement en un circuit effectué à l'intérieur de l'usine par les matériaux: à une extrémité entrent les matières premières; à l'autre sortent les voitures. Dans une usine qui fabrique un pro­duit bien déterminé, il faut placer les machines selon la phase du processus où elles interviennent. Les bâtiments d'usine à un étage, vastes et bien éclairés, avec des salles ou des halls immenses, favorisant la souplesse dans l'organisation de la fabrication et du montage, deviennent la règle... " (p. 87). Nous le verrons en suivant Louis Renault, ce modèle ne s'est pas encore imposé en 1911.

Renault se montre attentif aux bâtiments, à leur répartition spatiale, à leur nouveauté, à leur éclairage, à leur luxe ou à leur austérité. Il est très sensible à l'importance relative des bureaux et des ateliers. Chez Packard : "L'usine est grande : les bureaux y tiennent une place énorme. A première vue leur importance n'est pas justifiée par la production de la maison qui est de 3 500 voitures" (p. 33). Il note que la plupart des ins­tallations sont à plusieurs étages, sauf chez Buick, et l'atelier de mécanique chez Pierce Arrow. Il remarque aussi les dispositifs qui simplifient les manipulations au poste de travail, position des leviers de commande à portée de l'opérateur ou, chez Tho­mas: "tréteau oscillant pour le montage des moteurs, permet­tant de les retourner complètement" (p. 65). La disposition des machines dans les ateliers est souvent mentionnée. Mais l'idée d'un assemblage fonctionnel n'est pas toujours établie. Chez

E.M.F. les machines-outils sont groupées "sans aucune méthode apparente" (p. 19) ; chez Packard "sans aucune clas­sification apparente" (p. 33). En revanche chez Ford (p. 22), chez Westinghouse Electric (p. 72), elles sont"groupées par catégorie". Chez Buick : "il paraît qu'on a surtout cherché à éviter la manutention des pièces, et, à cet effet, on a groupé ensemble toutes les machines servant à l'usinage d'une même pièce. " (p. 10).

Touraine (1955, p. 37) distingue deux solutions dans l'organi­sation des ateliers, dès que l'importance de la production et la complexité des machines s'élèvent, mais avant qu'elles n'impo­sent le travail à la chaîne : "le groupement des machines en sections dont chacune est consacrée à un type de machines : tours, fraiseuses, raboteuses, etc., ou en ateliers fabriquant certaines familles de pièces, pistons, bielles, vilebrequins et groupant des machines de types différents". Il semble ici que Ford et Westinghouse aient opté pour la première solution, Buick pour la seconde, les autres restant indécis.

C'est surtout chez Brown & Sharp que Renault admire l'orga­nisation : "afin d'arriver à une production économique et interchangeable, cette maison n'a pas hésité à créer un outil­lage très complet, chaque opération ayant ses outils bien déter­minés et prévus dans les plus petits détails... L'unification des pièces et organes de machines a été poussée le plus loin possi­ble. Les vis, les boulons, les arbres, les coussinets, les alésages, etc., ont été unifiés. C'est la même boîte de vitesses qui sert sur presque tous les modèles de fraiseuses. Il résulte de cette unifi­cation une grande économie d'outillage... Cette unification facilite également le groupement et le classement de l'outil­lage ..." (pp. 2 et 3). Voilà une conception assez taylorienne, mais élaborée apparemment sans Taylor.

Lorsque Louis Renault arrive en Amérique, il n'y a que deux exemples de chaîne de production dans la métallurgie: la fon­derie Crane de Chicago, et celle installée en 1890 à la Westing­house Air Brake à Pittsburgh (Laux, 1977, p. 89). Louis Renault visita cette dernière, qui fut peut-être le principal motif de son arrêt à Pittsburgh. " La fonderie a une réputation universelle, principalement à cause de la division du travail. Les machines à mouler sont groupées autour d'un tapis rou­lant, chaque machine à rouler (sic, mais il faut sans doute lire mouler) fait une partie spéciale du moule. La partie principale du moule ayant été faite par la première machine est posée sur le tapis roulant et, au fur et à mesure qu'elle passe devant les différentes machines à mouler, on y ajoute la pièce moulée dans ces machines, le moule se complète ainsi, jusqu'à ce qu'il arrive dans le cubilot. A ce moment, il est complet et prêt pour le coulage." (p. 70).

Chez Ford, rien de tel encore. Lorsque Renault arrive, l'usine de Highland Park fonctionne depuis un an seulement, et n'est pas achevée. L'architecte Albert Kahn l'a conçue en fonction du déroulement du procès de production. On est tout à fait conscient de l'importance de la manutention, comme l'écrivent encore trois ans plus tard Arnold et Faurote (1919) : "La manutention des matériaux et des produits en cours d'achève­ment est à présent le principal problème dans l'abaissement des prix de l'automobile, dès lors que les machines-outils et le pro­cès et les méthodes d'assemblage sont hautement spécialisées"

(p. 25).

Plus de trente ans plus tard, E. Coindeau et J. Roy, chefs res­pectifs du bureau d'études d'outillage de mécanique et du

B.E.O. de tôlerie, retour des États-Unis, s'étonnent encore: " ... peu ou pas de camions dans les rues d'usines et allées d'ate­liers. Dans les rues les transferts de pièces sont faits à heures fixes... et dans les ateliers tout l'acheminement s'opère par convoyeurs aériens. A notre retour des États-Unis, en arri­vant à l'usine, ce qui nous frappa immédiatement, ce fut la cir­culation intense de camions et de tacots. Nous insistons sur ce contraste parce qu'il y a dans le problème d'approvisionnement et de manutention de grosses économies à réaliser" (p. 2). Tou­tefois, si avant 1914 chez Ford le problème est posé, il est loin d'être résolu. Certes on s'y efforce" autant que faire se peut en plaçant les outils et équipements nécessaires, quels qu'ils soient, le long du trajet d'exécution du travail" (Arold & Fau­rote, 1919, p. 26) mais ce n'est qu'à partir de 1912 que les ingé­nieurs de Ford, s'inspirant des fonderies Westinghouse et Crane, installent une première chaîne à la fonderie de High­land Park (Laux, 1977, p. 89).

Le travail d'usinage n'est d'ailleurs pas organisé linéairement. Concernant l'usinage des blocs-cylindres (Ford en bloc cylin­ders) à quoi Renault consacre une page, Arnold et Faurote présentent un diagramme linéaire d'opération, tandis que la disposition des machines dans l'atelier impose encore des tra­jets en boucle (1919, p. 73 et 74). D'ailleurs ils proclament un temps d'usinage de quarante-cinq minutes, mais taisent " le temps de transport d'une machine à celle qui fait la passe sui­vante". Certes Renault peut noter quelques dispositifs de transport: " l'ébauche et la finition de l'alésage se fait par alé­soirs sur deux machines à quatre broches Foot et Burte... les deux machines sont reliées entre elles par des rails en forme de V, ce qui permet de glisser le montage contenant les cylindres d'une machine à l'autre" (p. 23). De même, au montage, il remarque que" les châssis sont montés sur des tréteaux à rou­lettes permettant de les déplacer facilement" (p. 25).

Mais le principal intérêt de la visite chez Ford demeure pour Louis Renault les machines-outils, telle cette perceuse semi­automatique qui perce " en même temps tous les trous du cylindre", et dont on trouvera la photo reproduite dans Bardou et al. (1977).

Si Ford exerce une influence sur Renault au cours du voyage de 1911, c'est plus sur le mécanicien que sur l'organisateur. Il est vrai que ce qu'on allait un jour appeler le " fordisme " était alors encore à naître à Highland Park.

Plus tard Renault méditera sans doute sur l'eXpérience de Detroit. Ainsi il fera traduire en français" Ford methods and the Ford shops " d'Arnold et Faurote, paru en 1919. La Sec­tion d'histoire conserve un exemplaire (don de Fernand Picard, qui le tenait de Louis Renault) de cet énorme ouvrage, dans lequel est insérée en regard de chaque page la traduction dactylographiée établie d'ordre de Louis Renault. Mais c'est moins une réflexion personnelle qu'une réaction aux initiatives de Citroën qui conduisit Renault aux méthodes modernes, comme le rappelle Paul Guillon (Hatry, s.d., p. 15) : " Si André Citroën n'avait pas commencé la fabrication et le mon­tage en chaîne de grandes séries, je ne pense pas que Renault ait accepté que nous le fassions". L'ouvrage de Boulogne (1931) a été rédigé sous le contrôle assez strict de Renault, notamment le parallèle entre Ford et lui (Hatry, 1982, p. 8). Renault n'y reconnaît à Ford et aux Américains nulle antério­rité en matière d'organisation du travail. Ford n'est pas le premier à avoir adopté la chaîne, puisqu'il avait été devancé par les fabricants de conserves de Chicago. Quant aux nou­veaux principes, Renault les tenait directement de Taylor. " À son retour en France, il réorganisa ses ateliers d'après les nou­veaux principes ; les résultats furent extrêmement satisfaisants et lui permirent de produire à un prix beaucoup moins élevé. Mais, pour appliquer la nouvelle méthode, il avait dû faire appel à un ingénieur qui n'était pas imbu des vieux principes. Les anciens contremaîtres furent vexés et parvinrent à créer un mécontentement général, en montrant que la nouvelle méthode permettait d'employer des ouvriers non qualifiés. Les ouvriers qualifiés déclenchèrent une grève qui dura cinq mois; mais Renault s'entêta et les principes nouveaux furent mainte­nus" (Boulogne, 1931, p. 216). Le compte rendu retrouvé à la Section d'histoire, et dont nous publions la section consacrée à l'entrevue avec Taylor, permet de voir ce que Renault a retenu, sur le moment, des" nouveaux principes".

Du point de vue de l'organisation générale, illustrée par l'usine Tabor, visitée en compagnie de Taylor, les enseignements rete­nus sont assez conformes à ce que C. Bertrand Thompson exposera dans ses fameuses conférences au Conservatoire natio­nal des arts et métiers, en 1918. D'où l'impression que c'est l'exposé même de Taylor qui est résumé dans le rapport de visite. Renault note bien que les temps des opérations élémen­taires proviennent directement, ou indirectement lorsqu'ils sont lus dans des tables auxquelles il s'intéresse vivement, d'une " étude approfondie" (p. 60), mais c'est plus le contrôle de ces temps que les méthodes d'analyse de la tâche, et de synthèse opératoire (l'ordonnancement) qu'il rapporte en détail. De même, alors qu'il s'attarde aux minuties d'un système de codage des pièces -au reste bien lourd -, il passe rapidement sur la nécessité" d'unifier autant que possible tout l'outillage des machines" (p. 59). Dire que Renault trouve un argument en faveur de sa parcimonie dans le fait que " même dans une maison ne possédant qu'un matériel suranné" le système Tay­lor donne des résultats, serait peut-être outré. Mais, à coup sûr, quand il nota que" cette maison qui n'occupe que 100 ouvriers possède un bureau central de 25 employés" (p. 57), une telle proportion d'improductifs dut lui paraître excessive. On remarquera encore que Renault ne mentionne qu'indirec­tement (p. 59) les travaux de Taylor sur la taille des métaux; et enfin que la visite à Taylor est de tout le rapport la seule par­

tie où il soit question de temps d'exécution.

Ainsi, le détail de l'entrevue entre Renault et Taylor, que l'on va lire, confirme les analyses antérieures. Renault a surtout retenu du système Taylor le contrôle des temps. Comme de Ram, qu'il avait d'abord chargé de réorganiser ses ateliers selon Taylor, devait le lui rappeler, il a en particulier négligé le développement des ateliers d'outillage et le travail de prépara­tion (de Ram, cité par Hatry, 1982, p. 84).

À l'opposé de Citroën, Renault s'avère moderniste par contrainte et non par principe. Mais l'histoire montra que lui et non son rival était le mieux adapté à une France en route vers le déclin de 1940.

Jean-Pierre POITOU VISITE À M. TAYLOR

Nous avons visité M. Taylor. chez lui. le lundi matin 17 avril, il y avait convo­

qué un des ses ingénieurs, M. Merrick, spécialisé dans l'étude des temps et qui

nous a montré des tableaux et des barèmes de temps établis par lui à la " Link

Belt Co Philadelphie". Ces tableaux de temps représentent un travail de plu­

sieurs années et contiennent des temps élémentaires des opérations les plus

diverses, tant au point de vue usinage des pièces sur machine-outil qu'en ce qui

concerne leur manipulation.

Il est à noter que M. Taylor ne se sert de ces données que pour l'établissement du prix des pièces se faisant en très petite quantité, dès qu'il s'agit de pièces devant se faire en très grande série, l'usinage et le prix sont soumis à une étude spéciale très approfondie.

Nous avons demandé à M. Taylor de nous procurer ces tableaux, M. Taylor n'ayant pu nous donner une réponse immédiate, nous lui écrirons à ce sujet, mais il est intéressant d'établir dès maintenant des tableaux à l'usage des diffé­rents ateliers donnant, pour les diverses qualités d'acier, les vitesses de coupe et les avancements les plus propices pour l'usinage des différentes qualités d'acier ainsi que du bronze et du laiton en tenant compte du degré de fini exigé.

On pourrait, en outre, établir des barèmes indiquant, en dixièmes d'heure, les temps nécessaires au chariottage des différents diamètres pour des longueurs de l, 2, 3, 4, 5, 10, 20, 30, 40, 50, 100, 200 mm pour ébauche et finition et pour les différentes qualités de matières.

Voir croquis ci-joint.

On pourrait aussi faire des tableaux donnant les temps pour l'usinage des rayons de 1 à 5, 6 à 10 et de Il· à 15, ainsi que pour le dressage des faces, les cônes, filetage, etc.

Ces barèmes devront être faits de façon à réduire au minimum les opérations nécessaires pour l'établissement des prix.

On pourra de même établir des barèmes pour les temps de montage des pièces en pointe, sur mandrin, etc.

Avant de pouvoir appliquer ces temps aux ateliers, il serait nécessaire d'unifier autant que possible tout l'outillage des machines, surtout les accessoires de montage, tels que: brides, mandrins, etc.

M. Taylor a fait établir, pour faciliter l'étude des prix, diverses règles à

calculer, notamment :

une règle à l'usage des tours, permettant de déterminer la combinaison la plus

avantageuse (vitesse et avance) pour enlever une quantité de métal donnée,

dans le temps minimum, en tenant compte de la qualité du métal, de la résis­

tance de l'outil et de la puissance de la machine; cette règle est universelle, et

peut servir pour n'importe quelle machine, à condition de connaître certaines

données, mais M. Taylor se sert de préférence de règles spéciales établies pour

chaque catégorie de machines,

une règle permettant de résoudre tous les problèmes concernant les courroies,

une règle donnant la résistance des dentures d'engrenage.

Nous avons écrit à M. Barth, pour avoir des spécimens de ces règles, mais nous

n'avons pu les obtenir jusqu'à présent, M. Barth nous ayant envoyé des règles

différentes de celles que M. Taylor nous avait montrées.

En ce qui concerne l'organisation générale des usines, M. Taylor nous a montré

l'usine Tabor, organisée par lui.

Dès que le bureau central reçoit les dessins d'une machine, il établit en premier

lieu un plan indiquant la marche à suivre des pièces dans les différents ateliers.

Il'établit ensuite pour chaque pièce les temps ou prix d'usinage pour les diffé­rentes opérations, en décomposant'chaque opération dans les opérations élé­mentaires ; la liste des opérations élémentaires étant établie, le bureau met en regard de chacune d'elles les temps qu'une étude approfondie lui aura fournis, à moins qu'il ne s'agisse que d'une série peu importante; dans ce cas, il pren­dra simplement les temps indiqué par les barèmes. Cette feuille, en même temps qu'elle montre à l'ouvrier comment le prix a été établi, lui sert également de feuille d'instruCtion.

Le bureau établit ensuite des feuilles portant les dessins de tout l'outillage nécessaire avec des instructions indiquant les vitesses, les avancements, ainsi que les outils et calibres à employer, et ce pour chaque opération. Ces instruc­tions écrites portent des croquis représentant, autant que possible, les diffé­rents montages en perspective, de façon à permettre à l'ouvrier de se rendre compte d'un coup d'œil du travail qu'il aura à effectuer.

Tous ces renseignements sont portés sur des feuilles séparées sur papier calque, et on remet à l'ouvrier un dossier de bleus comportant toutes les indications énumérées ci-dessus (croquis de montage, liste d'outils, etc.).

Pour faciliter le travail de l'ouvrier, on établit dans certains cas des dessins de pièces, spéciaux pour chaque opération. De façon générale, les dessins portent de grosses lettres: A, B, C, placées en des endroits bien en vue et reliées par des flèches aux cotes importantes, auxquelles l'ouvrier devra faire très attention.

En même temps que le dessin, on remet à l'ouvrier une liste des tolérances, cette liste porte les mêmes lettres que celles portées sur le dessin, et, à leur suite, l'ouvrier trouve, indiquées, les limites tolérées sur ces cotes. Les dessins sont collés sur tôle et vernis; ils ne sont remis à l'ouvrier que contre un jeton spécial.

Un classeur contenant de petites feuilles de tôle, portant chacune un numéro de dessin, ainsi qu'une encoche dans laquelle on glisse le jeton remis par l'ouvrier, permet de retrouver immédiatement le dessin dans les ateliers, et rend l'ouvrier responsable des dessins qui lui ont été confiés.

L'outillage nécessaire à l'usinage est apporté à l'ouvrier en même temps que les

pièces, et ce, avant que la précédente série soit terminée.

L'outillage réclame au préalable à l'ouvrier un nombre de jetons

correspondant à la quantité d'outils remis.

En principe, on s'arrange pour qu'une machine ne soit jamais arrêtée, et on fait tout ce qu'on peut pour éviter des pertes de temps à l'atelier, spécialement au moment du changement de travail.

Un tableau, placé au bureau central, et sur lequel nous reviendrons tout-à-l'heure, permet de prévoir exactement le moment auquel l'ouvrier aura terminé son travail, et au magasin d'outillage de préparer tous les outils à l'avance.

Fonctionnement du système

D'après le plan général indiquant la marche des pièces, le bureau établit pour chaque pièce une feuille portant les différentes opérations, ainsi que cinq colonnes verticales; cette feuille ne quitte jamais le bureau.

Lorsque la matière brute est entrée en magasin et vérifiée, on trace un trait vertical d'une demi-ligne. Quand la matière est entre les mains de l'ouvrier, ce trait est prolongé jusqu'à couvrir deux lignes. Lorsque l'ouvrier a terminé son travail, on trace un nouveau trait d'une demi-ligne, qui, à son tour, est pro­longé au moment de la mise en mains de la prochaine opération. Une fois la pièce terminée, on trace une diagonale.

Un système de fiche accompagnant la pièce, et revenant successivement au bureau central, permet à ce dernier de faire le pointage, ainsi que d'assurer le transport des pièces.

Dès que l'ouvrier a terminé son opération, il envoie un manœuvre avec la fiche de l'opération qu'il vient de terminer au bureau central. Le bureau prend cette fiche et remet au manœuvre une fiche pour l'opération suivante, lui donnant des instructions quant à l'endroit où il devra amener les pièces.

Le travail est distribué aux ateliers par le bureau central, il est préparé long­

temps à l'avance.

Les fiches sont préparées pour chaque opération, et accrochées sur un grand

tableau, sur lequel sont représentées toutes les machines par trois séries de deux

crochets pour chacune d'elles.

La première série de crochets sert à placer la fiche des pièces en cours d'usinage sur la machine, la deuxième porte les fiches des pièces qui devront être prises par l'ouvrier et qui sont en cours d'usinage dans l'atelier; la troisième reçoit les fiches des travaux prévus, mais non encore commencés.

Ces fiches portent tous les renseignements nécessaires pour permettre de recon­naître aisément les pièces auxquelles elles se rapportent, en même temps que le temps prévu pour l'usinage par le service d'établissement des prix.

Un inventaire permanent permet de se rendre compte à chaque instant du montant du stock total ainsi que du stock disponible en magasin.

Les feuilles portent trois colonnes. Dans la première sont portées les rentrées, et

à chaque rentrée des pièces le montant de la colonne est totalisé.

Dans la deuxième colonne, on porte les pièces prévues pour la fabrication,

mais non encore sorties du magasin.

La troisième colonne donne les sorties.

Les défalcations étant faites à chaque sortie, ces deux colonnes donnent conti·

nuellement le montant total du stock, ainsi que le montant du stock

disponible.

Les comptes sont arrêtés tous les mois.

M. Taylor a imaginé un système d'appellation universel, permettant. par le

choix de lettres appropriées ainsi qu'en certains cas de chiffres, de reconnaître

d'une façon très rapide et très facile les pièces auxquelles ces désignations se

rapportent.

Un grand répertoire contient des feuilles marquées A, B, C, etc. ; chaque

feuille est d'abord subdivisée en y adjoignant toutes les lettres de l'alphabet,

ainsi: AA AB AC etc., BA BB BC etc., AAA AAB AAC etc., BBA BBB BBC

etc., ...et ainsi de suite.

On choisit dans ce répertoire les lettres se rapprochant le plus de l'abrégé du

nom de la pièce à désigner.

Prenons par exemple une machine à mouler, ayant une table de 70 X 90 ; on

pourrait désigner cette machine par MM 70 X 90.

Ou bien encore des boulons de montage à tête carrée ayant une longueur de

100 mm ; on désignerait ces boulons par: BC 100.

Si la désignation BC était utilisée pour une autre pièce, on pourrait prendre

BBC 100 ou encore BBBC 100 si cette dernière désignation était occupée.

M. Taylor prétend qu'il a obtenu des résultats très satisfaisants avec ce système d'appellation, mais il dit qu'il est très difficile à combiner et que sans une cer· taine pratique on s'expose au début de son application à de grands déboires.

THE TABOR MANUFACTURING COMPANY

EIGHTEENTH & HAMILTON, PHILADELPHIE

Petite maison assez ancienne fabriquant les machines à mouler Tabor. Ces machines sont à commande pneumatique, elles possèdent un marteleur, un branleur pneumatique et sont du type dit à renversement; elles sont universel· lement employées aux États-Unis où nous les avons rencontrées dans toutes les fonderies. Elle fait également une machine modèle Delahaye qui nous a semblé très pratique.

À côté de ces machines à mouler, cette maison construit des machines à affùter les outils Taylor ainsi qu'un banc à dynamomètre pour l'agrafage des

courrOIes.

Nous y avons vu également une machine à agrafer les courroies au moyen de deux spirales de fils d'acier par lesquelles on obtient un joint très souple. Ce mode d'agrafage de courroies semble assez.répandu aux États·Unis.

Cette maison s'est spécialisée dans la fabrication des fraises et scies à dents en acier rapide rapportées, les dents étant scellées dans le corps en acier demi·dur par un métal blanc genre métal pour caractères d'imprimerie.

Les ateliers sont très vieux, les bâtiments mal disposés et mal appropriés à leur genre de fabrication; le matériel est composé de vieilles machines quelconques.

Nous avons visité cette usine à l'arrêt le lundi de Pâques sous la conduite de

M. Taylor qui y a appliqué son système.

M. Taylor cite cette maison comme un exemple frappant du résultat qu'on peut obtenir avec son système, même dans une maison ne possédant qu'un matériel tout à fait suranné.

Il est encore intéressant de noter que cette maison qui n'occupe que cent ouvriers possède un bureau central de vingt·cinq employés.

M. Taylor fait remarquer que cette maison qui perdait de l'argent, au moment où il entreprit sa réorganisation, réalise depuis environ 100 % de bénéfices tous les ans.

Références

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