05 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Paul GRÉMONT

Les briques

L'heure est à la diversification; c'est le maître mot qui sortira de l'impasse les industries en péril luttant sur des marchés en récession. Jadis, au contraire, la tendance des grands empires visait l'intégration verticale afin de ne pas dépendre de fournis­seurs exclusifs. C'est ainsi que les usines Renault fabriquaient des pneus, de la ouate, du carton, de l'huile, des roulements à billes et possédaient des aciéries, des forêts et une mine de bauxite.

En aval, Renault vendait ses déchets et sous-produits (et conti­nue normalement à le faire) en écoulant les chutes de tôle, l'huile de coupe usagée et les vieilles machines. Chacun à Bil­lancourt connaît le " Chinois ", ce magasin où les bricoleurs trouvent, comme à la Foire à la ferraille, des coupons de tissus, des pare-brise de cars, des fins de série de toutes sortes. Ce qu'on ne trouve plus, par contre, depuis longtemps, ce sont des briques Renault. Il fut un temps pourtant où nous fabriquions des briques avec les balayures d'atelier, les sables de fonderie et autres ingrédients qu'on avait à cœur de récupérer. Il faut croire que ces briques étaient de bonne qualité puisque l'hôpital Beaujon, à Clichy, fut construit en briques Renault : notre plus belle référence !

J'atteste l'authenticité de cette évocation puisque je fis mes débuts au service publicité en rédigeant, en 1935, une plaquette de vente, très argumentée, sur ce sous-produit inattendu de l'automobile. Je regrette que cette œuvre de jeunesse n'ait pas été déposée à la Bibliothèque nationale car je n'étais pas peu fier d'une tirade poétique sur les vieilles cités flamandes de Bru­ges, Bergues, Saint-Omer... qui tirent tout leur charme de leurs hôtels de ville et de leurs maisons typiques en briques rou­ges. Je donnerais beaucoup pour retrouver un exemplaire de cette brochure qui n'eut pas, hélas, le succès qu'elle méritait puisqu'on arrêta, peu de temps après, la fabrication des briques.

Les cigares

La valeur des choses est toute relative, chacun le sait. Elle ne dépend pas seulement du juste prix de revient ni de leur rareté mais du désir qu'on en a ou des moyens dont on dispose pour se les procurer à bon compte. Les antiquaires le savent mieux que personne!

J'eus pour patron, pendant quelques années, un polytechnicien (1), excellent gestionnaire, qui ne discutait pas mes budgets importants de publicité, n'ayant pas d'arguments rationnels à opposer aux tarifs des journaux plus ou moins justifiés par des chiffres de diffusion contrôlés par 1'0.].D. Il me faisait confiance sur ce point, considérant àjuste titre que c'était mon métier d'apprécier le rendement de chaque support de publi­cité.

Il ne devenait tâtillon que sur les postes de dépenses les plus minimes. Son dada, c'était les cigares. C'est ainsi que lorsqu'on organisait un banquet, après avoir accepté le menu et le prix forfaitaire, il ne manquait pas de me dire: " Les.ciga­res, je m'en charge. Il n'y a pas de raison que le traiteur nous facture un Roméo etJuliette deux fois plus cher que la régie des

(1) Il s'agit de M. Grandjean. Paix à son âme avec tout le respect que je lui dois toujours.

Tabacs ". En fait, il arrivait, transportant sous son bras des boîtes de Voltigeurs fournies par un camarade de promotion avec qui il jouait au bridge toutes les semaines. Bien entendu, les maîtres d'hôtel refusaient de passer au dessert ces cigares vulgaires qui ne leur rapportaient rien et nous devions en char­ger un jeune collaborateur qui se faisait un devoir de rapporter les boîtes entamées...

Une année, j'eus l'idée d'offrir aux journalistes et à quelques gros clients des cigares bagués Renault et je demandais à mon directeur de m'introduire auprès de ses relations aux Tabacs. Il me fit aussitôt recevoir par le directeur de la S.E.I.T.A. lui­même. Lorsque j'abordais la question du prix et de la remise que j'espérais pour une commande de c6tte importance, je me vis répondre que le tarif étant fixé par une loi il faudrait une nouvelle loi votée par le Parlement pour m'accorder un tarif spécial! En outre, l'impression des bagues et le conditionne­ment me coûteraient un certain supplément. Enfin, la livraison ne pourrait m'être faite que par l'intermédiaire d'un bureau de tabacs. Nous choisîmes celui de la place Nationale, à Billan­court, devant lequel un de nos camions attendrait au jour dit celui de la régie des Tabacs pour éviter un transbordement superflu...

Je rendis compte à mon directeur du peu d'esprit commercial dont avait fait preuve son homologue mais il ne parut pas s'en offusquer, l'esprit de corps des X dominant en son esprit toute autre considération.

J'eus ma revanche, un peu plus tard, à l'occasion d'un voyage que nous fîmes ensemble à Turin, invités par Fiat à visiter leurs nouvelles usines. Nos chambres avaient été retenues dans le meilleur hôtel de la ville. J'avais trouvé dans la mienne une très belle boîte de chocolats offerte par Fiat ainsi qu'une jolie voi­ture 1900 en porcelaine. Mon patron s'aperçut qu'il avait été moins bien traité et s'en offusqua, ce qui me permit de lui faire remarquer que les cadeaux publicitaires ont parfois de l'intérêt, ce qu'il n'avait jamais voulu admettre lorsque je lui soumettais un budget de modestes porte-clefs ...

Une séance du Comité commercial au " Lapin Frit "

Une auberge dissimulée en lisière du parc de Saint-Cloud, au bout d'une ruelle en pente et en cul-de-sac, où l'on soupçonne des rendez-vous galants. La vue est magnifique sur les côteaux de Sèvres et de Meudon, les oiseaux chantent dans les arbres, les villas alentour font rêver d'un bonheur calme d'un autre âge... C'est pourtant là, dans ce décor bucolique, que se tien­nent, une fois par mois, les réunions du Comité commercial, là que se prennent les grandes décisions et que sont fixés les pro­grammes ambitieux d'une entreprise en plein essor ...

Sous la verrière des noces et banquets du 1er étage, on gèle en hiver, on étouffe en été. Les tables en marbre de bistrot, mises bout à bout, constituent une table du conseil bien peu protoco­laire. C'est pour cela sans doute que, dès l'abord, l'atmosphère est aussi libre, aussi détendue... jusqu'à l'excès. C'est peu de dire que chacun s'exprime sans détours, sans retenue. Il est même de bon ton (ou de mauvais ton) de s'exprimer crûment et d'attaquer l'opinion du voisin jusqu'à se montrer blessant à condition de le faire de façon spirituelle. De l'esprit, certes, per­sonne n'en manque et ne peut résister au plaisir de prendre la balle au bond pour faire un bon mot. Le président de séance donne l'exemple (mais y a-t-il un président ?) et lance ses flè­ches, des flèches qui font mal et amènent la réplique, sans souci de la hiérarchie. Deux ou trois sages, plus âgés que la moyenne, tentent parfois de calmer les esprits mais on les écoute avec commisération. Ils ne se sentent pas de taille et, un peu hon­teux, prennent le parti de se taire.

Après les escarmouches du matin, on descend déjeuner au rez­de-chaussée. Le Valpolicella arrose généreusement un menu sans surprise et c'est le moment des histoires drôles dont tout un chacun a fait provision au cours de ses voyages. Les couples égarés aux autres tables écoutent d'une oreille indiscrète cette compagnie brillante, sans deviner qu'il s'agit d'importants directeurs responsables du premier exportateur français.

Puis, nanti d'un cigare de bonne marque, on reprend l'ordre du jour interrompu. L'ambiance s'est un peu assagie et cer­tains prétextent d'obligations impérieuses pour quitter la séance avant la fin. On fait alors comparaître des adjoints invi­tés à exposer leurs projets et qui attendaient dans la coulisse que les" Grands" aient fini de laver, comme on dit, leur linge sale en famille. En leur présence, la séance prend de la tenue mais on sent à leur attitude qu'ils ont sans doute perçu, à travers la cloison, des éclats de voix qui témoignent de la grande liberté d'expression des titulaires d'une chaise de café au Comité commercial...

Les P.T.T.

Avez-vous jamais travaillé 12 heures parjour dans une pagaille totale, infernale, insoluble? Selon les tempéraments, c'est une situation décourageante ou au contraire un stimulant lorsqu'on a décidé d'en sortir.

En 1970, donc deux ans à peine après les" événements de 68 ", on avait décidé de créer une filiale autonome pour la vente et la livraison des voitures sous plaque T.T., c'est-à-dire des voitures vendues en devises à des étrangers qui en prennent livraison en France pour passer leurs vacances et les réexpor­tent ensuite dans leurs pays respectifs. Je simplifie un peu car, en fait, le problème est très complexe et les variantes nombreu­ses. Cette activité est évidemment saisonnière : très calme en hiver, débordée de clients en été. Les structures d'un service sédentaire sont donc peu adaptées à ces à-coups et nous pen­sions, àjuste titre, que la liberté d'action d'une société spéciali­sée permettrait d'y faire face.

Nous avions compté sans l'opposition des syndicats qui préten­dirent que cette " dénationalisation " du secteur cachait des arrière-pensées et entraînerait pour les" travailleurs" l'aban­don des avantages et des garanties du statut Renault obtenus en 1968. Le mouvement de grève éclata donc au bon moment, c'est-à-dire au début de la saison des T.T. lorsque l'affluence des clients exigeait le concours de tout le personnel.

En quelques jours, ce fut l'embouteillage comme il s'en crée parfois lorsque les feux tricolores tombent en panne à un carre­four encombré, un jour de grève du métro ! ... Chaque matin arrivaient au centre livreur de la porte de Pantin des familles entières débarquées une heure plus tôt à Orly. Elles arr.ivaient souriantes avec les enfants et tous leurs bagages pour prendre leur voiture neuve et partir aussitôt en vacances. Elles se heur­taient aux clients de la veille qui faisaient déjà la queue dans l'escalier et le hall dit d'accueil. Des hôtesses aux yeux cernés de fatigue leur distribuaient des numéros d'ordre, répétant sans relâche en anglais ou en espagnol qu'un mouvement de grève risquait de retarder un peu la livraison...

Les voitures ne manquaient pas, planifiées de longue date, mais le difficile était de les identifier, de les préparer sans per­sonnel spécialisé et d'ordonnancer les dossiers correspondants. Pour faire face à la marée montante des clients chaque jour plus importante et plus impatiente, nous faisions appel à des cadres et des employés volontaires de la direction commerciale expor­tation, acceptant de sacrifier leur week-end et de travailler tous les jours jusqu'à 10 ou 11 heures du soir pour recevoir les étran­gers et sortir les voitures. Des étudiants intérimaires faisaient la liaison avec les centres de regroupement improvisés et manœ­vraient les véhicules dans les étages. Les salles d'attente offraient le spectacle pittoresque mais navrant des foules de réfugiés attendant un train improbable. Les enfants couraient dans tous les sens, les femmes sommeillant dans les fauteuils acceptaient d'un air las les bouteilles de Coca-Cola distribuées toutes les heures tandis que leurs maris assaillaient, menaçants, les comptoirs derrière lesquels nos employés s'agitaient avec dévouement pour rassembler les pièces des dossiers. Des alter­cations éclataient dans toutes les langues suivies de considéra­tions ironiques sur l'organisation française.

Les plus étonnés étaient encore les jeunes Américains en tenue bariolée, débarquant avec leur guitare et leur sombrero pour faire un tour d'Europe. Dans une agence de voyages de Chi­cago, ils avaient payé, une ou deux semaines plus tôt, un prix forfaitaire comprenant le voyage en charter, une petite Renault à l'arrivée, la réservation dans les hôtels d'un circuit organisé et la garantie de reprise de la voiture à leur départ. Ils n'avaient donc que très peu d'argent de poche à dépenser et voyaient leur plan de voyage bousculé. Ils passaient leur temps à téléphoner (à nos frais) aux U.S.A. pour modifier les dates et prétendaient se faire rembourser leurs notes d'hôtel et de restaurant à Paris. Nous avions accepté de le faire au début pour marquer notre esprit commercial jusqu'au jour où le caissier fut affolé par le montant des additions dans les " petits bistrots " de la Villette où ils se régalaient. Les jours d'attente se prolongeant, beau­coup parmi les plus jeunes décidèrent de camper sur place. On voyait ainsi le soir les lavabos envahis par de jeunes femmes blondes faisant sans vergogne leur toilette de nuit avant d'enfi­ler leur pyjama et de développer leur sac de cnuchage. Crai­gnant un incendie nous doublâmes l'effectif des gardiens de nuit, ce qui ne dérangea personne.

Le commissaire de police du quartier avait l'oeil sur nous et dépêchait des cars de gardiens de la paix au premier signe d'émeute, ce qui se produisit plusieurs fois sous l'empire de la chaleur de ce bel été parisien et de l'énervement qui gagnait nos plus dévoués collaborateurs pris à partie par des clients au bras long... Rien n'est plus démoralisant en effet que d'avoir à résoudre dans l'agitation des problèmes apparemment insolu­bles et de s'en voir remercier par le mépris lorsque enfin le client a pu prendre le volant d'une voiture noire alors qu'il en avait commandé une blanche à Abidjan. Pour nous tirer d'affaire, nous proposions la location provisoire d'une autre voiture prélevée sur le parc d'une firme associée mais cela entraînait ensuite des discussions sans fin lors du règlement de la facture.

L'image de marque de Renault eut fort à souffrir en ce mois de juillet et si l'on put quand même réduire peu à peu les délais de livraison, c'est aux tours de force et à l'initiative extraordinaire de certains qu'on le doit: je ne connais pas beaucoup d'autres peuples que le nôtre qui pourraient sortir d'une pagaille aussi énorme que celle où la grève du secteur nous avait plongés.

Sigles

Certains lecteurs souhaitent peut-être me connaître un peu mieux, ne serait-ce que pour situer dans le temps et dans l'espace les minces anecdotes que j'ai entrepris de raconter. Sans remonter aux calendes, je me bornerai à fournir mon

C.V. depuis 1959.

Ayant démissionné de mes fonctions de chef de publicité, je me trouvai donc affecté à la D.C.E. qui occupait alors le R.d.C. du bâtiment X. Peu après, nous déménageâmes à R.R. pour occu­per les bureaux de la D.C.A.V., elle-même transférée à la

S.A.P.R.A.R. A cette époque, la D.C.F. et la D.C.M.C. étaient logées au 2e étage tandis que la D.M.A. était installée en front de Seine avec son M.P.R. et son B.E. Le B.C.C. éta­blissait déjà les programmes de B.U. et de C.K.D. tandis que la C.A.T. assurait leur expédition. En 1967, toutes ces direc­tions furent regroupées en une seule D.C. dont je me vis confier, entre autres, la gestion de tout le personnel : celui des

C.F. de R.R. comme celui des D.C.Z. France ou Export, des succursales, des D.R. et agences R.E.X. à l'étranger, y com­pris les anciennes filiales de la D.C.U.F. et de la D.R.A.N. Cela faisait beaucoup de questions à suivre auprès de la D.C.P.R.S., de la C.G.R.C.R., de la C.R.I. ou du R.E.S.U.R.C.A., parfois même de l'A.P.P.R.A., de l'A.P.P.R.U.R. ou des ASSEDIC. Bien sûr, j'assurais aussi la liaison avec la S.I.R.N.U.R. ou le C.E.S.I. etj'avais à facturer nos interventions à l'étranger, le cas échéant, à la S.A.Y.LE.M., la S.E.R.L ou la R.M.O. Peu après, nous créâ­mes la S.O.R.I.M.E.X. et la D.U.D.E. (qui devait par la suite être intégrée à la D.U.S.M.).

Cela devait durer jusqu'en 1971 où fut créée la D.A.I. relevant fonctionnellement de la R.I.E.T. La D.C. ne comprenait plus que la D.LF. et la D.E.E. tandis que la D.S.G.C. prenait pro­visoirement son autonomie pour être ensuite intégrée à la

D.I.P. La nouvelle D.A.L pour son compte, regroupait la D.C.G.E., la D. U.E. et la D.M.A.E. mais son personnel res­tait dispersé entre la S.A.P.R.A.R., W13/W17 et D121D21.

Cela me permit de compléter mon expérience dans le secteur des A.P.R., des E.T.A.M., de la F.P.A. ou des S.I.P.C.A. Nous étions également responsables désormais du département 13 installé à l'U.P.L. et entretenions des liaisons intimes avec la

D.F.I. logée àJ7, la D.F., la D.M.C.C.M., la D.T.N. et la

D.R.D. J'évoque pour mémoire certaines filiales telles que la S.O.F.E.R.M.O., la S.N.A.V. ou la S.N.R. qui nous appor­taient leur concours U'en passe et des meilleures). Les commer­çants se mirent àjongler avec les P.R.F. alors qu'ils ne connais­saient guère jusqu'alors que les P.D.U. et les P.C.C. Les

S.K.D. leur devinrent familiers au même titre que les prix

F.O.B. ou C.I.F. garantis par la C.O.F.A.C.E. Au gré des réformes de structures, on vit la D.R. P.R.O.M.O. devenir

M.E.D.O.R. pour absorber pendant un temps la D.R.P.E. avant de lui rendre son autonomie. La D.R.A.F. fut un moment partagée entre la D.Z.A.D.C. et la D.Z.A.A.I., avant de retrouver son unité africaine amputée des pays méditerra­néens. Pour ma part, je représentais la D.A.I. au C.E. de Billancourt, parfois au C.C.E., ce qui me permit d'assister à des discussions serrées sur le taux de base des O.S. et des A.P. A entre les représentants syndicaux de la C.G.T., de la C.F.D.T., de la C.G.C., de F.O. ou du S.I.R...

Tout cela est fort clair et sij'ai négligé de parler de la D.I.A.C., de la S.A.F.E., du C.O.B. ou du C.A.M.T.E.U.R. c'est qu'il s'agit d'organismes d'avant la guerre que nous avons toujours connus. Je m'adresse donc aux jeunes cadres récemment embauchés et je leur dis: "Tant que vous hésiterez sur la signi­fication d'un seul des sigles en vigueur dans le langage quoti­dien, vous ne pourrez pas dire que vous appartenez vraiment à la Régie Renault ".

P.S. Je leur signale, à cet égard, le petit guide des renseignements utiles édité à leur intention par le 07.28.

A la manière de...

Il était une fois une entreprise multinationale qui, dans un pre­mier temps, avait pratiqué avec succès une politique de diversi­fication. L'heure étant venue de procéder au redéploiement de ses activités, elle fit appel à un cabinet de consultants de réputa­tion mondiale. Nous avons pu nous procurer le rapport de ces spécialistes, vous laissant le soin d'en tirer les conclusions qui s'imposent.

" Nous avons appliqué, messieurs, dans votre société, nos méthodes habituelles d'approche globale des problèmes en vue d'une restructuration sélective de votre potentiel.

Sur le plan marketing, l'analyse conjoncturelle du marché nous a conduits à l'élaboration d'une nouvelle stratégie permettant de mieux cerner les données quantifiables de chaque segment et de définir vos cibles de l'horizon 80 dans une optique consom­mateur qui tient compte des mutations à attendre dans l'envi­ronnement de votre industrie. Nous nous sommes permis de développer dans l'annexe 1 les alternatives de leasing et de franchising que vous ne pouvez négliger dans votre planning de croissance si vous ne voulez pas voir se creuser le gap commer­cial qui s'amorce dans les marchés du tiers monde. A cet égard, nous préconisons un stage politique de " Stop and Go " qui vous permettra de mieux suivre les alternances inévitables de surchauffe et de récession.

Ayant constaté par ailleurs l'inadéquation du mode de gestion des différents secteurs de votre groupe aux objectifs du plan quinquennal, nous proposons une rationalisation des choix budgétaires et une remise en question des centres de décision. Nous ne pouvons pas toutefois envisager la mise en place d'un système de gestion participative par objectifs (G.P.O.) tant que les réseaux de tutelle ne seront pas fortement motivés par la définition de nouveaux critères de rentabilité.

Il importe donc d'obtenir le consensus du tissu collectif à tous les niveaux par une écoute et une concertation institutionnali­sée. C'est une éthique du dialogue qu'il faut promouvoir si l'on souhaite éliminer certains blocages bureaucratiques ainsi que l'engorgement des filières de communication entre les individus des différentes strates hiérarchiques qui ont tendance à s'igno­rer. Tout le problème est donc de faire circuler l'information entre les intergroupes socioprofessionnels en espérant que, par un effet de feed-back, le staff sera à son tour enrichi par les remontées de la base.

La qualité de la vie dans l'entreprise se trouvera de la sorte pro­gressivement améliorée par la prise de conscience d'une partici­pation effective aux prises de décision et à la créativité. Le comportement en face des contraintes économiques ne sera plus celui de la contestation systématique mais celui d'une dynami­que de groupe dont les valeurs de cohésion feront disparaître les interférences entre les pouvoirs parallèles. L'enrichissement des tâches développera de nouvelles potentialités significatives et facilitera la restructuration en apportant un " supplément d'âme " à tous les échelons.

En résumé, l'adoption d'une conduite d'innovation est la condition première de l'émergence supranationale des finalités réflexives de votre société. Elle suppose la mise en place de structures dissipatives à vocation de synthèse. Nous mettrons à votre disposition, si vous le souhaitez, les méthodes matriciel­les éprouvées de notre section d'ingénierie sociale basées sur la formalisation informatique des impératifs du management opé­rationnel. Vous pourrez alors mesurer l'impact de vos messa­ges, optimiser vos performances et améliorer votre image ".

Comme disait Boileau: " Ce qui se conçoit bien s'énonce clai­rement et les mots pour le dire arrivent aisément". Nous dis­posons aujourd'hui d'un vocabulaire étoffé qui donne au lan­gage économique cette précision qui manquait jadis aux com­merçants qui n'étaient pas passés par l'I.S.A. ou la Business School d'Havard ! ...

P.S. Sujet d'examen pour les élèves de 3' année de licence ès sciences économi­ques : Etes-vous d'accord avec l'auteur de la Phrase suivante .' " Le discontz'nu relationnel ne peut émerger sans une distanciation à l'égard de l'emprise de l'impén'um exPlosif". (La parole et l'outil, page 201, par Jacques Attab) -(Sic).

Les organigrammes

En ai-je dessiné, mon Dieu, de ces organigrammes comportant zn ft"ne cette " remarque importante : les emplacements et grandeurs des cases n'ont AUCUNE CORRESPONDANCE avec les classifications et situations personnelles des titulaires indiqués" ... Cette clause de style n'apporte, bien entendu, aucun apaisement aux " titulaires " qui ne figurent pas en bonne place, celle qui leur est due.

Je n'ai pas été élevé chez les jésuites mais je ne crains personne pour manier les subtilités en ajoutant, si nécessaire, des lignes pointillées de rattachement hypocrite au sommet. Il faut savoir aussi jouer à bon escient du trait gras et du trait fin, de la dou­ble case où inscrire l'adjoint, de l'emplacement latéral des " fonctionnels" qu'on rattache au tronc commun cinq centi­mètres au-dessus des " hiérarchiques". Pour triompher de susceptibilités insurmontables il reste enfin la solution de la liai­son horizontale au centre même du rectangle dévolu au direc­teur, surtout pas au-dessous, ce qui ferait éclater aux yeux de tous que ce " conseiller" s'est vu supplanter dans ses hautes attributions par quelque nouveau venu moins chevronné.

Je ne vous apprendrai pas qu'en France, les réformes de struc­ture, se font toujours en fonction des hommes et qu'on songe rarement à choisir les hommes répondant à la fonction. Si un chef autoritaire voulait s'y risquer, je lui prédis de telles diffi­cultés qu'il devrait se résoudre très vite à remanier son organi­gramme, ce qui ne fait jamais très bon effet. Une formule plus prudente consiste alors à différer sans cesse la sortie de l'organi­gramme pour se donner le loisir de décanter les mises en place sans avoir à se dégager. Certains directeurs sont passés maîtres dans ce domaine. Une variante du même style consiste à n'ins­crire que quelques chefs de file : on ne vexe personne aux autres échelons et l'on préserve son autorité sans partage. Il s'agit là, bien sûr, d'exceptions rarissimes, la tendance étant plutôt au cloisonnement qui souligne l'importance du service et supporte la comparaison avec le voisin prétentieux qui a fourré tout son monde dans la page.

Mais la chose devient savoureuse lorsqu'il s'agit de gravir l'échelon du " trombinoscope", en noir ou en couleurs, où les photos des titulaires font assaut de sourires et de mines naturel­les. Le pauvre relégué en bas de page souffre alors du complexe de l'âge lorsqu'il paraît aux yeux du monde à la suite de ses jeu­nes chefs, fiers et triomphants. Comment oserait-il, le malheu­reux, montrer cet organigramme à sa femme et à ses enfants ? Ne cherchez pas plus loin la raison des réticences que rencontre bien souvent cet affichage des trombines peu photogéniques.

J'ai connu une tante d'un certain âge, charmante au demeu­rant, qui refusait obstinément de se laisser photographier. " Je gâcherais le cliché", disait-elle. N'était-ce pas au fond le refus de se voir vieillir après avoir été une jolie femme? Il en est ainsi certainement de bons et fidèles collaborateurs qui n'ont pas réussi à s'élever d'un cran dans l'organigramme.

Le colonialisme

En 1960, nos ex-colonies d'Afrique étaient indépendantes depuis quelques années. Lors de mon premier voyage à Abidjan, je pus constater qu'il faut bien plus de temps pour changer les mentalités.

Débarquant le même jour que le directeur de notre filiale, ren­trant d'une longue tournée dans ses territoires, celui-ci me dit: " Voulez-vous me donner quelques heures pour lire mon cour­rier et régler les affaires urgentes? Nous nous retrouverons ce soir pour dîner. Profitez-en pour faire un tour dans les envi­rons : je vous donne un chauffeur et une voiture". Je fis donc une promenade agréable en compagnie d'un ivoirien intelli­gent, homme de confiance de la succursale, qui me fit visiter la ville en m'initiant aux us et coutumes de son pays.

Dès le lendemain, en arrivant au bureau,je fus étonné d'enten­dre le directeur me dire: " Savez-vous, mon cher, qu'on ne parle dans la filiale que du grand directeur de Paris. Votre réputation est déjà faite". Je ne comprenais pas la raison de cette notoriété lorsqu'il ajouta" C'est bien simple: en bavar­dant hier avec notre chauffeur africain, vous lui avez constam­ment dit" vous " et vous ne lui avez pas donné de pourboire en le quittant! " En effet, je m'étais tout naturellement comporté avec lui comme avec un conducteur français du garage de la direction et ne l'avais donc pas tutoyé comme un nègre. Il faut croire qu'il avait été flatté puisqu'il l'avait aussi­tôt répété à ses camarades.

J'en conclus qu'il faut bien peu de chose pour réussir une coopération véritable et que nous devions désormais nous effor­cer d'envoyer en Afrique des hommes neufs, sans préjugés de race, s'efforçant de s'adapter à des mentalités différentes de la nôtre. Dès mon retour en France, je fis rédiger un guide du comportement dans les pays en voie de développement que nous remettions systématiquement à nos collaborateurs expa­triés. Je dois avouer que cette précaution ne fut pas toujours suffisante, les nouveaux arrivés étant rapidement pris en main par les anciens " coloniaux " qui haussaient les épaules en déclarant: " Vous verrez, quand vous les connaîtrez mieux. Il n'y a qu'une méthode avec eux... ".

Je persiste à croire qu'ils se trompent et que c'est bien à nous de

faire le premier pas. A-t-on jamais vu un vendeur traiter son

client d'imbécile?

Une aventure sans suite...

Ceux qui ne quittent jamais leur bureau sont tentés d'envier le sort des grands voyageurs qui trouvent à chaque escale de leur vie itinérante des aventures faciles comme on en voit dans les films de James Bond. Je ne dis pas que cela arrive rarement. Je dis seulement que c'est moins fréquent qu'on ne le croit, les horaires des voyages d'affaires étant très tendus!. .. Faut-il encore éliminer les professionnelles, qui ne sont pas toujours faciles à reconnaître, comme on va le voir.

Obligé de me rendre très vite de San Francisco à Buenos Aires je devais faire escale à New York un samedi soir pour repartir le lendemain dimanche après-midi. J'avais prévenu un ami qui vint me prendre au Kennedy-Airport, me conduisit à mon hôtel et devait revenir me chercher une heure après pour dîner lorsque j'aurais pris une douche et changé de chemise. J'étais en train de m'habiller lorsqu'on frappa à ma porte. Je me trou­vai en présence d'une jeune négresse, en robe blanche, qui me demanda à entrer dans la salle de bain. Je la fis pénétrer, la pre­nant pour une femme de chambre de l'étage et repris mon noeud de cravate. Comme elle continuait de parler, afin de mieux la comprendre, je revins vers la salle de bain oùje la sur­pris installée, les cuisses largement ouvertes, sur la lunette des water. Après cette entrée en matière sans ambiguïté elle annonça aussitôt la couleur (si je puis dire) et le prix. Le télé­phone du portier me tira d'affaire en m'annonçant que mon ami m'attendait dans le hall. Elle renonça à une victoire éclair devant ce contretemps, me laissant toutefois son numéro de téléphone sur une feuille de bloc afin que je puisse l'appeler à toute heure de la nuit.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Le lendemain dimanche, je passai la matinée au Metropolitan Museum et je revins à l'hôtel prendre mes bagages avant de repartir à l'aéroport par l'héli­coptère de la Panam. L'hôtel était désert à cette heure creuse lorsque, dans l'ascenseur, je me retrouvai seul en présence de ma négresse en robe blanche! Elle m'attaqua de nouveau entre le 1er et le 20e étage et me suivit dans les couloirs jusqu'à ma chambre. J'avais pris le parti de rire car un français ne peut tout de même pas crier " Au viol " dans un hôtel américain ! Pour la désarmer, je lui dis que j'étais encore très pressé et que son tarif était de toute façon trop élevé. "Comment le connaissez-vous ? " me répondit-elle -Tu me l'as dit hier soir dans ma chambre... -" Hier, ce n'est pas possible, je n'étais pas ici ... " Je m'aperçus alors que ce n'était effectivement pas la même petite putain noire. Vous m'avouerez que l'uniforme blanc pouvait prêter à confusion ...

Lorsqu'en payant ma note je fis remarquer à la réception que l'hôtel de 1re catégorie faisait bien mal sa police pour" proté­ger " ses clients, on me répondit avec désinvolture qu'à Paris on se faisait raccoler à la terrasse des grands cafés...

La douane

La rançon des voyages aériens, c'est le passage par le service de police et de la douane. Vous avez beau être parfaitement en règle, nanti de tous les visas, ayant rempli toutes les déclara­tions sur l'honneur... vous comparaissez comme un suspect, surveillant avec inquiétude les mains fouineuses qui boulever­sent la belle ordonnance de vos valises. N'ayant presque jamais fraudé, je le jure, je n'ai pourtant que des mauvais souvenirs de ces minutes éprouvantes pour ma dignité d'homme libre.

Je revois par exemple ma valise demeurée seule, bien en vue, dans la salle d'arrivée de Los Angelès où j'étais déjà passé sans encombre, avec mon seul bagage à main, une demi-heure plus tôt. Je supposais en toute innocence que, transitant aux États­Unis pendant quelques heures, ma valise enregistrée pour Paris n'avait pas à passer par la douane américaine. Le hasard d'un renseignement complémentaire obtenu, par acquit de conscien­ce, au comptoir de la Panam me fit revenir sur mes pas jusqu'à la douane où une femme cerbère montait la garde près de ma valise. Elle me fit bien voir que cela ne se passerait pas comme cela et je dus parlementer à propos des moindres souvenirs achetés en cours de route, en produisant des factures de Singa­pour, de Sydney ou, pis encore, de Saïgon. Je m'étonne encore qu'elle ne m'ait pas fourré en prison pour complément d'enquête!

Cela faillit arriver à un de mes amis qui, débarquant avec moi à New York, disparut soudain dans les coulisses de l'aéroport dès qu'il eut présenté son passeport. Je l'attendis, fort inquiet, jusqu'au moment où il revint, la mine défaite, me demander de lui prêter 100 dollars en espèces. Il m'avoua alors que, 5 ans auparavant, il avait été arrêté pour excès de vitesse sur une highway et que, n'ayant pas assez d'argent sur lui, il avait été relâché sur la promesse de payer le lendemain. Le lendemain, il reprenait l'avion pour la France en négligeant bien sûr de régler cette amende. Mais l'Administration américaine est bien organisée et les services de police d'Idlewild l'attendaient, 5 ans plus tard, pour lui réclamer cette dette majorée des intérêts de retard.

C'est à Orly, une autre fois, qu'arrivant un dimanche de Téhé­ran via Francfort je fus choisi par l'unique douanier de service parmi quelque 100 passagers arrivant simultanément en troupe compacte de 3 directions. Au départ d'Iran, on m'avait fait cadeau d'un kilo de caviar en vrac dans un sac en papier que je tenais à la main et que je déclarai donc à mon douanier. " Du caviar, oh, oh ! cela va coûter cher". La question le dépassant, il m'accompagna au bureau de la douane en déclarant au lieu­tenant: " Monsieur a du caviar d'Iran, un rasoir américain et une caméra autrichienne... " Ces 2 derniers articles usagés achetés jadis en France étaient dans ma petite valise Air France et je n'en avais naturellement pas les factures. Mon compte était bon ! Il fallut du temps pour découvrir le montant des droits à acquitter pour le caviar, puis le bureau de douane rechercha longuement la monnaie à me rendre sur le seul billet d'argent français que j'avais conservé par bonheur. Bref, lors­que j'arrivai enfin à la salle des bagages pour retirer ma valise, celle-ci tournait encore sans fin sur le tapis roulant, surveillée de près par un autre douanier. "Qu'est-ce qu'il vous arrive? " me demanda-t-il d'un air conciliant. Lui ayant imprudemment parlé du caviar, il en conclut aussitôt que je ramenais également des tapis de prière de Téhéran et me fit tout déballer. Je l'aurais tué!

Je pourrais citer encore mille incidents de ce genre car je suis, sans aucun doute, marqué d'un signe connu des seuls gabelous. Je me suis pourtant tiré par une plaisanterie d'une question inattendue qu'on me posa à l'arrivée à Melbourne. Il faisait chaud, très chaud et depuis une bonne demi-heure les passagers piétinaient, avec une patience étonnante, pour produire leurs passeports. Enfin, mon tour arriva. L'œil sévère, l'inspecteur de police me scruta et me dit : " Avez-vous été récemment dans une ferme? " Un peu abasourdi, je répondis avec désin­volture que je n'avais pas de vache dans mes bagages. Ille prit bien, insistant cependant pour savoir si je n'avais pas été en contact avec d'autres animaux. On me fit comprendre par la suite qu'on ne plaisante pas en Australie avec ces questions afin de préserver le cheptel de toute maladie étrangère. C'est ainsi qu'un de mes amis se fit confisquer des sandales de tennis dont la semelle rougie pouvait faire croire qu'elles avaient traîné dans une étable.

Il est temps d'avouer qu'au moins une fois, pour la bonne cause, j'ai froidement passé sous le nez de la police locale une somme d'argent assez considérable que je sortais d'un pays d'Afrique du Nord pour le compte d'un ami résident. A la vérité, je me suis servi du sac à main d'une très vieille dame que j'accompagnais. Avec l'accord de l'officier je la fis asseoir sur un banc à quelques mètres du poste de contrôle cependant que je m'occupais pour elle des formalités et ouvrais mon porte­feuille pour la fouille. Je la repris ensuite par le bras et nous gagnâmes à petits pas la salle de départ. Ce sont des choses qu'on ne réussit que pour les autres! Pour moi, j'ai toujours déclaré mon chocolat suisse à la frontière ou mon tabac belge à Bray-Dunes.

Un voyage parmi d'autres

Du point de vue touristique, les voyages en avion offrent peu d'occasions de spectacles admirables. Dès le décollage, on s'élève au-dessus des nuages et l'on n'aperçoit la terre que de loin en loin. Je ne conserve qu'un petit nombre de grands sou­venirs : le Kilimandjaro émergeant des nuages en plein soleil et couvert de neige sous l'équateur, l'arrivée de nuit à La Havane ou de jour à Alger, la chaîne du Mont Blanc par un temps mer­veilleux, la rade de Singapour sillonnée de dizaines de cargos, le coucher de soleil sur Athènes, la baie de Rio bien sûr et celle de San Francisco. Partout en général la terre est bien plate et semble inhabitée, sauf aux approches des grandes capitales où les files de voitures sur les autoroutes anonymes évoquent les fourmis rejoignant leur fourmilière. Lès grands fleuves aux eaux boueuses, le Rio de la Plata ou le Mékong, ne donnent pas envie de descendre s'y baigner!

La durée du voyage se passe donc à manger et à boire, à som­meiller, à lire ou remplir des formulaires et à surveiller les allées et venues des hôtesses quand il s'en trouve de jolies, ce qui est de plus en plus rare... Vos compagnons de voyage sont le plus souvent silencieux sauf les Américains qui essayent toujours d'engager la conversation. Je n'ai connu qu'une seule fois une atmosphère très" spéciale" à la suite d'un incident de vol.

Nous avions pris, tôt le matin, une Caravelle de la Lufthansa pour rentrer de Cologne à Paris. On n'avait pas encore servi le petit déjeuner lorsque je m'aperçus que le soleil levant appa­raissait tantôt dans les hublots de bâbord puis dans ceux de tri­bord. Je fis remarquer à mon voisin que nous tournions en rond au-dessus des nuages lorsque le commandant de bord fit une annonce au micro. Comprenant mal l'allemand je ques­tionnai l'hôtesse qui me répondit sommairement: " Le capi­taine, il a dit que le moteur, il était cassé!. .. " En effet, des bruits sourds se faisaient entendre sous l'avion et nous comprî­mes que le train d'atterrissage n'était pas rentré dans son loge­ment et que l'équipage ignorait dans quelle position il se trou­vait. Nous tournâmes ainsi pendant plus d'une heure au-dessus des nuages pour vidanger l'essence et donner le temps aux secours de s'organiser pour nous accueillir à Francfort...

Nous étions peu nombreux à bord; une vingtaine de passagers, répartis à leur aise dans les places disponibles, tous hommes d'affaires français ou allemands qui affectaient de compulser calmement leurs dossiers. On nous servit du whisky, du cham­pagne, du cognac, tout le caviar en réserve dans le frigidaire, du saumon tant qu'on voulait... Assez fréquemment, un passa­ger se dirigeait d'un air dégagé vers les toilettes, preuve qu'une émotion refoulée tenait à s'exprimer par la vessie! Personne ne disait mot, glissant parfois un regard par le hublot pour voir si on allait bientôt descendre. Inutile de dire que les ceintures étaient solidement attachées lorsqu'on aperçut enfin la piste de Francfort couverte de neige carbonique et jalonnée de voitures de pompiers. L'atterrissage sur le ventre se fit sans incident et un car vint nous chercher au milieu du terrain pour nous con­duire vers une autre Caravelle. Alors, mais alors seulement, on entendit quelques hommes soupirer un peu trop fort et mar­quer de l'hésitation avant de s'embarquer de nouveau. Il est vrai que nous ne marchions plus très droit et qu'il n'eut pas fallu qu'un gendarme nous fit souffler dans l'alcootest lorsque nous reprîmes notre voiture sur le parking d'Orly!

Paul GRÉMONT