01 - A l'assaut des records du monde

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à l'assaut des records du monde

En 1900, Jean Ravel, ingénieur et journaliste sportif, se félicitant prématurément d'une interdiction des courses d'automobiles, s'écriait : « Enfin le vrai automobilisme va commencer" (1) et, pour appuyer sa thèse, il affirmait « qu'au-dessus de 25 kilomètres à l'heure, il n'y a plus aucune sécurité, ni pour les voyageurs montés sur le véhi­cule, ni pour les piétons qui ambulent dans son voisinage ».

Pourtant, dès cette époque, la lutte pour la conquête de la vitesse était engagée. Les records atteignaient sur un kilo­mètre départ lancé, successivement: 63,156 km/h en 1898, 105,850 kmJh en 1899, 136 km/h en 1903, 166, 178 km/h en 1904, pour dépasser les 200 km/h en 1905. Parallèlement, sur routes, les moyennes suivaient une courbe sans cesse ascendante : en 1901 sur Paris-Berlin, soit 1 105 km, Four­nier réalise une moyenne horaire de 70,250 km, et en 1903, dans la course Paris-Madrid, tragiquement interrompue à Bordeaux, Gabriel sur Mors est crédité d'une moyenne horaire de 105,140 km.

Deux années plus tard, sur le circuit des Ardennes, Mac Donald au volant d'une Napier couvre un kilomètre à «la folle allure de 169 à l'heure" (2). Mortimer Mégret qui commente l'épreuve, ajoute : «Ce chiffre fait tourbillonner de vertige l'imagination ". Et il interroge : «Où s'arrêtera­t-on ? Jusqu'à quels chiffres effarants reculera-t-on la limite de la rapidité avec laquelle un être humain se déplaçât jamais sur notre planète, autrement qu'en ballon emporté dans l'ouragan, autrement qu'en la chute accidentelle en quelque profond abime? ». Au-delà de 250 km/h, poursuit notre auteur, «l'adhérence des roues sur le sol deViendra insuffisante et celles-ci tourneront sur place» ; à partir de 320 km/h, « le bois des roues éclatera» et « la gigantesque et inéluctable culbute guettera le malheureux chauffeur ... » •

.Une nécessité vitale

C'est en 1890 que sont commercialisées les premières « voitures sans chevaux» et les historiens de l'automobile aiment à rappeler que le premier véhicule vendu en France à un particulier, M. Vurpillod, fut une Peugeot Frères. Quatre années plus tard, à peine 300 voitures circulent en France, qui sont l'objet de la curiosité de ceux qui ont la chance d'en rencontrer une.

Pour populariser la «nouvelle locomotion ", Pierre Giffard, rédacteur au « Petit Journal» lance, en 1894, un « Concours de voitures sans chevaux à propulsion mécanique" sur le parcours de Paris à Rouen. Dès lors, chaque année seront organisées des compétitions de plus en plus nombreuses, auxquelles participeront les principaux constructeurs. Cha­cune d'entre elles sera pour ces derniers l'occasion de mettre au point de nouveaux véhicules et bientôt, la course, au cours de laquelle seront atteintes des vitesses de plus en plus importantes, deviendra nécessaire au développe­ment de l'automobilisme.

La vitesse, en effet, est l'épreuve la plus dure à laquelle on peut soumettre tant les organes que le châssis du véhi­cule. Les courses sont donc de terribles bancs d'essais et constituent pour les constructeurs une source féconde d'enseignements. Mais elles représentent aussi d'impor­tants dangers pour les pilotes et les spectateurs. A la suite de Paris-Madrid, en 1903, les courses de ville à ville sont définitivement interdites. Les compétitions se déroulent alors en circuit fermé : les Ardennes en 1904, l'Auvergne en 1905, la Sarthe en 1906 qui voit la victoire de Szisz sur Renault, puis Dieppe en 1907 et 1908 qui marquera le déclin de la suprématie française.

(1)

«La France automobile» du 29 avril 1900.

(2)

Mortimer-Mégret : «La pratique automobile» du 1er octobre 1905

p. 157/158.

La voiture de Garfield après son accident du printemps 1925.

Cependant ces différents circuits ont des développements excessifs, de 100 à 120 kilomètres, ce qui rend les épreuves peu· spectaculaires. Peu à peu, l'idée de construire des autodromes fait son chemin. C'est aux Anglais que l'initia­tive revient : en 1907, déjà un premier est aménagé à Brookland. Il sera doté l'année suivante de virages relevés. A Indianapolis, aux Etats-Unis, un deuxième voit le jour en 1911, mais il fallut les années vingt pour qu'apparaissent Monza (Italie) puis Montlhéry.

La création de l'autodrome de Montlhéry est due à un industriel, Alexandre Lamblin, propriétaire d'une usine de fabrication de radiateurs d'automobiles et d'avions, ainsi que du journal «L'Aéro-Sport ". Ayant acquis un domaine situé sur le plateau de Saint-Eutrope, près de Montlhéry, il fit construire un anneau de vitesse de 2,500 km, complété par un parcours routier extérieur.

L'anneau de vitesse calculé pour que des voitures de 1 000 kg puissent atteindre, en haut des virages, des vites­ses d'environ 220 km/h, était constitué de deux grands virages en ciment armé reliés par deux courtes lignes droites. Il fut mis en service le 12 octobre 1924. Quant au parcours routier, terminé au début de 1925, il vit se dérouler le 26 juillet le 11· Grand Prix de l'A.C.F.

LA BATAILLE DES 24 HEURES

Enfin dotés d'un autodrome, les constructeurs français allaient pouvoir démontrer la qualité de leurs produits et tenter de s'approprier un certain nombre de records du monde de durée et particulièrement celui, très envié, des 24 heures.

Cependant, faire « tourner » une voiture aussi longtemps sur un anneau de vitesse représentait pour l'époque une terrible gageure. Outre que la préparation d'une telle épreuve imposait des frais extrêmement élevés, ce qui la limitait aux constructeurs les plus importants, le risque encouru en cas d'échec pouvait porter un grave préjudice à la marque.

Le record des 24 heures avait été établi par le coureur australien Selwyn Francis Edge, les 28 et 29 juin 1907 à Brookland. Il avait couvert sur une Napier, la distance de 2551,511 km à la vitesse horaire de 106,299 km. Depuis lors, malgré de nombreuses tentatives, Edge en demeurait titulaire.

Or, la veille de l'ouverture de Montlhéry, deux pilotes, Mar­tin et Gros se mettent en piste. Au volant d'une Bignan seize soupapes dont le moteur tournait à 4 500 tr/mn et développait une puissance de 75 CV, ils dépossédaient Edge, en totalisant 2 986,807 km, soit une moyenne de 124,450 km/ho L'assaut était donné qui devait se pOLlrsuivre pendant plus d'une décennie.

Le record de Martin et Gros devait tenir sept mois. En effet, le 17 mai 1925, une deux litres anglaise A.C. conduite par Thomas Gillett prend le départ à 18 h 50. La première heure, elle couvre 140,844 km « mais la moyenne s'abaisse ensuite pour tomber à 129,236 à la cinquième heure, pour remonter à 138 à la mi-temps et finalement s'établir à 130,718» (3). A la fin de l'épreuve, Gillett qui, seul, a tenu le volant, enregistre 3 137,079 km. Le record est battu de 150,272 km à la distance et 6,268 à la moyenne.

Constructeur de premier plan, Renault ne pouvait rester indifférent au spectacle qu'offrait Montlhéry, d'autant que la presse ne manquait pas de commenter abondamment les exploits réalisés. Certes, la marque avait depuis long­temps renoncé à la compétition mais la tentation était grande de démontrer la qualité des 40 CV dont les premières, sorties en 1921, avaient été accueillies favorablement par la presse spécialisée.

Décidé à supplanter ses rivaux, Louis Renault veut mettre toutes les chances de son côté et, en un premier temps, limiter son ambition. Le 11 mai 1925, une 40 CV type sport 4 places, conduite alternativement par Garfield et Plessier, se met en piste à Montlhéry pour s'attaquer aux records de durée jusqu'à 6 heures. Des performances remarquables sont réussies. «En effet, Garfield et Plessier ont couvert en six heures, 945,397 km, ce qui représente une moyenne horaire de 157,566 km. Dans J'heure, 172,231 km furent couverts; dans les trois heures, 509,857 (record battu). Les 500 km ont été couverts en 2 h 56 mn 40 s 24/100, soit à une moyenne horaire de 169,885 km. L'ancien record sur cette distance était de 3 h 10 mn 9 s. Le record du monde des 500 milles a été battu; cette distance a été couverte en 4 h 49 mn 11 s 40/100 (moyenne 166,805). Le meilleur temps sur un tour (2548,24 m) a été de 51 s 2, ce qui cor­respond à une vitesse de 179,173 km à J'heure» (4).

(3) «Omnia» -Juin 1925.

(4) lb.

Ces résultats plus qu'encourageant permettent tous les espoirs et, trois semaines plus tard, c'est la grande tenta­tive. Le 3 juin, à 19 heures, profitant des conditions atmo­sphériques favorables, la 40 CV repart, toujours conduite par Garfield et Plessier qui se relaient toutes les deux heures. La première heure, 147,991 km sont parcourus; à la cinquième, 774,700 km puis à la douzième, 1 891,362 km (record battu). Enfin, à la vingt-quatrième heure, la distance réalisée s'élève à 3384,759 km, soit une moyenne de 141,031 km/ho Le record de Gillett est largement battu : 247,680 km sur la distance et 10,313 sur la moyenne. Splendide performance, constate Omnia, qui ajoute impru­demment: «il est permis de supposer que le record sera longtemps debout".

Récit de Robert Plessier

Pour lors, toute la presse loue «les remarquables perfor­mances accomplies par Garfield et Plessier» et ce dernier va expliquer, dans le journal «Très sport" du 1er août 1925 « Comment nous avons préparé et battu le record du monde des 24 heures en automobile ". Voici son récit:

« Seul, celui qui connaÎt à fond J'automobile, devine que cette tentative n'est que l'aboutissement d'une longue pé­riode de travaux ingrats et demandant une belle somme de persévérance.

Persévérer n'est pas tout, il faut avoir confiance en la réus­site. Les quelques lignes qui suivent n'ont d'autre but que de dire pourquoi mon ami Garfield et moi avions confiance.

Dès la naissance de J'anneau de ciment de Montlhéry, il ne s'est pas passé de semaine, sans que l'un de nous allât éprouver sur ce merveilleux banc d'essai tel ou tel perfec­tionnement apporté au moteur ou au châssis. Et c'est au cours de ces tentatives, que fut mis au point le châssis 40 CV sport qui devait se comporter si brillamment.

Nous ne visions pas tant la vitesse pure que l'endurance, qualité indispensable à un châssis de grand tourisme. Pour la démontrer, nous avons cherché à tourner un peu long­temps et à ce moment, un troisième facteur très important intervint : la qualité du pneu.

Dès que le 150 kilomêtres à l'heure fut atteint et dépassé, nous avons constaté immanquablement que les pneus se déchapaient au bout de cinq à six tours de piste, la force centrifuge agissant sur cette épaisseur de caoutchouc, la décollant de la toile et un ruban de 2,80 m bondissant dans n'importe quelle direction. Au conducteur d'ouvrir l'œil et de se garer. L'éclatement suit de peu, si l'on insiste!

La première fois que nous réUSSÎmes à tourner pendant une heure avec des pneus appropriés, sans. aucun ennui, nous prÎmes confiance: et c'est alors que, pour éprouver la voiture, nous avons décidé de tenter les 500 kilomètres. Il fallut nous y reprendre à plusieurs fois, car les pneuma­tiques n'étaient pas encore au point et ceux-ci devaient tenir cent tours de piste (250 kilomètres).

De plus, le mauvais temps nous contraria aussi et ceux qui ont vu comme moi, au cours d'une tentative manquée, mon ami Garfield faire sept tours sur lui-même, à 175 kilomètres à J'heure sur la piste détrempée, pour finalement culbuter quelques wagonnets Decauville destinés au transport des matériaux, en gardent un souvenir émouvant.

Après la tentative du Il mai, au cours de laquelle les records des 500 kilomètres, des 500 milles, des trois heures et des six heures furent battus, la tentative sur vingt-quatre heures s'imposait. Il n'y avait plus qu'à nous entraÎner phy­siquement et à attendre les circonstances atmosphériques favorables. C'est ainsi que le 3 juin, nous prÎmes le départ pour le tour de cadran.

Sauf cas anormal laissé à notre initiative, nous roulions suivant le tableau de marche prévu, ne devant nous arrêter que sur le signal, fait du ravitaillement. La moyenne géné­rale inscrite sur le poste de chronométrage distrayait les pilotes, car si physiquement on doit être à chaque instant prêt à toute éventualité, il n'en reste pas moins vrai que la ronde est monotone.

Le départ ayant été pris à dix-neuf heures, la nuit vint assez vite. J'étais au volant à ce moment-là et je résolus de ne pas allumer mes phares.

Au point de vue spectacle, il paraÎt que J'effet produit était très curieux : on entendait venir la voiture sans la voir et, brusquement, une ombre passant à 170 kilomètres, crachait du feu par l'échappement libre, ajoutant ainsi à J'impression de vitesse. La planche porte-appareils de la voiture était éclairée par des petites lampes voilées de rouge, pour éviter J'éblouissement. Ces lueurs minuscules, quand on regardait la voiture par derrière, la situaient également sur la piste.

De temps en temps, un coup de klaxon ou un rapide mes­sage, pour indiquer que tout allait bien, coupaient la mono­tonie des deux heures que nous restions au volant.

Du reste, notre tâche était facilitée par la parfaite régu­larité de la voiture qui, pendant les deux heures que nous tournions chacun, accomplissait ses tours de piste sans que J'écart d'un tour à J'autre dépassât un cinquième de seconde. A partir de la dixième heure, notre 40 CV sport, équipée comme telle, c'est-à-dire avec une surcharge appréciable, roulait en s'appropriant tous les records du monde, non seulement de sa catégorie, mais sans restric­tion de catégorie, y compris les voitures de course.

Départ de la tentative du 11 mai 1925 (cl. G. de Castelet)

Le soleil revenu nous délivra du souci de la conduite à cette vitesse dans l'obscurité et nous marchions toujours suivant le tableau de marche prévu, la moyenne inscrite sur le poste de chronométrage ne variant que de quelques décimales, pendant chaque période de deux heures. Inutile de dire que ni l'un ni l'autre n'avons dormi, intéressés au plus haut point par le succès de la tentative. D'ailleurs, le fait de se relayer de deux heures en deux heures suffisait pour se restaurer et pour redonner leur souplesse aux doigts figés par la crispation. En effet, l'attente de l'éclatement à l'avant, à /'improviste, oblige à conduire en tenant le volant assez serré.

Ceux qui se sont intéressés à notre essai ont appris com­ment ayant tourné pendant plus de vingt heures, à 157 de moyenne, nous perdîmes près de deux heures sur la fin pour remplacer une chaîne de distribution.

Malgré cet arrêt provoqué par un incident stupide, nous passions la ligne au bout de vingt-quatre heures, ayant totalisé 3384 kilomètres, soit .à plus de 141 kilomètres de moyenne, avec une voiture ayant exactement les mêmes caractéristiques, sauf la démultiplication, que les châssis 40 CV sport présentés au dernier Salon de l'automobile, et dont un assez grand nombre d'exemplaires sillonnent les routes de France et d'Europe ".

Plus rapide que l'avion

Le record établi par Garfield et Plessier ne devait résister qu'un peu plus de trois mois. En effet, le lundi 21 septembre, à 18 heures 30, deux Anglais, John Duff et Banjanfield, prennent la piste à Montlhéry.

Ils sont au volant d'une Bentley 3 litres. Au terme des 24 heures, ils auront parcouru 3670,329 kilomètres, soit une moyenne de 152,930 km/h, battant ainsi la 40 CV Renault, respectivement de 285,570 km et 11,899 km/ho

Mais la bataille continue. Le 23 septembre, un assaut est mené par une Voisin 18 CV conduitè par Lefebvre, Mar­chand et Gulienne. Deux records du monde sont battus : 6 heures et 1 000 kilomètres, mais c'est l'échec sur les 24 heures.

Louis Renault avait exploité au maximum la victoire du 4 juin. Devant les membres de la Commission technique de l'A.C.F., il avait fait prélever' au hasard un châssis de 40 CV et comparer les pièces avec celles de la voiture des records. Tous avaient pu constater qu'à l'exception d'une usure réduite, elles étaient toutes semblables, ce qui avait produit une forte impression. Reprendre le record devenait, non seulement une affaire d'honneur, mais aussi un impé­ratif commercial.

Le 12 octobre, Garfield et Plessier repartent avec la très nette intention de reconquérir leur bien. Mais, après 15 heures 30 de marche, une avarie de cylindre leur enlève tout espoir. Certes, six records du monde ont été battus et la moyenne horaire a approché les 160 km, mais l'objectif principal n'a pas été atteint.

Alors, Billancourt se remet au travail, minutieusement. Un plan de bataille est établi pour 1926. Profitant de l'expé­rience acquise, des mesures, d'organisation sont prises afin de limiter les pertes de temps dues au ravitaillement. Une nouvelle voiture, du modèle NM de l'année, dotée d'une carrosserie spéciale et de modifications importantes qui seront décrites plus loin, est préparée pour la nouvelle tentative.

4

Les voitures 1925 et 1926 à Montlhéry (cl. G. de Castelet)

La voiture en piste à 166 km/h (cl. G. de Castelet)

Présentation de la voiture 1925 à Rouen (cl. G. de Castelet)

Le 23 février 1926, Garfield et Plessier se mettent alterna­tivement aux commandes. Le record des 100 kilomètres est battu, 188,867 km sont atteints dans l'heure. Mais des mises au point sont encore nécessaires et les mois qui suivent vont être mis à profit, tant pour préparer les hommes que pour parfaire la voiture.

Enfin, le 9 juillet, c'est le grand jour. Cette fois, à Garfield et Plessier s'est joint Guillon. Ils seront donc trois qui se relèveront de deux en deux heures, ce qui permettra à chacun de se reposer quatre heures entre chaque relais. Et la ronde infernale commence! En 24 heures, 4167,578 kilomètres vont être couverts à la moyenne horaire de 173,649 kilomètres : une moyenne jamais encore atteinte 1 De nombreux records sont tombés : les 1 000 et 2 000 milles, les 2 000, 3 000 et 4 000 kilomètres. C'est le plus grand succès qu'une marque d'automobiles ait jamais obtenu!

La presse salue le «formidable exploit". «Plus vite que l'avion pendant 24 heures ", proclame «Le Figaro" qui ajoute, après avoir cité le raid des frères Arrachart reliant Paris à Bagdad, soit 4250 km en 26 heures : «Si extraor­dinaire, si invraisemblable que cela soit, cela est : sur la distance, l'automobile a battu l'avion ». Fait remarquable, le record aérien était dû au moteur Renault!

La solidité Renault était louée: «On peut s'étonner de la robustesse et de la résistance de cette machine. Jamais une locomotive ne pourrait fournir, de loin, un pareil tra­vail » (5). Puis la qualité Renault : «Aucune réparation ou changement de pièces n'a été nécessaire, ce qui a permis à la voiture de donner à tout moment le maximum de sa puissance. Même au dernier tour, l'excellent conducteur Garfield a augmenté la vitesse, atteignant 190 km/h ", écrit

G. de Lafreté dans « L'Echo de Paris ». Et « Le Temps» (6) conclut : «C'est une splendide performance qui fait hon­neur à /'industrie française et aux usines Renault en parti­culier ».

Des hommes ...

A l'origine de la réussite, il y a les hommes : les pilotes dont l'histoire a retenu les noms et l'équipe anonyme des mécaniciens.

Au premier plan : Robert Plessier. Ingénieur de l'Ecole centrale, il est entré le 8 décembre 1921 à l'atelier des essais spéciaux. C'est à lui personnellement que Louis Renault confie la mission d'établir les records (7). Une mission difficile s'il en fut. C'est pourquoi il va s'entourer d'hommes compétents, sûrs, enthousiastes et dévoués. Il va aussi, avec une minutie exemplaire, ne laissant rien au hasard, tirant de chaque tentative le maximum d'enseigne­ments, préparer le succès. De plus, en prenant le volant, il paiera de sa personne.

A ce sujet, une anecdote mérite d'être citée : entre les records de 1925 et ceux de 1926, il s'était fiancé et, à la demande de sa future belle-mère, avait accepté de ne plus participer aux courses après son mariage fixé au 5 juin 1926. Malheureusement, le départ de l'épreuve dût être retardé, et un compromis négocié, si bien que ce ne fut qu'après le retour de son voyage de noces qu'il prit le volant, le 9 jUillet, pour la tentative de record. M. Samuel Guillelmon, administrateur de la société Renault, s'appro­chant de Mme Plessier à la fin de l'épreuve, put lui dire : «Madame, c'est grâce à vous que les records ont été battus ".

Comme premier équipier, Robert Plessier choisit son cama­rade J.-A. Garfield, ingénieur à l'atelier 153, qui partageait avec lui la tâche de l'organisation de l'affaire et de la réali­sation des voitures. C'est un Américain réputé pour sa compétence et ses grandes qualités de conducteur. Son habileté est proverbiale. Peut-être aussi est-il un peu poète, si on en croit cette confidence faite après les records :

« Beaucoup de personnes m'ont demandé pourquoi je tar­dais tant à allumer mes phares. Ce n'est pas, croyez-fe, par souci d'économie, mais simplement parce qu'à la nuit tombante, j'aimais rouler dans l'air frais avec comme seul repère, la limite fantomatique du bord extérieur de la

piste» (8).

Troisième pilote qui intervint dans la dernière tentative : Paul Guillon. Centralien comme Plessier, après un stage aux usines Ballot, il rejoint les usines Renault le 17 sep­tembre 1923. Affecté aux essais sur routes, il devient rapi­dement un spécialiste des moteurs et, en 1926, il sera chef de l'atelier de montage (9). Mais cette activité ne l'éloignera pas des essais sur routes, et bien souvent, il se retrouvera aux côtés de Garfield.

Autour de ces trois hommes, il y a l'équipe technique et d'assistance recrutée essentiellement dans l'atelier des essais, le fameux 153, qui gardera une place à part dans l'histoire des usines.

Il était alors placé sous la direction d'Henri Benoit, ingé­nieur de Centrale, qui avait en même temps la charge du laboratoire de métallurgie et des ateliers de traitement thermique. Plessier avait été son adjoint jusqu'en 1924, avant de prendre la direction de l'atelier de mise au point des voitures de série, qui, à l'époque, étaient soumises à un essai sur route avant carrosserie. L'atelier 153 était divisé en une section d'essais au banc et une section d'essais sur route. Son rôle était de mettre au point les modèles nouveaux, dont les prototypes lui étaient livrés par l'atelier d'études; mais, en raison de la qualité techni­que de son personnel, c'est généralement à lui qu'on faisait appel pour trouver les remèdes aux incidents de fonction­nement pouvant apparaître dans la série. Il avait, en outre, l'exclusivité de toutes les interventions mécaniques sur les voitures de M. Renault et de M. Serre, directeur des études, sans parler de mises au point épisodiques des voitures de personnalités et d'amis de M. Renault.

En juillet 1926, l'équipe de piste des records est composée de quatorze personnes ainsi réparties: huit (deux par roue) s'occupent des pneus, trois du ravitaillement en carburant, une du réservoir d'huile, une du radiateur d'eau, enfin un chef d'équipe qui assura la coordination de l'ensemble. La tâche de chacun était rigoureusement fixée et chrono­métrée, l'objectif étant de réduire les temps d'arrêt qui, effectivement, ne dépassèrent jamais 50 secondes. Temps remarquable, si l'on songe que le ravitaillement en essence, plus de 100 litres, se pratiquait à l'aide d'un Bowser, petit chariot-citerne équipé d'une pompe à main.

A la valeur humaine, technique et professionnelle du groupe ainsi constitué, s'ajoute la qualité de la voiture construite à Billancourt.

(5)

«L'J!Jcho de Paris» du 11 juillet 1926.

(6)

Du 11 juillet 1926.

(7)

A 'Partir de 1930, Robert Plessier sera affecté à la direction com­merciale et 'Plus s'Pécialement charné des véhicules industriels. Nommé chef du dé'Partement 24 en 1945, il y restera .jusqu'à son dé'Part à la retraite, survenu en 1964. Robert Plessier est décédé en 1975.

(8)

Garfield devait étre victime d'un accident mortel, le 11 juillet 1930, 'Près de Belfast, alors qu'il essayait sa voiture 'Pour 'Prendre 'Part au Tourist Tro'Phy.

(9)

Par la suite, Paul Guillon fera carrière dans les services commer­ciaux. Directeur Oommercial France en 1946, il 'Prendra sa retraite en 1963. Paul Guillon est décédé en 1976.

et des machines

La 40 CV 6 cylindres de l'après-guerre fut accueillie avec faveur par la presse spécialisée. Baudry de Saunier la caractérisait ainsi :

« La 40 CV par 6 cylindres que met sur le marché la firme Renault est tout imprégnée des qualités qui ont placé cette signature si haut dans /'industrie française. L'élégance dans la puissance et le génie de la trouvaille heureuse qui tout à coup dénoue un problème, me paraissent les grandes caractéristiques de la fabrication de Billancourt.

Je n'apprends d'ailleurs rien à personne, car les solutions de Louis Renault, très fréquemment, ont été bonnes à ce point, qu'elles sont devenues presque instantanément clas­siques. Dans la lutte entre la transmission par chaÎnes et la transmission par cardans, il a été vainqueur avec un absolutisme qui va jusqu'aux camions les plus pesants. Je rappellerai que le taxi n'a existé que du jour où Louis Renault nous en a donné la formule et que le tank de guerre, léger, rapide et maniable, construit presque en cachette des compétences militaires, est dû au même cerveau.

... Ce châssis nous apporte donc des idées neuves, issues d'un bon sens qui a sagement fait ses déductions et qui lui vaudra d'être l'étalon d'une nouvelle lignée. Sa vitesse, son dédain des rampes les plus rudes, et son silence, cette vertu dont son père imposa la mode dans la mécanique automobile, lui gagnent peu à peu tous -les connaisseurs. Rendons justice à de si beaux produits. Il est incontestable que la maison Renault est une des gloires de notre indus­

trie» (10).

En 1921, trois types de 40 CV furent fabriqués à Billan­court: HF, IR (cantilever incliné), JP; en 1922, quatre: N, JO (sport), IR 1 et IR 2 ; en 1923, trois : N 1, MC et KO (grand sport); en 1924, un MC 1 et en 1925 également un la NM.

Quelles voitures furent préparées en vue des records? Pour ceux de 1925, il s'agissait de la 40 CV de série type MC, une quatre vitesses relativement lourde et qui attei­gnait 135 km/ho Les mesures préliminaires, faites avec les caisses de bois amovibles habituellement utilisées pour les essais, montrèrent que la résistance aérodynamique due à l'absence de profilage, ne permettait pas d'allonger suffi­samment la démultiplication du pont AR pour atteindre la vitesse de pointe souhaitée.

On commanda donc à un carrossier extérieur connu pour ses modèles sport, Lavocat et Marsaud, un torpédo quatre places, sans ailes ni pare-brise, se terminant en pointe vers l'arrière, qui permit avec une démultiplication appropriée d'atteindre les 175 km/ho A cette occasion, on fit réaliser par le même carrossier, un torpédo sport deux places sur châssis 6 CV, qui n'eut d'ailleurs pas de suite.

Pour les records de 1926, la barre à franchir était plus haute et il fallut aller plus loin dans les modifications. Le modèle de départ était cette fois la 40 CV NM trois vitesses, plus légère que la précédente, mais une augmentation de la vitesse recherchée rendait le problème aérodynamique encore plus aigu.

Il fallait d'abord réduire le maître-couple et on décida de ramener la largeur de la carrosserie à celle du châssis, les côtés de caisse reposant directement sur les longerons. Mais cela obligeait à commettre un «sacrilège» en aban­donnant le système de refroidissement caractéristique des Renault, dans lequel l'air capté par des persiennes latéra­les, pénétrait sous capot à travers deux radiateurs placés derrière celles-ci, et était chassé sous la voiture par un ventilateur formé d'ailettes fixées sur le volant moteur. A la condition expresse de respecter la forme du capot de l'époque, et moyennant beaucoup de diplomatie, on parvint à faire admettre à Louis Renault, un circuit d'air radicale­ment différent. L'air pénétrait par la face avant du capot, évidée et munie d'un grillage, longeait le moteur, puis traversait un radiateur unique placé transversalement et incliné vers l'arrière, et ressortait sous la voiture sans l'aide d'aucun ventilateur. Outre le gain en maître-couple, on économisait la puissance absorbée par les ailettes suppri­mées sur le volant moteur et on pouvait profiter du courant

(10)

«Omnia» -Septembre 1921, p. 240 et suiv.

(11)

Pour les caractéristiques techniques, le lecteur pourra se reporter à l'article de Roger Deshuissard : «Une inconnue, la NM» paru dans le bulletin no 2 de .iuin 1971. P. 62 et suiv.

La 40 CV au ravitaillement (cl. R.N.U.R.)

d'air longeant le moteur, pour faire une légère suralimenta­tion dynamique, grâce à des entrées d'air de carburateur tournées vers l'avant. L'inconvénient de l'absence de ven­tilateur, mineur dans le cas considéré, était que le refroi­dissement n'était assuré· qu'à grande vitesse et que la voiture ne pouvait pas être utilisée sur route.

Une autre modification mécanique, beaucoup moins impor­tante, a dû être apportée à la direction pour ramener le volant au centre de l'étroite carrosserie monoplace. Pour rendre la conduite moins fatigante, le volant rigide a été remplacé par un volant souple dont la jante était, au sur­plus, garnie d'un épais boudin de caoutchouc mousse.

Du côté de la carrosserie, on renonça à la formule torpédo pour adopter la conduite intérieure, plus facile à profiler correctement, ainsi qu'au recours à un carrossier extérieur. Selon une formule alors mise à la mode par Weymann, elle fut faite en simili-cuir tendu sur armature légère en bois. La forme du profilage fut déterminée empiriquement: deux baguettes de bois, partant des angles supérieurs du pare­brise de très faible hauteur et légèrement incliné, furent liées à leurs extrémités arrière et soutenue par des couples transversaux, jusqu'à obtenir par tâtonnement une forme de coque satisfaisante que les carrossiers de l'usine n'eurent plus qu'à reproduire. L'énorme réservoir d'essence occupait l'intérieur de cette coque, avec orifice de remplissage sur le toit. Les deux portes, réalisées suivant la même techni­que, étaient munies de vitres coulissantes.

Une autre ambition

Le record établi le 10 juillet 1926, par Garfield, Plessier et Guillon, résista quatorze mois. Ce fut une Voisin conduite par Marchand, Morel et Kiriloff qui devait le reprendre le 27 septembre 1927, en atteignant la vitesse moyenne horaire de 182,660 km. Pendant six années, il resta en leur possession. Le 7 août 1933, Jenkins sur une Pierce-Arrow réalise à Salt Beds, 189,615 km/ho C'en est fini de Montlhéry et des marques françaises, le record ne reviendra plus en France.

Il est vrai que les constructeurs avaient une autre ambition: s'attaquer au record des 48 heures et, pourquoi pas, des 72 heures? Cependant, en 1926, les projets de Billancourt sont plus modestes. Voulant exploiter au maximum la noto­riété acquise, Louis Renault fait promener les 40 CV des records dans toutes les villes de France. Exposées dans les succursales ou sur les places publiques, elles consti­tuaient en effet un excellent support publicitaire pour la marque.

Mais renoncer n'est pas Renault. Sept années plus tard, on le verra quand une Nervasport reprendra le chemin de Montlhéry.

Gaétan de CASTELET -Gilbert HATRY

Torpédo sport Lavocat et Marsaud sur châssis 6 CV

(cl. G. de Castelet)

Présentation de la voiture 1925 à Deauville (cl. G. de Castelet)