05 - Histoire de la DAUPHINE

========================================================================================================================

Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

========================================================================================================================

Histoire de la DAUPHINE

La première maquette en terre.

1 -Le problème posé

Un matin de février 1949, Pierre Lefaucheux me fit demander si j'étais libre pour le déjeuner et, sur réponse positive, me donna rendez-vous dans le hall d'entrée de la direction, à l'issue de la conférence courrier qu'il tenait tous les jours de 11 heures à 13 heures.

Dans sa voiture 4 CV, en route vers Paris, il me dit que nous allions déjeuner dans un petit restaurant de l'avenue Bugeaud, où il avait coutume de rencontrer, pendant l'Occupation, les responsables du XVI' de l'O.C.M. quand il était chef des résis­tants parisiens. AP!ès ce rappel des années sombres, il ajouta:

-Vous êtes peut-être étonné que nous n'allions pas déjeuner chez Sébillon, rue de Longchamp, mais la conversation que nous devons avoir ensemble doit être rigoureusement confiden­tielle, et je n'ai aucune confiance en Pierre, le maître d'hôtel de Sébillon. Trop de gens de la Régie fréquentent ce restaurant, et Pierre est trop bavard, trop curieux et pas très discret.

Dès que nous fûmes installés, il aborda le sujet qui le préoccu­pait : l'étude de la voiture qui devait prendre la suite de la 4 CV. Il commença par faire le point de la situation du marché à l'heure présente.

-La position de la 4 CV est bonne aussi bien sur le marché intérieur qu'à l'exportation. Nous atteindrons la production que j'avais fixée à 300 par jour pour fin juillet, au début de mars avec cinq mois d'avance. Malgré la sortie de la 2 CV Citroën au Salon en octobre 1948, le portefeuille de comman­des ne cesse d'augmenter. Et vous vous souvenez certainement qu'à la conférence de directives générales de décembre, j'ai demandé à Grillot et Debos d'examiner les goulots qui empê­cheraient de monter la production à 500 par jour, puis 1 000 par jour, et de chiffrer les investissements à effectuer et les délais nécessaires pour atteindre ces productions. Mais, comme le succès même pourrait devenir un danger, en cas de retourne­ment du marché dans quelques années, je crois qu'il est temps que nous examinions ensemble, afin d'être prêts à cette éven­tualité, quelle voiture nous aurions pour prendre la suite. Sans nous presser, mais ausi sans nous endormir sur des projets irréalisables avec les moyens que nous possédons.

C'est sur ce point que j'insisterai dans un instant.

La nouvelle 4 CV devra d'abord améliorer les points qui amè­nent le plus de critiques de la clientèle, c'est-à-dire ceux qui intéressent le confort: la place d'abord, et en premier lieu l'espace entre le dossier des places avant et le coussin arrière. Pour les Français, c'est tangent, mais pour l'exportation il faut prévoir au minimum 100 millimètres de plus. Les Hollandais, les Suisses et les Américains sont particulièrement critiques. Un peu plus de largeur aux coudes et un peu plus de volume pour les bagages.

Pour les performances vitesse maximum, accélération, frei­nage, ça va. Quant à la tenue de route, il n'y a plus rien à dire, si on peut l'améliorer encore, il faudra le faire.

Mais il Y a un impératif absolu. La mécanique devra être rigoureusement la même que celle de la 4 CV actuelle, moteur, transmission, direction et plate-forme inclus. Nous avons beau­coup investi en machines transfert et en outillages spéciaux, et nous allons investir encore pour faire sauter les bouchons qui nous limitent à 300 par jour.

Je lui fis remarquer qu'ainsi posé le problème me paraissait insoluble du fait que la 4 CV réalisait un compromis entre les dimensions, le poids et les performances, difficile à maintenir, les dimensions de la caisse et le poids étant inévitablement aug­mentés. Je m'attendais d'ailleurs à sa réponse.

Il m'opposa les succès que la 4 CV avait remportés dans les compétitions. Louis Rosier, le coureur bien connu, qui était notre concessionnaire de Clermont-Ferrand, venait de remporter le rallye de Monte­Carlo dans la catégorie 750 à 1 100 cmS • Et le palmarès dans les courses de côte, la coupe des Alpes et les Mille Miles, Liège-Rome-Liège, ainsi qu'aux 24 Heures du Mans, dû à nos concessionnaires et à leurs fils (Escoffier, Galtier, Landon, Manzon, Lecat), montrait qu'on pouvait tirer beaucoup plus du moteur que ce que nous lui demandions en série, et que la mécanique, toutes les mécaniques,

tenaient.

Malgré mes réserves: preVI­

La maquette en plâtre.

sion d'une augmentation de poids d'au minimum 100 kilogrammes, et d'une endurance du moteur non pas sur 24 heures, mais sur 2 000 heures, il insista

Essais en soufflerie.

pour que nous nous en tenions -tout au moins pour la cons­

truction des prototypes -à cet impératif: pas de modification

à la mécanique et à la plate-forme de la 4 CV. Nous aurions le

temps de faire tous les essais d'endurance que j'imposerais, et

d'apporter si besoin était les modifications qu'ils implique­

raient.

Dans ces conditions, je ne pouvais qu'approuver sa position.

Restait la question du secret de cette étude.

-Sur ce point, il faut que nous prenions toutes les précautions

pour qu'il soit total et que, à aucun moment, dans l'usine et à

la direction commerciale, on ne parle de la succession de la

4 CV. Ce serait démobiliser le réseau qui, comme tous les

commerçants, ,pense qu'un nouveau modèle se vendrait tou­

jours mieux que ce qu'il a à distribuer à présent.

Notre ami Georges Duhamel l'a dit dans une formule lapidaire

dans ses "Querelles de famille" :

"Heureux les pauvres qui n'ont pas le moyen de s'acheter une

auto cette année. S'ils attendent encore un peu; ils auront le

dernier modèle".

Je lui dis toute la difficulté qu'il y avait à obtenir et à maintenir

le secret sur la préparation d'un nouveau modèle. Du temps de

Louis Renault, personne ne circulait dans les bureaux d'étu­

des, service d'essais, et la direction commerciale était mise en

présence des nouvelles voitures peu de temps avant le Salon. La

seule fois où Louis Renault ne suivit pas cette règle, ce fut en

1943 où il leur présenta la 4 CV et la voiture 2 litres, sur la

route du Petit-Clamart. Et ce fut pour condamner le lende­

mai~ la 4 CV après avis de ces messieurs.

Aujourd'hui, tout le monde circule partout. Y compris les ouvriers qui, lorsqu'il y a une grève -souvenez-vous de 1947 -manifestent dans nos bureaux pour obliger les dessinateurs à débrayer et, lorsqu'il y a occupation de l'usine, introduisent les journalistes et les directions syndicales dans les bureaux et ateliers.

Pour obtenir le secret que vous désirez, il faut isoler les proje­teurs en carrosserie -un ou deux, pas plus -dans un local fermé à clef, avoir un atelier d'études et un atelier d'essais hors de Billancourt, et faire nos essais -comme le fait Citroën à la Ferté-Vidame -sur des pistes secrètes afin d'éviter l'auto­drome de Montlhéry où circulent en permanence le personnel de l'U.T.A.C., les journalistes spécialisés et les essayeurs des autres constructeurs.

-Voulez-vous me préciser, par une note très précise, ce que vous désirez pour réaliser cette chaîne du secret des études et des essais. Mais, dès maintenant, prenez toutes dispositions pour avoir un local secret pour le projet en question. Ne mettez dans le secret que Barthaud et le projeteur qui travaille sur la nouvelle carrosserie. inutile d'en parler aux autres chefs de sec­tion des études, ni aux méthodes, puisque la mécanique ne sera pas modifiée.

2 -L'étude de la voiture 109

Aussitôt rentré à Billancourt, j'ouvris le dossier 109. J'expliquai à Robert Barthaud ce que j'attendais de lui. On installa un local fermé à clef dans un des étages du bâtiment qui venait d'être libéré au long de la rue de Meudon.

On y fit monter un grand plan et une plate-forme 4 CV. Et, après avoir tracé la cellule intérieure aux dimensions deman­dées, on commença, avec du contre-plaqué et du papier à des­sin, à simuler une carosserie.

Fort heureusement, fin 1948, j'avais demandé à Marcel Tauve­ron, directeur des ateliers de fabrication des outillages de car­rosserie, à Jean Roy, chef du bureau d'études des outillages de carosserie et à Auguste Jeanne, chef de l'atelier de fabrication de carrosserie, de me faire une autocritique de la conception et de la fabrication de la carrosserie de la 4 CV. Ces documents, qui devaient m'être remis avant fin juin 1949, seraient précieux pour guider la nouvelle étude.

Parallèlement, je demandais à Auguste Riolfo, directeur des services d'essais, de mettre en endurance au banc d'essai des moteurs 4 CV gonflés au maximum de puissance, sous le pré­texte de la vente éventuelle de voitures 1063 aux clients de plus en plus nombreux qui modifiaient avec des concours extérieurs les voitures 4 CV de série (tubulaire Autobleu en particulier).

Rapidement les difficultés que nous avions prévues apparu­rent. Chaque semaine, Pierre Lefaucheux m'accompagnait dans le local secret pour suivre l'avancement des travaux. Et il constata que nous ne pouvions pas utiliser telle quelle la plate­forme de la 4 CV et agrandir l'intérieur de la carrosserie. Le problème devint: faire une nouvelle plate-forme en utilisant le maximum des éléments emboutis. Son passé industriel l'avait rendu réaliste.

-Mettez Marcel Tauveron et Jean Roy dans le secret, et étu­diez avec eux ce qu'il est possible de réaliser pour pouvoir faire passer les plates-formes 4 CV et 109 sur la même ligne d'assem­blage et avec le minimum d'outillage spécial. La 4 CV et la 109 devront sortir parallèlement. Je n'ai pas l'intention d'abandon­ner la 4 CV quand nous sortirons la 109 en série, tant que les ventes le permettront.

En août 1959, pendant la fermeture des usines pour le congé annuel, je me rendis aux États-Unis pour assister à la Confé­rence scientifique des Nations Unies pour la conservation et l'utilisation des ressources naturelles. Pierre Guillaumat, alors directeur des carburants au ministère de l'Industrie, m'avait demandé de faire partie de la délégation française que prési­dait le professeur Emmanuel de Martonne, géographe de renommée mondiale, et de présenter une communication sur "les perspectives sur l'utilisation des carburants".

Cette conférence se tenait à Lake Success, près de New York. Je profitai de ce séjour pour faire différents déplacements dans la région Est pour traiter les différentes questions qui intéres­saient alors la Régie.

Je me rendis d'abord à Philadelphie, au siège de Budd Cie., Robert Barthaud m'accompagnait, pour demander dans quel­les conditions de prix et de délai, cette société pourrait se char­ger de la production et de l'étude des outillages nécessaires à la fabrication des véhicules de la série Colorale, puis à Detroit, où avec l'aide de Henri Brownback, notre nouveau consultant aux États-Unis, je visitai les installations d'études et d'essais de General Motors afin de répondre au problème posé par Pierre Lefaucheux sur le secret de nos travaux.

Henri Lowe Brownback (60 ans), dont une grand-mère était d'origine française, parlait un très bon français, avec un accent américain très marqué. Il assurait la liaison entre la S.A.E. (Society of Automotive Engineer) et la S.I.A. (Société des ingé­nieurs de l'automobile) et avait des relations étendues dans le haut personnel de l'industrie automobile américaine. Il me permit de visiter les pistes d'essais de General Motors à Milford (Michigan) et celles de Ford à Detroit ainsi que les centres d'études des deux compagnies, à Warren et à Detroit.

Nous nous déplacions en 4 CV, ce qui me permettait de me rendre compte de son comportement dans le trafic et sur les autoroutes, ce qui pour la suite présentait un gros intérêt.

Au retour je précisai à Pierre Lefaucheux ce qui devait être réalisé pour obtenir le secret de nos travaux de préparation d'un nouveau véhicule.

Une installation de bureaux d'études, totalement indépen­dante de l'usine de Billancourt, pour tout ce qui intéressait les recherches et les études des véhicules futurs. Un bureau d'étu­des limité à l'évolution des véhicules construits en série, demeu­rant à Billancourt, pour travailler au contact des services des méthodes, de la production et des services commerciaux. Un atelier d'études réalisant les véhicules prototypes, et les ateliers d'essais, étant évidemment dans le même ensemble que le bureau d'études des prototypes.

Une piste d'essai, établie dans la grande banlieue de Paris, sur un vaste terrain, autant que possible d'accès difficile et facile­ment contrôlé. Cette piste d'essai comportant des routes acci­dentées pour avoir des rampes de pourcentages variés pour uti­liser les différents étages des boîtes de vitesses, des lignes droites assez longues pour atteindre les vitesses maximum, des virages de différents rayons, le tout complété par des pistes pavées, de tôle ondulée, de tous terrains, un gué pour pouvoir tester les véhicules dans les conditions particulières à certaines régions françaises ou des pays d'exportation (Afrique, Asie, Amérique latine).

Pierre Lefaucheux mit aussitôt les services immobiliers de l'usine à la recherche des terrains répondant aux conditions posées.

Pour les ateliers d'essais et d'études, une usine de la

V.E.T.R.A. désaffectée fut trouvée à Rueil sur le plateau, der­rière l'Arsenal, et des terrains contigus achetés pour y bâtir ultérieurement les constructions destinées à recevoir les bureaux d'études et les installations d'essais des moteurs et divers équipements.

Pour les pistes d'essais, un vaste espace appartenant au domaine du château de Lardy, dans la région de La Ferté­Alais, situé sur les rives de la Juine et présentant les conditions de relief indispensable pour réaliser les pentes indispensables, fut acheté -son aménagement, avec le concours de l'adminis­tration des Ponts et Chaussées, fut rondement mené, de telle façon que les essais de la Frégate purent y être poursuivis dès le début de l'année 1951.

Mais le secret ne pouvait se poursuivre très longtemps. Pierre Lefaucheux, à la conférence du 28 février 1950, décida de faire préciser par la direction commerciale les conditions économi­ques auxquelles devait répondre une nouvelle voiture popu­laire avec le moteur 4 CV. La voiture normale coûtait alors 280 000 francs; la 2 CV Citroën 229 000 et la 203 Peugeot 490000.

A la conférence d'études lointaines du 3 mars 1950, Gabriel Liscoat demandait que le prix fut fixé à 300 000 francs, et le budget annuel pour 10 000 km à 80000 francs avec un amor­tissement de la moitié du prix d'achat en 4 ans.

Les éléments techniques étaient ceux que Pierre Lefaucheux m'avait fixés au cours de notre déjeuner de février 1949, en atténuant l'impératif de la plate-forme 4 CV, comme l'avant­projet nous l'avait imposé.

Après avoir retourné la question sur toutes ses faces, je montrai à la conférence du 2 novembre 1950 que le problème ainsi posé était impossible à résoudre sur le plan économique.

Essais sur rouleaux.

En supposant que la voiture 109 pèserait 650 kg alors que la 4 CV normale pesait 560 kg, on arrivait à un prix de vente de 343 000 francs, et à un budget annuel de 106 700 francs contre 95 000 francs pour une 4 CV, 79 500 francs pour une 2 CV Citroën et 145 000 francs pour une 203 Peugeot (en comptant un amortissement sur 10 ans et aucun frais de garage).

On n'en décidait pas moins de continuer l'étude, mais non sans que Pierre Lefaucheux ait fait remarquer aux commerçants atterrés que tout n'était pas possible, et que tout ce qu'on pou­vait demander aux études était de serrer au plus près son projet et de ne pas se lancer dans des aménagements intérieurs coû­teux au point de vue accessoires et garnitures.

Après cette réunion, Pierre Lefaucheux me disait: "Je ne pou­vais pas ne pas les consulter, mais ne tenez aucun compte de ce qu'a demandé Liscoat. Je commence à comprendre pourquoi Louis Renault l'avait mis sur la touche. Malheureusement, son successeur ne vaut. pas mieux. Au moins, il ne pontifie pas."

Les essais du moteur au banc, sur la puissance de 28 CV à 4000 tr/min (contre 22 CV pour la voiture grand luxe) étaient satisfaisants, après quelques améliorations sur l'acier des sou­papes d'échappement et la matière des sièges de soupapes.

En juillet 1952, le prototype entrait à Lardy dans un camion bâché et commençait ses essais de réglage et d'endurance.

A quelques détails de carrosserie près, il était identique à la voiture 1090 qui sortirait en série en 1956. Par rapport à la voi­ture 4 CV, ses dimensions étaient celles que donne le tableau ci-dessous:

4CV Voiture 109-1

empattement ................. longueur totale . . . . . . . . . . ..... largeur totale ................ hauteur à vide ................ poids en ordre de marche ....... longueur arrière . . . . . . . ....... largeur aux coudes A V. ........ AR......... 2,100 m 3,565 m 1,430 m 1,390 m 463 kg 0,625 m 1,200 m 1,030 m 2,270 m 3,960 m 1,520 m 1,430 m 630 kg 0,765 m 1,235 m 1,225 m

Le volume disponible pour les bagages avait été considérable­ment augmenté en plaçant la roue de secours horizontalement entre les roues avant, dans une case spéciale, oû l'on accédait par basculement de la plaque de police, le verrouillage étant commandé par un anneau situé dans le coffre avant.

Fernand PICARD (à suivre)

Une conférence dans le bureau de Fernand Picard en décembre 1955. De gauche à droite: F. Picard, A. Riolfo, R. Burguière et R. Barthaud.