06 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Paul GRÉMONT

L'AUTOMOBILE DE FRANCE

J'ai fait mes débuts dans le cinéma à 24 ans.

En 1934, le service publicité demanda au contrôle général de mettre à sa disposition un jeune homme connaissant bien les usines, pour accompagner dans les ateliers les opéra­teurs de Pathé-Cinéma et leur faciliter la tâche. Depuis mon embauche, j'avais effectué quelques enquêtes et participé aux visites d'usine (excellente formation) et l'on me choisit pour ce travail. Fou de joie, je saisis cette occasion de m'in­troduire dans un secteur répondant à ma vocation publici­taire et fonçai avec une ardeur juvénile au-devant des obstacles matériels qui m'attendaient.

Les choses n'étaient pas alors aussi simples qu'aujourd'hui. Jamais encore, un film de long métrage n'avait été tourné dans une grande usine et la maîtrise d'atelier, uniquement préoccupée du rendement, supportait mal les impératifs des prises de vue. Il était impensable d'arrêter quelques minutes une chaîne de montage pour mettre en place des projec­teurs. Les ouvriers eux-mêmes (surtout les ouvrières) sou­riaient, goguenards, au passage des caméras ou faisaient des pieds de nez obligeant à tout recommencer. Pendant plusieurs jours, le travail était désorganisé dans le secteur et l'on me pressait de faire partir mes équipes de cinéastes et d'électriciens. Les vues en gros plan étaient assez faciles à réaliser mais, quand il s'agit de filmer l'atelier des grosses presses à emboutir les carrosseries, nous nous heurtâmes à des difficultés d'éclairage: si nous tirions Je courant néces­saire de l'usine, les presses n'étaient plus alimentées et ne pouvaient plus fonctionner; dans le cas contraire il n'y avait plus assez de lumière au gré des chefs opérateurs! On prit le parti de tourner la scène un dimanche matin, en convo­quant spécialement tout le personnel nécessaire, pour que l'atelier ne parut pas trop désert. Fort heureusement, le chef de département était très fier de montrer son secteur et les ouvriers de l'époque ne se permettaient pas de discuter un ordre. Imagine-t-on les objections que soulèverait aujour­d'hui une telle décision de la part des syndicats ou des conseillers budgétaires?

Pendant plus de 3 mois, la troupe des cinéastes se déplaça dans les usines, tandis que Pathé-Cinéma, qui s'était engagé sur la base d'un devis d'un mois de prises de vues, discu­tait âprement pour obtenir une rallonge du contrat. Du côté de Renault, nous faisions valoir les pertes de production imprévues entraînées par le film. Les choses étant toute­fois trop engagées, on me pressait, tantôt d'accélérer le mouvement, tantôt d'ajouter quelques scènes pour profiter des installations de groupes électrogènes. Il faut avouer qu'aux yeux des ingénieurs de fabrication, le cinéma était considéré comme une activité désordonnée, insuffisamment planifiée, faisant appel à un nombreux personnel de soi­disant spécialistes qui perdaient leur temps à attendre que les autres aient fini la mise en place de leurs lampes à arc, caméras, rails de travelling et autres qui encombraient les allées.

Tout se termina enfin, le film était valable et Louis Renault décida une présentation de gala à l'Opéra où tout Paris fut invité. Modeste rouage de cette œuvre considérable, je bénéficiai cependant d'une carte d'invitation et me retrouvai en habit, avec ma jeune femme en robe du soir, dans une stalle de 3e galerie, d'où on apercevait à peine le grand écran! Il est vrai que je connaissais le film par cœur.

Je le connus bien plus enCÇlre, jusqu'à l'écœurement, ayant ensuite été chargé de le présenter dans toute la France en projections privées, avant sa diffusion en version réduite dans les salles du circuit Pathé-Cinéma. Je me promenai ainsi pendant plusieurs semaines avec un opérateur et son appareil de petit format. Dans les grandes écoles, je faisais un speech d'introduction devant des amphis disposés à se distraire, car le cinéma était encore une attraction inhabi­tuelle à l'école. Je me souviens notamment d'un chahut mémorable à l'école polytechnique, le film ayant cassé 3 fois au cours de la projection.

« L'Automobile de France» dort désormais dans les archives de la Cinémathèque nationale. Je ne pense pas que ce témoignage d'une époque héroïque soit considéré à sa juste valeur : celui du mal qu'il nous avait donné.

LES TRA~INS REINAUlT

J'ai appris très tôt à manier des foules de touristes, à une époque où l'on ne connaissait pas encore ce genre de voya­ges en troupeaux de moutons.

Quelques années avant la guerre, nous avions organrse, a l'époque du Salon de l'automobile, des trains spéciaux dits trains Renault qui, de Marseille, de Toulouse, de Bruxelles ou de Strasbourg amenaient chaque jour à Paris quelques milliers de clients. Pour un prix forfaitaire avantageux, ils avaient droit à tout un programme de réjouissances et je dois dire que le succès fut tel qu'on refusa du monde. Mais quel travail, mon Dieu, pour accueillir ces flots de provin­ciaux, les loger, les promener en cars, leur faire visiter le Salon et les usines Renault, leur offrir des cadeaux appro­priés à l'issue des banquets quotidiens et surtout les répar­tir entre les attractions offertes à leur choix : baptême de l'air au Bourget, visite du château de Versailles, soirée à l'Opéra ou aux Folies Bergères, je ne sais plus quoi encore ...

Tout le commercial était sur le pont, de jour et de nuit, spé­cialement les jeunes vendeurs.

Suivant les circonstances, on nous affectait à telle ou telle mission d'encadrement mais, comme on ne peut pas tout prévoir, il fallait bien souvent improviser. C'est ainsi qu'un après-midi, par suite d'une fausse manœuvre, 300 personnes dont j'avais la charge se virent refuser le baptême de l'air, les avions étant déjà réservés à un autre groupe. Je proposai sur-le-champ à mes participants déçus, de visiter à la place le château de Versailles, ce qU'ils finirent par accepter d'assez mauvaise grâce. Nous voilà donc partis pour Versailles, où je fis aligner mes 10 cars en bon ordre sur l'esplanade du château. Hélas, les grilles étaient closes car c'était le jour de fermeture du château! Je jouais de

malheur et les protestations se faisaient de plus en plus virulentes. Il fallait agir... Ayant parlementé en vain avec le gardien-chef, je demandai à voir le conservateur, l'historien Gérard de Nolhac, qui voulut bien me recevoir dans son cabinet et se rendre à mes arguments désespérés. Il fit ouvrir le château spéCialement à notre intention et notre caravane envahit la galerie des Glaces, soigneusement encadrée de gardiens qu'on avait dérangés dans leur sieste ...

On est convenu de dire qu'on fabrique de bons souvenirs avec de mauvais moments. Celui-ci en est un, car j'avais eu bien chaud au Bourget et à Versailles!

l)lARBRE DE INOËl

Les «Public Relations» (P.R.) ont vu le jour en France, après la guerre, à l'imitation des usages américains: de soi­disant spécialistes ont proposé leurs services aux grandes entreprises, comptabilisant soigneusement le lignage gra­tuit obtenu dans les journaux, grâce aux manifestations orga­nisées par leurs soins. Rapidement, les firmes ont intégré cette technique afin d'en tirer le profit maximum, jusqu'au jour où la presse prit conscience de la valeur de ce « cadeau» rédactionnel et n'accepta que des informations valables, en exigeant, bien souvent, une priorité sinon une exclusivité.

Avant la guerre, la distinction était moins nette entre la publi­cité payante et l'information théoriquement gratuite, mais les grands annonceurs pratiquaient déjà la confusion et prévoyaient dans leur budget une part réservée à la .. Rédac­tionnel/e » comme on disait. Ces contrats passaient par des intermédiaires bien introduits dans les rédactions, anciens journalistes eux-mêmes, qui partageaient leur commission, de la main à la main, avec des confrères à la conscience professionnelle élastique.

En application d'un de ces contrats, je me souviens que j'eus un jour à rédiger pour un grand quotidien parisien le compte rendu de l'arbre de Noël Renault. Chaque année, cette fête traditionnelle rassemblait, sous la préSidence de Madame Renault, les enfants de Billancourt dans le plus grand cinéma de Paris, le Gaumont Palace, place Clichy. Connaissant le programme du spectacle et les noms des personnalités invitées, je brodai un joli couplet sur l'ambiance chaleureuse régnant dans l'assistance et l'en­voyai au journal avec une photo de la foule des enfants entourant l'épouse du grand patron ... prise l'année précé­dente.

Hélas, je m'étais trompé de date et mon article parut une semaine avant la date de l'arbre de Noël. Je m'attendis au pire mais rien ne vint : Louis Renault, qui ne se préoccupait guère de ce genre de choses, se moqua de sa femme (me dit-on), trouvant l'incident très cocasse, pour la presse qu'il méprisait volontiers. Il est vrai que le journal n'en sut jamais rien : il avait rempli son contrat et le Gaumont Palace, par bonheur, ne fut pas détruit par un incendie dans l'intervalle ...

lES ARCIH~VES

Certaines personnes, assez rares, ont l'habitude de jeter tout ce qui est inutile. La plupart sont attachées aux choses et s'encombrent, toute leur existence, de lettres qu'elles ne reliront jamais, de vieux journaux ou d'objets à réparer qui dorment dans les tiroirs. Je suis toujours de ceux-ci et collec­tionne chez moi, à la campagne, toute une quincaillerie rouillée mais qui pourrait serVir un jour... Dans le domaine professionnel par contre, je me suis toujours efforcé de démontrer à mes employés qu'ils conservaient trop de docu­ments qui envahissaient les classeurs. Je dois cette tournure d'esprit à la leçon qui me fut donnée une nuit de 1942, la nuit où pour la première fois l'aviation anglaise bombarda les usines Renault.

Déjà père de 4 enfants à l'époque, j'avais été repris en 1940, de préférence à d'autres, non pour faire de la publiCité pen­dant l'occupation allemande, mais pour gagner ma vie en effectuant des travaux divers sans grand intérêt. Seul survi­vant du service publicité d'avant-guerre, j'occupais toujours le même bureau et j'avais rassemblé autour de moi, pour gagner de la place, un mobilier considérable où dormaient les archives de 1939. Parcourant un jour mon étage, mon ancien directeur, M. Couton, me dit:

« Qu'y a-t-il donc, Grémont, dans tous ces classeurs? »

«Monsieur, il y a là tous les dessins d'annonces, de dépliants et d'affiches que nous avons préparés pour le Salon de 1939. Dès que la guerre sera terminée, il suffira de les ressortir pour démarrer rapidement».

Il sourit alors et ajouta :

«ttes-vous sûr qu'ils conviendront aux m(Jdèles de voi­tures que nous fabriquerons alors? ».

La nuit suivante exactement, une bombe tomba sur mon bâtiment et je ne retrouvai le lendemain dans les ruines, qu'une machine à écrire tordue et calcinée. Le travail d'une année avait disparu ainsi que toute une documentation irrem­plaçable. Bien que ce dégât ait été peu de chose, comparé au spectacle des ateliers de Billancourt, bouleversés par un bombardement précis effectué à basse altitude, je ne pus m'empêcher de regretter un moment ce coup du sort. J'y repensai, lorsqu'en 1946 j'eus à concevoir les premières campagnes d'après-guerre pour faire connaître et accepter à la clientèle une nouvelle voiture baptisée «4 CV» qui ne ressemblait en rien aux Juvaquatre et Primaquatre de 1939. Mon patron avait eu raison: on s'embarrasse toujours d'archives inutiles, le vrai capital réside dans la valeur des hommes.

P.S. -Certaines choses ont cependant la vie dure. C'est ainsi qu'un petit ascenseur, déjà vétuste et amorti en 1939, avait été miraculeusement épargné par les bombes. Sa cage demeurait dressée en plein air, accrochée sur une seule face au bâtiment coupé en deux. Quelqu'un s'avisa d'ap­puyer sur le bouton et il se mit en marche, dans le vide, comme si de rien n'était. Cet ascenseur existe encore et fonctionne à force de réparations, témoignage irrécusable de la qualité d'avant-guerre. Ceux qui l'ont installé sont morts depuis longtemps et personne n'en retrouvera l'âge dans des archives disparues.

lES B~SCU~TS V~TAIMIIINÉS

l'en ai encore du remords bien qu'il y ait prescription.

Pendant les années sombres de l'Occupation, on m'avait demandé de faire des cours de français, d'histoire et de géographie, aux élèves de l'école professionnelle des usines Renault. Je garde de cette expérience pédagogique des souvenirs enrichissants car, il faut l'avouer, les connaissan­ces générales de nos apprentis étaient très faibles, si fai­bles, qu'il était nécessaire de tout reprendre à zéro en essayant de les intéresser à des notions dont ils ne voyaient pas ce qu'elles pouvaient leur apporter dans le domaine professionnel. Certains d'entre eux, intelligents et curieux d'autre chose que de l'ajustage ou de la fonderie, me pro­curèrent de vives satisfactions teintées du regret de ne pou­voir les orienter immédiatement vers des études plus vastes. J'eus l'occasion, par la suite, de retrouver les meilleurs, occu­pant des postes importants de techniciens supérieurs et même d'ingénieurs, lorsqu'ils avaient le courage de suivre l'enseignement du Conservatoire des Arts et Métiers.

Ceci dit, je reviens à mes classes à peine chauffées en hiver, où les élèves comme le maître attendaient avec impatience l'heure de la récréation, heure à laquelle on distribuait les «biscuits vitaminés ». Peu de lecteurs savent sans doute qu'il s'agissait d'excellents gâteaux secs, dont bénéficiaient les écoliers, à l'âge de la croissance, afin de compenser les insuffisances du ravitaillement. Bien sûr, les adultes n'y avaient pas droit mais, bien que ces biscuits soient attribués en fonction de l'effectif de chaque classe, je comptais tou­jours sur les absents pour enfouir dans mes poches les rations non distribuées. Cependant, les plus malins de mes élèves s'arrangeaient pour sortir dans les derniers, afin de bénéficier eux aussi de ce rabiot de gâteaux. Pour ne pas perdre la face je devais donc partager avec eux mais leur sourire goguenard était chargé de reproches et j'ai rougi plus d'une fois en leur assurant que je devais rendre à l'Administration le reste de la boîte. Il m'est arrivé de leur dire que j'avais 4 enfants à nourrir et que je pensais à eux, en prélevant cette dîme indue. Ils faisaient semblant de me croire, car ils m'aimaient bien, mais j'attendais qu'ils aient tous tourné le dos pour croquer à mon tour un (ou plusieurs) de ces délicieux biscuits vitaminés ainsi «volés» à la jeu­

nesse déficiente des années 40.

Ventre affamé n'a pas d'oreilles!

lA VOIITURE DU GÉINÉRAl

Dès la libération de Paris, la Régie Renault, qui venait de naître, avait récupéré le beau magasin des Champs-Élysées et le prêtait volontiers aux organisateurs d'expositions consa­crées à l'effort de guerre de la France libre et des Alliés. En tant que responsable de ce magasin, on m'avait confié la garde de quelques véhicules hors série ayant appartenu aux usines Renault, dont la voiture blindée fabriquée avant la guerre pour le président de la République, Albert Lebrun, et que le maréchal Pétain avait utilisée à son tour pour les défilés. .

Je reçus un beau jour la visite de l'aide de camp du général de Gaulle qui, ayant appris l'existence de ce magnifique coupé 8 cylindres, voulait savoir s'il pourrait aussi lui conve­nir. Je le conduisis donc au sous-sol pour lui présenter la voiture, lorsque survint une de ces coupures de courant encore fréquentes à l'époque. Le temps de trouver une lampe-tempête, nous nous dirigeâmes à travers le vaste hall désert et obscur vers la voiture qui dormait sous une bâche. Je soulevai cette bâche d'une main, brandis ma lampe de l'autre et nous aperçûmes, à l'intérieur de la voi­ture, un jeune couple dont les ébats ne prêtaient pas à équivoque... Je laissai retomber la bâche, bredouillant un mot d'excuse, mais l'officier me mit aussitôt à l'aise en déclarant : «De toutes façons, el/e eut été trop petite pour le général! ».

Inutile de dire que je n'avais pas eu le temps, dans ma confusion, d'identifier nos amoureux qui devaient avoir l'habi­tude de se réfugier là, dès le début des alertes.

Ils avaient dû, par contre, me reconnaître et s'attendaient sans doute à une engueulade qui ne vint jamais. Pendant quelque temps, je m'amusai à scruter du regard nos jeunes secrétaires, mais ne découvris jamais la coupable qui fit échouer sans le savoir une belle affaire avec l'Élysée!

IMORT D1>UIN IMYTIHE

Je viens d'avoir, je l'avoue, beaucoup de peine en lisant le dernier prospectus de Citroën qui n'hésite pas à proclamer que «le mythe de l'automobile a éclaté, et c'est bien! » Il s'agit, dit-il, «de produire désormais des instruments soi­gneusement étudiés pour ne pas faire courir de risques ni procurer, de fatigue. 1/ ne s'agit plus d'inventer des chimères mais de trouver la réponse à des besoins précis... » Je crains, hélas, que cette opinion d'un grand constructeur ne corres­ponde en effet à la mentalité des «nouveaux conducteurs» qui se résignent désormais à suivre à 90 à l'heure la file des week-ends, satisfaits d'arriver à bon port sans accro­chage, ayant tué le temps dans les bouchons en écoutant leur radio débitant de la musique continue. Le plaisir de conduire dans tout celà, la liberté, l'évasion? Certes, la stratégie de lancement de la Renault 14 prit pour thème la «7 CV du bonheur". Mais quel bonheur? Un bonheur petit bourgeois, un petit bonheur calme et sans passion, que les vieux de ma génération ne peuvent comparer à l'allé­gresse qu'ils ont connue jadis, en prenant le volant de leur première voiture.

Ce ne fut pas toujours, pourtant, sans surprise ni scepticisme en présence de ces nouveaux modèles «révolutionnaires» qu'on nous offrit après la guerre. Lorsque la 4 CV apparut pour la première fois en public, au Salon de 1946, elle sus­cita de nombreux commentaires et fut considérée comme une gageure de la Régie Renault dans l'esprit des gens sérieux. La plupart des ingénieurs, chargés de la fabriquer, doutaient eux-mêmes de son avenir, fortifiés dans cette opi­nion par les réflexions du public. On put cependant, 7 ans plus tard, lorsqu'on célébra la 500000e 4 CV, publier fière­ment le dossier de ces remarques narquoises, recueillies sur le stand, lors de sa présentation au Salon. En voici quel­ques-unes dont je garantis l'authenticité, ayant participé personnellement à ce sondage :

-Je n'arrive pas à comprendre que l'on gaspille de la main­d'œuvre pour faire des petites cochonneries comme ça.

-Ce n'est pas de la voiture, c'est un jouet, dans deux ans ce sera mort.

-L'inconvénient du moteur arrière, c'est qu'on ne l'entend pas!

-90 à l'heure, c'est le maximum, ce n'est pas vite ces voi­tures-Ià!

-C'est bon pour aller faire notre marché, c'est ridicule!

-Moteur à l'arrière: ça ne va pas, on doit faire un tête-à-queue avec facilité!

-Quelle horreur! Même les Chinois n'en voudraient pas!

-Ça, c'est bon pour Paris, mais je ne m'embarquerais pas sur la route avec ça !

Regarde l'épaisseur des tôles, un petit coup de tampon, un coup d'épaule, il ne reste plus rien!

-C'est une rigolade, il y en a pour quinze jours d'une voi­ture comme ça!

-Si tu fais un peu de route avec ça, tu arrives en pièces détachées!

Et puis, ça ne tient pas la route, mon vieux, il n'y a pas de poids à l'avant!

-Si on compte sur ce « zinzin» pour faire rentrer des devi­ses, on se trompe; quel est l'étranger qui achètera ça? Si on la vend en France, ce sera bien!

-Ces trous-là dans les ailes, c'est pour attraper les moi­neaux!

-Quand ils vont lancer cette voiture, on ne verra plus que ça dans Paris, on risquera à chaque instant de se tromper de voiture!

Ce dernier client avait vu clair. En dépit des controverses farouches pour ou contre le moteur arrière, la preuve fut bientôt faite que cette petite voiture tenait bien la route. Est-il nécessaire d'évoquer les nombreuses histoires (vraies ou imaginées), nées de cette curiosité générale. Je ne citerai que celle-ci qui les résume toutes : Champs-Élysées -une 4 CV est rangée le long du trottoir. Un monsieur, qui tient le capot levé, pérore au milieu d'un groupe de curieux. Un quidam s'approche de l'orateur, prend le chapeau du bavard et le tient à bout de bras au-dessus de sa tête. Furieux, l'homme se retourne en s'écriant:

«Dites-donc, qu'est-ce qui vous prend?»

«Mais, monsieur, lui répond l'autre, je fais comme vous. Vous regardez sous mon capot, je peux bien regarder sous votre chapeau»

Je me souviens également de l'étonnement d'un gendarme qui, m'ayant sifflé une nuit sur la route de Pontorson à Saint­Malo, me pria de lever le capot pour vérifier le numéro de fabrication porté sur la carte grise. Ayant ouvert le coffre avant, il entreprit de fouiller parmi mes bagages pour décou­vrir le moteur ... L'incident n'eut pas de suites et se termina par un petit cours de technologie.

Depuis lors, la 4 CV est entrée dans la légende et lorsque la dernière sortit des chaînes de l'île Seguin en 1961, pour faire place à la Renault 4, elle avait marqué incontestable­ment son époque. En eût-il été de même si on l'avait bapti­sée d'un autre nom? Cela faillit se produire à la suite du concours que M. Lefaucheux avait lancé au sein du person­nel des usines. Plus de 1 000 réponses à ce concours avaient proposé les noms les plus farfelus. Sagement, je conseillai de conserver celUi sous lequel on l'appelait déjà, avant le lancement, et le gagnant fut l'ouvrier qui avait voté tout bêtement «4 Chevaux» (ou plus exactement 4 ch, comme on écrivait encore).

RÉFÉREINCES

« Fournisseurs de S. M. la reine d'Angleterre » : cette réfé­rence au plus haut sommet a longtemps fait autorité auprès des clients de certains produits de luxe, susceptibles de s'en prévaloir. Cette mention tend à disparaître des cata­logues, de même que le rappel des médailles d'or rempor­tées aux Expositions universelles de 1889 ou de 1900. Cepen­dant, les vendeurs de chalets préfabriqués, de piscines ou de tennis, les fabricants de machines-outils, les jeunes agen­ces de publicité, fournissent complaisamment la liste de leurs clients notoires pour donner confiance dans la qualité de leurs fournitures.

Les premières annonces publicitaires en faveur de la 4 CV faisaient appel à cet argument en titrant: « Vous, Monsieur, qui avez une 4 CV... " faisant ainsi développer par les conducteurs eux-mêmes ce que nous voulions révéler aux autres clients encore réticents. L'automobile bénéficie désor­mais d'une trop grande diffusion pour qu'il soit nécessaire d'utiliser ce procédé: le spectacle de la rue suffit à affirmer le succès d'un nouveau modèle. Il n'est plus besoin de faire appel au témoignage de clients privilégiés auxquels étaient confiés, il y a peu de temps encore, des voitures de « pré­série ". Chacun peut, en effet, se renseigner auprès des nou­veaux acheteurs de la région pour asseoir son opinion. Il appartient alors aux concessionnaires d'exploiter ces réfé­rences locales, sans que la publicité intervienne.

Il n'en fut pas toujours ainsi, notamment lorsque paru­rent sur le marché les petites voitures d'après-guerre, dont les automobilistes craignaient qu'elles ne soient pas très robustes (on ne parlait pas encore de «fiabilité»). Renault ne manqua pas alors de faire feu de tout bois et de publier des photos de 4 CV et de Dauphine, ayant accom­pli quelques exploits entre les mains de leur conducteur. C'est ainsi qu'en 1948, les voitures officielles du Tour de France cycliste étaient des 4 CV jaunes, chacune d'elles portant 4 vélos sur le toit, pour prêter assistance aux cham­pions, toujours présentes derrière les coureurs échappés du peloton dans les étapes de montagne les plus accidentées. Les techniciens du journal « J'Équipe" étaient assez inquiets au départ, connaissant la difficulté du travail demandé aux suiveurs. Ils furent vite convaincus et le proclamèrent.

Mais je me souviens de circonstances plus exceptionnelles, dont le hasard nous gratifia et que nous ne laissâmes pas échapper. Telle cette photo authentique d'un accident sur­venu à Paris, qui avait permis à une 4 CV de renverser un autobus, en heurtant sa roue arrière droite. Certes, l'auto­bus avait dû être déséquilibré par un virage brusque sur la gauche et la 4 CV n'avait donné que le dernier coup de pouce, mais le témoignage était là : elle s'en tirait avec une aile avant gauche à peine froissée! (SiC). Une autre photo montrait une 4 CV sur le toit d'une Bugatti, qu'elle avait escaladée par la malle arrière (assez profilée, je dois le dire) : elle s'en tira sans mal et reprit la route par ses propres moyens après le constat d'accident. Un garagiste c:\.e Sisteron opéra un dépannage assez extraordinaire, en rame­nant aU garage, sur 3 roues, une 4 CV accidentée à l'avant droit, ayant utilisé comme contrepoids une chaîne de 150 kg suspendue à l'arrière gauche... (SiC). Il y eut aussi la photo désormais fameuse dans les annales,.prouvant que la 4 CV est une voiture amphibie. La scène s'était passée dans un oued du Sud-algérien : un orage ayant subitement gonflé le cours de l'oued emporta la voiture qui, à la surprise de son conducteur affolé, se mit à flotter, sans se renverser, pour reprendre pied, sans dommage, quelques kilomètres plus loin.

Mais c'est sur le chapitre du volume intérieur que nous avons dû longtemps combattre les réticences de la clientèle tradi­tionnelle. L'humour nous fut d'un grand secours et nous n'hésitâmes pas à publier les photos de géants, négligem­ment appuyés sur le toit de la 4 CV, puis installés au volant de la voiture : le: première fut celle de l'agent Renault de Finlande (1,93 m), bientôt confirmée par la « démonstration" d'un géant amencain de 2,18 m! On s'amusait fort, aux États-Unis, de nos petites Dauphine qui furent longtemps à la mode dans certains milieux. C'est ainsi qu'à New York, 18 étudiants réussirent à pénétrer dans la voiture (7 dans le coffre avant, 4 sur les sièges avant, 7 aux places arrières). Ils roulèrent ainsi pendant plusieurs kilomètres avouant qU'ils avaient commis l'erreur de déjeuner avant l'épreuve. Peu après, ce record fut battu en France par les élèves H.E.C., à l'occasion de la campagne organisée pour leur fête annuelle (Boom H.E.C. de 1962) : ils réussirent à se tasser à 26 dans la Dauphine, au pied de la tour Eiffel, sans pou­voir toutefois la mettre en route dans ces conditions.

Mais d'autres références plus sérieuses furent systématique­ment recherchées, pour prouver la longévité de notre méca­nique que d'aucuns disaient fragile. Pour la sortie de la 500000e 4 CV, en avril 1954, nous avons retrouvé la 4 CV nO 1. Celle-ci, d'abord utilisée pendant un an et demi comme voiture de service à l'usine, avait été vendue en l'état en mars 1949. Toujours vaillante, elle avait alors dépassé le cap des 100000 km et son propriétaire, M. Vergne, vint nous dire qu'il voulait conserver son moteur sur sa nouvelle voi­ture. Les centaines d'attestations et de photos, recueillies à cette occasion dans le monde entier, nous amenèrent à créer un « Club des plus de 100000 km en 4 CV", qui cris­tallisa la satisfaction des usagers fidèles à la marque. Je me souviens qu'en 1960, le record appartenait à M. Lambert, de Nice, dont la 4 CV totalisait 550000 km. Une aussi bonne référence nous fut aussi apportée par mademoiselle Redde, qui prenait livraison, à 86 ans, de sa quatrième 4 CV, après avoir possédé, depuis 1900, une de Dion-Bouton et une Renault 6 CV NN qu'elle avait conservée pendant 23 ans, sans aucun accident.

Tout cela, c'est déjà de l'histoire ancienne, mais n'est-ce pas grâce à ces références qu'on a construit peu à peu la réputation du losange Renault? Il a bénéficié des efforts accomplis dans le domaine de la qualité, par les ingénieurs et les techniciens de fabrication, qui ont grandi et vieilli dans la tradition du travail bien fait.

lES INUIMÉROS DES 4 CV

La crédulité des gens, c'est bien connu, est sans limites. Les chaînes du bonheur ainsi que les annonces des fakirs, cartomanciennes et autres charlatans, procurent toujours autant de réponses à leurs auteurs. Il existe aussi des « bons tuyaux ", nés on ne sait comment et qui se colportent à une vitesse incroyable.

Vers les années .. nous fûmes les victimes d'une mode qui fit fureur chez les enfants Nous recevions des pages entiè­res, souvent même de pleins cahiers de numéros de police de 4 CV, soigneusement notés par les enfants, postés crayon à la main, à tous les carrefours. Fièrement, ils nous adres­saient le produit de leur collecte, en espérant avoir gagné le 1 er prix du soi-disant concours, organisé par Renault dans toute la France. Devant cette avalanche, un peu gênés de la peine qu'ils s'étaient donnée, nous leur répondions par une circulaire gentiment rédigée, pour leur dire que nous n'étions pour rien dans ce canular. Bien sûr, ils ne voulaient pas nous croire et nous recevions parfOis des lettres viru­lentes de leurs parents ou de leurs instituteurs nous taxant de mauvaise foi. Car les instituteurs, eux-mêmes, organi­saient bien souvent cette curieuse enquête de marché en demandant à leurs élèves d'y consacrer leur jeudi. Nous sui­vions sur la carte la progression de l'épidémie qui sévit d'abord dans le Pas-de-Calais, puis fit tache d'huile dans l'Aisne et dans l'Oise. Après une accalmie, le mal resur­gissait brusquement dans le Tarn-et-Garonne ... Cela dura plus d'un an. Nous avions, au début, envoyé à nos jeunes correspondants un petit jouet 4 CV en remerciement de l'intérêt qu'ils avaient porté à notre voiture. Nous fûmes obligés d'interrompre ces envois, qui provoquaient une recrudescence de faux espoirs et envenimaient parfois nos rapports avec les maires de village, qui prenaient la défense de leurs petits administrés et interpellaient nos agents et concessionnaires qui n'en pouvaient... mais. Dans plusieurs cas, les choses allèrent très loin, des députés s'en mêlèrent et nous perdîmes de bons clients qui jugeaient sévèrement notre abus de confiance.

La leçon ne fut cependant pas perdue : quelques années plus tard, ayant pu apprécier l'impact étonnant de l'auto­mobile sur les jeunes, nous organisâmes au profit de la Dauphine un concours véritable, que je vous conterai main­tenant.

lES ENfAINTS

Les publicitaires amencains ont inventé le marché des « teenagers» et lancé la mode des produits jeunes pour les jeunes. La France a suivi et les spots de TV ont même abusé du charme des enfants, au point qu'on a dû régle­menter leur intervention à l'écran, à des fins mercantiles.

J'avoue qu'il y a 20 ans, au temps de la 4 CV et de la Dau­phine, nous avons «exploité» assez largement l'intérêt très vif que les adolescents portaient spontanément à ces petites voitures, construites en quelque sorte, à leur échelle. Je n'éprouve aucune honte rétrospective, tant était grand l'enthousiasme de nos petits amis, quelle que soit la nature du jeu qui leur était proposé. Nous espérions, bien sûr, que leurs parents les aideraient à participer au concours mais, en réalité, nous étions surtout heureux de constater le cou­rant de sympathie ainsi créé autour de notre marque. A une exception près, le succès de nos initiatives fut toujours de bon alOi et je suis convaincu que bon nombre de nos clients actuels se souviennent avec émotion des heures passées à répondre à nos questionnaires. Nous avons nous-mêmes découvert peu à peu l'importance de cet impact dans le grand public, sans qu'on puisse parler d'une politique déli­bérée : plus simplement, le grand nombre des réponses et leur sincérité nourrissaient notre imagination, nous amenant à consacrer chaque année aux enfants une part de notre

budget de publiCité pour faire connaître, par leur intermé­diaire, un perfectionnement de nos modèles, un record de production, un anniversaire glorieux.

De ces campagnes amicales, je conserve de beaux souve­nirs : les milliers de dessins du «Concours du plus beau tableau Renault" mettant en scène la 4 CV dans un décor de ville ou de campagne; les récits pleins de saveur du «Concours de reportages" sur un voyage de vacances; les jeux de plages du «Figaro» et les lâchers de ballons, dotés de prix pour les cartes postales retournées de loin­tains pays; le lancement d'un nouveau jouet en pièces déta­chées «Construisez la Dauphine de vos 20 ans"; les concours hebdomadaires du jeudi, sur la scè,ne de la Gaîté Lyrique, où les concurrents faisaient assaut de connais­sances techniques, lors de la « Coupe Dauphine» ; les jeux intervilles de Guy Lux où, après avoir conduit eux-mêmes une Renault 4 sur la piste, plus de 3000 enfants s'efforçaient d'y loger le plus grand nombre possible de valises, parmi les 21 modèles de format différent qui leur étaient propo­sés; le championnat régional des «Caisses à savon », construites par leurs soins avec une planche et 4 roulettes, à bord desquelles ils dévalaient une pente raide, en pré­sence des autorités de la ville et de la presse locale.

Mais notre plus grand succès fut, à coup sûr, le « Concours des erreurs ", organisé pour célébrer la sortie de la 50000Qe 4 CV, le 8 avril 1954. Sans aucune publicité dans la presse, nous nous étions bornés à faire distribuer à la sortie des écoles, dans toute la France, des insignes et des buvards, invitant les enfants à réclamer chez nos agents la «photo mystérieuse" montrant quatre 4 CV, sur lesquelles nous avions volontairement fait apparaître 23 «fautes» qu'il s'agissait de découvrir. En quelques jours, nos agents furent assaillis par des hordes d'écoliers, qui se mirent au travail avec une ardeur que rien ne pouvait arrêter. Dès qu'ils voyaient une 4 CV arrêtée dans la rue, les enfants la sou­mettaient à une enquête approfondie, la scrutant sous tous les angles, la comparant à la photo mystérieuse qui ne les quittait plus. Dans certains villages, l'instituteur prit lui­même le concours sous sa direction, reproduisant la grille de réponse sur le tableau noir et faisant participer tous les enfants de sa classe. Pour répondre à la question subsi­diaire, les enfants questionnaient leurs parents, les revues spécialisées dans l'automobile. Le directeur de l'autodrome de Montlhéry fut harcelé de demandes de renseignements. Bref, en moins de 15 jours, nous avions reçu 327 008 répon­ses, dont 30 % de la région parisienne. Les 1 000 premiers,

qui avaient gagné un diplôme de champion et un joli jouet, se répartissaient ainsi : 584 garçons et 416 filles, dont 49 % de 6 à 9 ans, 29 % de 9 à 12 ans, 22 % de 12 à 17 ans, ce qui tend à prouver que les petits sont plus observateurs ou plus consciencieux que leurs aînés, quand ils veulent s'en donner la peine.

Les 5 grands gagnants d'une véritable 4 CV pour chacun, avaient de 6 à 13 ans. Ce sont des hommes aujourd'hui. Ils se souviennent d'être montés sur la scène du palais de Chaillot, applaudis par 3000 autres petits camarades, à l'issue d'une manifestation sympathique où, devant toute la presse, des ingénieurs, des coureurs automobiles et

M. Lefaucheux, lui-même, avaient été interviewés par de jeunes reporters : les «écoliers" de Roland Dhordain. 5000 ballons furent ensuite distribués à la sortie, faisant connaître que Renault avait gagné son pari en construisant, en 6 ans, 500000 exemplaires d'un modèle en qui personne ne croyait à ses débuts.

Mais les temps avaient changé et la direction commerciale comprit, un peu J)lus tard, qu'elle allait trop loin en voulant faire des enfants des prospecteurs bénévoles. Le grand jeu des essais Renault comportait des carnets de chèques de 100 F, qui étaient acquis aux enfants ayant amené leurs parents ou amis à faire un essai chez un concessionnaire. Le rendement fut très faible, les jeunes de cet âge étant peu motivés par le gain d'une «commission" et leurs parents très réticents à se voir forcer la main, mon successeur dut constater qu'il avait manqué de psychologie et renonça à « travailler» la clientèle enfantine.

Paul GRÉMONT