01 - Albert Thomas à Billancourt

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Albert Thomas à Billancourt

Samedi 1 er septembre 1917. Par arrêté gouvernemental, le prix des quoti­diens passe de 5 à 10 centimes; la carte de charbon entre en vigueur : les foyers n'ayant pas le gaz recevront 120 kg par mois jusqu'à trois per­sonnes, 150 kg pour quatre et cinq personnes, 180 au-dessus; ceux qui ont le gaz 50 ou 80 kg.

A Billancourt, la Direction, les organi­sations sociales, .les délégués et le per­sonnel s'apprêtent à recevoir le minis­tre de l'Armement. C'est un événe­ment important. En raison, certes, du contexte général dans lequel cette visite s'inscrit, mais aussi par la per­sonnalité du Ministre, car il s'agit d'Albert Thomas, le député socialiste de Champigny-sur-Marne.

Louis Renault prononçant son allocution.

En cette fin d'été

Depuis trois ans, c'est la guerre. On l'avait espéré courte mais, en cette fin d'été 1917, rien ne laisse prévoir une issue heureuse et proche. L'offensive du Chemin des Dames, en avril et mai, s'est soldée par un échec san­glant. Le 16 mai, Pétain a remplacé Nivelle au commandement suprême. Au même moment, les hommes du front grondent. Depuis les premiers symp­tômes qui avaient éclaté dans le sec­teur du Moulin de Laffaux, les inci­dents Se multiplient. On comptera 151 cas dont 110 de manifestations collec­tives. 110 Corps appartenant à 54 divi­sions seront touchés, soit plus de la moitié des divisions constituant à ce moment l'Armée française. Si la répres­sion immédiate et souvent brutale (277 condamnations à mort dont 27 suivies d'exécution) met fin aux mani­festations, il n'en reste pas moins que l'armée se trouve en pleine crise morale.

A l'arrière, la situation n'est guère meil­leure. La situation des travailleurs s'aggrave. Le coût de la vie monte. Les statistiques officielles constatent, en jUillet 1917, que si les salaires ont augmenté de 27 % dans la grande industrie, de 22 % dans la petite indus­trie, les salaires féminins de 38 % dans la grande industrie et 16 % dans la petite industrie, le coût de la vie s'est élevé de 45 %. Les grèves se multiplient; de 98 et 9344 grévistes en 1915, elles passent à 315 et 41 409 en 1916, pour atteindre 696 et 293810 grévistes en 1917.

« 1/ n'y a plus de droit ouvrier, plus de lois sociales, il n'y a que la guerre ", avait déclaré en août 1914, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand.

Mais, en 1917, la situation ne pouvait plus être la même et Albert Thomas pouvait constater que : « si l'on avait pu demander à la classe ouvrière des sacrifices effroyables pendant les six premiers mois de la guerre, si on avait pu lui demander de consentir à la sus­pension de toutes les conditions d'hy­giène et de sécurité, de toutes les conditions de durée du travail, si l'on voulait maintenir la race, si l'on vou­lait même obtenir le beau rendement qui était indispensable et réclamé pour la défense nationale, il importait de revenir à la pratique des lois du travail, à des journées moins longues, à des repos périodiques, à des conditions d'hygiène et de sécurité meilleures".

A l'autre extrémité de l'Europe, l'allié russe s'effondre et la révolution de Février contraint le tsar Nicolas Il à abdiquer. Dès sa création, le gouver­ment provisoire, dont Kérensky pren­dra plus tard la direction, est salué par tous les pacifistes et, sur place, par les députés socialistes Cachin, Moutet et Lafont qu'Albert Thomas rejoint à Pétrograd le 15 avril (1).

Un espoir cependant, l'entrée en guerre des États-Unis. Le 4 avril, le Président Wilson avait déclaré : «La guerre sous-marine de l'Allemagne contre le commerce est une guerre contre l'hu­manité tout entière... Nous voici forcés d'accepter la bataille avec l'ennemi naturel de la liberté. Enfin le jour est arrivé où l'Amérique peut donner son sang pour les mêmes principes que ceux d'où elle est née". Quelques mois plus tard, les « sammies " arrivent cependant que le général Pershing, commandant du corps expéditionnaire, réclame «un peu de patience à ceux qui se demandent pourquoi nos soldats ne combattent pas encore dans les tranchées_. On ne perd pas son temps quand on se perfectionne ".

Le fils du boulanger

Les ouvriers des usines d'armement connaissent bien Albert Thomas. Ce fils de boulanger, né à Champigny­sur-Marne en 1878, avait été un brillant élève. Agrégé d'histoire en 1902, on le voit, dès 1904, collaborer au journal L'HUMANITÉ que Jean Jaurès venait de fonder. Conseiller municipal de Cham­pigny en 1908, maire en 1912, il avait été élu député en 1910.

A partir de 1905, autour de sa « Revue Syndicaliste », il groupe un certain nombre de militants. Il les oriente vers l'étude des problèmes ouvriers et la création d'institutions de solidarité ou de prévoyance. Il cherche à retenir les exemples donnés par les syndi­cats qui, peu séduits par les perspec­tives doctrinales ou l'enthousiasme décevant des ardeurs révolutionnaires, veulent relever la condition ouvrière par une action vigoureuse, mais orien­tée vers des buts concrets.

Le mouvement syndical était, à l'épo­que, divisé en différents courants de pensée dont les principaux étaient le courant révolutionnaire et le réfor­misme. Albert Thomas appartenait à ce dernier.

Entre 1904 et 1910, dans tous ses écrits, il vante sans cesse la puissance massive des organisations ouvrières, les institutions de secours, de coopé­ration ou de résistance, créées et développées par des initiatives prolé­tariennes. Par rapport à l'État, aux réformes et aux partis politiques, il se trouve avec les millerandistes, convaincu de l'importance des réformes sociales pour la classe ouvrière et voit, dans leur multiplication, un produit pré­cieux de la démocratie. Il est avec Jaurès qui pense que: « C'est le devoir de la majorité républicaine d'orienter résolument son effort vers les réfor­mes sociales. "

Il refuse la thèse guesdiste de la prio­rité du parti socialiste sur le mouve­ment syndical. Il envisage seulement que les syndicats et les socialistes, s'appuyant les uns sur les autres, mèneraient le même combat et, au lieu de coordonner leur lutte commune par des relations personnelles, organise­raient un système de collaboration.

A partir de 1910, il s'oriente plus réso­lument encore. «Je suis de ceux qui pense, écrit-il, que l'action économique du prolétariat est essentielle et que l'action politique doit, en quelque sorte, lui être subordonnée.» Toute son action ministérielle ultérieure sera mar­quée par cette idée fondamentale.

A la veille de la guerre, la C.G.T. comme le parti socialiste, sont réso­lument pacifistes. En 1908, le xe congrès de la C.G.T. avait annoncé que les travailleurs répondraient "à la déclaration de guerre par une décla­ration de grève générale révolution­naire ». Cette position est maintenue jusqu'au 31 juillet 1914, jour où Jaurès est assassiné. Le 1er août, c'est la mobi­lisation. Deux jours plus tard, la guerre. Il n'est plus question de grève générale révolutionnaire. Aux 0 b s è ques de Jaurès, le 4 août, Léon Jouhaux affirme « au nom des travailleurs qui sont par­tis, au nom de ceux qui vont partir et dont je suis, nous nous levons pour repousser l'envahisseur". C'est l'Union Sacrée (2). A la fin août, Jouhaux, qui n'est pas «parti ", devient commis­saire à la Nation. Le 26 août, deux socialistes, Marcel Sembat et Jules Guesde entrent au gouvernement. La collaboration des socialistes se pour­suivra jusqu'au 12 septembre 1917.

Mobilisé au régiment territorial de Champigny, Albert Thomas est, à la fin août, chargé par le général Gallieni, d'une enquête sur les ressources industrielles de la région parisienne et sur les possibilités de fabrication, bientôt transformée en mission minis­térielle. Le 29 octobre 1914, il devient sous-secrétaire d'État aux munitions et à l'artillerie, puis ministre de l'Arme­ment, le 12 décembre 1916. Dans son activité ministérielle, Albert Thomas agira avec efficacité, dans un sens tout différent de celui préconisé par Millerand. Il ne voudra rien faire contre, ni même sans le mouvement syndical; à chaque moment, il consultera Jouhaux et ses amis; ils agiront sur lui, mais il agira au moins autant sur eux. Peu à peu, une autre technique d'action syndicale s'ébauchera comportant, en particulier, la création des délégués d'atelier dans les usines de guerre.

La mobilisation industrielle

Pour l'industrie, la mobilisation n'avait pas été prévue. On pensait que la guerre serait courte et qu'elle pourrait se faire avec les stocks d'armes et de munitions existants ou à produire par les arsenaux. Le quart des Français âgés de 15 ans et plus étant sous l'uniforme, on fit appel à la main-d'œu­vre féminine. Sauf ceux des plus jeu­nes classes, les cheminots avaient été laissés à la disposition des six compa­gnies de chemins de fer, auxiliaires essentiels de l'effort guerrier. Des mineurs restaient aussi à la mine. La plupart des usines devaient fermer et les usines Renault étaient du nombre.

Voici comment Louis Renault raconte ce qui s'est passé à Billancourt :

« Le jour de la mobilisation, cette usine n'étant pas classée comme devant res­ter ouverte, et comme tous ses direc­teurs étaient mobilisables, nous nous préparions à mettre la clef sous la porte, lorsque le général BERNARD, directeur de l'Aéronautique au minis­tère de la Guerre, mit vingt hommes en sursis d'appel, afin que nous puissions continuer la fabrication de quelques moteurs d'aviation qui étaient en cons­truction dans l'usine. »

« Ensuite, j'ai été appelé auprès du ministre de la Guerre pour étudier avec lui s'il ne serait pas possible d'envi­sager la fabrication d'obus dans la région de Paris. Pour cela, j'ai été envoyé à Bourges et après m'être ren­du compte de /'importance du matériel d'emboutissage et de /'impossibilité d'une installation semblable immédiate, je concluais en disant qu'il ne fallait pas espérer faire des obus autrement qu'en décolletage. »

« A cette époque, nous avons dû quit­ter Paris pour nous rendre tous à Lyon. Vous vous souvenez de cette période dans laquelle nous avons mis, nous pouvons le dire, les ingénieurs, les ouvriers et les moteurs dans les mêmes trains pour nous rendre chez Rochet-Schneider afin d'y fabriquer nos moteurs d'aviation. »

« Bientôt après, j'étais rappelé à Bor­deaux où le ministre de la Guerre me demandait d'essayer de faire quelques obus en les décolletant. A cette époque, le général Payeur me mit en rapport avec le colonnel Obrecht, directeur de l'Arsenal de Puteaux. »

« Dans une nuit, nous avons fait les vingt premiers obus décolletés que le

L'atelier de fabrication des canons en 1917.

colonel Chauchat est allé tirer le len­demain à Bourges. Quelque temps après, on décida, étant donné les résul­tats satisfaisants, de mettre en route, dans la fabrication parisienne, les obus décolletés. Toute la main-d'oeuvre dis­ponible, toute la mécanique se mit à cette fabrication et ce fut le point de départ de nos travaux de guerre. »

La mobilisation industrielle va donc s'effectuer sous la pression des néces­sités. Il faut rouvrir les usines fermées, il faut rappeler du front les spécialistes indispensables. A cette tâche, Albert Thomas participe activement. Dès octobre 1914, 80000 mobilisés auront été rappelés par la désignation des patrons. Mais, rappelle Albert Thomas: « la plupart des ouvriers syndiqués, la plupart des militants, avaient été lais­sés au front, et j'ai le droit de dire qu'un de mes premiers actes a été de demander aux organisations syndicales elles-mêmes, les noms de leurs mili­tants qui étaient en droit d'être rappe­lés et qui, par la vindicte patronale ne l'avaient pas été ».

Poursuivant son action, il rétablira le repos hebdomadai re, introduira un régime normal de salaires et instituera les délégués d'ateliers.

Albert Thomas

C'est vraisemblablement dès les pre­miers mois de la guerre qu'Albert Thomas et Louis Renault firent connais­sance. Entre ces deux hommes de formation pourtant si différente, l'uni­versitaire devenu socialiste et le manuel devenu chef d'industrie, s'éta­blirent des liens très étroits qui se transformèrent bientôt en une amitié durable. Comme preuve voici une pre­mière lettre que Louis Renault adressa le 29 novembre 1918 à Albert Thomas, en réponse à une invitation de ce der­nier. A cette lettre Christiane Renault, épouse de Louis depuis deux mois, ajouta quelques lignes:

« Cher Ami,

C'est la guigne, impossible d'aller vous applaudir comme je J'espérais dimanche. Je me faisais, ainsi que Christiane, une joie de vous entendre. Mais il faut être raisonnable.

Dutreuse et mon architecte doivent me joindre à Grand Couronne pour prendre des dispositions pour organiser des logements et des maisons pour pou­voir envoyer des ouvriers car on nous retire de suite nos prisonniers et il faut faire vite car sans cela J'aciérie serait obligée de s'arrêter.

Bien amicalement

Louis Renault »

et Louis Renault

"Croyez-vous que c'est drôle un homme comme cela! j'étais si contente d'aller à cette réunion et de vous y voir. Je finis par croire que c'est un peu de sadisme car il me promet tou­jours un tas de choses et au dernier moment tout s'anéantit.

Tous mes sympathiques souvenirs la citoyenne Christiane Renault »

Que pouvait donc avoir de commun Albert Thomas et Louis Renault? Nous l'avons dit, Albert Thomas était un réformiste convaincu que le développe­ment du droit ouvrier, la participation des travailleurs à l'organisation de la production, la création de coopératives, le renforcement du mouvement syndi­cal, permettraient l'émancipation de la classe ouvrière. Il avait trouvé en Louis Renault un homme préoccupé des questions sociales, avait encouragé et aidé la création d'œuvres de secours et d'entraide qui plaçaient, pour l'épo­que, les usines de Billancourt au tout premier rang.

C'est grâce à Louis Renault qu'Albert Thomas put imposer, le 16 janvier 1917, un certain nombre de mesures favora­bles à la classe ouvrière, telles que

Et une seconde lettre que la «citoyenne» Christiane Renault adresse, quelques jours plus tard au même:

" Cher citoyen Ministre,

Il paraît que vous avez parlé des tanks de Louis et que vous avez dit des mots très gentils. C'est William Martin qui m'a téléphoné cela.

Dire que cet animal de Louis a trouvé le moyen d'aller à Grand Couronne au lieu de vous entendre, il m'a même fait déjeuner à 3 heures.

Je n'ai pas trouvé de compte rendu in extenso de votre discours, mais j'es­père bien en trouver un ou vous en demander un. »

l'arbitrage obligatoire dans les 24 heu­res d'un conflit et l'augmentation des salaires dans les usines d'armement. Dans l'établissement des délégués d'ateliers, Louis Renault apporta une contribution importante: c'est le docu­ment établi en accord avec les repré­sentants des ouvriers qui servit, par la suite, de règle dans la région parisienne.

On comprend ainsi les liens qui purent s'établir entre les deux hommes et leurs relations se poursuivirent bien après qu'Albert Thomas eut cessé d'être ministre. Quand, en août 1918, Louis Renault entreprit la publication du "Bulletin des Usines Renault », c'est à Albert Thomas qu'il soumit les premiers textes (3); peu de temps après, il lui adressait, pour avis, diffé­rents textes d'affiches qu'il se propo­sait de faire apposer dans les ateliers.

Le réfectoire.

1917 aux Usines Renault

Aux Usines Renault, 1917 c'est d'abord le char FT. Dans son livre «Méca­nique de la victoire» notre ami R.-P. Laroussinie a raconté longuement les péripéties qui aboutirent au 22 février. Ce jour-là, Louis Renault lui-même, procéda aux premiers essais de son char léger. Désormais, une grande partie de l'activité des usines fut consacrée à la construction de cette arme nouvelle.

La deuxième quinzaine de mai voit un déferlement de grèves et de mani­festations. Le 15, 2 000 ouvrières de la couture arrêtent le travail pour obte­nir une indemnité de vie chère de 1 fr. par jour et la semaine anglaise; le 23, elles obtiennent satisfaction, non sans avoir parcouru les boulevards, agitant des drapeaux anglais, et chantant

« Nous aurons nos vingt sous Et la semaine anglaise. »

Le mouvement atteint les employées du « Printemps ., ceux de la « Société générale" qui entreprennent de débau­cher le personnel des banques. le 25, les fleuristes, cartonnières, ouvrières en caoutchouc se mettent en grève, bientôt suivies des 150 ouvrières de Kodak et des 400 confectionneuses d'Esder.

Enfin, le 29, on dénombre 17 grèves nouvelles dont celles de Renault et Salmson. L'Union des Syndicats, débor­dée, invite les délégués à «formuler clairement leurs revendications ". Quel­ques jours plus tard, tout rentre dans l'ordre, satisfaction étant obtenue dans la plupart des corporations.

Chez Renault, l'unique journée de grève avait été marquée par de nom­breux incidents. Dès les premières heures de la matinée, 1 500 grévistes des usines voisines envahirent les dif­férents ateliers pour débaucher leurs camarades. Pénétrer dans les usines ne comportait pas de difficultés parti­culières. En effet, les différents ate­liers étaient disposés de part et d'au­tre de rues appartenant au domaine communal, ouvertes à la circulation. On comptait 22 entrées, ce qui rendait la surveillance difficile. En outre, le mécontentement dû à la vie chère et à la durée du travail, facilitait le débau­chage. Cependant, le travail reprit rapi­dement et si certaines satisfactions furent accordées en matière de salaires, la semaine anglaise ne fut pas instituée.

De ces événements, qui rappelèrent sans doute à Louis Renault le mouve­ment de 1912-1913 (4), des conclusions furent tirées en ce qui concernait la protection des Usines. Hâtivement, des murs furent construits pour limiter le nombre des accès. C'est ainsi que les rues Gustave-Sandoz, Théodore, Tra­versière, du Hameau et l'avenue du Cours, furent barrées. Évidemment, cette mesure porta un préjudice cer­tain aux habitants dont les immeubles se trouvaient dans la zone réservée. En effet, pour entrer chez eux, les riverains devaient justifier de leur domicile (5). Mais les différentes auto­rités intéressées à la surveillance des Usines : Ministère de l'Armement, Sous-Secrétariat de l'Aéronautique, place de Paris, Préfecture de Police, approuvèrent les mesures prises et intervinrent auprès du maire de Bou-

La cantine du réfectoire.

logne pour les officialiser et le Conseil Municipal ne tarda pas à prendre une délibération qui régla cette affaire pour un temps.

Le calme était à peine revenu aux Usines qu'une catastrophe effroyable allait semer la mort dans les rangs des ouvriers. Le 13 juin, le bâtiment C 4 s'effondrait faisant 26 morts et 35 blessés graves. Nous avons relaté par ailleurs les causes de ce terrible accident (6). Dans toute la région pari­sienne, l'émotion fut considérable et contribua à attirer l'attention du gou­vernement sur les conditions de travail des ouvriers des usines d'armement. Dans sa réponse à l'interpellation du député Levasseur, Albert Thomas expliqua ce qu'il avait fait en matière de contrôle des usines travaillant pour la défense nationale :

« j'ai fait appel pour cette tâche à un service que j'ai créé il y a six mois, d'accord avec d'autres départements ministériels et qui a déjà fait, sans bruit, d'excellente besogne de préser­vation, le service de garde et de pro­tection des établissements travaillant pour la défense nationale. Dès le 15 juin, je J'ai invité à étendre encore sa surveillance jusqu'ici appliquée à d'autres points essentiels, par exemple la protection contre les attentats ou contre /'incendie. Je J'ai renforcé d'offi­ciers compétents en matière de cons­truction et je lui ai donné la mission nouvelle de recueillir sur la sécurité offerte par les bâtiments des usines de guerre tous les renseignements qui lui seraient fournis, en particulier par les -délégations ouvrières, afin de nous permettre d'ouvrir les enquêtes tech­niques nécessaires. »

197

Le 1er septembre

C'est donc dans une usine fortement ébranlée par les événements que nous venons de rappeler, que s'incrit la visite officielle du ministre de l'Arme­ment. Albert Thomas connaît bien l'en­treprise, son patron et ses délégués. Il les a souvent reçus, il connaît leurs problèmes. Aujourd'hui, il va les affron­ter et parler à l'ensemble du person­nel réuni pour l'entendre dans le grand hall de l'atelier qu'on appelle l'Artille­rie, à cause des fabrications qui y sont produites.

En fin de matinée, Albert Thomas et sa suite arrivent à Billancourt. Parmi cette dernière, Dantél Vincent, sous­secrétaire d'État à l'aviation, Louis Loucheur, sous-secrétaire d'État aux fabrications de guerre, Breton, sous­secrétaire d'État aux inventions, Ferlet, représentant le préfet de la Seine, Journoud et VUillemey, adjoints au maire de Boulogne, des représentants des nations alliées le colonel Ignatieff (7), le colonel Bergera et le colonel Bowling.

Reçu par Louis Renault, les directeurs et ingénieurs, les représentants des ouvriers et les responsables des diffé­rents organismes sociaux, le Ministre fait une rapide visite des ateliers avant de se rendre au restaurant coopératif où il est invité à déjeuner. Le menu est un hommage aux alliés; on y propose des sardines à la moscovite, une pièce de bœuf à l'anglaise et des nouilles à l'italienne. Mais le Ministre n'est pas venu essentiellement pour déjeuner et si des discours vont être prononcés au cours du repas, c'est au début de l'a p rès-m i d i qu'Albert Thomas va s'adresser aux travailleurs.

Le menu offert aux visiteurs.

Le vice-président de la Société coopé­rative, Valentin, salue le Ministre en premier:

" Vous nous voyez heureux et fiers de pouvoir vous présenter une société coopérative qui fut la premiére à se fonder parmi les usines de guerre et qui, malgré toutes les difficultés de l'heure présente, est arrivée à une prospérité remarquable. »

" Ce fut au moment où l'usine Renault se développait rapidement que quel­ques-uns de nos camarades, devant les agissements des accapareurs, entre­prirent la défense de leur porte­monnaie. »

" Au mois de mai 1916, ils vinrent trouver M. Renault pour lui soumettre leur idée et, sur sa promesse de les aider moralement d'abord, ils entrepri­rent la lourde tâche d'une constitution rapide qui réussit pleinement. »

« Nous avons volé de nos propres ailes durant six mois, uniquement avec le capital constitué par nos partici­pations et ce n'est que lorsque

M. Renault eut constaté notre ténacité et notre désir de réussir dans l'œuvre que nous avions entreprise qu'il nous apporta l'aide utile constituée par la concession d'un terrain, la construc­tion et l'aménagement de nos maga­sins de répartition. »

« Je suis persuadé d'être /'interprète de tous mes camarades, en renouve-

Sur la terrasse du restaurant.

lant ici à M. Renault l'expression de notre gratitude. »

« Grâce à vous, Monsieur le Ministre, grâce à votre appui, nous avons pu durant notre première année avoir le matériel roulant nécessaire à nos approvisionnements et avoir le combus­tible nécessaire aux besoins de tous nos participants. »

" Les 12 000 consommateurs que nous représentons actuellement vous deman­dent et espèrent que vous renouvelle­rez votre geste de l'hiver dernier pour la saison qui se prépare et que vous vous emploierez à nous faire accorder, comme cela a déjà été fait dans cer­taines usines de guerre, le charbon qui nous est nécessaire. »

" Ce que vous avez fait pour nous précédemment, Monsieur le Ministre, nous est un garant de ce que vous ferez encore et nous sommes persua­dés que vous aurez à cœur de ne pas nous laisser avoir froid. »

" Cependant quelle que soit la situa­tion que puissent créer les restrictions actuelles, nous continuerons sans défaillance l'œuvre que nous avons entreprise, rien ne nous détournera de notre but, nous travaillerons toujours pour la plus grande coopérative et pour le plus grand bien de la collectivité en nous abritant sous le drapeau de la Fraternité où flotte cette belle et fière devise « Un pour tous, tous pour un. »

Après lui, Mançaux, président de la Caisse de secours et de l'Œuvre des mobilisés, retrace l'activité de cette dernière fondée dès les premiers jours d'août 1914 :

" ... Nous décidions alors d'abandon­ner 5 % sur nos salaires, qui alors étaient loin d'atteindre ceux que nous gagnons actuellement, pour soutenir les femmes et les enfants de nos cama­rades partis à la frontière et ils étaient nombreux à ce moment : 2 000 environ. »

" Depuis lors, il a fallu songer au-delà des femmes et des enfants, il a fallu songer aux vieux parents, aux orphe­lins, aux réfugiés des pays envahis et aux alliés qui se trouvent sans nou­velles des leurs, et nous n'avons pas failli à notre tâche, nous continuons à servir une allocation à tous et malgré cela nous avons réduit la cotisation d'abord à 3 %, à 2 % et actuellement nous ne laissons plus que 1 %. »

« 1/ faut vous dire, Monsieur le Minis­tre, que les versements sont absolu­ment libres, J'on ne force personne, s'il y a des défaillants, la grande majo­rité comprend son devoir et pense qu'étant à J'abri du danger et du besoin, il fallait songer à ceux qui lut­tent pour nous sauver de la barbarie allemande. »

A son tour, Louis Renault remercie les personnalités présentes; i! rend hom­mage au personnel des Usines. « Pour faire face aux diverses fabrications que les différents services de la guerre ont demandées, je n'ai cessé de mettre votre bonne volonté à contribution. Je vous ai demandé pendant plus de dix-huit mois à travailler nuit et jour, sans dimanche et sans arrêt et vous avez toujours répondu à mon appel. Quelquefois même, pour vaincre les difficultés imprévues, vous avez tra­vaillé plusieurs jours de suite sans repos. Aussi je tiens avant tout à vous remercier de J'entière collaboration que vous nous avez donnée et que vous avez donnée au pays. ,.

Rappelant dans quelles conditions les Usines avaient été remises en marche, i! demande au Ministre c d'essayer d'obtenir un service de tramways, de bateaux et de moyens de locomotion plus importants pour desservir J'usine ,., de procurer c un raccordement de J'usine avec le chemin de fer ce qui éviterait des camionnages difficiles et des chargements pénibles dans les gares des Moulineaux et de Sèvres, qui sont extrêmement encombrées,.,

et, «enfin, comme le Ministre de la guerre nous demande encore de faire un effort plus considérable pour faire face à toutes les demandes de moteurs d'aviation, pour faire face aux aug­mentations de production de chars­caterpiflars », Louis Renault demande son appui au Ministre «pour obtenir ces résultats, car vous connaissez de quefle façon sont comprimés nos ate­liers et combien il serait souhaitable que nous puissions un peu nous éten­dre pour vous donner de meifleures conditions de travail ».

Le Colonnel Ignatieff, attaché militaire de Russie, intervient ensuite :

« Je suis très sensible à J'honneur d'être invité à cette réunion solennelle, en qualité de témoin de J'effort que la France et que les ouvriers français ont fait pour la Russie, leur ancienne afliée, depuis le début de la guerre. Mes sentiments se portent tout spé­cialement vers la maison Renault qui a soutenu les intérêts russes non seulement en France mais aussi en Russie. »

« Témoin de votre travail jour et nuit, soyez sûrs que je continuerai à en faire part à la Russie actuellement libérée et démocratique. En la per­sonne de M. Albert Thomas, la Russie a reçu le très grand témoignage que la France démocratique a pour la Rus­sie et la Russie, Messieurs, croyez-moi, n'oubliera jamais cette confiance, ni le soutien efficace que la Révolution russe a reçu de sa part. Merci, Mes­sieurs, pour tout cela et, vive la France. »

Il appartenait à Albert Thomas de conclure cette première partie de la journée, il le fit en ces termes :

« Camarades! »

« Deux mots seulement dans cette salle, avant que, tout à J'heure, nous nous retrouvions encore plus nom­breux ; mais nous ne voudrions pas, les convives de cette table et moi-même, quitter la safie sans avoir remercié les organisations ouvrières qui nous ont reçus ici ou qui nous ont décrit les initiatives multiples qui se sont développées dans cette maison. »

« Merci d'abord aux coopérateurs, mer­ci pour les mets qu'il nous ont offerts et qu'ils peuvent quotidiennement nous offrir. Merci surtout pour le bel effort d'organisation que, depuis un an, ils ont poursuivi ici, afin d'améliorer, selon la formule même de la coopération, le bien-être de tous leurs camarades. » « Merci aussi aux mutualistes, les mutualistes qui, tout à J'origine du mou­vement ouvrier, ont rempli le rôle d'émancipateurs et qui, aujourd'hui, malgré J'étendue et la variété du mou­vement, continuent de soutenir toutes les misères, toutes les souffrances, tous les deuils de leurs camarades. Merci à ceux qui ont organisé, dès le début, la caisse de solidarité de J'usine, en faveur des mobilisés, à ceux qui, par leur effort, soutiennent les 1240 femmes inscrites à leur caisse, soutiennent les enfants des mobilisés et aident ainsi notre travail de Défense Nationale en lui permet­tant de se développer dans la sécurité et dans un bien-être relatif pour J'en­semble de la classe ouvrière. »

« Camarades, tout à J'heure donc nous nous retrouverons, mais je veux, à mon tour, répondre au salut de nos alliés, au salut de la libre Russie, au salut de tous ceux qui représentent ici d'au­tres nations, au représentant de /'Italie, au représentant de J'Amérique qui nous apporte déjà le concours de ses armes et le concours de ses idées. »

« Merci donc à tous, et permettez-moi aussi dès maintenant, avant de décrire tout à J'heure un peu plus largement J'œuvre qui a été accomplie dans cette usine, permettez-moi de remercier

M. Louis Renault pour le concours qu'il a apporté aux différentes organisa­tions, pour J'intelligence qu'il a appor­tée à comprendre J'effort d'initiative de ceux qui, autour de lui, coflaborant au travail, seront capables, de plus en plus, de collaborer au bien-être de leur classe et à l'organisation même du travail. »

Après une courte détente sur la ter­rasse du restaurant coopératif, les par­ticipants se retrouvèrent à l'artillerie où le personnel des usines était réuni. Michelet, délégué des ouvriers, prit la parole:

« Monsieur le Ministre, »

« Nous vous remercions de votre visite parmi nous; nous vous remercions également de /'entente qui, grâce à vous, existe entre nous et M. Renault, et nous espérons qu'il permettra à la classe ouvrière d'exposer ses dolé­ances dans J'avenir. »

« Je vous demanderais de nous accor­der encore votre bienveillance et de donner dans la mesure du possible satisfaction à M. Renault, en ce qui concerne la question des transports dont il a eu à vous entretenir. Je vou­drais que vous fassiez votre possible pour que, dès maintenant, on améliore cette situation des transports en com­mun, afin de faciliter aux ouvriers de la région parisienne la possibilité de se rendre d'une façon plus directe à leur travail. »

« Je voudrais vous dire que si, aujour­d'hui, nous allons commencer dans l'usine la création de délégués ouvriers, nous désirons, nous, classe ouvrière, que cette organisation fonc­tionne d'une façon directe et qu'elle soit sanctionnée par une loi. Nous dési­rons que cette organisation s'étende, que J'on crée des délégués par toute la France, à seule fin qu'au lendemain de la guerre, nous puissions avoir une organisation unique à donner en exem­ple à nos camarades lorsqu'ils revien­dront du front. Il faut que nous puis­sions montrer que, si en 1914, la France a accepté la guerre qu'on lui déclarait, parce qu'elle avait cons­cience de sa force, il faut qu'après la guerre, nous donnions la possibilité de réalisation de cette force; que nous sachions prouver que nous sommes un peuple fort et qui veut jouir de la liberté à la face du monde. »

« Je voudrais également, Monsieur le Ministre, que J'on fasse dès maintenant l'étude de l'organisation qu'il sera nécessaire de créer par toute la France; il faut que, dès maintenant on envisage la création de canaux et de voies ferrées pour développer le plus possible /'industrie et le commerce de la France. »

« Nous voulons J'exploitation de /'in­dustrie nationale avec la possibilité de développer au maximum. Nous demandons que, dans J'avenir, on emploie dans /'industrie les méthodes nouvelles américaines. Pour cela, nous souhaitons tous, et nous ferons le nécessaire pour cela, que la classe ouvrière comprenne /'intérêt qu'il y a pour elle à faire fi des vieux pré­jugés et à s'adapter aux méthodes nouvelles. »

« En ce qui concerne le commerce extérieur, nous désirerions que l'on créât, à l'étranger, des consulats à l'exemple des consulats allemands avant la guerre, et ces organisations s'occuperaient des débouchés à trou­ver pour nos produits, elles s'occu­peraient des renseignements commer­ciaux à centraliser, du crédit à long terme à accorder à certains pays comme la Russie qui donnait à J'Alle­magne 80 % de ses achats et qui n'achetait que d'une façon indirecte à la France. »

« Voilà, Monsieur le Ministre, ce que nous désirons : nous demandons que l'on combatte d'une façon directe la routine et que l'on crée des Chambres de commerce; que, dès maintenant on envisage la révision des traités de commerce, pour que nous ayons la sympathie du monde entier, sympathie qui nous est due et que nous avons méritée. Telles sont, Monsieur le Minis­tre, nos demandes et nous espérons qu'au lendemain de la guerre, la France sera tellement forte, qu'elle s'imposera à J'univers tout entier. »

Des applaudissements prolongés saluè­rent la péroraison de Michelet. A son tour, Albert Thomas, s'adressa à l'as­sistance. Nous publions, in extenso, son discours.

Le discours d'Albert Thomas

« Camarades, »

« J'éprouve une IOle toute particulière à visiter aujourd'hui cette usine, parce qu'en venant je n'ai pas répondu seu­lement à /'invitation de M. Louis Renault, mais aussi à la demande des délégués ouvriers qui se sont récemment ren­contrés avec lui dans mon cabinet.

C'est à la fin d'une entrevue particu­lièrement cordiale, malgré la vivacité de la discussion à certains moments, que chefs d'usine et ouvriers se sont trouvés d'accord pour m'inviter à venir aujourd'hui rendre visite aux ateliers et aux ouvriers des usines Renault. »

(Applaudissements).

« Camarades, je me suis pour ma part félicité de cet accord; je ne m'en suis pas étonné et même je pensais, en le voyant pour ainsi dire se sceller devant moi, qu'il était tout naturel qu'il se pro­duisit. Entre les patrons français, nous pouvons distinguer les uns des autres selon leurs caractères, selon leurs habitudes, selon leurs tempéraments; d'une part, les organisateurs, les finan­ciers, les grands initiateurs d'entrepri­ses nouvelles, tels que Loucheur, et, d'autre part, les patrons qui restent tout près du travail, ceux qui vivent vraiment au moment où ils ont entre les mains un morceau de métal, où ils disent : «Nous pouvons faire cette « pièce de telle ou telle manière, nous « pouvons monter telle machine nou­

velle, nous pouvons utiliser telle « invention récente.» Parmi ceux-là, qui, partout leur caractère, sont plus près du travail et du monde ouvrier, au tout premier rang, il faut mettre Louis Renault, que je salue ici. » (Applau­dissements).

Vue générale du restaurant (en médaillon, Louis Renault à droite s'entretenant avec Albert Thomas au premier plan à gauche).

« Mais, Camarades, si vous pouvez, plus que tout autre, comprendre le caractère, le génie particulier de celui qui est votre patron, je dis que, lui aussi, plus que d'autres, est capable de comprendre ce qu'est le génie par­ticulier de l'ouvrier parisien, son esprit d'invention, sa délicatesse de travail, cette ardeur apportée à soigner cha­cune des pièces qu'il produit, le fini, la perfection qu'il y met, toutes ces quali­tés qui font que pour l'automobile et pour l'aviation, il a conquis dans le monde une véritable maÎtrise. "

(Applaudissements).

« Et ainsi, je pensais que vous deviez nécessairement vous comprendre. Oh ! certes, votre accord ne s'est pas pro­duit d'emblée; il Y a eu entre les groù­pements ouvriers et la direction de l'usine quelques· mésententes, mais déjà, dans ces heures douloureuses que vous avez connues, vous vous êtes senti les uns et les autres un même cœur et une même âme. Vous avez senti entre vous la grande solida­rité industrielle, cette sorte d'union intime qui, dans les heures d'efforts, s'établit entre les directeurs d'indus­trie et la masse des ouvriers. »

« Et je veux rappeler aussi qu'au début de cette année, alors que pour régler les questions de salaires et de conditions de travail qui se posaient dans /'industrie parisienne, patrons et ouvriers hésitaient encore à se voir et ne venaient qu'à tour de rôle me trouver dans mon cabinet, alors que je devais faire effort pour obtenir l' ac­cord du côté patronal, c'est Renault, je tiens à le dire ici, qui m'a aidé et qui m'a permis d'aboutir aux décisions de janvier. » (Applaudissements).

« Il était donc naturel, Camarades, que votre accord se trouvât confirmé par cette institution des délégués d'ateliers dont votre camarade Michelet parlait tout à l'heure. Dans quelques jours, si ce n'est déjà commencé, vous allez nommer vos délégués. Michelet souhai­tait que, par la loi, la règle fût étendue et que /'institution apparût en quelque manière plus indépendante de l'autorité patronale. Permettez-moi de répondre avec mon expérience déjà longue des discussions et des luttes menées d'ac­cord avec les organisations ouvrières: «Commençons par le commence­« ment : maintenant que la délégation «d'atelier est établie, cherchons « ensemble, d'un commun accord, à « la faire bien fonctionner. » (Applau­dissements).

« Cette institution n'est pas issue d'un acte d'autorité. Le règlement d'atelier, établi par un accord librement consenti entre ouvriers et patrons, est une garantie et une garantie effective puis­

que, devant les prud'hommes, par

exemple, il fait loi.» (Applaudis­

sements).

« L'institution, telle qu'elle est conçue, vous donne, à cette heure, des garan­ties et je demande que tous, nous fai­sant confiance mutuellement, nous la fassions fonctionner le plus utilement

l'artillerie pendant le discours d'Albert Thomas.

possible, et nous la fassions vivre pour J'avenir de la classe ouvrière.» (Applaudissements).

« Vous arriverez à la faire vivre en choisissant en toute indépendance pour vous représenter, des camarades soucieux de défendre avec énergie, avec ténacité s'iI le faut, vos intérêts communs, mais qui soient aussi des hommes d'esprit pratique et positif, des organisateurs capables de comprendre le jeu nécessaire des rouages et de s'adapter au fonctionnement régulier d'une immense usine comme celle-ci. »

« Camarades, si nous faisons vivre J'institution des délégués d'ateliers, nous arriveràns ensemble à réaliser dans la nouvelle industrie française une entente, un accord, qui permettra d'organiser de grandes entreprises de production, malgré les difficultés qu'en­traÎne leur personnel nombreux. Avez­vous réfléchi parfois à ce que repré­sente l'organisation d'une usine où travaille une foule comme la vôtre, dépassant vingt mille ouvriers et ouvrières? Représentez-vous ce méca­nisme formidable, inconnu jusqu'à pré­sent de nos centres parisiens, et que nous devons développer et multiplier à J'avenir, si nous voulons faire vivre cette industrie française que Michelet évoquait tout à l'heure et si nous vou­Ions qu'elle prospère pour le bien du pays! » (Applaudissements).

« Cet effort d'entente, Camarades, je vous demande de le faire avec nous pour que demain, la victoire écono­mique vienne compléter J'autre victoire, pour que ce peuple de France, après tant de sacrifices dans la guerre, ne soit pas écrasé dans la bataille économique de la paix et qu'ainsi un peu plus de liberté, un peu plus de bien-être puisse encore se réaliser dans notre pays. Or, pour cela, il fau­dra produire, produire encore, aména­ger la production, J'organiser par le travail du Parlement et du gouverne­ment, mais aussi en associant, en coor­donnant toutes les initiatives et en demandant encore au peuple ouvrier qui aura les garanties qu'il doit avoir, d'apporter dans la paix quelque chose de ce magnifique effort qu'il a su apporter dans la guerre. » (Applau­dissements).

«Camarades, pour cette œuvre-là, nous devons réaliser la coordination des efforts de toutes les classes. De temps à autre, nous voyons dans quelque article de journal, reparaÎtre la vieille question : «Y-a-t-il des clas­ses? ». Des classes il y en a; il suf­fit d'ouvrir les yeux pour les voir, et c'est pour cela qu'à la veille de la guerre, la classe ouvrière française se révoltait parfois contre telle vaine théorie de fausse paix sociale, où elle ne voyait que la renonciation à tous ses rêves, à toutes ses espérances. Mais nous dirons, nous, que si les classes existent, il faut, pour /'intérêt supérieur de la nation, pour sa victoire dans la guerre, pour sa victoire écono­mique dans la paix de demain, il faut que les classes subordonnent leurs intérêts particuliers à /'intérêt commun de la .production qui les fera vivre les unes et les autres.» (Applau­dissements).

« Il faut que les ouvriers s'accoutument à voir dans la classe patronale, pour une grande part, la dépositaire des intérêts industriels de J'avenir; il faut qu'ils s'accoutument à voir dans un effort comme celui qui a créé cette usine, non pas seulement la réalisation d'un intérêt particulier et égoïste, mais le profit commun qu'en tirent la nation et la classe ouvrière. »

« Et par contre, je le rappelle aux représentants de la classe patronale française, à J'heure où ils demandent le grand et magnifique effort de labeur que vous réalisez chaque jour dans ces ateliers, il ne faut pas, lors­que des revendications surgissent, qu'ils y voient simplement J'expression de J'intérêt particulier et égoïste des ouvriers, mais aussi la représentation de J'intérêt d'ensemble de la Société; il faut qu'ils y voient la possibilité du travail et la condition de J'avenir indus­triel cfu pays. Je leur demande, Cama­rades, de faire confiance à J'âme de votre classe, à ses idées, à ses espé­rances et de faire que, chaque jour, un peu plus de liberté, un peu plus de bien-être se réalise pour la classe ouvrière. » (Applaudissements).

« Cette bonne volonté d' entente, cette énergie dans l'effort, je ne vous les demande pas seulement pour la magnifique production industrielle que réaliseront demain, ensemble, la classe ouvrière et le patronat français, je veux vous rappeler que j'ai le devoir de vous les demander tout de suite, d'une manière continue et intense pour la guerre. » (Applaudissements).

« Camarades, il y a, à J'heure actuelle, dans les esprits ouvriers quelquefois un peu d'incertitude. Je sais la propa­gande troublante qui parfois vous atteint. Je devine J'angoisse de J'ou­vrier qui surveille son tour dans la fatigue du soir et suit du regard les copeaux soulevés par J'acier de J'outil, J'angoisse de J'ajusteur qui peine à monter soigneusement sa pièce et qui, peut-être, se dit: « Est-ce bien utile? « Que va-t-il enfin sortir de tout notre « travail? Et combien de temps peine­« rons-nous encore? Est-ce que la « victoire ne se fera pas attendre long­« temps, bien longtemps? » Et je sens bien que quelquefois un peu de doute peut venir altérer la force de vos cœurs. »

« Vous me connaissez, Camarades, je suis de ceux qui veulent, dans tous les domaines, sur tous les terrains, par J'action diplomatique, par J'action socia­liste, chercher à atteindre le plus rapi­dement possible la paix durable, la paix du droit. Mais pour que la paix soit durable, pour que la «Société des Nations ~, garante de paix, puisse s'établir dans le monde, ne sentez-vous pas tous, comme le sentent si vive­ment nos camarades des tranchées, que d'abord, il importe que la victoire militaire soit assurée.» (Vifs applau­dissements).

« Camarades, nous avons salué tout à J'heure la Révolution russe. (Applau­dissements prolongés). La Révolution russe, a eu l'espérance de pouvoir hâter J'heure de la paix; elle a attendu, anxieusement tournée vers Berlin et vers Vienne, la révolution allemande ou autrichienne qui devait apporter à J'Europe la paix avec plus de liberté. La Révolution russe s'est aperçue, au bout de quelques mois, qu'il était indis­pensable pour hâter la destruction du militarisme prussien, de poursuivre J'effort militaire. A cette heure même, c'est Kérensky qui fait appel pour la guerre à toutes les énergies du peuple russe, tandis que Korniloff essaie de grouper toutes les forces militaires de la nation. »

« La grande République américaine, qu'à son tour il faut saluer, avait espéré établir solidement la paix par des moyens de paix; elle s'est aper­çue, elle aussi, que contre la force brutale des empires centraux, il était indispensable de mener la bataille de guerre. »

« Et, nous aussi, nous devons deman­der que la classe ouvrière française, d'un même cœur, d'un même élan, telle que je vois sous mes yeux, comme un symbole, votre foule pressée autour du puissant canon Filloux, continue son labeur énergique, multiplie ses efforts afin que, demain, dans la vic­toire militaire, soit assurée aussi la victoire durable du travail, la victoire économique que vous devez vouloir pour notre liberté. » (Applaudissements répétés).

Une visite non officielle

Quand, dans son discours, Albert Thomas déclarait : «Je sais la propa­gande troublante qui parfois vous atteint", il faisait allusion à la propa­gande pacifiste qui, en cette année 1917, avait pris des proportions impor­tantes.

Cela avait débuté en 1915 quand une minorité syndicaliste, groupée autour de Monatte et Merrheim (8), avait rétabli des contacts internationaux. Au même moment, une première opposition s'était manifestée dans le parti socia­liste. Dès septembre 1915, une ren­contre entre Allemands et Français avait eu lieu à Zimmerwald (Suisse) dont la conclusion fut un manifeste qui réclamait une paix sans annexion ni indemnité, et la constitution d'un comité de liaison entre les différents partis des pays belligérants. En avril 1916, nouvelle rencontre, cette fois-ci à Kienthal (Suisse) avec, du côté fran­çais, les députés socialistes Blanc, Brizon et Raffin Dugens. Là, les délé­gués se prononcent pour une paix immédiate sans annexion ni indemnité, prônent la démission des ministres socialistes et le refus des crédits militaires.

Au Congrès du parti socialiste de décembre 1916, la minorité est battue de justesse et c'est seulement par 1 637 mandats contre 1 371 qu'Albert Thomas est autorisé à rester au gou­vernement. Cependant, avec la révo­lution russe et les manifestations de 1917, les minoritaires gagnent du ter­rain rendant impossible le maintien de toute participation ministérielle, Aussi quand le 12 septembre, à la suite de la démission de Ribot, Paul Painlevé constitue le nouveau gouvernement, les socialistes en sont absents. Albert Thomas retrouve son siège de député, onze jours seulement après sa visite aux usines Renault.

Redevenu militant socialiste, Albert Thomas, toujours préoccupé d'un contact avec la classe ouvrière, va expliquer son activité ministérielle auprès des syndiqués. Fin septembre, il est de nouveau à Billancourt et retrouve les militants et délégués des Usines. A ses côtés, le député socia­liste Marcel Cachin qui, bientôt, rejoin­dra les minoritaires. En face de lui, Pérégaux de la fédération de la Métal­lurgie, Michelet et Mme Clergeot, délégués d'atelier entourés de leurs camarades.

A en juger par les échos qui nous sont parvenus, cette réunion fut assez houleuse. Il est vrai que les ouvriers de 1917 ne sont plus ceux de 1914.

Ils ont derrière eux trois années de dur travail. Des journées intermina­bles, des semaines sans repos, des conditions de travail difficiles et des salaires qu'ils jugent insuffisants. Et cette guerre qui n'en finit pas. Ils ont salué avec enthousiasme la révolution russe de Février, pour eux annon­ciatrice de la paix. Dans la bataille de de la production qu'ils ont menée et gagnée, ils s'estiment dupés puisque leurs difficultés loin de cesser se sont encore aggravées. Ils vont donc demander des précisions à ceux qui prétendent les représenter.

Cachin, dans un exposé introductif, rap­pelle qu'il avait demandé aux syndicats de collaborer avec les ministres et députés socialistes, seule façon à son avis de rendre efficace l'action de ces derniers. Si donc tout n'est pas pour le mieux, la faute en incombe en grande partie aux syndiqués eux-mêmes.

Pérégaux qui lui succède n'est pas de cet avis. Il re.'proche vivement à Albert Thomas « d'avoir été accablé par toute J'oppression patronale et capitaliste dans ses actes ministériels" et de n'avoir pas su ou pas pu s'en délivrer. Il critique notamment la circulaire du 11 juillet 1915 instituant les contrôleurs de la main-d'œuvre et dont l'application fut si discrète que les ouvriers igno­raient même le nom de celui auquel il devait s'adresser dans le cas de contestation. Quant aux délégations d'ateliers, pourquoi les avoir créées dans les seules usines d'armement? Il aurait fallu une loi pour les rendre obligatoires dans toutes les entre­prises.

La déléguée Clergeot, quant à elle, s'indigne que les salaires féminins soient toujours inférieurs aux salaires masculins. Dans ce domaine, Albert Thomas a été plus restrictif que son homologue britannique Lloyd George qui n'a pas craint, lui, de proclamer le principe "à travail égal salaire égal. "

Dans son exposé Albert Thomas va donc s'attacher à répondre aux diffé­rentes questions posées. Sur la cir­culaire d'abord :

« Le camarade Pérégaux, a dit: «l'ai " lu la belle circulaire du Il juillet " 1915" et, comme s'il avait peur que je ne J'aie pas tout de suite reconnue, un camarade a crié dans la salle : « C'est Albert Thomas! "

"Je J'avais reconnue moi-même et j'avais bien remarqué que c'était à la grande circulaire principe de juillet 1915 que notre camarade de J'organisation fédérative, se reportait. Oh ! je me sou­viens de la circulaire; je sais dans quelles conditions, après quelles dis­cussions, nous avons été amenés à la prendre et, si elle peut paraître une circulaire bien anodine et bien Simple aujourd'hui, je suis bien amené, en rappelant mes souvenirs, à constater qu'il n'avait pas été si commode que cela de la prendre. "

Et pour répondre à Pérégaux qui avait dit que c'est par hasard qu'il avait appris le nom du contrôleur de la main­d'œuvre, Albert Thomas pose la question:

" Comment se fait-il que, pendant deux années, ils ne se soient pas souciés, eux responsables de leurs organisa­tions, eux chargés de défendre les intérêts de tous les camarades ouvriers, de savair où ils pouvaient s'adresser, de savoir comment ils pou­vaient intervenir, et je retrouve là préci­sément ce concours permanent et quo­tidien que nous sommes, les camarades députés et moi-même, en droit de récla­mer aux camarades ouvriers, aux cama7 rades syndiqués, pour qu'une collabo­ration utile et efficace permette tous les jours d'intervenir pour le bien des intérêts ouvriers? »

Quant au problème posé par Clergeot, Albert Thomas expose sa manière de voir « avec une entière sincérité même s'il doit encourir quelques critiques". « On m'a opposé, dit-il, les formules des circulaires anglaises. Eh bien, je dirai à nos camarades : «Méfiez-vous « quelquefois des circulaires anglaises,

car lorsqu'on va en Angleterre, lors­« qu'on prend, ou la réquisition des " mines, ou la réquisition des chemins « de fer, et que J'on voit, par-delà les

formules, la réalité, on s'aperçoit bien

souvent que si le principe est excel­« lemment proclamé, les réalités ne « sont pas toujours conformes au prin­« cipe. Cela arrive aussi en France; « mais en Angleterre c'est courant. "

« On a donc opposé la circulaire de Lloyd George proclamant le principe "à travail égal salaire égal», aux cir­culaires, plus compliquées peut-être. plus restrictives, que j'ai dû envoyer en France. "

« Mais. Camarades, lorsque nous pos­séderons un régime où les conditions morales -et ce sera, je pense, le régime socialiste -interviendront pour

régler la rétribution du travail, lorsque les considérations ou de famille, ou de fait, ou de contribution quelconque à l'effort de la société pourront être invoquées, peut-être envisagera-t-on de payer uniformément les hommes et les femmes. Mais, tant que l'on vivra sous un régime qui est un régime capi­taliste, que nous le voulions ou non, lorsque nous invoquerons les condi­tions d'égalité dans le travail, presque fatalement c'est à une question d'éga­lité de rendement qu'on se trouvera ramené, et chaque fois que j'interve­nais auprès des industriels pour dire, par exemple : «cette femme que vous « payez à la journée à côté de tel « homme et qui accomplit le même « travail que cet homme, pourquoi « n'est-elle pas payée de la même manière?" Et alors le directeur de l'usine me répondait: «Mais pardon, « son travail dans cet atelier est irré­« gulier; à certaines heures je suis « amené à demander à tels ou tels « manœuvres de faire tel travail de « force que je ne peux pas demander « à une femme de faire; dans quelles « conditions vais-je me trouver placé, « si je les paye de la même manière? «A travail égal salaire égal, mais « nécessité de considérer ce que peut « être l'égalité du travail. "

Et Albert Thomas ajoute

« Avant de critiquer ou de condam­ner un homme sur des formules, je demande qu'on voit les réalités. Et puis, sans vouloir s'attarder trop long­temps à ces critiques ou à ce sujet, il est un point sur lequel je me permet­trai d'attirer l'attention de tous. Ce n'est certes pas -je ne veux pas enfler notre œuvre, je ne veux pas bluffer à ma manière -mais je dis que ce n'est certes pas une grande révo­lution que d'avoir établi en France un régime normal de salaire, au moins pour les usines de guerre; mais je suis en droit de dire qu'en janvier 1917, c'est presqu'une révolution qui s'est trouvée, à la faveur de la guerre, introduite dans le régime des salaires. Au lieu de la discussion directe entre ouvriers et patrons, au lieu du règle­ment où les ouvriers pouvaient se trou­ver lésés, il a été décidé alors que des tarifs d'ensemble, que des barêmes seraient établis, et l'on peut discuter sur les chiffres, et votre bataille à vous doit être précisément de porter sur les chiffres et d'en démontrer /'insuffisance, l'inefficacité. Mais je dis que c'est quelque chose d'énorme que d'avoir aujourd'hui en France plus de 83 tarifs de salaires prescrits pour

des reglons entières, que d'avoir un règlement qui établit sur quelle base la discussion peut être engagée, et le principe est si fort qu'au moment même où l'on vient d'accorder, comme on le faisait hier, d'une manière définitive quelques satisfactions, que vous pou­vez trouver insuffisantes, mais qui représentent déjà pour vous un nou­vel avantage, au moment où l'on vient de décider cette satisfaction, qu'est-ce qu'il y a dans l'accord? 1/ y a dans l'accord qu'au mois d'avril prochain il pourra y avoir lieu à révision, c'est-à­dire que depuis janvier 1917 il a été établi dans ce pays que le salaire des ouvriers devait être en proportion du prix de la vie, de la cherté de la vie; que c'était sur ce terrain que la dis­cussion devait être engagée et qu'au lieu de l'arbitraire d'hier, de l'arbitraire du temps de paix, il y a maintenant des règles que notre prolétariat français peut et doit invoquer pour triompher. "

S'agissant des délégations d'ateliers il précise :

« j'entends bien qu'elle a été établie par voie de circulaire, j'entends bien qu'elle apparait tout à fait inefficace dans certains cas et qu'elle ne répond pas pleinement aux espérances qui se trouvent exprimées dans la résolution de la fédération de la Métallurgie. Je suis le premier à m'en douter; nous en avons discuté; nous avons rappro­ché le texte patronal du texte ouvrier, et j'ai choisi, comme on dit, une cote mal taillée, et ce n'est jamais certes une opération très brillante. Mais il est des cas où l'on ne peut pas faire autrement. Ma situation à ce moment­là, vous allez la comprendre. "

« Au moment où l'on discutait, après ma première circulaire où je recom­mandais les délégations d'ateliers, sur les conditions dans lesquelles les délé­gués devaient être nommés, qu'est-ce que je pouvais faire? Un projet de loi? Vous n'avez pas d'illusion; un projet de loi sur ces matières, déposé par le Gouvernement ou par un député, passé à la Commission du travail, revient ensuite devant la Chambre, est expédié au Sénat, passe à la Com­mission du Sénat, revient peut-être à la Chambre s'il y a des modifications! Mais c'est le cas même que nous vivons aujourd'hui avec la loi sur les bénéfices de guerre que, sous notre pression à nous, groupe socialiste, la Chambre a votée, mais qui se trouve déjà depuis des mois arrêtée au Sénat, et cependant les bénéfices continuent de courir, et la règle n'est pas encore établie. "

« Que pouvais-le faire? Un décret? Ah ! un décret... si j'avais pris des dis­positions qui eussent paru contraires, non seulement à une loi, mais à ce que l'on considérait comme le droit du gouvernement en pareille matière, c'était mon décret -et déjà on me l'avait annoncé -envoyé au Conseil d'État; c'était l'application paralysée, peut-être le décret cassé au bout de quelques semaines ou de quel­ques mois, et l'effort que nous pou­vions faire ensemble abandonné et condamné. "

« Alors qu'ai-je fait? Après avoir dit: « 1/ est urgent, en raison des circons­« tances, d'établir des délégués d'ate­c Iiers, voyons comment les établir.» j'ai pris les patrons, j'ai pris les ouvriers; j'ai fait venir les uns et les autres, pas toujours ensemble, et Pérégaux avant raison de le noter; je me suis heurté à des résistances effroyables. Quand je parlais de mon­trer cela au public, c'était un effroi inimaginable; au Sénat même, M. le Président du Conseil actuel, le 22 juil/et, disait : «Mais il y a un autre « Ministre qui se permet de recevoir « dans son cabinet les pacifistes qui « ont écrit des articles scandaleux avant la guerre", et je me sentais bien visé. Néanmoins, nous continuions de discuter et un jour, car cela il faut le noter, votre patron, M. Louis Renault, a accepté et ça été le premier, de se rencontrer dans mon cabinet avec Michelet, avec Rabot, avec ies autres camarades qui étaient là, ce jour-là, grâce à la complaisance des cama­rades, grâce à leur grand esprit politi­que, car ils savaient bien où la délé­gation pouvait conduire et comment elle pouvait, dans /'intérêt de tous, se développer. Il y a eu un accord qui a été fait, et le lendemain, bien que le règlement patronal eût été déjà publié dans un certain nombre d'usines, c'était le document établi d'un com­mun accord entre délégués et patrons de chez Renault, c'était ce document qui servait de règle dans la région parisienne. »

« Dans-l'organisation industrielle de demain, l'institution des délégués ouvriers peut être une grande chose, une grande possibilité de renouvelle­ment. Les patrons, eux-mêmes, fini­ront par le conprendre car, bien que les choses aient changé bien souvent vous ne vous rendez pas compte vous­mêmes de l'énorme révolution indus­trielle qu'aura été la guerre. Les usines ont poussé de tous côtés, comme des champignons; nous en avons dressé dans tous les coins de France; mais les usines nouvelles ne sont pas les usines d'hier. Matériellement, elles sont des usines modernes, c'est-à-dire que c'en est fait des vieilles méthodes routinières, que c'en est fait du machi­nisme d'autrefois, que c'en est fait de toutes les déplorables organisations du travail qui ont pesé si longtemps sur le prolétariat français. Usines mo­dernes au point de vue matériel, mais aussi forcément usines nouvelles au point de vue moral. Avez-vous réfléchi que dans notre région parisienne, qui était avant J'automobile une région de toute petite industrie mécanique, qui est devenue depuis l'automobile déjà une grande industrie moderne, avez­vous réfléchi que cependant avant la guerre on n'avait pas vu ce phénomène social énorme qu'est l'usine de 22 000 ouvriers que vous représentez aujour­d'hui, et J'usine de' 22 000 ouvriers que vous êtes maintenant comporte une organisation spéciale. Hier, le petit façonnier, le petit mécanicien avait à côté de lui ses compagnons; il les connaissait, il contrôlait le travail lui­même, ayant souvent poussé l'outil.

Mais aujourd'hui le grand patron a beau, comme M. Renault lui-même, savoir ce que c'est qu'un outil, il n'en est pas moins vrai que, quelquefois, il ne peut pas connaÎtre aucun de ses ouvriers, et c'est alors, dans l'atelier même, la nécessité d'une autre orga­nisation, et quand nous nous sommes rencontrés avec Michelet et avec tous les autres camarades, qu'est-ce que nous avons dit? Ayant eu quand même confiance dans ce que pouvaient être demain les destinées de la classe ouvrière, nous avons dit : «Notre rôle « est de créer au point de vue humain « l'usine nouvelle qui doit être éta­blie dans notre région parisienne ". Et Camarades, voilà le rôle: l'usine nou­velle avec ses délégués d'ateliers apportant aujourd'hui les réclamations du travail, les discutant, se bornant, comme le veut la circulaire, en atten­dant la loi, aux questions de salaire, aux questions de travail, ayant la pru­dence d'être par derrière une amicale des délégués, et non pas cette com­mission qui faisait peur à nos patrons comme un soviet russe, ayant la pru­dence de s'entendre au point de vue technique et de laisser au Syndicat lui-même le rôle de représentant des intérêts généraux de la corporation, mais déjà intervenant dans la pratique, dans J'organisation du travail, créant cette organisation nouvelle, que je n'ai pas pu, parce que je n'étais qu'un ministre, créer dans les établissements prives, mais que je me suis fait un devoir de créer dans nos établisse­

ments d'État où nolis avons établi, quelques semaines avant mon départ, la Commission mixte du travail où les directeurs, les ingénieurs, les ouvriers qualifiés et élus par leurs camarades viennent discuter de la réalisation de telle ou telle commande, de la colla­boration de tels ou tels ouvriers, en un mot de J'organisation technique du travail. Voilà l'œuvre des délégués ouvriers d'aujourd'hui, œuvre d'aujour­d'hui, œuvre de demain, et maintenant si nous parvenons à créer dans la région parisienne et dans toute la France les usines modernes organisées selon les nécessités modernes du tra­vail, si nous parvenons à les créer, oh! alors nous aurons un prolétariat français organisé et conscient, agissant et capable de tenir dans l'État et dans la société le grand rôle qui lui sera dévolu. "

Puis, évoquant la Révolution russe, il rappelle qu'il a assisté avec Cachin à ce phénomène inouï « d'un peuple de 130 millions de travailleurs qui accla­mait la révolution comme étant la régé­nération du monde ... que c'était la fin de tous les maux, de toutes les misères d'hier, que la liberté pouvait régner dans son pays et que l'humanité éclairée allait répandre partout la révolution ".

« Malheureusement, dép 10 r e AI b e rt Thomas, la révolution n'est pas capa­ble de tenir son rang, de gouverner,

(1)

Le sé.iour d'Albert Thomas en Russie se poursuivit .iuQu'en .iuin. Sa mission était surtout d'inciter. au nom du aouvernement francais. l'alliée russe à reprendre les combats. ce Que Kérensk'J/ fit début iuillet.

(2)

A la suite d'une discussion du Conseil des Ministres. Malv'J/. ministre de l'Intérieur. persuada le aouvernement Qu'il 'li aurait un aeste éléaant à ne pas appliQuer le carnet B sur leQuel était inscrits tous les antimilitaristes Qualifiés danaereux Qui devaient être arrêtés et mis hors d'état de nuire en cas de mobilisation. Siana­Ions. '/Jour la petite histoire. aue '/Jarmi les noms inscrits au carnet B de la réaion parisienne fiaurait celUi de Pierre Laval.

(3)

Fonds Albert Thomas (Archives Natio­nales).

BIBLIOGRAPHIE

Fonds Albert Thomas (Archives nationales). Les Cahiers de l'histoire (juin 1967). André Philip « Les socialistes. (Le Seuil).

Jean Bruhat/Marc Piolot, «Esquisse d'une histoire de la C.G.T.•.

de s'imposer... demain la famine sera répandue dans le nord de la Russie, les transports seront arrêtés et alors les classes bourgeOises du pays diront: « il vaut mieux l'Allemand, car «l'Allemand est le sauveur. "

Et pourquoi en est-on arrivé là en Russie: «Parce que, dit Albert Thomas, la Révolution russe est arrivée à un moment où la classe ouvrière n'avait pas cette organisation si nécessaire si elle veut agir, dominer et triom­pher". C'est donc «par l'effort quo­tidien, par l'action modeste des délé­gués d'ateliers, c'est par l'action plus modeste encore de tous ceux qui vont se syndiquer et qui, éduqués, instruits, organisés auront le souci de la produc­tion nationale en même temps que de l'avenir de leur classe» que le pays connaîtra une paix durable et que la classe ouvrière exercera «le grand rôle directeur qui lui revient ".

Ce sont sur ces paroles de confiance dans l'avenir que conclut Albert Thomas. On sait que l'institution des délégués d'ateliers ne survécut pas et qu'elle disparut dès 1918. Mais il n'en reste pas moins que dans son action, qu'il poursuivit d'ailleurs au Bureau international du travail de 1920 jusqu'à sa mort en 1932, Albert Thomas, cet idéaliste,. resta toujours fidèle au choix qu'encore adolescent il avait fait.

Gilbert HATRY

(4)

Voir : «La arève du chronométraae» (Bulletin no 3. '/JaQe 73).

(5)

Les barraaes furent à l'oriaine de «l'af­faire des rues Renault» aui éclata en 1920. dont nous aurons l'occasion de '/Jarler.

(6)

Voir : «La catastrophe du 13 iuin 1917» (Bulletin no 2. paae 33).

(7)

Attaché militaire de Russie. il se rallia par la suite à la révolution bolchéviste d'octobre 1917. réintéara son pa'J/s et ter­mina sa vie aénéral de l'Union soviétiQue.

(8)

Pierre Monatte. co-fondateur de la revue «La Vie ouvrière» en 1909. Alphonse Merrheim. un des secrétaires de la Fédé­rations des Métaux.

ET SOURCES

Paul Mantoux et Fernand Maurette, « Albert

Thomas '.

« Albert Thomas vivant. (Genève 1955).

«Visite du ministre de l'Armement aux usines

Renault le 1" septembre 1917., brochure publiée

par la Direction des usines Renault.