02 - Histoire de la Dauphine (suite 8)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Histoire de la Dauphine (suite 8)

A la demande de M. Picard qui, pour l'histoire de la Dau­phine, souhaitait avoir le témoignage de l'un des acteurs de la tragédie américaine dont cette voiture était" l'héroïne", j'ai accepté de rassembler quelques souvenirs et impressions de mon bref passage aux États-Unis.

En effet, bien des choses ont été écrites pour expliquer la débâ­cle et les pertes financières qui résultèrent de " l'expérience américaine", chacun tentant d'en rejeter sur un autre les res­ponsabilités. Avec le temps les souvenirs ont pris des formes surréalistes que les journalistes n'ont pas toujours su interpré­ter. Mais ma contribution à cette histoire ne sera ni un règle­ment de comptes, comme certains l'ont fait (1), ni une justifi­cation de mon action sur place; mon ambition serait seule­ment, sur la base des faits, de tenter de rétablir une certaine vérité.

J'étais directeur des relations extérieures de la Régie, et donc collaborateur direct du président, lorsque celui-ci rite demanda si j'accepterais d'aller à New York pour remplacer à la fois M. Meilhan, président de Renault Inc. mais résidant à Paris, et M. Valode, le directeur général sur place. M. Dreyfus était en effet inquiet de la situation locale et sentait intuitive­ment qu'il y avait danger.

L'ambiance à Billancourt

Certes, son secrétaire général, responsable des affaires améri­caines qui avait des relations directes avec la direction générale de New York, recevait des rapports encourageants; il allait fréquemment sur place pour prendre des contacts et faire le point, mais la direction de l'exportation n'était plus devenue que l'instrument et non l'inspirateur de la politique améri­caine; le contrôle, les prévisions et les résultats étaient entre les mains d'un petit nombre de personnes qui agissaient ensemble et ne communiquaient que leurs conclusions.

Or, à l'époque, en septembre 1959, les expéditions et les ventes de Dauphine aux États-Unis avaient atteint des chiffres consi­dérables dépassant même, dans ce même mois, ceux de Volks­wagen qui était considéré comme le champion ; le poids des fabrications des Dauphine destinées aux États-Unis avec, il faut le rappeler, des spécifications très particulières, devenait de plus en plus important dans les programmes de l'usine.

Tout accroc, ralentissement ou même recul, risquait de poser des problèmes considérables dans les fabrications qui, il faut bien le dire, à cette époque manquaient singulièrement de sou­plesse; la rigidité, d'autre part, des horaires et des effectifs imposait un rythme de production stable et toute augmenta­tion ou réduction de production devait être prévue plusieurs mois à l'avance.

Paradoxalement, alors que l'euphorie régnait en ce qui concerne la " conquête" du marché américain -M. Hardt, directeur de Renault à Londres, avait envoyé à Renault Inc. un télégramme enthousiaste de félicitations pour avoir " battu" Volkswagen dans les immatriculations de septembre, ce qui était significatif -, les inquiétudes se faisaient jour chez certains directeurs de la Régie qui considéraient qu'en donnant une importance tout à fait prioritaire et exceptionnelle aux États-Unis devenant et de loin le marché étranger le plus gros, il y avait un risque. Les spécialistes savaient que les ventes d'automobiles dans ce pays subissent des variations extrême­ment sensibles d'une année sur l'autre portant, par exemple, sur plusieurs millions d'unités. La Régie n'était pas structurée pour subir des" coups d'accordéon" alors que les firmes amé­ricaines s'adaptaient aussi bien aux retournements en baisse de la conjoncture qu'aux hausses rapides.

Les budgets de ces entreprises étaient basés sur l'utilisation à 70 % de leur capacité de production -break-even point ­permettant un bénéfice minimum avec un emploi également minimum et des possibilités de variation, grâce à une grande flexibilité de la main-d'œuvre. Ce sont les syndicats qui dési­gnaient le personnel licencié en cas de réduction des pro­grammes, en descendant eux-même dans les ateliers pour pré­venir leurs collègues.

Mais cette technique était ignorée à la Régie et lorsque, après plusieurs contacts approfondis avec des entreprises améri­caines, j'ai fait un compte rendu au président Dreyfus, il était assez surpris !

Par ailleurs, les prévisions de ventes aux États-Unis, faites par un service indépendant, dont le directeur venait des Charbon­nages de France, étaient particulièrement optimistes et fixaient pour les années à venir un objectif de 200 000, ce qui avait de quoi inquiéter tout le monde, la production totale de la Régie étant alors de 458 000 unités.

Telle était l'ambiance lorsque je donnai mon accord pour abandonner mes fonctions de directeur des relations extérieures et être chargé de Renault Inc. ; cela dut poser quelques pro­blèmes, d'une part à M. Meilhan qui avait d'excellents rap­ports avec les banquiers locaux, d'autre part au secrétaire général qui considérait les U.S.A. comme son domaine réservé. Par contre, la direction de l'exportation retrouvait une grande partie de sa compétence puisqu'il était convenu qu'elle rede­viendrait active dans ce pays, comme elle l'était dans les autres. A New York les réactions ont dû, sans doute, être plus violentes puisque la direction dans son ensemble comptait sur

M. Vernier-Palliez pour appuyer ses actions et sa politique. Change-t-on de responsable après la progression spectaculaire de 1958 et 1959 ?

Il régnait autour de cette affaire une sorte de secret mystérieux qui empêchait de comprendre ou même de savoir un certain nombre de choses essentielles. Il fallait donc percer la gangue qui l'entourait; mais malgré plusieurs voyages à New York, seul ou accompagné par différents directeurs, je ne parvenais pas facilement à rassembler les informations qui m'étaient indispensables pour juger la situation. C'est d'ailleurs l'un de mes grands regrets que de n'avoir pas, avant d'accepter le poste de président, fait" un état des lieux" complet. Sans doute le président de la Régie n'aurait-il pas apprécié cette condition, et c'est probablement la raison pour laquelle je ne l'ai pas exi­gée, mais la situation aurait été plus claire, même au" risque" de mettre en lumière, confidentiellement, la réalité peu appé­tissante 1 .

Il faut souligner, d'autre part, que la position du directeur de Renault Inc., qui savait qu'il allait partir, et aussi de ses princi­paux collaborateurs mis dan~ la confidence, n'était pas confor­table et nuisait à la marche de la société. Il y avait alors trop de pouvoirs parallèles et concurrents.

En février 1960, le secrétaire général de la Régie fit un bref voyage sur place et conclut que la situation n'était pas telle­ment grave et qu'il fallait seulement prévoir une réduction des ventes de 1 000 par mois par rapport aux programmes.

Nomination d'un nouveau président

Ce n'est en fait qu'en mars 1960, au cours d'une mission avec

M. Maison, directeur adjoint de l'exportation, que nous déci­dâmes de forcer les choses. Un vendredi soir, juste au moment oû le personnel partait, nous avons demandé l'ensemble des documents comptables' qui concernaient les stocks, les engage­ments et les paiements des distributeurs. Nous voulions faire le point exact des dettes et créances et connaître la réalité. Notre requête fut accueillie avec surprise, m,ais nous partîmes avec la Frégate, la seule qui circulait aux Etats-Unis, avec tous les documents utiles et nous passâmes le week-end aux environs de New York à éplucher les comptes.

Il y avait, en fait, 45 000 voitures en stock chez les distributeurs qui devaient 27 millions de dollars à Renault Ine., ce que per­sonne ne semblait savoir à Billancourt; en outre, nous décou­vrîmes que certaines Dauphine avaient été vendues bien qu'elles n'eussent pas encore été payées, ce qui était un délit. Dans l'ensemble la situation nous parut alors beaucoup plus grave à première vue, compte tenu également de l'évolution du marché de l'automobile en général et des immatriculations de Dauphine en particulier.

D'ailleurs le directeur de Renault Inc., M. Valode, avait des problèmes de trésorerie et obtenait du conseil d'administration en mai 1960 -sans prévenir le président de la réunion ­l'autorisation d'emprunter 3 000 000 de dollars à la First National City Bank, sans en informer Billancourt. Cette procé­dure fut vivement contestée, dès que j'en eus connaissance, auprès de M. Valode et des conseillers juridiques Coudert Brothers, secrétaires du conseil. Encore une preuve d'indépen­dance sans contrôle!

L'ambiance à New York

Je voudrais, tout ,d'abord, décrire l'ambiance dans laquelle je me trouvais aux Etats-Unis. Certes, je connaissais déjà un peu le pays puisque j'en avait fait le tour par le train en 1950 en " cornaquant " une mission européenne d'assistance technique d'une soixantaine de personnes, organisée par l'Organisation européenne de coopération économique, et comptant 15 natio­nalités différentes, pour étudier les problèmes de la chaîne du froid: recherches, études, développement, congélation, entre­pôts frigorifiques, transports, fabrication des matériels (com­presseurs, armoires frigorifiques, distribution, etc.). J'avais rencontré, en France, un grand nombre d'Américains et tra­vaillé avec quelques-uns et je m'exprimais relativement cou­ramment en anglais.

Toutefois, résider à New York, vivre avec les autochtones, s'habituer au rythme de vie, subir le climat avec ses excès: cha­leur torride l'été avec l'humidité, froid polaire l'hiver avec ses mètres de neige en ville qui interdisent la circulation, entrai­nent la fermeture des écoles et des aéroports, et arrêtent l'acti­vité économique, c'était une autre affaire. De plus, diriger une société où 90 % du personnel était américain, comportait des aspects parfois inattendus car très différents de ce qui se passe en France.

Enfin le fait que Renault Inc. soit naturellement présent direc­tement ou indirectement sur la totalité du territoire avait pour conséquence la nécessité d'une disponibilité quasi permanente, en raison des décalages horaires, d'autant que la direction de Paris, elle-même, multipliait les contacts par téléphone. A cette époque -j'ignore si un changement est intervenu dans ce domaine, mais je l'espère -, la formation du personnel destiné à s'expatrier ou à venir contrôler les filiales étrangères n'était pas adaptée aux nécessités locales; et les personnes qui débar­quaient sans préparation spéciale devaient être, progressive­ment et à tous les niveaux, soumis sur place à une période

d'adaptation physique, intellectuelle et technique.

La charge de président imposait, en outre, une rapidité de décision toute particulière et des réactions immédiates. Je vou­drais en donner quelques exemples vécus. Mi-septembre 1960, j'attends mes enfants venant de Paris qui sont inscrits au Lycée français de New York pour l'année scolaire. Je suis au bureau d'Air France à l'aéroport d'Idlewild (devenu Kennedy Airport). Un coup de téléphone du bureau: un cyclone est annoncé sur La Nouvelle-Orléans; il y a 1 500 véhicules en stock sur une aire de sable au-dessous du niveau de la mer. Faut-il prendre des dispositions pour transférer le stock? coùt 25 $ par voiture par des" conducteurs" noirs (qui, en général, ne connaissent pas les changements de vitesses non automati­ques). Décision urgente; dans l'affirmative il faut commencer instantanément et travailler la nuit. En admettant que la tota­lité des véhicules puisse être transférée, la surcharge budgétaire était très importante et pèserait sur l'exploitation déjà en désé­quilibre : 37 000 $ minimum, mais la valeur des stocks était naturellement très supérieure et les conditions de l'assurance qui les couvrait n'étaient peut-être pas suffisantes pour garan­tir leur valeur en cas de destruction 1

Je décidai donc de donner mon accord pour l'opération de sau­vetage ; de toutes façons le délai prévu pour le passage du cyclone ne permettrait sans doute pas de terminer l'opération en temps utile. Les mesures furent immédiatement prises sur place ; environ la moitié des Dauphine fut transférée avant que nous ne soyons informés que le cyclone avait modifié son trajet et ne passerait pas au-dessus des stocks.

L'état des stocks

Puisque nous évoquons l'importance des véhicules en attente de vente chez les distributeurs ou les ex-distributeurs qui avaient " cédé" leur représentation à Renault Inc., il est nécessaire de faire un petit tableau de leur état. A La Nouvelle-Orléans, en particulier, leur aspect était déplorable, reposant sur du sable, mal rangées, subissant les effets d'un cli­mat rigoureux en raison d'un soleil particulièrement dur et des températures élevées, les véhicules étaient en partie incom­plets. Ils avaient été " cannibalisés " pour obtenir -à bon compte -des pièces de rechange; ici il manquait une por­tière, là des phares, ailleurs un siège ou une roue de secours. Le spectacle était désolant; de plus, cette inspection, dirigée par un responsable local, dérangeait les serpents à sonnette qu'il fallait éloigner en tapant dans les mains 1 A Billancourt on était loin de se douter d'un tel désastre. En Virginie, les voitures étaient entreposées dans une aire plus luxuriante, à tel point

Stockage des Dauphine à Houston.

que lorsque M. Rémiot fils procéda à une visite, il put prendre des photos extrêmement significatives : la végétation avait envahi l'intérieur des Dauphine et nombreuses étaient celles qui n'étaient pratiquement plus récupérables 1

Ces conditions de stockage comportaient d'autres risques: au Nord des États-Unis le froid avait des conséquences sur certains accessoires en plastique, le volant par exemple, qui éclatait ­comme chez les clients d'ailleurs qui s'en plaignaient amère­ment: ils ne pouvaient plus conduire 1 Dans le sud, au contraire, à Houston, la chaleur faisait gonfler la mousse du tableau de bord et éclater le plastique qui l'entourait, dégageant une odeur désagréable. Tout cela sans parler des pneumatiques qui se fendillaient au soleil et les flancs blancs particulièrement sensibles à la forte lumière. Heureusement les fabricants de pneumatiques acceptèrent de participer à leur remplacement.

Mais d'autres" aventures ", inattendues également, survin­rent, plus dramatiques et plus onéreuses, provoquées par les humeurs du ciel américain que les dirigeants de Renault Inc. et encore plus ceux de Paris avaient négligées lorsqu'il s'agissait du choix des emplacements de stockage. Car trouver des aires de stationnement pour 45 000 voitures à 25 m2 chacune repré­sente une superficie globale énorme, répartie il est vrai entre les différents distributeurs, succursales de Renault Inc. comprises. Il fallait trouver des terrains proches des villes, plats, accessibles et permettant une surveillance permanente, protégés de l'extérieur et facilitant l'entretien.

Les inondations

Certes les voitures arrivaient maintenant protégées d'une façon plus efficace, non seulement pour limiter les détériorations classiques lors du transport maritime, mais pour pouvoir sup­porter une longue immobilisation, ceci malgré les protestations émises quant au coût de ces protections qui s'ajoutait aux opé­rations de préparation avant livraison aux distributeurs. Mais il n'en restait pas moins que les voitures souffraient des intem­péries. Deux catastrophes survinrent, l'une près de Houston où environ 800 voitures étaient entreposées, en plein air, sur une surface plane, entourée de fossés. Une pluie torrentielle vint

.. Décoconnage " des Dauphine.

inonder le terrain; les fossés, qui n'avaient pas été curés, débordèrent et l'eau envahit les voitures jusqu'à mi-hauteur, c'est dire que l'intérieur de la carrosserie et une partie de la mécanique étaient inondés. Heureusement, les assurances avaient été dans ce cas bien faites, mais il fallut des mois de dis­cussion avec les compagnies d'assurances pour obtenir les indemnités correspondant au sinistre avec une belle bataille d'avocats. Entre-temps des dispositions avaient été prises pour remettre en état les véhicules, ce qui posait d'énormes pro­blèmes techniques et pratiques avec, compte tenu de l'éloigne­ment, la diversité des réparations à faire, l'approvisionnement en pièces, etc., problèmes qui s'ajoutaient naturellement à ceux de tous les jours.

Une autre catastrophe du même genre, mais cette fois à New York, fut provoquée par une sorte de raz-de-marée. Il y avait sur le port 4 500 voitures Renault, sans compter les véhicules d'autres marques européennes, qui furent balayées par des vagues qui débordaient sur les quais. Les véhicules en attente de livraison furent très sérieusement atteints, un désastre impossible à réparer sur place. Les compagnies d'assurances acceptèrent, là aussi, de participer aux frais de reconditionne­ment après des négociations pénibles, sur la base des coûts de remise en état en Belgique à l'usine de Haren d'où elles venaient. Expertises, contre-expertises, discussions, devis, etc., pertes de temps et d'argent et stupeur de Billancourt qui, cependant, mit sur pied rapidement une chaîne spéciale à Haren, ce qui donnait à cette usine une activité partiellement compensatrice de la diminution de production due à la réduc­tion des expéditions aux États-Unis. L'un des reproches qui furent faits à cette occasion était que toutes les voitures retour­nées d'où elles venaient étaient noires, la couleur commandée de préférence par Renault Inc.

Finalement ce stock, remis à neuf, fut écoulé en Europe, mais ce fut là une expérience inattendue avec tout ce qu'elle comportait de complexité dans ses aspects techniques, juri­diques, douaniers et de dépenses.

Les Estafette

Puisque nous parlons de stocks, il faut aussi évoquer le cas des Estafette que je trouvai rassemblées à mon arrivée à New York, sauf quelques unités déjà vendues à des distributeurs. Ce véhi­cule, de bonne allure et de qualité, correspondait sans doute à un besoin sur le marché américain, en principe, car il n'existait pratiquement pas d'équivalent local, mais les études préalables sur l'homologation n'avaient pas été faites convenablement et, lorsqu'il s'agit d'obtenir les certificats de mise en circulation, les difficultés commencèrent, 1 200 Estafette étant déjà arri­vées. Les autorités américaines observèrent que le freinage n'était pas conforme aux normes, au freinage à vide, l'arrière du véhicule se soulevait, en outre, sa vitesse était insuffisante chargée pour circuler sur les autoroutes où il existe une limite inférieure de vitesse et l'expérience prouvait que la police fai­sait sortir des Park Way les Estafette qui étaient incapables de " suivre le train ", ce qui sur le plan commercial était désas­treux. Après modifications et discussions, il s'avéra que l'homo­logation ne pouvait être obtenue des différents bureaux qui, dans les divers États, étaient chargés du contrôle.

Il fallut donc, là aussi, réembarquer le stock de New York, qui avait souffert d'une attente relativement longue: rouille, pein­ture abîmée, pneus, etc. Une fois remises en état, ces camion­nettes furent vendues en France. Mais, là encore, faute d'études préalables sérieuses, des sommes énormes avaient été perdues. Toutes ces erreurs de base avaient été commises avant mon arrivée; je n'en avais aucune idée et je pris les mesures d'urgence pour limiter les dégâts mais les pertes apparurent donc alors que j'étais en fonctions.

Réactions de Billancourt

Les réactions à Billancourt ne se firent pas attendre: on n'avait jamais vu une administration refuser l'homologation d'un véhi­cule, c'était du protectionnisme, de même que toutes ces exigences techniques d'adaptation des véhicules courants, et la direction de New York était incapable de convaincre,

disàit-on.

On n'avait jamais vu un retour aussi massif de véhicules ­

noirs -, la direction de New York profitait des circonstances

pour se débarrasser des véhicules qu'elle ne savait pas vendre.

On n'avait jamais dépensé autant d'argent pour des résultats

aussi médiocres et des risques aussi élevés; ce n'était pas dans

les règles habituelles de la maison.

A'nsi le prestige toujours croissant de la Régie Renault, depuis sa création, malgré l'absence de bénéfices annuels, était atteint gravement, le moral du personnel chavirait, le mécontente­ment grandissait en attendant que des mesures soient prises qui porteraient sans doute atteinte à l'équilibre de l'entreprise.

Néanmoins la situation fut analysée sous tous ses aspects et des décisions furent prises pour parer au plus grave, c'est-à-dire réduire la production et les effectifs, mais dans des délais rela­tivement longs compte tenu des" règles" de programmation qui manquaient de souplesse: les licenciements n'eurent lieu en effet qu'en octobre alors que des licenciements en juin eussent été moins graves dans leur conséquences.

Mais la question que tout le monde se posait était: " Comment a-t-on pu en arriver là? ". Le président, lui-même, ne compre­nait pas comment il avait pu admettre de laisser sans contrôle la situation et être si mal informé.

Je vais tenter de donner quelques réponses en évoquant les conditions de fonctionnement de Renault Inc., la politique commerciale, les relations avec les distributeurs, leur finance­ment et les problèmes techniques.

Pourquoi cette situation ?

L'affaire avait grandi très vite, l'exemple de Volkswagen inci­tant certains dirigeants de la Régie à vouloir montrer que Renault pouvait faire au moins aussi bien: environ 4 000 voi­tures expédiées en 1956, 34 000 en 1957, 61 900 en 1958, 118 051 en 1959 !

Pour absorber dans un territoire aussi vaste que les États-Unis une telle progression, il fallait évidemment un réseau primaire et secondaire bien étoffé et solide. Robert Lamaison puis Valode s'employèrent à construire une organisation capable de trouver des clients, d'entretenir les véhicules et d'assurer ainsi, sur tout le territoire, une présence continue et fiable, tout en essayant de ne pas perdre d'argent, si possible.

En fait, en 1959, le réseau existait, la formule adoptée consis­tait à utiliser les services de distributeurs qui, sur un territoire donné, plus ou moins vaste, se chargeaient de recruter des agents exclusifs, de préférence, et capables d'assurer l'écoule­ment et l'entretien des Dauphine.

Ces distributeurs qui, en principe, devaient financer leurs achats et faire des crédits éventuellement à leurs " dealers " étaient contrôlés par Renault Inc. qui apportait un soutien logistique important: formation du personnel, après-vente, publicité, etc. Ils étaient puissants et c'était d'eux que dépen­dait le niveau des ventes. Renault Inc. ne pouvait naturelle­ment pas assurer elle-même l'ensemble de la distribution par le moyen de succursales qui auraient dû trouver le personnel et surtout les moyens de financement nécessaires à l'importation. Mais en fait Renault Inc. avait accordé des crédits fort élevés, garantis par les stocks, sans que, apparemment, Billancourt soit informé. Ces crédits atteignaient de 65 à 95 % de la valeur des stocks suivant les distributeurs.

Certains de ces distributeurs avaient avec Renault des liens relativement anciens; par exemple, John Green qui était ins­tallé sur la côte Ouest. Il avait vendu quelques 4 CV qui, à l'époque, étaient considérées plutôt comme un jouet. D'ailleurs lorsque M. Lefaucheux était un jour dans un aéroport améri­cain et qu'il avait dit qu'il était le président de Renault, on lui avait répondu: " Le champagne! " ; la marque n'était donc pas connue sauf très localement.

Mais lorsque le marché des petites voitures, grâce à Volkswa­gen, devint très important et qu'il fut connu que distributeurs et agents gagnaient beaucoup d'argent, les appétits d'hommes " d'affaires ", pas forcément spécialisés dans le marché de l'automobile, se manifestèrent. Ce réseau de distributeurs avec ses propres moyens recruta des agents. Tout ceci représentait un travail considérable pour Renault Inc. qui fit face avec enthousiasme et dévouement et qui était poussé par" Billan­court" pour faire toujours plus, sans considérer l'environne­ment plutôt maussade.

Pendant plusieurs mois, la tendance du marché, la mode des petites voitures et la nouveauté soutinrent les ventes, les " compacts" qui pouvaient constituer une réponse aux impor­tations de voitures européennes n'étaient pas encore construites et donc tout semblait donner raison à ceux qui voulaient" fon­cer ". La progression constante de Volkswagen les stimulait dans leur politique. Toutefois, les distributeurs avaient fait des prévisions de ventes beaucoup moins optimistes et avaient mis en garde la direction générale de Renault Inc. contre ses objec­tifs excessifs.

Cependant les dirigeants de Renault Inc. étaient conscients du risque de concurrence des voitures" compacts". M. Valode avait évoqué fréquemment cette hypothèse avec M. Hanon qui, en mai 1960, estimait" que Ford ou General Motors étaient en mesure de sortir un véhicule de 1 500 livres à un prix maximum de 1 725 $, permettant un bénéfice normal pour une vente de 100 000 à 120 000 unités par an ". Compte tenu de la puissance de ces deux firmes, le danger était grand puis­que le prix de vente de la Dauphine était peu inférieur à ces données.

La pression du réseau

Dès que les premières difficultés se firent sentir, les distribu­teurs et leurs agents commencèrent à faire pression sur l'orga­nisation Renault pour obtenir divers avantages supplémen­taires destinés, disaient-ils, à compenser les frais commerciaux, publicitaires ou autres, qu'ils devaient assumer pour garder une clientèle pas toujours satisfaite et qui était tentée par la concurrence.

J'ai gardé un souvenir précis et pénible d'une de ces actions

concertées à l'occasion d'une réunion du réseau en Californie,

à une époque où les affaires commençaient nettement à décli­

ner et où le prix des Dauphine d'occasion avait considérable­

ment baissé.

Ce contact avec environ 80 dealers avait été organisé, comme

d'habitude, par la direction commerciale de Renault Inc. avec

le concours de la direction de l'après-vente dont certains repré­

sentants m'accompagnaient.

La réunion se tenait dans un hôtel et comportait l'ordre du

jour classique avec exposés de la direction Renault sur les diffé­

rentes questions commerciales, techniques, après-vente, etc.,

avec questions des dealers, déjeuner en commun et conclusions

après le repas.

Dès la fin de l'exposé liminaire de bienvenue que j'avais fait,

l'un des dealers se lève et, s'exprimant au nom de ses collègues,

prononce une violente diatribe à l'égard de Renault: prix trop

élevés, tarif des pièces de rechange excessif, garantie trop

courte, effort insuffisant de publicité, assistance technique

lamentable et surtout, qualité des véhicules inacceptable

comparés à ceux de la concurrence, ce, malgré les multiples

demandes et. remarques faites depuis des mois pour obtenir des

améliorations. Les compagnies d'assurances automobiles

avaient menacé Renault Inc. d'augmenter les tarifs appliqués

aux Dauphine car les coùts de réparation des véhicules acci­

dentés était, en moyenne, plus élevés que ceux des autres véhi­

cules en raison du prix des pièces de rechange.

La direction de New York était incapable de se faire entendre

en France et le marché s'effondrait; en conséquence, l'activité

qui avait été très rentable devenait déficitaire et il fallait que

Renault Inc. comble les déficits et fasse un effort considérable

pour améliorer dans tous les domaines les véhicules.

Le porte-parole ajoute que, si des assurances et des engage­

ments n'étaient pas pris le jour même, le réseau entier de la

côte Ouest démissionnait immédiatement, refusant même

d'assurer l'entretien. La densité des applaudissements qui

appuyaient ces déclarations menaçantes faisait comprendre

que le problème était délicat, compte tenu également de

l'ambiance qui régnait dans l'ensemble du réseau américain.

En fait, nous étions au courant de l'état d'esprit des dealers par

les rapports d'inspection, mais nous étions loin d'imaginer que

la situation était aussi grave.

Que faire en plein meeting devant cette révolte ?

Je repris la parole pour dire qu'une telle mise en demeure était

inadmissible, que les problèmes étaient examinés, que Renault

ne pouvait se substituer, sur le plan financier, à ses agents et je

quittais la réunion, ne voulant pas être soumis au chantage,

après avoir désigné un petit groupe de travail pour examiner

les doléances. De ma chambre d'hôtel je suivis, par téléphone,

l'évolution des discussions et donnai des directives à mes colla­

borateurs pour tenter de calmer au moindre prix la colère

ambiante. Je refusai de déjeuner avec les dealers. Les pourpar­

lers, car il s'agissait réellement de négociations pour lesquelles

nous n'avions guère de moyens nouveaux à mettre en œuvre, se

prolongeaient.

Les dealers avaient été surpris de ma réaction et certains

d'entre eux faisaient savoir que les revendications présentées

étaient un peu excessives et, finalement, un accord intervint en

fin de journée qui calmait, au moins provisoirement, l'agressi­

vité du réseau: participation plus forte dans les dépenses publi­

citaires, assistance technique pour la formation du personnel,

examen futur des tarifs de pièces, etc. Peut-être aussi certains collaborateurs américains de Renault Inc. n'étaient-ils pas étrangers à cet état de choses, las qu'ils étaient de constater que de nombreuses demandes d'amélioration de qualité étaient res­tées sans réponse, ou plus exactement refusées par les services techniques de Billancourt, comme infondées.

Relations avec Billancourt : la qualité

Car la bagarre existait aussi entre Renault Inc. et les différents services du siège, notamment dans le domaine technique. Certes, les voitures avaient bien été testées dans des conditions difficiles aux États-Unis, mais les conditions d'utilisation par la clientèle étaient différentes de celles des essayeurs. L'état des chaussées et des routes, le climat, les habitudes de conduite des Américains, peu familiarisés avec le changement de vitesse non automatique (90 % des voitures bénéficient du changement automatique), la fragilité des accessoires avaient pour effet de vieillir rapidement l'aspect des véhicules plus que la méca­nique. Les revendications de la clientèle habituée à des véhi­cules plus lourds, plus puissants et moins fragiles, paraissaient excessives au bureau d'études. D'ailleurs, pour donner une idée de la conduite en ville et en banlieue d'une Dauphine, j'avais demandé un jour au chauffeur d'aller attendre le secrétaire général de Renault à l'aéroport, non pas en Frégate comme de coutume, mais en Dauphine, et de conduire" à l'américaine ", c'est-à-dire sans éviter les trous notamment. Je dois dire que celui-ci fut assez surpris et il me reprocha, lorsque je lui parlai qualité, d'être masochiste!

En août 1960, c'est-à-dire à un moment critique, j'attirai l'attention, comme mon prédécesseur qui avait insisté maintes fois sur les mêmes points, sur la peinture, la fragilité du pare­chocs, les chromes, les caoutchoucs d'étanchéité, cela pour l'extérieur -capital pour l'image de la voiture -, pour l'inté­rieur, les sièges, les garnitures, les matières plastiques de mau­vaise qualité et, d'une façon générale, la rouille qui se dévelop­pait rapidement. Une inspection de la direction de la qualité, faite par M. Bourgogne en janvier 1960, confirmait d'ailleurs l'ensemble des constatations faites depuis longtemps.

Le juge de la qualité et de la durabilité était en fin de compte la cote des véhicules d'occasion qui, pour la Dauphine, baissait dangereusement malgré les efforts effectués par une partie du réseau pour soutenir les cours alors que celle de Volkswagen était stable et élevée, sans effort apparent de la firme. En un an la valeur d'une Dauphine perdait 300 % de plus qu'une Volks­wagen. En outre, alors que le propriétaire de Volkswagen renouvelait son véhicule en restant fidèle à la marque, le client de la Dauphine était beaucoup moins constant. Cette situation aurait dû attirer l'attention de l'usine et des services concernés pour trouver des solutions adaptées au marché américain, mais une partie de la Régie était déjà agacée par la multiplicité des spécifications particulières et par leur coût, et estimait exagé­rées les critiques de New York, car tout cela venait compliquer les programmes, la fabrication et les achats.

La politique de vente de Renault Inc.

La politique commerciale, prenant en considération les diffi­cultés de vente et les objectifs exigeants de Billancourt, comportait donc un certain nombre d'actions de nature " inflationniste". Par exemple, elle imposait aux nouveaux agents un quota élevé de voitures neuves, ce qui réduisait les stocks des distributeurs, mais encombrait le marché, alors que les agents auxquels la représentation avait été retirée, faute d'atteindre les quotas imposés, ne parvenaient plus à vendre leurs propres voitures, la clientèle potentielle leur échappant puisqu'ils n'avaient plus le panonceau. Ils avaient donc ten­dance à brader même des voitures neuves.

Ce forcing des ventes au niveau de la distribution était à l'opposé de la politique de Volkswagen qui, lorsqu'un agent commandait 10 véhicules, donnait des dates de livraison relati­vement proches pour les 7 ou 8 premières, et des délais beau­coup plus longs pour les dernières ce qui, avec la propagande de bouche à oreille faite par les clients eux-mêmes, donnait une impression de pénurie et incitait les clients à s'inscrire pour des livraisons futures. Ce système de quota imposé, avec retrait de la représentation en cas de non-respect des objectifs, avait pour conséquence un renouvellement très important du réseau qui désorientait la clientèle et coûtait finalement très cher à tous points de vue, surtout à Renault Inc. Les trois quarts des dealers avaient été changés en dix-huit mois, comme je le soulignais dans une con­versation avec M. Dreyfus en octobre 1960 (2). Il fallait, en effet, procéder à la formation de nouveaux agents et de leur personnel, et le service après-vente, chargé de cette fonction, devait chaque année recommencer ses cours, renouveler ses inspections, multiplier ses contrôles et ses conseils, approvision­ner les pièces de rechange, reprendre éventuellement les stocks des agents rayés du réseau, etc.

L'après-vente

j'ai entendu dire bien souvent qu'une des raisons de l'échec de la Dauphine était dû à l'insuffisance des services de l'après­vente; or cette affirmation est totalement fausse. Le directeur en fonctions, M. Fonade, disposait d'une équipe compétente, gérait le magasin de pièces et les dépôts décentralisés avec pru­dence et efficacité, et son département était rentable, ce qui n'était pas le cas pour le reste. Mais, bien sûr, ce service en contact direct avec le réseau et les clients, qui assurait de plus la gestion de la garantie, ne pouvait que constater les dégâts de la politique commerciale et l'insuffisance de la qualité des voi­tures, notamment de la carrosserie. Ses critiques étaient mal accueillies et, quelque temps après mon départ, M. Fonade demandait à rentrer au Siège.

La publicité

L'impression du public à l'égard de la Dauphine, voiture légère, d'une esthétique très supérieure à la Volkswagen, relati­vement confortable mais fragile, était renforcée par le choix des campagnes publicitaires. Lorsque je suis arrivé à New York, l'agence Renault Inc. avait choisi le thème du produit français agréable et utile, illustré par des affiches représentant la Dauphine et des ballons de toutes les couleurs flottant dans un ciel bleu. j'en étais choqué et certains distributeurs égale­ment. Pendant ce temps Volkswagen axait son effort d'infor­mation sur la durabilité de son produit, ses qualités techniques du genre: " le garage de la Volkswagen c'est sa peinture ". Les spécifications du véhicule étaient stables, au moins apparem­ment, ce qui influençait aussi la cote de l'occasion. Il fallut donc également faire évoluer les thèmes publicitaires et chan­ger d'agence. Les programmes étaient très coûteux, non seule­ment au niveau national mais aussi localement puisque Renault Inc. participait aux annonces.

Toutefois, une exception importante : la particIpation des Dauphine auxJeux Olympiques d'hiver, qui montrait les quali­tés de conduite dans des circonstances particulières et permet­tait une large diffusion de l'image de la voiture.

L'équipe commerciale

Cela montre que l'équipe responsable de Renault Inc. avait des idées et démontrait, lorsque l'occasion se présentait, qu'elle pouvait prendre des initiatives originales et positives. Mais elle était débordée par la multiplicité des problèmes qui surgis­saient et qu'elle ne pouvait résoudre seule. D'autant que les col­laborateurs commerciaux, dont les plus importants venaient de chez Chrysler, n'étaient pas habitués aux règles de fonctionne­ment d'une firme européenne et étaient peu familiarisés avec les petites voitures. La baisse des ventes porta un coup terrible à leur moral, leur stratégie n'était plus adaptée à la situation qui avait également sur leurS revenus des conséquences impor­tantes puisque, en plus des salaires, des primes non négli­geables étaient versées en fonction des résultats -positifs naturellement.

On pouvait se poser la question de savoir si le renversement de la situation n'allait pas imposer une modification de l'équipe commerciale; j'en étais partisan afin d'inaugurer une nouvelle politique ; mais le secrétaire général de la Régie s'y opposa pendant plusieurs mois jusqu'à ce qu'il changeât d'avis et me pressât de licencier d'abord le directeur général des ventes, puis la plupart de ses collaborateurs. Le moment me semblait mal choisi car il n'y avait pas encore d'équipe de rechange. j'avais demandé la collaboration de M. Basiliou, alors en Afri­que du Sud, pour prendre la tête de la direction commerciale, en raison de ses qualités, de son calme, de son efficacité et de son expérience. Il arriva quelques semaines plus tard et entre­temps j'avais réussi à négocier le départ du directeur commer­cial en évitant une hémorragie de personnel, c'est-à-dire en désolidarisant ses collaborateurs. Le licenciement d'un cadre de haut rang est toujours difficile et, compte tenu du fait qu'il avait constitué" son équipe", il était à craindre, en raison des relations très cordiales qui existaient entre eux, que des démis­sions en cascades ne se produisissent. Après quelques négocia­tions pénibles la question fut réglée et cette affaire servit d'avertissement aux autres et n'eut pas trop de répercussions

dans le réseau, ~réoccupé par d'autres problèmes.

La reprise des distributeurs

C'est que de graves bouleversements étaient en train de se pro­duire dans l'organisation de la distribution, les distributeurs rencontrant des difficultés financières qui menaçaient leur existence. Les uns après les autres ils vinrent plaider, soit une augmentation de l'assistance Renault sous toutes ses formes, soit le rachat de leur affaire. Si Renault, avec le soutien de la maison mère, pouvait envisager de se substituer à des opéra­teurs pI:ivés dans une zone ou deux, à l'exemple de ce qui exis­tait alors dans une région qui servait d'ailleurs de test, par contre il était pratiquement impossible de concevoir une reprise totale ou presque du marché américain.

(2) En seize mois : 343 annulations, 411 recrutements pour un réseau de 848 dealers au 1" mai 1960.

Mais, d'autre part, il était urgent de prendre des dispositions conservatoires pour sauver les stocks de voitures et maintenir un réseau primaire capable d'entretenir les voitures, et pen­dant ce temps, les Dauphine commandées plusieurs mois aupa­ravant continuaient d'arriver.

La direction générale de Billancourt accepta que Renault Inc. prenne en charge un, puis plusieurs distributeurs en apportant un soutien financier considérable, mais il faut souligner à cette occasion que depuis déjà de longs mois les distributeurs vivaient à crédit, Renault Inc. accordant des délais de paie­ments pour les véhicules livrés; donc le rôle principal des dis­tributeurs, qui était en principe de porter le poids des stocks de voitures, avait ainsi disparu; il est vrai qu'au moment de la signature de leur contrat, l'éventualité d'un grossissement de leurs stocks n'avait naturellement pas pu être imaginée.

A cette occasion il y eut une bataille des responsabilités dans la situation et les discussions juridiques nécessitèrent le concours quasi permanent des juristes de Renault Inc. qui intervenaient déjà dans des affaires fort importantes telles que le procès à Chicago avec Je distributeur Arnold dont le contrat avait été dénoncé alors qu'il devait 460 000 $ à Renault Inc.!

Ceci est également un point qui différenciait beaucoup les rela­tions entre réseaux européen et américain: l'intervention des juristes pour participer aux discussions contractuelles et mettre en garde la direction de Renault Inc. contre les dispositions des lois américaines fort différentes des lois françaises et notam­ment des lois antitrust. On a beaucoup glosé sur l'importance donnée -et que j'ai donnée -à la collaboration des juristes dans toutes les affaires de rachat des distributeurs, qui compor­

L'Eptanissos et les Dauphine à Los Angeles.

taient des pièges. C'était mal connaître la pratique américaine et les précautions prises ont non seulement évité des procès mais aussi permis de sauvegarder les intérêts de Renault Inc., gravement compromis. Évidemment ce n'était pas ainsi que l'on traitait les affaires d'entretien de machines à vapeur à Béziers ou à Bordeaux ainsi que le croyait Gabriel Taïx, le conseiller du président Dreyfus !

Progressivement ainsi Renault Inc. " hérita" du réseau de dis­tribution, ce qui accroissait ses responsabilités et donc allait alourdir son fonctionnement, mais dans un sens la situation financière était plus claire puisque les crédits faits aux distribu­teurs étaient effacés par la remise des stocks de Dauphine qui revenaient alors sous le contrôle de New York, mais parfois dans quel état!

Mais il fallait revoir toute la chaîne de distribution: transports maritimes, transport aux lieux de répartition, acheminement des véhicules chez les dealers avec ce que cela comporte de risques, frais, assurance et problèmes, redécouper le territoire en régions sous la responsabilité de représentants de Renault, etc., Renault qui alors avait toutes les cartes en main.

L'arrêt des expéditions et des commandes

Ainsi en quelques mois la présence de Renault aux États-Unis était complètement transformée sous la pression des événe­ments... et des stocks. L'évolution avait comme point de départ ma conversation téléphonique d'avril 1960, lorsque je deman­dai impérativement d'arrêter toutes les expéditions de voitures et annulai les commandes en cours.

Au 31 mai il existait environ 56 000 véhicules en stock dont 14 000 chez les agents et la dette des distributeurs atteignait 28 millions de dollars alors que le rythme des ventes ne dépas­sait pas 4 à 5 000 par mois.

Les distributeurs, qui avaient gagné beaucoup d'argent, rédui­saient leurs dépenses, commençaient leur retraite, investis­saient ailleurs, leur situation financière étant lourdement obérée.

Parallèlement les constructeurs américains étaient également lourdement chargés en véhicules, mais lançaient les " compacts" à des prix fort concurrentiels. Volkswagen se maintenait.

Le redémarrage

L'action immédiate a alors consisté à consolider les créances de Renault Inc. sur les distributeurs et à se substituer à eux avant qu'ils ne tombent en faillite, à protéger les stocks qui se détério­raient et à exiger une meilleure qualité, à mettre en œuvre des méthodes de vente susceptibles de renforcer le réseau fragile qui se détériorait rapidement, à organiser les filiales.

• Tout ceci nécessitait l'appui financier de Billancourt qui acceptait d'accorder des aides substantielles, le retour des véhi­cules sinistrés et la transformation des véhicules 1960 en modèles 1961.

Renault Inc., grâce à l'action de son directeur financier Jim Lordman, obtenait aussi des crédits importants des banques locales et des conditions particulières pour les acheteurs de Dauphine et les dealers.

Entre le le, juin 1960 et le 31 décembre, la dette des distribu­teurs était réduite de 28 millions de dollars à 2 millions, les stocks étaient passés de 54 000 unités à 20 000 (3) dont 4 000 chez les dealers, sans compter les 5 840 voitures sinistrées retournées ou en retour en France et en Belgique. La distribu­tion directe par filiales couvrait 30 États contre 6 au 1e, juin, une grande partie du stock était reconditionnée en modèles 1961 et mise à l'abri, notamment les Caravelle. En sept mois, 30 000 véhicules avaient été immatriculés.

Il restait à vendre au 31 décembre 1960 aux U.S.A. environ 25 006 véhicules dont 18 000 Dauphine auxquelles il fallait ajouter 5 900 véhicules fabriqués, en attente d'expédition en France et en Belgique.

Sans accroc important les négociations avec les sept régions de distribution avaient pu être menées à bien mais la reprise des distributeurs avait nécessité des crédits de 8 millions de dollars, leurs stocks étant transférés à Renault Inc. compensant ainsi partiellement leurs dettes à 2 millions de dollars.

Le soutien de la Régie pour l'obtention de crédits avait été total puisqu'elle avait même consenti à donner, dans certains cas, sa garantie. Les milieux bancaires demeuraient confiants et les contacts avec eux assurés par M. Lordman étaient très positifs. Il fallait, en effet, essayer d'atténuer l'effet des informations publiées dans la presse qui faisaient état des difficultés, non seulement de Renault Inc., mais aussi de Renault France où des licenciements avaient été effectués en octobre.

Parallèlement, l'usine consentait des prix plus modérés, bien que les exportations aux États-Unis fussent loin d'être renta­bles, et accordait une extension de la garantie à douze mois ou 12 000 kilomètres comme pour les voitures américaines, et apportait une assistance technique sans faille. Les voitures étaient protégées et modifiées, ce qui était du reste fort oné­reux. Il avait d'ailleurs été envisagé de faire procéder à ces opé­rations en France mais cette solution, probablement moins coûteuse, fut rejetée pour des raisons psychologiques et seules les voitures sinistrées furent retournées.

Il est difficile de reconstituer le climat dans lequel toutes ces opérations se déroulaient, se chevauchant et s'additionnant. L'urgence régnait partout: la trésorerie, le reconditionnement des stocks, les négociations avec les distributeurs, l'incident technique imprévisible qui se déclarait, le déclin soudain d'une filiale, la formation du personnel, sans parler des réclamations et menaces de certains usagers ou de dealers, des campagnes de presse ou des problèmes juridiques, et puis les relations avec les services de la Régie pour se faire comprendre, sinon entendre.

Tout cela dans une atmosphère de compétition sans merci où les constructeurs américains nous guettaient avec un million de voitures de modèles 1960 en attente dans le réseau et des cen­taines de milliers de chômeurs, ce qui rendait le public sensible à la propagande " Buy american ", et où les motards tra­quaient les Dauphine sur les routes de certains États, pour véri­fier si elles étaient conformes aux diverses homologations.

C'est ainsi que débarquèrent à New York Taix, conseiller du président, et Grob, pour une inspection, leur venue étant sou­tenue à Renault Inc. même par Béchet de Balan qui, quelques mois auparavant, avait été expédié sur place pour" animer" le réseau commercial sur la seule initiative de M. Vernier­Palliez et qui estimait que ses pouvoirs étaient insuffisants, notamment vis-à-vis de Basiliou qui était en fonctions, à ma demande.

La surprise de l'ensemble du personnel fut grande et son inquiétude se développa lorsqu'il fut apparent que ce duo remettait en cause les décisions prises et les orientations don­nées, en critiquant notamment la modicité des objectifs de vente prévus. Il leur fallait des perspectives à la hauteur de leurs ambitions et de leur rang. La brutalité de leur interven­tion cassa le moral d'une grande partie de l'équipe au moment même où une éclaircie pointait.

Mais ils revinrent à Billancourt porteurs d'espérance et de gloire, promettant, s'ils étaient chargés du problème, de faire beaucoup mieux que prévu et de rétablir la situation dans à peine quelques mois avec des résultats commerciaux et finan­ciers extrêmement positifs. Grob me remplaça en juin 1961 ; il démolit tout ce qui avait été rebâti, renvoya en France le per­sonnel qui connaissait le marché américain, forma sa propre équipe à son image et, grâce à une propagande enthousiaste, reçut le soutien de Billancourt rassuré... pour un moment.

Maurice BOSQUET

(3) A la conférence du 12 janvier 1961 à New York, en présence de MM. Basiliou, Taïx, Grob, les chiffres des stocks communiqués ont été les suivants au 31 décembre 1960

aux États-Unis :

Dauphine ........... . 13 128

4 CV .......... .. 1824

Caravelle 3 185

Estafette 1 875

20012

Les véhicules sinistrés, en attente d'expédition ou réexpédiés : 5 840 ; les voitures commandées en attente en France et Belgique : 5 890.