08 - Constitution de Renault Frères

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Constitution

de

Renault Frères

« Vers 16 ans, déclare Louis Renault (ll, j'ai dit à mes frères que Je commerce ne m'intéressait pas et que j'avais décidé de me lancer dans la mécanique. » Fi donc des études décevantes au lycée Condorcet, de la perpective du bac­calauréat et de la préparation à l'École Centrale. L'adoles­cent veut se consacrer à sa passion dans le petit atelier qu'il a installé à Billancourt dans la propriété familiale.

Sa première réalisation? Un bateau : « Le Gigolo» mû par une chaudière Serpollet. Mais, présenté à l'examen d'un ingénieur des Mines, il manque sombrer. L'ingénieur et le pilote ne doivent leur salut qu'à un accostage rapide du navire à demi rempli d'eau. Incident de parcours, certes, qui ne se renouvellera pas car le jeune Louis tire de son échec tous les enseignements possibles.

A peine a-t-il ving ans que le voici construisant un généra­teur à vapeur, qui fonctionne celui-là, et pour lequel il dépose un brevet le 3 avril 1897.

Que pouvait penser sa famille de cette vocation? Sans l'encourager, elle ne la désavouait point totalement pour autant. C'est en effet, Richardière, son beau-frère alors agréé au Tribunal de Commerce, qui présente Louis Renault à Delaunay-Belleville. Le brevet est jugé intéressant; une licence en est prise et le jeune inventeur engagé par le constructeur. Deux mois plus tard, en août 1897, Louis Renault est incorporé au 106" Régiment d'infanterie sta­tionné à Châlons-sfMarne. Ouvrier d'art (2l, il ne restera qu'une année sous les drapeaux. Il semble que, pendant cette période, il ne se soit guère intéressé à la vie du soldat. Il est trop préoccupé de ses recherches et le plus clair de son temps il le passe dans l'atelier du chef armurier.

« Il a laissé auprès de ses camarades de régiment Je sou­venir d'un esprit plein d'invention; il imagina, dit-on, des dispositifs nouveaux pour les exercices en campagne, les exercices sportifs, les différentes façons de monter un équipement. Mais sa trouvaille la plus ingénieuse et qui frappa le plus l'attention, ce fut l'automatisation des champs de tir. »

« Pendant les exercices de tir, chaque silhouette qui ser­vait de cible était servie par un homme dissimulé dans une tranchée, qui devait remonter la silhouette quand elle était abattue et annoncer les points en agitant un drapeau rouge. Renault s'étonna de ce gaspillage de temps et d'efforts; il proposa à son capitaine de remplacer la manœuvre à main, faite par des hommes, par une manœuvre automa­tique. Sous le choc des balles, les silhouettes devaient marquer les rigodons à un tableau. »

« Le soldat Renault fut chargé de modifier suivant ce nou­veau système tous les tirs réduits du régiment; puis il ins­talla le grand champ de tir suivant un principe analogue (3l. »

Après les champs de tir, la jeune recrue imagine divers appareils, notamment des ponts démontables et un pro­jecteur de campagne. Mais, comme si tout cela ne suffisait pas, il réalise les dessins d'une voiturette qu'il destinait à son usage personnel.

Début septembre 1898, de retour du service militaire, il veut construire sa voiturette et, en cela, il ne différait guère de centaines d'amateurs en mécanique qui, au début de l'in­dustrie automobile, préparaient hâtivement des prototypes dont la plupart d'ailleurs étaient incapables de fonctionner,

Une famille bourgeoise

Les Renault appartenait à la bourgeoisie commerçante. « Le bourgeois, a écrit le sociologue Émmanuel Berl, est un homme qui possède argent et estime -dont le principal but est de gagner encore plus d'argent et d'estime ".

Rendu à la vie civile, Louis Renault n'était guère en mesure de gagner de l'argent. On imagine aisément ses frères aînés le mettant en demeure de choisir un état et la réponse du benjamin. Mais on se mit d'accord: Louis se consacre­rait à la construction de sa voiturette, moyennant quoi il recevrait chaque mois de ses frères, sous le couvert de Renault Fils et Cie (4), une somme de 500 francs. Une condi­tion toutefois : il consignerait ses écritures comptables sur un livre de caisse. Après quelques mois on verrait!

Le livre fut ouvert à la date du 25 septembre 1898 (5). On connaît la suite, l'invention de la prise directe (6), la voiture prête et essayée par des amis le soir du 24 décembre sui­vant et les premières commandes. Louis Renault fut peut­être étonné de son succès mais ses frères, en hommes d'affaires avisés qu'ils étaient, virent rapidement les possi­bilités commerciales du véhicule. Ils constituèrent le 25 février 1899 une société «Renault Frères" au capital de 60000 francs. Fait remarquable, la société prenait effet au

1er

octobre 1898. Il faut croire que les créateurs enten­daient bien ne pas passer leurs débours des premiers mois au compte «Pertes et profits JO.

Quant à Louis Renault il n'avait, contrairement à ce que nos devanciers ont pu écrire, aucune part dans cette affaire. Constatons-le en prenant connaissance de l'acte constitutif publié ici dans son intégralité.

Entre les soussignés :

M. Fernand Renault, demeurant à Paris, rue de

Madrid, numéro 20 d'une part

M. Marcel Renault, demeurant à Paris, rue d'Aumale,

numéro 24 d'autre part

A été convenu ce qui suit

Article 1 -Par les présentes, M. Marcel Renault M. Fernand Renault et forment entre eux une

société en nom collectif pour la construction et la vente de voitures automobiles, moteurs et accessoires se rattachant à cette industrie, sous la raison et la signature sociale « Renault frères ".

Article 2 -Les deux associés seront gérants de la société. Ils auront à ce titre, chacun séparément, la signature sociale dont ils ne pourront cepen­dant faire usage, à moins de dissolution, que pour les besoins de la société.

Article 3 -La société est formée pour une durée de dix années à partir du premier octobre 1898 inclu­sivement. Elle pourra cependait être dissoute par anticipation en cas de perte justifiée des deux tiers du capital social.

Article 4 -Le siège social sera établi à Billancourt (Seine), avenue du Cours, numéro 10.

Article 5 -Le capital social est fixé à la somme de soixante mille francs, fourni par moitié par chaque associé, soit en nature c'est-à-dire en outils, soit en espèces.

Ce capital sera productif au profit de chaque associé d'intérêts au taux de cinq pour cent J'an, exigibles tous les six mois et passés par frais généraux.

Article 6 -Les affaires de la société seront constatées par des écritures en partie double reçues au siège social par un comptable que la maison Renault fils et Cie fournira gratuitement à la société.

Elles seront clôturées le trente septembre de chaque année.

Article 7 -Les bénéfices et les pertes s'il y en a seront partagés par moitié.

Article 8 -A J'expiration de sa durée, ou si elle vient à être dissoute avant son expiration, la société sera liquidée par les soins des deux associés.

Article 9 -En aucun cas et pour quelque motif que ce soit, il ne pourra être apposé de scellés sur les immeubles et valeurs dépendant de la Société.

Article 10 -Tous pouvoirs sont donnés au porteur d'un exemplaire des présentes pour remplir les formalités de dépôt et de publication voulues par la loi.

Fait en quatre originaux à Paris, le 25 février 1899.

Lu et approuvé Lu et approuvé

F. Renault M. Renault

Signé le 25 février 1899, l'acte est dûment enregistré deux jours plus tard. Avec sa publication la lumière est donc faite sur l'origine de l'entreprise. Jusqu'à ce jour, tous ceux qui ont écrit sur les Usines Renault ont cru que les trois frères avaient participé à leur création. On l'a vu, il n'en est rien. Est-ce à dire que Louis Renault a joué, dans l'affaire, un rôle mineur? Certainement pas! Dès le début il en a été l'âme. Mais sa contribution n'apparaîtra aux yeux de tous que quelques années plus tard.

Gilbert HATRY

ç

(1)

Baudry de Baulnier «Histoire de la looomotion terrestre ». 1936.

(2)

La lén'islation de 1889 imposait trois années de service aux reorues du type ordinaire. et seulement une aux soutiens de famille. aux licen'ciés et aux ouvriers d'art. Or. oertains .ieunes bourneois arri­vaient à se classer dans oette dernière oaténorie. par recomman­dation, alors Qu'en oe temps-là la licenoe en droit (sans écrit) était facile, comme la licenoe ès lettre Qui se préparait en un an. (Henry Contamine «La victoire de la Marne ».)

(3)

Jean Boulonne «La vie de Louis Renault ». 1931.

(4)

Renault fils et Cie renroupait les entreprise familiales : oommerce de draperie et fabrique de boutons dans lesquelles Louis Renault n'était Que commanditaire.

(5)

Voir Lucien Riohard «Les premiers ohiffres ». Bulletin no 4. pane

120.

(6)

Voir Jean Guittard «La prise direote ». Bulletin no 2. pane 41.