02 - Histoire de la Dauphine (10)

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Histoire de la Dauphine

(suite 10)

Les variantes de la Dauphine

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que, malgré la sortie en série de la Dauphine Gordini 1091, de la Dauphine automatique 1094, et la production sur la même plate-forme des cabriolets Floride, Floride S, Caravelle et Dauphine Gordini 1095, la production des DOG s'était effondrée après 1960. Nous allons, dans le présent chapitre, exposer ce que furent ces différentes variantes, et les conséquences qu'elles entraînèrent sur l'évolution des moteurs dérivant tous du 757 cm3 d'origine de la 4 CV.

Nous ne nous en tiendrons pas à un simple exposé technique. Nous profiterons de l'occasion qui nous est ainsi offerte d'éclai­rer certains événements que nous n'avons jusqu'ici évoqués que brièvement, tels que les relations entre Amédée Gordini et Pierre Lefaucheux et la Régie, avec le carrossier Ghia au sujet des formes de la Dauphine, et de la conception des Floride et des Caravelle, de la collaboration avec des inventeurs étrangers : le comte de Terramala (anglo-italien) et Duffield (canadien) dans la conception du Transfluide et des boîtes automatiques, de la préparation du montage en série des freins à disque (avec Dunlop et Bendix), de l'aide que nous avons apportée à S.E.V. dans ses négociations avec Motorola (U.S.A.) pour construire les alternateurs. Ce sont tous des faits d'histoire de la technique de la Régie.

Les puissances et les couples maximaux indiqués pour les moteurs sont ceux qui sont en général publiés dans leur notice par les constructeurs, c'est-à-dire établis suivant les normes

S.A.E. établies par la Society Automotive Engineering.

Il existe actuellement deux normes :

- la norme S.A.E.,

-la norme D.I.N., établie par la société des Normes indus­trielles allemandes,

qui donnent des résultats assez différents (1). Pour les deux, les essais sont faits sur un banc aménagé à cette fin. Dans la norme S.A.E., le moteur ne doit entraîner que les équipements indis­pensables à son fonctionnement (pompes à eau, à essence et à huile, allumeur et génératrice de courant). Dans la norme D.I.N., le moteur doit, en plus, être muni des accessoires nécessaires à son montage sur le véhicule (tuyauterie et pot d'échappement, filtre à air, ventilateur et éventuellement radiateur d'huile).

Quant à la puissance fiscale, c'est une notion administrative, qui est le résultat d'une formule qui varie suivant le carburant utilisé, la cylindrée, les pays et même avec les années. Ainsi, la formule de 1910 dépendait uniquement de la cylindrée, ce qui amena les constructeurs à faire tourner les moteurs de plus en plus vite. Cette formule a été modifiée en 1973, pour faire intervenir la puissance maximum.

Pour cette étude, la puissance fiscale sera celle de la formule de 1910.

Le moteur 4 CV 55 x 80 nO 662-1 (cylindrée: 757 cm3).

J'ai raconté dans L'ÉpoPée de Renault comment, en octobre 1940, avec Charles-Edmond Serre, dans nos réflexions sur ce que serait l'après-guerre, nous avions été amenés, à l'insu de Louis Renault, à établir ce que devrait être la voiture de l'après-guerre, pour répondre aux possibilités de la clientèle. Et nous avions abouti à un cahier des charges assez simple mais impératif:

-une cylindrée du moteur à la limite de la puissance fiscale de 4 CV, soit moins de 760 cm3 ,

- une voiture pesant en ordre de marche 450 kg (4 places et

2 portes),

-une longueur maximale en dessous de la limite de 3,70 m

pour bénéficier du prix de garage minimal,

- une vitesse maximale de 80 km/ho

Tout ceci amenait à étudier un moteur de 4 cylindres, 3 paliers, employant au maximum l'aluminium pour alléger le train arrière moteur.

Avec M. Amise, ancien dessinateur des Études des Automobiles Delage, qui avait l'expérience du tracé de la belle mécanique, et mon expérience à la fois de la fabrication acquise au cours des sept ans que j'avais passés aux Études d'Outillage chez Delage et des six ans de la pratique des moteurs aux essais chez Renault, où j'avais particulièrement travaillé la modernisation des moteurs 4 et 6 cylindres de 85 X 105, nous entreprîmes cette étude du moteur, avec le désir de faire quelque chose de diffé­rent de la pratique Renault de l'époque (moteur à soupapes latérales, carter en fonte, culasse aluminium) et d'adopter des chemises-cylindres rapportées.

Je définis l'alésage 55 mm et la course 80 mm, en tenant compte des vitesses maximales souhaitables pour le piston pour une vitesse de 4 800 tr/min, que je ne souhaitais pas dépasser

(1) Pour la Dauphine, les différences entre les puissances et les couples, entre les deux normes, apparaissent dans le tableau ci· dessous :

MOL type CyL cm3 Norme S.A.E. Norme D.LN. Puis. fisc.

CV tr/mn coupL tr/mn CV tr/mn C. tr/mn

1090 Dauphine 663·1 846 32 4250 6.7 2000 26,5 4250 5.8 2000 5 CV

1091 Dauphine

Gordini 663 845 40 5000 6.6 3300 34 5000 6.6 3000 5 CV

afin d'éviter les affolements des ressorts de soupape et leur rup­ture que nous avions connue chez Delage quand nous dépas­sions cette limite. Je n'avais pas suivi la mode qui était déjà aux moteurs dits carrés.

Comme la vitesse maximale de la voiture était prévue à 80 km/h, 18 ch devaient suffire et une boîte à 4 vitesses devait permettre d'honnêtes performances en accélération et en montagne.

L'emploi de l'aluminium nous permit de travailler particuliè­rement la culasse, pour simplifier la construction de la commande par culbuteurs, en incorporant le support des axes de culbuteurs à la fonderie, ce qui était une première de la construction mondiale.

L'emplacement de l'arbre à cames, assez haut, commandé par une roue dentée intermédiaire en céloron (matière plastique), nous affranchissait de l'utilisation d'une chaîne coûteuse, et, en même temps, raccourcissait au maximum la longueur des tiges de commande des culbuteurs, ce qui permettait de réduire encore les risques d'affolement à grande vitesse.

Nous ne nous doutions pas, en adoptant ces différents dispositifs, qu'ils permettraient par la suite à certains mécaniciens de faire tourner le moteur jusqu'à des vitesses de 7 500 tr/min et de faire de notre moteur un moteur de compétition particulière­ment efficace pour les courses de côte et les rallyes, comme la suite devait le montrer.

Charles Faroux, grand journaliste de l'automobile, qui connaissait parfaitement les problèmes techniques, ne s'y trompa pas. Quand Louis Renault lui fit essayer le premier prototype dans sa propriété d'Herqueville, il ne manqua pas de lui faire des remarques sur l'esthétique et la tenue de route, mais il ajouta: "Picard vous a fait un sacré moteur, c'est du bon boulot".

Après diverses tribulations, que j'ai rapportées dans L'Épopée, en décembre 1941, les premières pièces devant constituer le moteur prototype arrivaient à l'atelier 153 des Essais Spéciaux. On fit assembler ces pièces par Revillet, un compagnon ancien chez Renault, et très discret et sûr. Le 7 février 1942, le pre­mier moteur tournait sur un des bancs d'essais. Ces premiers essais furent satisfaisants : 19,2 ch pour la puissance maximale.

Par miracle, l'atelier des Essais Spéciaux était épargné la nuit du bombardement du 3 mars 1942 et le moteur 4 CV intact sur son banc d'essai pouvait poursuivre sa mise au point et ses essais d'endurance.

Le 4 janvier 1943, la voiture prototype 4 CV faisait sa première sortie et gagnait le bois de Meudon par le pont de Sèvres et la côte des Gardes. La vitesse maximale sur plat fut chronométrée à 84 km/h, ce qui, avec la démultiplication prévue, correspon­dait à 5 200 tr/min. La route du pavé des Gardes, côté Chaville (17 %), fut montée en prise directe avec les 4 personnes· dans la voiture (600 kg). La 4e vitesse nous paraissait inutile ; pour réduire le prix de revient, nous décidions d'étudier une boîte 3 vitesses.

Le 9 octobre 1944, Pierre Lefaucheux, nommé le 5 octobre administrateur provisoire des Usines Renault par le général de Gaulle, après la réquisition en usage des usines le 27 sep­tembre, me rendait visite au Bureau d'Études et, après essai le 10 octobre, en forêt de Meudon, retenait la 4 CV comme sujet de ses réflexions pour le programme de reprise des usines et me demandait de reprendre les essais des 2 voitures prototypes, interrompus depuis le 6 juin, jour du débarquement des Alliés en Normandie, et d'entreprendre immédiatement l'étude d'une carrosserie avec 4 portes -la voiture nO 106 -qui devait devenir la 1060.

Le 9 novembre 1945, Pierre Lefaucheux décidait d'adopter la voiture 1060 comme cheval de bataille, et de la sortir en série à partir du 1er juillet 1947, et d'atteindre une production de 300 par jour en juillet 1950. C'était un pari osé; il futtenu : le 12 août 1947, la première des 4 CV de série sortait des lignes de montage de l'île Seguin. Le 2 octobre, 300 voitures descen­daient, groupées, les Champs-Élysées pour l'ouverture du 34e Salon de l'Automobile et les 300 voitures par jour étaient atteintes au 31 mars 1950, trois mois avant le délai fixé.

Pour réduire le prix de revient, le carter en aluminium du moteur prototype avait été remplacé par de la fonte, ce qui réglait un problème préoccupant des joints, du fait de la diffé­rence de dilatation entre la fonte de la chemise et l'aluminium du cylindre.

Le moteur 662-2 (cylindrée: 746 cm3 -alésage 54,5 -course 80)

L'année 1948 voyait aussi naître la vocation sportive de la voi­ture 4 CV. Certains fils de concessionnaires, enthousiastes de sport automobile, Escoffier à Paris, Lecat à Tours, Galtier à Grenoble, Manzon à Marseille, Redele à Dieppe, Louis Rosier à Clermont-Ferrand, des indépendants dont je m'excuse de ne pas citer les noms, très nombreux fanatiques de mécanique, bricolaient eux-mêmes les moteurs pour participer à des compétitions diverses: rallyes, courses de côtes, etc.

Au cours du banquet offert dans le grand hall de la Foire de Paris à la Porte de Versailles, à l'occasion du 34e Salon de 1947, j'étais assailli par les plus 'jeunes de ceux que j'ai cités, qui me demandaient ce qu'il fallait faire pour tirer plus de puissance du moteur. Je leur avais répondu que ce n'était pas difficile car, au cours des mises au point, nous nous étions efforcés de freiner la puissance du moteur pour obtenir des performances modérées de la voiture et une faible consommation d'essence.

Déjà des résultats appréciables avaient été obtenus par des spé­cialistes du sport automobile, pressentant un marché de la vente de pièces spéciales à cet usage. De fait, notre concession­naire Louis Rosier, à Clermont-Ferrand, champion des voi­tures de haute compétition (2), et son fils, en janvier 1950, avaient gagné le rallye de Monte-Carlo, se classant premiers de la catégorie 750 à l 100 cm3 , rendu particulièrement difficile par la neige, le froid etle verglas.

Déjà, en juillet 1948, François Landon, chef d'atelier de notre concessionnaire de Marseille, et son patron, avec qui il était en concurrence, affrontaient des voitures plus puissantes dans la coupe des Alpes: l 800 km de montagne avec, au menu, tous les grands cols, et, pour ce premier contact, terminaient dans les temps imposés. En septembre de la même année, dans la célèbre course de côte du mont Ventoux, les 5 premières places revenaient aux 4 CV, à plus de 60 km/h de moyenne. Landon faisait le meilleur temps.

(2) Louis Rosier avait gagné de nombreux grands prix de formule 1 : en 1949 en Belgique, 1950 A.C.F. et Hollande sur Talbot 4 500 cm', les Vingt-Quatre Heures du Mans en 1950 sur Talbot. Il décédait le 27 octobre 1957, suite à un accident au Grand Prix de Hollande du 25.

D'autres avaient couru dans Liège-Rome-Liège, et présenté leur voiture modifiée aux Vingt-Quatre Heures du Mans, en particulier Redele et Landon en .1950.

La Direction Commerciale, sous la pression des concession­naires, demandait en 1950 de diminuer la cylindrée en dessous de 750 cms, afin que les voitures 4 CV ne soient plus classées dans la catégorie supérieure et s'assurent la première place dans la catégorie des 750.

La décision étant prise par Pierre Lefaucheux qui s'intéressait beaucoup à cet aspect très particulier de l'emploi des voitures et à la publicité qu'apportait la diffusion par les journaux spécialisés de ces classements, nous étions amenés à créer un nouveau moteur 4 CV, de cylindrée 746 cms, en réduisant l'alésage à 54,5 mm, tout en conservant les autres éléments du moteur. Ce nouveau moteur prenait le numéro 662-2 et était livré à partir du Salon 1950.

Le moteur type 662-1 continuait à être fabriqué pour les voitures 1060 normale et luxe et la commerciale R 2070, soit avec la culasse donnant le taux de compression de 6,7, soit avec celle donnant le taux de compression de 7,25 montée sur les R 1060 grand luxe.

Les moteurs type 662-2 bénéficiaient ainsi d'un gain de puis­sance, 21 ch à 5 000 tr/min au lieu de 18 ch à 4 000 tr/min, du fait de l'augmentation du taux de compression et du réglage des gicleurs principaux et de l'ajustage d'automaticité (3).

Parmi les fabricants de "kits" se trouvait la société Autobleu. Cette société avait envisagé avec Luigi Segre, de la Carrosserie Ghia, de Turin, de faire, sur une plate-forme et la mécanique, équipée d'un moteur modifié par les soins de Ghia, un cabrio­let. J'ai raconté, dans le nO 26 de notre revue, comment j'avais, à l'occasion de la présentation de cette voiture prototype, en mai 1953, fait la connaissance de Luigi Segre, président de Ghia, et de son associé et styliste Mario Boano, avec qui la Régie fit, par la suite, diverses opérations. J'avais aussi, à cette occasion, rencontré Maurice Mestivier et Lepeytre, les anima­teurs d'Autobleu.

La société Autobleu (4) était présidée par Maurice Mestivier (1902-1968), président de l'A.G.A.C.1. (Association générale automobile des coureurs indépendants), et dirigée par Roger Lepeytre (1904-1973), secrétaire général du même club. Mau­rice Mestivier, passionné de compétitions automobiles et méca­nicien ingénieux, avait remporté de nombreuses épreuves. Quant à Roger Lepeytre, il était agent des Automobiles Peugeot à Montrouge.

Les modifications qu'ils proposaient portaient sur : -le montage d'une tubulure d'admission en tube d'acier soudé sans coude, de 32 mm de diamètre au lieu de 22, ce qui permettait de monter un carburateur Solex 32 PBIC au lieu du Solex 22 lAC,

-une nouvelle culasse avec passages de gaz agrandis et polis, diminution du volume de la chambre de combustion pour avoir un taux de compression de 7,5 au lieu de 6,7, des sièges de sou­pape larges et ressorts doubles, un arbre à cames donnant une plus grande levée de soupapes, et augmentation du temps d'ouverture, le tout pour augmenter le taux de remplissage.

Nous verrons plus tard que cette tubulure Autobleu fut montée pendant un certain temps sur les Dauphine livrées aux États­Unis.

Les relations entre Pierre Lefaucheux et Amédée Gordini

Dans L'ÉpoPée (5), j'écrivais au sujet des relations entre Pierre Lefaucheux et Amédée Gordini que "Pierre Lefaucheux ne pouvait (le) sentir, je ne sais pour quelle raison" ; je me suis souvenu depuis d'une conversation entre Pierre Lefaucheux et Charles Faroux (6) qu'il avait invité à déjeuner en 1948 au Sélect, restaurant du quai de Stalingrad, où, avant la réouver­ture de la salle à manger de Louis Renault à Billancourt, il traitait ses invités.

Il estimait de longue date les articles de haute qualit! tech­nique et littéraire de Charles Faroux dans L'Auto et L'Equz'pe. Son intention étant de parler avec lui de la dégradation des relations entre les journalistes spécialisés et les constructeurs, il m'avait invité à assister à ce repas.

Comme je lui avais parlé, pendant notre voyage aux États-Unis en juin 1947, des relations que Louis Renault entretenait avec lui, il en fit état, et Charles Faroux, très franchement, lui répondit que L'Autojournal avait définitivement empoisonné le climat, et qu'à son grand regret, il n'était plus possible de revenir à une confiance comme celle qui avait existé avant 1940.

Dans cette conversation très détendue, Pierre Lefaucheux lui fit la critique sur l'exagération des propos de L'Équzpe vis-à-vis des champions. "Les géants de la route" pour les coureurs du Tour de France, le "sorcier de l'Automobile pour Gordini", "le génie de Grégoire" à propos de la traction avant.

Charles Faroux, qui savait que Pierre Lefaucheux était un homme simple qui ne cherchait en aucun cas à se mettre en vedette, lui répondit qu'il regrettait lui aussi ces exagérations, mais que Jacques Goddet, son patron depuis la mort d'Henri Desgranges, connaissant le b~soin de son public (surtout popu­laire), estimait qu'il était de bonne politique journalistique de faire des champions des "surhommes". Alors, Pierre Lefau­cheux alla plus loin dans son opinion vis-à-vis de Gordini ; il était italien : "Souvenez-vous du coup de poignard dans le dos du 10 juin 1940", il était au service du patron de Simca, l'infâme Pigozzi qui s'était honteusement compromis avec les nazis pendant l'occupation, et c'était pour lui des tares irrémé­diables.

Puis la conversation devint plus générale sur les problèmes de l'industrie automobile européenne face à la puissante industrie américaine qui avait profité des commandes du réarmement de tout le monde libre pour se développer prodigieusement alors que les armées alliées détruisaient systématiquement les moyens de communication et de production de toute l'Europe.

Sur ce point, Charles Faroux était totalement d'accord avec lui, partageant les mêmes inquiétudes, qu'il devait d'ailleurs exprimer dans' une série d'articles très documentés.

(3)

Le moteur transformé pour participer aux compétitions était présenté aux Mines sur une 4 CV équipée pour cet usage sous le numéro de type 1063, avec boîte 4 vitesses, compte-tours, thermomètre de température d'eau à la culasse, pot d'échappement moins résistant au passage des gaz brûlés.

(4)

Pour l'histoire de cette société, se reporter au nO 10, d'octobre 1985, de la revue Prise Directe publiée par la Fédération des Amateurs d'Automobiles Renault.

(5)

Page 335 de "L'Épopée de Renault".

(6)

Charles Faroux, polytechnicien, né à Noyon le 20 décembre 1873, décédé à Paris le 9 février 1957. Pendant 55 ans, il domina par sa personnalité et ses connaissances tech­niques le journalisme et le sport automobiles mondiaux. Il était président d'honneur de

. la Société des ingénieurs de l'automobile (S. I.A.) qu'il avait contribué à créer en 1927.

Les Vingt-Quatre Heures du Mans de 1951

L'échec relatif des 4 CV engagées aux Vingt-Quatre Heures du Mans en 1950 avait décidé Pierre Lefaucheux à engager une équipe officielle dans l'épreuve de 1951, et à assister à l'épreuve. J'avais engagé, pour préparer les voitures, Fretet qui était le mécanicien d'Achille Sews qui mettait au point et essayait, jusqu'en 1927, les voitures de compétition de Delage, champion du monde des constructeurs cette année-là, la der­nière où Delage s'engagea dans les grands prix automobiles. Fretet, après la reprise de Delage par Delahaye en 1935, s'était engagé dans la préparation des voitures Delahaye' pour les Vingt-Quatre Heures du Mans avant et après la guerre. Il me paraissait donc très qualifié pour la préparation des voitures avant l'épreuve et leur entretien pendant la compétition.

En mai 1951, quand Pierre Lefaucheux avait créé la Direction

. des Études et Recherches (7), Auguste Riolfo devenant direc­teur des Études, j'avais engagé Albert Lory pour diriger les essais des moteurs. Albert Lory, ingénieur des Arts et Métiers (promotion Angers 1911), avait eu la responsabilité d'étudier les voitures de compétition de Delage, de la fin de la guerre à 1947. Après la disparition de Delage, Albert Lory était entré à l'Arsenal de l'Aéronautique de Châtillon, pour s'occuper des recherches sur les moteurs. En 1945-1946, il fut chargé d'étu­dier, en collaboration avec le Comité technique de l'automo­bile (C.T.A.), une voiture de haute compétition (d'où son nom de C.T.A. Arsenal). Faute de moyens, la voiture C.T.A.-Arsenal, de 1 500 cm3 de cylindrée à 8 cylindres en V inversés de 60 X 65, une technique çhère à Lory, qu'il avait mise au point chez Delage sur le moteur 12 GVIS de la coupe Deutsch de La Meurthe de 1934, ne put participer aux grands prix de l'A.C.F. de 1948 et 1949. Le changement de formule de la course prévu pour 1,952 mettait fin à l'opération dès 1950, les participants n'ayant pas les moyens financiers d'étudier un nouveau moteur.

Et le grand jour du départ des Vingt-Quatre Heures du Mans arriva. Avec Georges Remiot, nous avions assisté à l'entraîne­ment et aux réglages sur le circuit, avec Lory, Fretet, Landon et Redele.

Avant le départ, Walter Sleator, concessionnaire de Rolls­Royce et Rover en France, commissaire de la course, nous avait fait faire le tour de contrôle de la liberté du circuit, au volant de la Frégate, avec Pierre Lefaucheux et moi comme passa­gers, la présentation des voitures françaises sorties depuis la dernière épreuve étant de tradition.

Dans notre catégorie, la compétition était particulièrement difficile avec la concurrence des DB. Panhard, pilotées par Deutch et Bonnet, qui avaient l'expérience de l'épreuve qu'ils avaient déjà remportée plusieurs fois. François Landon, Redele et Lecat étaient au volant de nos 4 CV.

P. Lefaucheux, G. Remiot et moi suivîmes pendant les vingt­quatre heures, au stand de la Régie, la lutte avec anxiété, attendant impatiemment les bulletins qu'apportaient toutes les heures les chronométrages officiels. Les uns passaient alternati­vement devant les autres au classement.

Les 4 CV se classaient 24e , 27e et 2ge au classement général (8), Landon-Bréhat les premiers des 750 cm3 , et les premiers toutes catégories à l'indice énergétique.

P. Lefaucheux nous invita à dîner au restaurant de l'Automobile-Club de l'Ouest, et nous rentrâmes à Paris en Frégate, Landon au volant, au milieu de la nuit. J'étais aux côtés de P. Lefaucheux aux places arrière. Il me proposa de prendre François 'Landon comme directeur du Service Compé­tition et, après avoir consulté G. Remiot, il lui fit cette proposi­tion au cours du pot d'adieu qu'il nous offrit dans une brasserie de la Porte d'Orléans. Landon accepta d'emblée et, le 1er août, il devenait directeur de la Compétition de la Régie.

Je n'insisterai pas sur les difficultés que je rencontrai dans les rapports entre Landon et Fretet, dont il n'avait pas la compé­tence en matière de mécanique automobile. Il était parfait comme organisateur des compétitions sur route, qu'il préparait kilomètre par kilomètre, virage par virage. Landon voulut imposer certaines modifications que Fretet ne jugeait pas judi­cieuses. Je laissais à Albert Lory le soin de faire les arbitrages.

Moteur 663-1 (cylindrée 846 cm3 -alésage 58 -course 80 ­puissance fiscale : 5 CV)

Dans la première partie de cette étude, relative à la conception de la Dauphine, que nous avons publiée dans les numéros 25 et 26 du bulletin (9), nous avons développé les problèmes qui s'étaient posés avant la décision de P. Lefaucheux de faire la Dauphine le 6 janvier 1954. Nous allons résumer cette période en quatre phases:

1re

phase: P. Lefaucheux me pose le problème de l'étude d'une nouvelle voiture pour remplacer la 4 CV, en imposant l'utilisa­tion du maximum d'éléments mécaniques de la 4 CV : le moteur type 662-2, les 4 cylindres 54,5 X 80, la plate-forme, la direction, la transmission et les trains AV. et AR.

2e

phase: A la suite de mes essais en Espagne en août 1951, je constate que les performances, surtout en accélération, sont un peu faibles. Après les essais sur le même itinéraire, avec la même voiture, G. Remiot, P. Guillon et P. Vignal arrivant aux mêmes conclusions, on décide d'augmenter la puissance en portant l'alésage de 54,5 à 58 mm, cylindrée 846 cm3 • Ce sera le moteur 663-1.

3e

phase: Certains esprits chagrins regrettent que l'on n'aille pas plus loin dans l'augmentation de la cylindrée, en particu­lier P. Vignal, obsédé par la concurrence de la Volkswagen (cylindrée 1 192 cm3), demande l'étude d'un "moteur assu­rance" qui pourrait être monté sur la Dauphine en cas de nécessité commerciale, et éventuellement sur le fourgon 750 kg en étude.

Pour répondre à ces inquiétudes, je propose de faire deux avant-projets de nouveaux moteurs de 72 mm d'alésage:

le moteur 673, avec 956 cm3 , 65 mm de course (limite des 5 CV : 948 cm3),

le moteur 674, avec 1 108 cm3 , 72 mm de course, donc 6 CV.

A la conférence d'études lointaines du 15 décembre, les avant­projets sont adoptés et il est décidé de construire des prototypes.

(7)

Voir "L'Épopée de Renault", pages 310 et 311.

(8)

Jaguar gagnait le classement général à la distance avec sa Jaguar "e" de 3,6 1 de cylin­drée avec une moyenne de 150,465 km/ho Les 3 Gordini, qui chauffaient, avaient abandonné avant la tombée de la nuit.

(9)

Histoire de la Dauphine -Juin 1983 -nO 26 -page 11, tome 5.

A la conférence d'études lointaines du 8 février 1956, je précise que l'augmentation de poids serait de 5 kg pour le moteur 673 et de 10 kg pour le moteur 674et que les prototypes sont prévus pour passer au banc d'essai en octobre.

A la conférence d'études lointaines du 6 novembre 1956, Louis Buty (10) fait le compte rendu des essais d'endurance de 10 voi­tures 1 090 à Lardy. "Tous les moteurs ont parcouru 80 000 km sans intervention, à l'exception de la nO 10 : 70 000 km et de la nO 3, arrêtée pour accident à 41 400 km. Ces essais étant faits à pleine charge, les clients passeront les 100 000 km sans incident. Toutes les boîtes de mécanisme ont passé le cap des 100\ 000 km sans histoire."

P. Dreyfus prend alors la décision de cesser les travaux sur le moteur 673 et de continuer les essais d'endurance sur le moteur

674.

4e

phase: Des essais de confirmation avaient été demandés par

P. Dreyfus en juillet 1955. Ces essais eurent lieu en Italie du Sud et en Sicile en juin 1956, les voitures étaient pilotées par les mêmes qu'en août 1951, auxquels s'ajoutait un représentant des concessionnaires étrangers: Antonio Maifredi, de Brescia. Ils confrontaient la Dauphine à une VW 1 200 et une 1 100 D Fiat (11).

J'assistais à ces essais comme observateur, notant les opinions des conducteurs qui conduisaient alternativement les trois voitures.

Après cette épreuve, l'avis unanime des essayeurs occasionnels était que "la comparaison était en tous points à l'avantage de la Dauphine, et qu'ils étaient confiants dans la compétitivité de notre voiture".

Le moteur 663-1 était confirmé. Il équipera les Dauphine 1090, qui seront montées jusqu'à l'arrêt de ce modèle et de ses dérivés jusqu'en 1966, avec une production totale de 1 885 044.

Il sera aussi monté sur un certain nombre de R 4 L, R 4 Export, R 4 fourgonnette normale 2 104, R 4 fourgonnette vitrée, R 4 Parisienne, R 4 Gr'and Luxe et sur les R 6 L.

Moteur 663-2 Dauphine U.S.A.

Robert Lamaison pensait que l'on devait fournir au marché américain, en lequel il croyait, une voiture aussi performante que possible, aussi bien en vitesse maximale qu'en accéléra­tion, surtout en accélération. Comme il disposait, quand il venait à Paris, d'une 4 CV 1063, il demanda que la voiture spéciale U.S.A., qui devait être équipée pour répondre à la législation américaine, fût aussi montée avec une tubulure Autobleu, ce qui augmentait le prix de revient de 1 943 francs. Cette modification avait été appliquée à partir des livraisons de décembre 1957.

Les essais d'hiver à Bemidji, en Minnesota, pour le démarrage des moteurs par grand froid, au cours de l'hiver 1957-1958, ayant mis au point la carburation pour répondre à ces exi­gences, on n'eut pratiquement pas d'ennuis avec ce moteur pendant tout le temps que les Dauphine furent livrées aux États-Unis et au Canada.

Au cours de la conférence d'études du 5 septembre 1957, on fit un nouvel examen du prix de revient de la Dauphine. L'obliga­tion de monter un pare-brise en verre feuilleté (glace Triplex) au lieu de verre trempé amenait une augmentation de 5 785 francs.

Pour compenser cette augmentation, il était décidé

-de remplacer la garniture de simili par le drap de série (diminution 1 300 francs),

-de remplacer le collecteur Autobleu (économie: 1 943 francs).

On obtenait la même puissance avec un nouveau collecteur étudié pour le Mexique, et en montant la culasse du moteur 4 CV, qui donnait un taux de compression de 8 au lieu de 7,25.

Cette modification fut appliquée, en janvier 1958, en même temps qu'on livrait les Dauphine grand froid, suivant les résul­tats des essais faits au cours de l'hiver à Bemidji.

L'accord avec Amédée Gordini

Le 6 mars 1956, François Landon m'invitait à déjeuner avec Amédée Gordini au Relais des Gardes à Meudon, avec

G. Remiot qui avait été chargé par P. Lefaucheux de mettre un peu d'ordre dans l'anarchie qui régnait au Service Compéti­tion, où l'aide apportée aux coureurs était distribuée avec plus ou moins de logique, surtout à ceux qui n'appartenaient pas à la Régie et qui menaçaient la place de leader que Landon, qui continuait à participer aux principales épreuves, désirait s'assurer.

Ce déjeuner avec Amédée Gordini se présentait sous les meil­leurs auspices : Remiot et Gordini étaient tous les deux nés en 1898 et étaient des praticiens de la mécanique, parlant le même langage positif et réaliste.

Gordini commença à nous exposer ce qu'avait été sa carrière de mécanicien et de coureur automobile avant de devenir constructeur. Comme s'il avait connu les griefs que lui faisait

P. Lefaucheux (Charles Faroux lui en avait-il parlé ?), il entra tout de suite dans le vif du sujet. Né dans les Abruzzes, en Italie, il avait fait son apprentissage de motoriste chez Ferrari, garagiste à Modène, dont la réputation était déjà très grande. Le "commandatore" l'avait remarqué et l'avait envoyé en 1926 en France, pour travailler chez son agent. Il y avait connu celle qui devait devenir son épouse, la fille de Cessot, chef de l'ate­lier de montage des moteurs chez Delage, et il y était resté. Il fut engagé en 1930 par Fiat pour la mise au point des voitures de cette marque. En 1934, quand l'affaire Simca fut créée, sous le contrôle de Fiat, par H.T. Pigozzi (12), Gordini fut chargé de préparer les voitures de compétition utilisant les moteurs et les mécanismes de Fiat ; ces voitures s'engagèrent sous le sigle Simca-Fiat à partir de 1936.

Pour être indépendant de Simca, Amédée Gordini avait fait construire sur un terrain qui appartenait à son beau-père, 69, boulevard Victor (près de la Porte de Versailles), un petit atelier où il étudiait et fabriquait les pièces spéciales et essayait les moteurs modifiés.

(10)

Louis Buty (ingénieur des A. et M., Paris, promotion 1938) était à ce moment direc­teur des Essais des voitures particulières.

(11)

Histoire de la Dauphine -juin 1984 -nO 28 -page 135, tome 5.

(12)

H.T. Pigozzi, d'origine italienne, qui faisait la distribution des voitures Fiat en France, parallèlement au commerce des métaux, rachetait en 1934 les usines Donnet de Nanterre, mises en vente à la suite de la faillite de ce constructeur. Avec le concours de Fiat, il montait dans cette usine la fabrication de la célèbre Topolino de Fiat. Cette voiture fut construite en France à partir de la fin de 1936 sous le nom de Simca 5.

En 1939, il terminait, au volant de sa Simca-Fiat, dixième aux Vingt-Quatre Heures du Mans, à la moyenne de 120 km/h, alors que le vainqueur, J.-P. Wimille, gagnait à la moyenne de 140 sur Bugatti. Il était premier à l'indice de performance et à la coupe annuelle.

En 1936 et 1938, il avait déjà gagné le Bol d'Or au volant.

Comme il était naturalisé français depuis 1935, il fut mobilisé en 1939 et affecté spécial dans un centre de réparation du matériel automobile. Il y est resté pendant l'occupation, s'occupant de l'entretien des voitures de l'administration fran­çaise, ayant rompu toute relation avec Simca.

L'occupation terminée, Pigozzi, ayant été éliminé de la direc­tion de Simca par la Commission d'épuration nationale, puis réintégré par suite de l'influence du baron Petiet, président de la Chambre Syndicale, demandait à Amédée Gordini de reprendre sa collaboration pour la compétition. Conseillé par Charles Faroux qui ne pouvait se résoudre à le voir se désinté­resser de cette activité pour devenir un simple façonnier de pièces mécaniques de haute précision, il faisait un contrat avec Simca, qui lui donnait plus d'indépendance qu'un contrat de collaborateur, les voitures étant engagées désormais sous la marque Simca-Gordini.

Amédée Gordini s'attaquait, à partir des éléments de la Simca 8, aux voitures spécialement conçues pour la Formule I, en portant la cylindrée de 1 086 cm3 à 1 220, puis 1 440, puis 1 490 cm3 •

En 1949, aux grands prix d'Angoulême, puis de Marseille, une 1 440 cm3 battait la Talbot d'Etancelin. Au Grand Prix de l'A.C.F., une 1 490 cm3 pilotée par Scaron prenait la troisième place. Lors de l'escalade du mont Ventoux, au volant de sa 1 490 cm3 , Trintignant approchait de 20 secondes le record général établi en 1939 par Von Stuck sur Auto-Union (14 minutes 3 secondes). La même année, l'équipe complète: Sommer, Mauzon, Trintignant gagnait dans cet ordre le Grand Prix du Léman.

A la suite de son échec aux Vingt-Quatre Heures du Mans en 1951, où nous avions vu, avant la tombée de la nuit, les trois Simca-Gordini rentrer au paddock par suite de la chauffe des moteurs, Pigozzi en profitait pour résilier le contrat sans en respecter les clauses.

Mais Gordini n'était pas homme à renoncer au but de sa vie, construire des voitures de compétition de plus en plus puis­santes et rapides. Il créait sa propre entreprise pour construire la voiture dont il rêvait et l'engager sous son nom. Toujours encouragé par Charles Faroux, qui lui trouvait des "sponsors", il vécut désormais dans la perpétuelle angoisse des échéances.

En 1952, la 2 1 Gordini battait, à Reims, tous les records. En 1953, aux Vingt-Quatre Heures du Mans, une nouvelle Gor­dini (moteur 6 cylindres de 2,260 1) conservait la première place à l'indice et à la distance, pendant treize heures, pilotée par Manzon et Behra, et, privée de freins, abandonnait tout espoir de l'emporter.

Malgré ses échecs aux différents grands prix de 1953 et 1954, Amédée Gordini persévérait mais les pétroliers, qui avaient jusque-là été ses meilleurs soutiens, diminuaient leur concours et il avait fait des emprunts pour continuer. Il envisageait de congédier son équipe, de très bons professionnels de l'usinage et de la mise au point, qu'il avait formée au cours des quarante années écoulées et qui l'avait suivi à travers ses mutations de Fiat à Simca, de Simca à Gordini. Il envisageait aussi de vendre le terrain du 69, boulevard Victor pour payer ses dettes (13).

A la fin de ce long exposé, très franc, il nous proposait de faire avec lui un contrat du même type que celui qu'il avait conclu avec Simca, et qui comportait l'exclusivité du résultat de ses recherches et de ses travaux, avec le droit d'exploiter son nom au bénéfice de notre publicité.

Les objections de P. Lefaucheux tombaient, la proposition nous parut du plus grand intérêt et j'en parlai le lendemain à

P. Dreyfus. P. Dreyfus qui, pourtant, n'avait rien d'un sportif, sentant tout ce que le nom de Gordini, associé à celui de nos voitures, pourrait apporter sur le plan commercial, aussi bien auprès des jeunes que des "mordus" de l'automobile, m'avait encouragé à poursuivre la conversation.

Il confia au Service Juridique le soin de rédiger le contrat, qui se poursuivit longtemps, et qui aboutit à la construction, avec l'aide de la Régie, de son usine de Châtillon, devenue la pro­priété de la Régie après la mort d'Amédée Gordini, en 1973.

Je n'eus jamais avec lui la moindre difficulté. Il n'en fut pas de même avec mes spécialistes du moteur qui, plutôt que d'essayer de profiter de son expérience unique, prenaient ombrage de sa collaboration, pourtant discrète et amicale.

Par la suite, un certain nombre de difficultés se produisirent avec la Direction des Fabrications, qui amenèrent à confier à Gordini la fabrication des culasses et tubulures d'admission et d'échappement. Le succès de la Dauphine Gordini et des Flo­ride équipées du moteur 663-4 rendit rapidement ses moyens de production du boulevard Victor incapables de fournir les cadences de vente. Après différentes tentatives pour trouver un façonnier extérieur pour assurer cette production, car les can­didats extérieurs ne manquaient pas : Sud-Aviation dans son usine de Saint-Nazaire, Deutch Moteur Moderne, aucun ne présentant les garanties de compétence et de qualité, un accord intervint entre Goraini et la Régie pour construire et équiper un atelier à Châtillon sur un terrain qui lui apparte­nait, capable de répondre à la demande.

Cette usine fut construite rapidement par la S.E.R.I.

La voiture Dauphine Gordini, type 1091, était présentée au Salon de Paris 1958, et connut immédiatement un succès commercial. A la fin de 1959, il en avait été fabriqué 10 219 et il devait en être livré 155 701 lors de l'arrêt de la production en octobre 1966.

La Dauphine Gordini type 1095 devait progressivement la rem­placer sur nos programmes à partir d'avril 1963. Cette nouvelle version était équipée du moteur type 673 dont nous suivrons plus loin l'histoire.

La Floride 1092 (moteur type 663 -cylindrée 846 cm3 ­

alésage 58 -course 80 -5 CV)

Dans le compte rendu de notre voyage aux États-Unis avec

P. Dreyfus en mai 1957, nous avons relaté la visite que nous

(13) Ce terrain a été cédé depuis par Gordini pour la construction de l'hôtel Holiday Inn, Gordini conservant son atelier et son bureau d'études au rez-de-chaussée_

avions faite le 30 mai au gouverneur de la Floride, à Tallahas­see, après les entretiens avec les dirigeants de la General Motors, de Ford et de Chrysler (14).

Avant de partir de La Nouvelle-Orléans en avion privé pour la capitale de la Floride, j'avais présenté sur l'aile de l'avion les plans que Luigi Segre, le P.-D.G. de Ghia, m'avait apportés à Detroit, à notre distributeur régional Wendelle Jarrard. Il avait choisi l'avant-projet de la variante à deux portes en co~pé et cabriolet, et il fut convenu que, si cette voiture était construite en série, on la baptiserait "Floride" en souvenir de ce jour.

De retour à Paris, après en avoir conféré avec les Directions Commerciale et de la Fabrication, P. Dreyfus décida que cette voiture ne serait construite en série que si un certain nombre de conditions étaient réunies :

1°-que l'étude de marché montre que, malgré la place déjà prise sur le marché par la Karmann Ghia, nous pourrions espé­rer vendre, en France et à l'exportation, suffisamment de cette voiture pour amortir les investissements d'études, d'essais et d'optillage,

2° que le moteur de la Dauphine, la mécanique et la plate­forme puissent être utilisés à 100 %, ce qui était le cas de la Karmann qui utilisait ces éléments de la VW,

3° que nous trouvions un carrossier extérieur aux usines pour réaliser totalement cette voiture comme sous-traitant, la vente étant uniquement réservée à notre réseau,

4° que les performances et l'endurance de la voiture soient satisfaisantes vis-à-vis de la concurrente (15),

5° que notre prix soit compétitif en France et à l'exportation.

En attendant les conclusions de ces études, j'étais autorisé à me rendre immédiatement à Turin pour demander à la carrosserie Ghia de terminer l'étude pour aboutir au plus vite à la réalisa­tion d'un prototype qui serait confié à la Direction des Essais pour mesure des performances et endurance.

Je me rendis dès juillet à Turin pour en discuter avec Luigi Segre. Il me promit de tout mettre en œuvre pour être en mesure de livrer le prototype aux Essais avant la fin décembre 1957. Il posait sa candidature pour la construction en série de cette voiture, prêt à développer son usine pour assurer cette production, la surface de son terrain lui permettant cette extension.

Fritz Ukena, directeur de Wilhem Karmann GmbH, qui, à Osnabrück, fabriquait les Karmann Ghia (probablement mis au courant par Segre de notre projet), voulant s'assurer de maintenir l'activité de son usine en cas de succès de la Floride au détriment de sa production, nous proposait aussi de se charger de cette fabrication.

Par contre, Chausson pouvait se charger de la fabrication des outillages et du montage de la caisse en blanc, mais ne pouvait exécuter la peinture, ni la sellerie et l'assemblage, ses ateliers n'ayant aucune disponibilité et aucune possibilité d'extension.

Comme nous n'avions toujours pas l'intention de nous charger de ces travaux, et vu l'opposition de P. Dreyfus à traiter avec Ghia ou Karmann GmbH, le projet risquait de s'enliser faute d'assembleur.

Il se trouvait que le plus jeune fils, Yves Brissonneau, de l'industriel qui fabriquait du matériel de chemin de fer et maritime à Saint-Nazaire s'intéressait à l'automobile plus qu'aux productions paternelles. Il avait déjà tenté une expé­rience désastreuse de construction d'un prototype de voiture. J'en fus informé par Marcel Babey (ingénieur A.M. promotion Paris 1919) que je rencontrais au comité de la Société des anciens élèves des Arts et Métiers, qui nous orienta vers Brissonneau le père désirant créer une activité sérieuse à son fils, en fondant une société dont il serait le président.

Les contacts furent établis avec la société Brissonneau et Lotz, de Nantes, qui, par un heureux hasard, était dirigée par Raoul Guillemard (16), qui avait dirigé la Direction du Personnel de Renault du 4 mars 1944 au 31 janvier 1945.

Après de difficiles négociations, menées par Eugène Genestoux, directeur des Achats, un contrat fut conclu avec cette société, qui se chargeait du montage de la Floride dans une usine construite à cette fin à Creil-Montataire.

La Régie participait pour une faible part au capital, mais four­nissait le directeur (Bouillot, adjoint au directeur de Flins) et le personnel d'encadrement, prélevé sur les cadres de l'usine de Flins, ce qui rassurait Brissonneau père sur le sérieux de l'opé­ration et assurait la Régie de la qualité de la production et des bonnes relations entre le personnel de cette usine et les divers services de la Régie qui auraient à l'approvisionner en éléments communs à la Dauphine et à la Floride. La Direction de la Qualité de la Régie avait la responsabilité du contrôle de la qualité de cette production.

Je fis plusieurs fois l'aller et retour de Turin pour voir la maquette en vraie grandeur, puis suivre l'aménagement inté­rieur. Pour remplacer la rigidité qu'apportait la coque de la Dauphine en torsion et longitudinalement, 'on fit des renforce­ments de la plate-forme dans le sens transversal et dans le sens longitudinal, comme Ghia en avait l'expérience par le cabrio­let qu'il avait réalisé sur la VW, si bien que le poids fut aug­menté de 90 kg (720 kg en ordre de marche, contre 630 pour la Dauphine).

Pour avoir des accélérations maximales et des vitesses maxi-, males compétitives par rapport à la VW, on monta la boîte 4 vitesses, qui était en option sur la Dauphine, et on apporta au moteur les modifications nécessaires pour obtenir la puissance de 36 chevaux, ce qui permit d'atteindre une vitesse maximale de 126 km/ho Comme cette clientèle était probablement plus sportive que celle de la Dauphine, on appliqua la modification de vilebrequin qui consistait à traiter par martelage à la gre­naille d'acier les congés des manetons et de la ligne d'arbre,

(14) De Renault Frères à Renault Rég'ie Na#onale -tome 5, nO 30 -juin 1985 ­page 268.

(15)

Karmann-Ghia : moteur arrière -refroidissement à air -cylindrée 1 493 cms ­4 cylindres -83 mm alésage -69 mm de course -puissance maxi : 53 ch à 4000 tr/min -couple maxi : 11,5 rn/kg à 2000 tr/min -vitesse maxi : 136 km/h -boîte 4 vitesses -poids à vide: 900 kg -charge utile: 390 kg -prix : coupé 14 700 F, cabriolet 15 900 F.

(16)

Raoul Guillemard était entré aux usines Renault pendant l'occupation, engagé par

G.

Lamirand (ingénieur E.C.P.) que J. Louis avait engagé en 1940 pour l'avoir comme adjoint, le directeur du personnel étant le colonel Duvernoy, que Louis Renault (d'après François Lehideux) ne pouvait congédier car il connaissait trop de secrets. Quand G. Lamirand fut nommé par le maréchal Pétain haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports, Guillemard prit sa suite le 4 mars 1944. P. Lefaucheux le congédia le 31janvier 1945, en même temps que Duvernoy, sur demande de la Commission d'Epuration, pour leur responsabilité dans la déportation des ouvriers en Allemagne.

que les essais d'endurance de Lardy avaient montrés néces­saires pour les Dauphine en conduite sportive et à pleine charge pour passer sans risque les 100 000 km.

Le moteur ainsi modifié prenait le numéro 663.

On pouvait, pour les clients qui le désiraient, monter en option le moteur 663, que l'on montait sur la Dauphine Gordini 1091.

La voiture prototype fut mise à la disposition de la Régie à Turin à la fin de décembre 1957 et les essais commencèrent en Sicile en janvier 1958, avec G. Remiot, L. Buty et moi-même. Buty avait installé son équipe d'essayeurs à Gela (17).

Notre première impression fut bonne. Les performances étaient supérieures à celles de la Karmann Ghia. La tenue de route était meilleure que celle de la Dauphine du fait de l'aug­mentation de rigidité de la plate-forme.

A la fin de mars, la voiture d'endurance avait parcouru 52 000 km.

La Floride fut présentée au Salon de Paris en octobre 1958, à Genève en 1959, et soumise aux journalistes en mai 1959. La presse fut unanime à saluer la beauté de ses lignes et l'élégance de l'ensemble. Elle voyait en elle la voiture idéale pour les femmes.

Un incident se produisit la veille de l'ouverture du Salon de Genève : je fus avisé par le directeur de notre filiale suisse qu'une voiture en tous points copie conforme de notre Floride était exposée sur le stand du carrossier suisse Ghia Aigle. Je téléphonai aussitôt à Luigi Segre, qui me dit que Ghia Torino n'était en aucune façon liée à cette firme que M. Ghia avait établie à Aigle, dans le Valais, après l'achat de Ghia Torino par la famille Segre, et qui s'occupait surtout de la carrosserie des véhicules utilitaires. Il se renseignait sur la présence de cette copie au Salon. Vers la fin de la journée, avant notre départ pour Genève, il m'informait des résultats de son enquête: le styliste qui avait dessiné l'avant-projet de cette voi­ture avait été congédié par lui à la fin de l'année 1956. Il avait été engagé par Ghia Aigle. Sur la plate-forme d'une Dauphine achetée d'occasion, il avait construit cette voiture d'après les dessins de style qu'il avait tracés au cours de son étude et qu'il avait emportés en quittant Ghia Torino. Segre avait fait saisir la voiture sur le stand, elle était sortie du Salon le soir même et il intentait une action en justice contre Ghia Aigle pour contre­façon, et contre son ancien employé pour vol de documents. Pour nous, l'incident était clos. Ghia Aigle fut condamné à détruire la voiture (18).

Le succès ne fut pas ce qu'on espérait et ce que nous avaient laissé entrevoir les distributeurs américains lors de l'inaugura­tion du magasin d'exposition de Manhattan le 23 mai, espoir que partageaient Paul Guillon et Pierre Vignal pour le marché de la C.E.E. et .l'exportation.

La production, qui était montée à 36 164 unités en 1960, après 3 869 en 1959, tombait à 12 849 en 1961 et, pour relancer le marché, la Floride 1092 était remplacée dès février 1962 par la Floride S avec un nouveau moteur dont nous verrons plus loin les caractéristiques.

Aux États-Unis, qui avaient été à la base de la décision de faire cette voiture, quelles étaient les causes de cet échec? Probable­ment un ensemble de causes qui avaient cumulé leurs effets:

-Le prix ? Une Floride à 4 000 $ contre une compacte à 2 500 $, 4 portes, 4 places, plus spacieuse pour les passagers et les bagages;

-La crise des ventes de la Dauphine et du réseau commercial que nous a décrite Maurice Bosquet ;

-Le faible marché des cabriolets et coupés. Sur 6 124 563 imma­triculations en 1961, les cabriolets ne comptaient que pour 306 000, soit 5 %, contre 918 000, soit 15 % pour les stations­wagons;

-L'impossibilité de climatiser ce type de voitures, surtout l'été dans des régions où la température dépasse 104°F (40°C), surtout dans les régions comme la Louisiane, la Floride, le Texas, la Californie, l'Arizona, le Nouveau-Mexique, qui représentent 30 % du parc ;

-Enfin, le danger pour les cabriolets, en cas de retourne­ment, accident fréquent chez les voitures américaines du fait de la souplesse des suspensions et de la douceur des directions presque toutes munies d'une servocommande.

Les expéditions de trop grandes quantités de voitures, décidées à Paris sans avoir tâté le marché, comme pour la Dauphine, avaient abouti au 31 décembre 1960 à un stock de 3 185 unités.

Pierre Vignal, qui n'était jamais à court d'arguments, disait que c'était le nom, Floride, que le particularisme américain n'avait pas accepté, au Texas, à New York, en Maryland et en Californie. En quelque sorte, une guerre de Sécession contre les Sudistes par les Yankees 1

Et on décida que l'on changerait le nom, en même temps que le moteur : on appellerait la nouvelle voiture "Caravelle". Christophe Colomb, au secours 1

En attendant de pouvoir le faire, Vincent Grob décidait de rapatrier, en août 1961, 1 560 Floride qui repassèrent sur la chaîne de montage de Montataire pour être écoulées dans le Marché commun, alors qu'au 31 décembre 1960, le stock en France était déjà de 5 300 et qu'il était encore de 2 300 début juillet 1961.

La Floride S (comme Sport) type 1131 sortait à partir de février 1962 équipée d'un moteur type 689, de 956 cm3 de cylindrée, alésage 65 mm, course 72 mm, 5 paliers, taux de compression 9,5/1, puissance maxi (S.A.E.) 51 ch à 5 500 tr/min, d'une boîte 4 vitesses, de freins à disque. Sa vitesse maximum : 135 km/ho

La Caravelle type 1133 sortait à partir de juin 1963 équipée d'un moteur type 688 de 1 108 cm3 de cylindrée, alésage 70 mm, course 72 mm, 5 paliers, taux de compression 8,6/1, puissance maxi (S.A.E.) 57,5 ch à 5 400 tr/min, boîte 4 vitesses, freins à disque. Sa vitesse maximum: 145 km/ho

Ces deux moteurs étaient d'une puissance fiscale de 6 CV.

Le tableau suivant donne les productions des Floride, Floride S et Caravelle par année. On peut constater à sa lecture que, malgré le changement de moteur, jamais la production totale annuelle n'a approché la production de l'année 1960, l'aug­mentation de puissance des moteurs et de la vitesse maximum n'a pas empêché la baisse des ventes.

(17)

Station balnéaire sur la côte sud de la Sicile, à mi-chemin du détroit de Sicile et du détroit de Malte.

(18)

En fait, il l'a remise à Luigi Segre, qui l'utilisa, ainsi que son épouse, pour son usage personnel.

La carrosserie Floride a donc duré dix ans, avec une produc­tion de 117 113 unités, ce qui démontre la fragilité des mar­chés des voitures de ce type, très sensibles à la mode.

Années Floride 1092 Floride S 1131 Caravelle 1133 Total Observations

1959 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 3869 36164 12849 687 ------ ---18905 10000 298 115 --- ----4773 12 561 7611 4879 2989 1413 3869 36164 12849 19592 14773 12859 7726 4879 2989 1 413 Juillet 1961 Février 1962 Juin 1963 Septembre 1965 Juillet 1968

Totaux 53569 29318 34226 117 113

Les progrès de la construction U.S.A. de 1938 à 1945

Harry Lowe Brownback, dont nous avons déjà fait connais­sance à propos de la naissance de la Dauphine (19), avait coutume de donner chaque année, en octobre ou novembre, à la tribune de la Société des ingénieurs de l'automobile, une conférence sur les nouveautés de la construction automobile. Sa collaboration avait cessé du fait de la guerre de 1939. En 1945, il nous parla de ce qui s'était passé aux États-Unis en 1940, 1941 et 1942, avant l'arrêt de la construction des voitures particulières, reprise seulement au cours de septembre 1945, après la capitulation duJapon. Pendant cette période, des pro­grès importants avaient été faits.

Dans la construction des moteurs :

-développement du pouvoir antidétonant des carburants,

-application généralisée des coussinets minces aux lignes d'arbres et aux bielles,

-dispositif antiplomb pour améliorer la tenue des soupapes d'échappement.

Dans la transmission de l'énergie entre le moteur et les roues motrices:

-développement des véhicules à 4 roues motrices: Jeep et camions G.M.C.. pour les besoins de l'armée américaine,

-application des boîtes automatiques, en 1938 sur Olsdmo­bile avec la transmission Hydramatic, puis 1939 sur Cadillac, en 1941 Fluid Drive sur Chrysler, De Soto et Dodge,

-emploi de plus en plus développé des coussinets en bronze au plomb pour les moteurs des camions, des chars et surtout les diesels, avec un gros progrès avec les dépôts d'indium pour les moteurs d'aviation et de chars. H.-L. Brownback, qui avait avant la guerre importé en France la technique des coussinets en métal rose (qu'il fournissait en particulier à Renault pour les moteurs d'aviation), insistait sur ce point.

J'avais mis au courant P. Lefaucheux en 1945 de cette confé­rence. Au cours de notre voyage aux États-Unis du 16 juin au 20 juillet 1946, il me demanda de prendre contact avec les firmes qui appliquaient ces techniques nouvelles, alors que lui

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se consacrerait, outre les VISItes d'usines d'automobiles, aux nouvelles fonderies, et aux visites des aciéries qui utilisaient des trains de laminoirs à froid pour la fabrication des tôles de carrosserie.

Je me propose, dans une prochaine publication, de donner un compte rendu très complet de ce voyage, qui devait avoir une très grande influence sur le développement et l'organisation de la Régie au cours des années suivantes. Je m'en tiendrai, pour le moment, à ses conséquences dans les domaines :

1

0

de la fabrication en France des coussinets minces,

20 de nos études sur les boîtes automatiques et sur la construc­tion de la transmission de la Frégate Transfluide et de la Dauphine Automatic.

1. Les coussinets minces

Dans ce domaine, mon programme comportait les visites des usines suivantes :

l'usine de Johnson Bronze, à Newcastle (Pennsylvanie) le 26 juin,

l'usine de Cleveland Corporation à Cleveland (Ohio) le 27 juin,

l'usine de Federal Mogul à Detroit le 15 juillet (Michigan).

Dans chacune, je posais les mêmes questions:

-Quels avantages voyez-vous à l'emploi des coussinets

minces?

-Quel procédé utilisez-vous pour les fabriquer?

-Pourriez-vous nous en fournir pour équiper notre moteur

4 CV que nous devons produire à la cadence de 300 par jour à

partir d'août 1957 ? Si oui, à quel prix?

-Éventuellement, pourriez-vous nous céder une licence de

fabrication de votre procédé de fabrication ?

Les réponses étaient les mêmes, sauf chez Federal Mogul où l'on me répondit que cette proposition ne faisait pas partie de leur programme, qu'ils étaient, au point de vue développe­ment, sur la production de coussinets en bronze d'aluminium spécial, pour remplacer les coussinets en bronze au plomb dans le cas des moteurs diesels très chargés, et qu'ils nous fourni­raient volontiers quelques jeux d'essais pour nos moteurs d'autorails si nous leur faisions parvenir les éléments néces­saires à leur fabrication (dessins et diagrammes des efforts subis).

Chez Johnson Bronze et Cleveland Corporation :

10

Les coussinets minces résolvaient totalement le problème de la tenue des coussinets car la cause des mosaïques que l'on constatait habituellement résidait dans l'épaisseur de régule dans la fabrication en anneaux régulés et usinés après régulage,

20

La production. en bande permettait de déposer une épais­seur de quelques dixièmes de mm très régulière. L'usinage à la presse en partant de la bande arrivait à une très grande préci­sion, qui évitait tout usinage ultérieur,

(19) De Renault Frères à Renault Régie Nationale -tome nO 4, nO 25 -décembre 1982 ­page 35.

3

0

Le support en acier spécial et la forme donnée aux coussi­nets, légèrement ouverte par rapport à la demi-circonférence, donnaient une élasticité qui les plaquait contre le carter ou la tête de bielle et améliorait les échanges de chaleur entre les sur­faces en contact,

40

Ceci exigeait toutefois une précision accrue des alésages et un état de surface amélioré des surfaces en contact.

Chez Johnson Bronze, à ma deuxième visite, après avoir exa­miné les dessins que je m'étais fait expédier de Billancourt, on déclinait l'offre de commande sous le prétexte que l'on n'avait pas la possibilité de réaliser d'aussi faibles diamètres.

Par contre, chez Cleveland Corporation, M. Myers, le direc­teur commercial, faisait demander son licencié exclusif en Europe, G.A. Vanderveld, qui était justement en visite à Detroit. C'était un homme corpulent, entre cinquante et soixante ans, d'allure brutale, au teint couperosé. Il fut convenu que nous nous rencontrerions à Londres au moment du Salon de l'Auto, pour discuter des fournitures et, éventuel­lement, d'une licence de fabrication des coussinets et des bagues. Je lui laissais mon dossier. de dessins afin qu'il pût le faire éxaminer par son service d'études avant notre rencontre.

En septembre, Walter Sleator, alerté par G.A. Vanderveld pour organiser notre rendez-vous, prit contact avec moi et m'invita à déjeuner au Pavillon Royal, au bois de Boulogne.

M. Sleator était concessionnaire de Rolls-Royce et de Rover pour la France. Il possédait un atelier à Levallois pour la répa­ration et l'entretien des voitures des deux marques. Entre qua­rante et cinquante ans, il était d'allure très britannique, très élégant et raffiné, de corpulence moyenne. Nous échangeâmes d'abord des propos sur nos carrières respectives. Avant la guerre, vers 1930, il avait été en contact avecles Automobiles Delage pour négocier une licence de fabrication des moteurs d'aviation Rolls pour l'aviation militaire française. Il avait ren­contré à cette occasion Chaumont et Lory. Il parlait français avec un léger accent d'outre-Manche; sa mère était française et il avait lui-même épousé une Française, sœur d'un écrivain dont j'ai oublié le nom. Il avait été directeur commercial de Ch. Weymann, au temps des carrosseries souples Weymann, il y avait connu Bartaud et Caron, avant de devenir, après la déconfiture du carrossier, le concessionnaire de RoIls. Après septembre 1939, il s'installa à Madrid comme conseiller mili­taire auprès de la représentation diplomatique de Grande­Bretagne. Madrid, en reconnaissance de l'aide apportée par Hitler et Mussolini à Franco, était devenue la plaque tournante des intrigues de l'espionnage allemand en Méditerranée et en Irlande, terrain de choix de l'amiral Canaris. En fait, il était en relation avec les agents de l'Intelligence Service qui avaient en France le contact avec la Résistance (20). Il accueillait les pilotes de la R.A.F. abattus en France, Belgique et Hollande qui transitaient par l'Espagne, et les dirigeait sur Lisbonne, Barcelone ou Gibraltar, suivant les disponibilités. Ses aller et retour à Londres étaient fréquents et n'avaient pas toujours été sans émotions.

En plus de sa représentation de Rolls et de Rover, il assurait les ventes en France des produits de Vanderveld Products. Mais, commerçant dans l'âme, il avait servi d'intermédiaire entre J.-A. Grégoire dans ses négociations d'une licence pour la pro­duction en Grande-Bretagne de l'A.G.F. 3 CV par une filiale de Rolls (21). Mais ce contrat n'aboutit pas à une réalisation pour plusieurs raisons dont l'orgueil britannique n'était pas la moindre.

Puis il me parla de G.A. Vanderveld qu'il appelait familière­ment Tony. Ayant hérité d'une brasserie encore jeune, il l'avait liquidée pour devenir fabricant d'équipements automobiles dont il avait pressenti l'essor après la guerre. Il avait investi dans la construction d'une usine ultra-moderne à Chelmsford (Essex) au nord-est de Londres, pour fabriquer les coussinets de ligne d'arbre et de bielles, et des bagues de toutes dimen­sions suivant les techniques développées aux États-Unis par Cleveland Corporation dont il avait acquis la licence exclusive de production et de vente pour toute l'Europe.

Il me mettait en garde, avant notre visite à Londres, sur son comportement, car il était très brutal dans ses réactions et fai­sait totalement confiance pour traiter des contrats à son fondé de pouvoirs, le juriste Robins, et pour la technique à son direc­teur technique, L.H. Beggs. Il m'informait que Tony était alors en procès avec la firme allemande Glycometalwerke, de Cologne, qui produisait des coussinets minces par le procédé Cleveland Corporation et qui, après avoir fait monter sa ligne de fabrication par Vanderveld, avait cessé de payer les rede­vances et lui enlevait la totalité du marché allemand, ce qui le mettait dans une fureur folle.

Sa passion, son "hobby", était la compétition automobile. Quand, en 1947, le coureur anglais Raymond Mays (22) entre­prit de réunir des fonds pour construire une nouvelle voiture de course, 160 firmes souscrivirent à son idée, en particulier Rolls­Royce (qui devait réaliser de nombreux organes), et G.A. Vanderveld s'y engagea avec enthousiasme, se chargeant du moteur. Ce fut la voiture B.R.M. (l'ingénieur Berthon, Rolls et Mays). Il se donnait totalement à cette entreprise, laissant le soin de développer son affaire de coussinets minces, qui gagnait beaucoup d'argent, à son fondé de pouvoir Robins. Lui parcourait le monde, assistant à tous les grands prix où les

B.R.M. étaient engagées.

Le premier contact, dans le bureau de Vanderveld, le 18 octobre 1946, fut très froid. Quand j'arrivai avec Sleator, Jean Louis, qui avait assisté à une réunion de Babcock Wilcox, était arrivé avant nous, était adossé à un radiateur et n'arrivait pas à enta­mer la conversation avec Vanderveld flanqué de Robins. Notre entrée dégela la conversation. Je lui rappelai notre bref entre­tien de Cleveland et marquai que notre intention n'était pas, à priori, de fabriquer mais de lui commander des coussinets pour l'équipement de tous nos moteurs, aussi bien pour les bielles que pour les lignes d'arbres.

Jean Louis me présenta comme "le père de la 4 CV" et le direc­teur des Études de la Régie et nous passâmes dans sa salle à manger pour y déguster, après un scotch à l'anglaise (avec eau plate et sans glace), un excellent repas préparé par son chef français. Le repas fut très détendu, grand amateur qu'il était, comme Sleator, de la cuisine française, les plats français et les vins français firent le fond de la conversation. Il connaissait mieux que nous les meilleurs restaurants de Paris et de pro­vince. Après un très vieux cognac, que Jean Louis et moi refu­sâmes (ce qui lui fit hausser les épaules), nous visitâmes l'usine,

(20)

Il appartenait au MI-5 (Service du contre-espionnage et de sécurité britannique), MI-6 (Service secret de renseignements anglais), et MI-9 (Service du War-Office chargé de créer des filières d'évasion en Europe). P. Lefaucheux, qui avait eu ces renseignements par la D.S.T., m'avait recommandé d'être très discret avec lui sur les relations de la Régie avec l'Armée et nos relations avec l'étranger.

(21)

La firme Grantham Products (Kendall).

(22) Histot're mondiale de l'Automobile -tome II, page 425 -J. Rousseau (Hachette 1958).

pilotés par L. Harold Beggs, remarquablement organisée, les lignes de production des coussinets minces entièrement auto­matisées, suivies des presses, du rouleau de la bande d'acier spécial à l'emballage des coussinets, le tout d'une propreté de laboratoire, les murs couverts de céramique.

Jean Louis l'invita à visiter notre usine de Billancourt et à ren­contrer P. Lefaucheux. Vanderveld accepta et chargea Robins et Sleator de préparer une proposition de fourniture pour nos coussinets quand il aurait reçu les dessins du moteur 4 CV.

Lors de sa visite à Billancourt, nous lui fimes visiter les ateliers en cours d'aménagement pour la fabrication de la 4 CV.

P. Bézier lui expliqua le fonctionnement des machines­transferts en cours de montage. Il s'y intéressa vivement, et

P. Lefaucheux nous emmena déjeuner au Grand Véfour, à l'époque le plus célèbre restaurant de Paris.

La suite des négociations fut longue et pénible. Un moment, on eut l'impression que la nationalisation des usines était la rai­son de son hésitation. En fait, il voulait que je préside la société, où la Régie ne devait avoir qu'une faible majorité, et n'acceptait pas que ce fût B. Vernier-Palliez (un administra­teur non ingénieur) qui la présidât. On discuta aussi sur le nom de la société. P. Lefaucheux voulait "Société nationale des coussinets minces" (S.N.C.M.) ; finalement, on s'arrêta à : Société nouvelle des coussinets minces.

Finalement, on aboutit à la construction de l'usine de Saint­Jean-de-Ia-Ruelle, dans la banlieue ouest d'Orléans (pays du bien manger et du bien boire), sur les plans de la société Vanderveld. Tony venait quelquefois la visiter. Il n'assista que rarement aux séances du conseil où il était représenté par Robins. Mon camarade de promotion, Maurice Rage (Paris 23), dirigeait cette usine en même temps que l'usine de la Régie, responsable de la production des pièces de haute préci­sion (axes de piston, pompes d'injection diesel).

M. Sleator, qui représentait aussi Vanderveld Products au conseil, m'expliqua un jour que la durée de la négociation était due à la volonté de Tony d'user la patience de la Régie et de l'amener à renoncer à participer à cette opération. Il désirait financer lui-même la totalité de l'affaire, avec Sleator comme gérant commercial et Picard comme gérant technique. Les bénéfices auraient alors été répartis entre le capital et les gérants.

Désormais, mes contacts avec M. Sleator furent suivis et se développèrent sur le plan amical. Il m'invita à dîner chez lui, à Neuilly, une fois avec ].-A. Grégoire, une autre fois avec Charles Faroux, une autre fois avec Weymann. Quant à mes relations avec Tony, elles étaient restées très bonnes. A mes visites au Salon de Londres, il m'invitait à trinquer avec lui, au bar qu'il avait fait installer au-dessus de son stand. Malgré nos ignorances de la langue de l'autre, nous arrivions à nous comprendre. Plusieurs fois, au cours de ces visites, il m'emmena à son usine pour me montrer certaines innovations dans son organisation, ou pour parler des ennuis qu'ils éprou­vaient dans le réglage ou le fonctionnement de leurs moteurs de compétition, et me demander des conseils à ce sujet.

Quand il venait au Salon de Paris, W. Sleator nous invitait à déjeuner au restaurant Saint-Jean-Pied-de-Port, avenue de Wagram (17e). j'étais ainsi au courant des péripéties du procès avec Glycometalwerke qui avait été porté devant la cour de Chicago puis finalement devant la Haute Cour de Washington, qui en définitive condamnera Glycometalwerke.

2. La transmission semi-automatique

En octobre 1947, W. Sleator m'invita à essayer, après ma visite au Salon, un autobus à transmission automatique qu'avait en exploitation la Luton Corporation à Luton (Bedfordshire), ville de 110 000 âmes, située à 40 miles au nord de Londres, où General Motors construit les véhicules de la marque Standard et les voitures particulières de la marque Vauxhall.

Deux mots du capitaine Moore qui, au volant de sa Mercury, nous a conduit de Londres à Luton. Grand, mince, très chic dans son complet croisé ajusté, la tête du Britannique des images de mode: roux grisonnant, le teint rosé, les sourcils en broussaille sur des yeux profonds. Au moral, très peu bavard, un air grand seigneur et affable à la fois. Ne parlant pas fran­çais, ses propos m'étaient traduits par Sleator mais j'avais l'impression qu'il comprenait le français à la rapidité qu'il mettait à répondre à mes questions sans attendre la fin de la traduction. Bien plus tard, un jour que je le rencontrai dans le métro de Londres, il répondit à mon salut dans un français parfait avec un fort accent britannique.

Il expliqua que le bus que nous allions essayer était muni d'un transmetteur de couple hydraulique qu'il avait inventé.

Le maire de Luton, apprenant que des ingénieurs français étaient dans la cité, a désiré nous recevoir. Paroles de bienve­nue, whisky, signature du livre d'or. L'accueil était charmant, plein d'amitié et de délicatesse. La conversation est restée vague, entrecoupée d'histoires racontées par les adjoints qui avaient fait la guerre de 1914-1918 en France, et de récits de voyages d'études, plus ou moins cocasses, qu'ils avaient faits chez nous. Le lunch qui nous fut offert était présidé par le bourgmestre, très "Labour Party". Ancien ouvrier, par la poli­tique au conseil et au poste d'administrateur de la "Luton Cor­poration", il m'a beaucoup amusé par son agitation dans son rôle d'hôte tant il redoutait de gaffer. Il nous a copieusement arrosés de thé et gavés de sandwiches au saumon et au thon... En nous faisant visiter avec fierté l'hôtel de ville (construit en 1936), alors que nous passions par le vestiaire des conseillers, comme un gamin il a mis sur sa tête son bicorne noir et passé sa blouse gris-bleu, insignes de son poste. j'ai eu beaucoup de peine à réprimer un sourire tant il y avait de comique dans l'attitude de cet élu travailliste, fier de se présenter à nous dans la tenue traditionnelle de sa nouvelle charge.

Un autobus était à notre disposition pour effectuer les essais. conduit par un conducteur de la Compagnie. Le démarrage en côte, en particulier, était progressif et la reprise après un frei­nage se montrait franche et rapide pour un véhicule de ce poids.

Au rapport que je lui fis, P. Lefaucheux me demanda de suivre le contact. Nous n'avions rien à perdre à compléter notre docu­mentation sur les réalisations existantes et, éventuellement, à faire une étude pour la Frégate qui était en projet.

Le capitaine Moore eut quelques difficultés à nous obtenir un rendez-vous de la société Brockhouse, dont il était le directeur commercial. Le siège de cette société était situé à l'est de Liver­pool. Finalement, accompagné de B. Vernier-Palliez et de

W. Sleator, après un vol en fin de journée Paris-Manchester via Londres, nous étions reçus à 20 heures par le président de la société Brockhouse, flanqué du capitaine Moore. Nous apprî­mes avec surprise que Brockhouse était licencié exclusif des inventeurs de la transmission que nous avions essayée à Luton. Pour la partie hydraulique, d'un inventeur italien, Salerni, naturalisé sujet britannique, et d'un ingénieur canadien, qui résidait à Toronto au Canada, Brockhouse était disposé à nous donner une sous-licence de ses brevets, moyennant, pour ses bons offices, une redevance par unité produite et un droit de licence gratuite pour les brevets que nous pourrions obtenir pour nos perfectionnements et innovations dans ce domaine. Le capitaine Moore était chargé de nous mettre en rapport avec les détenteurs des brevets dont Brockhouse était licencié.

Nous ne pouvions évidemment accepter ces propositions sans faire une enquête sur la validité des brevets en question et sur les applications qu'ils avaient reçues. Nous réservions notre accord jusqu'à ce que ces études fussent terminées.

Le premier contact avec Salerni eut lieu à Paris le Il novembre 1948, au magasin des Champs-Élysées, dans un bureau de la Direction Commerciale. Je vis arriver vers moi un petit vieux très soigné et parfumé, aux yeux exorbités, dont la voix chevro­tait et les mains tremblaient, avec un air de chien battu.

La conversation fut difficile, non par le fait du langage (23), car Salerni, qui avait séjourné à Paris et fait des études en Sorbonne sur les civilisations du Moyen-Orient, parlait un français parfait. Comme je lui demandais dans quelles condi­tions il pourrait nous faire rapidement une étude pour une transmission destinée à la Frégate, il me répondit qu'à son âge (il avait soixante-dix ans), je ne le réduz'raz's pas en esclavage et qu'il n'avait qu'un dessinateur, qui avait plusieurs études en cours. Quant à lui, il ne voulait pas être exploité par Renault comme il l'avait été par les Anglais et les Américains, qui l'avaient interné dans un camp comme citoyen italien en 1940 et avaient exploité ses brevets sans lui verser de redevance pen­dant toute la durée des hostilités, et il rompit la conversation sur cette colère subite, me laissant perplexe.

Ce fut le capitaine Moore qui recolla la porcelaine. Il nous invita à dîner tous les deux dans une vieille auberge de Hurley (Berkshire) datant de 1135, proche du domicile de Salerni, qui habitait un vieux manoir à Maidenhaid. Après s'être excusé de sa réaction, qu'il attribua à son état de santé et à sa fatigue, il fut éblouissant d'érudition. Il m'expliqua qu'il était né en 1880 en Géorgie (au Caucase) dans une famille aisée italienne de la région de Naples, qui s'était expatriée après un procès où elle avait perdu son titre nobiliaire de comte de Terramala, cheva­lier de l'Ordre de Malte (24). Sa famille disposait d'une impor­tante fortune, ce qui avait permis au fils de faire des études supérieures sur les cultures grecques et phéniciennes à Athènes, Florence et Paris de 1900 à 1913 dont sept ans à Paris, où il avait en particulier suivi le cours du professeur Victor Bérard, à l'Institut français des Hautes Études, sur l'influence des Phé­niciens sur Homère, cours qui l'avait vivement impressionné (25). Le dîner se passa sans que l'on abordât l'objet de notre réunion. Chaque fois que Moore essayait d'y revenir, Salerni partait sur un autre sujet: l'art italien, Florence, Venise, les fresques de la chapelle Sixtine. On le sentait heureux d'avoir trouvé en moi un auditeur sous le charme. Infz'ne, je lui propo­sai de lui envoyer, pour faire l'étude du convertisseur de couple qui m'intéressait, un de mes plus brillants jeunes ingénieurs, Adrien Bertetto, avec tous les éléments techniques sur la Fré­gate et le moteur 2 litres qui devait l'équiper. Adrien Bertetto

(26) qui, dans la section d'études de Marcel Guettier, était déjà au courant des différentes boîtes semi-automatiques exis­tantes : Wilson, CotaI, Hydramatic, Power Glide, Fluid Drive, et qui parlait un excellent anglais, serait certainement pour lui un collaborateur précieux. Il accepta sans réticence et on se sépara avant que le capitaine Moore pût aborder le problème du contrat avec Brockhouse.

Le contact avec l'ingénieur canadien Bill Duffield fut pris en août 1949 à Toronto (Ontario) à l'occasion de ma participation à la conférence des Nations Unies pour la préservation des res­sources naturelles, comme membre de la délégation française, qui était présidée par Emmanuel de Martonne, géographe de réputation mondiale. Les fins de semaine me laissant un peu de temps libre, j'en profitais pour faire quelques missions pour la Régie : un voyage à Philadelphie et un à Detroit pour régler quelques questions avec la société Budd et un week-end à Toronto, pour faire connaissance avec Bill Duffield et m'entre­tenir avec notre distributeur au Canada sur le marché des voi­tures 4 CV qui s'ouvrait dans ce pays. Le rendez-vous ayant été pris avec Bill Duffield par le capitaine Moore, j'arrivai à l'aéro­port de Toronto, le samedi 27 août à 10 heures par Transcana­dian Air Line. M. et Mme Duffield m'attendaient. Duffield ne parlant pas français, son épouse, qui était québecoise, lui ser­vait d'interprète.

Bill Duffield était un petit homme replet, d'un teint apoplec­tique, d'aspect renfrogné. Sa femme était d'abord sympathi­que, nettement plus ferme, et avait sur lui, visiblement, beau­coup d'autorité.

Ils m'emmenèrent, Bill au volant de sa Ford Mercury, équipée de sa transmission, visiter son bureau d'études qui était installé à son domicile, à Mimico, dans la banlieue proche de Toronto. Accueil très cordial. Amateur de whisky, il tenait à saluer mon arrivée par quelques rasades de sa marque préférée. Puis il m'expliqua le fonctionnement de son mécanisme sur plans avec beaucoup de difficultés, dues surtout à la traductrice qui avait beaucoup de peine à trouver les termes techniques français.

Après le déjeuner dans un restaurant de la région, à l'enseigne de Old Mill, il me fit essayer sa voiture sur les routes qui lui ser­vaient de terrain d'essai dans la campagne proche: un démar­rage en rampe de 21 % sur gazon et une reprise dans une rampe de 13 % . Je retrouvais avec ce véhicule les performances que j'avais constatées lors de l'essai de l'autobus de Luton. Nous allâmes ensuite visiter ensemble la Foire internationale de Toronto, qui se tenait à ce moment. La voiture 4 CV qui était vendue 1 395 $, contre 1 350 au coupé Fiat et 1 500 pour la Ford Anglia, avait un grand succès d'affluence. Beaucoup de monde autour pour en essayer l'accès et le confort.

Après cette visite, où j'avais rencontré M. Roy, notre importa­teur au Canada, M. et Mme Duffield, avant de me conduire dîner au King Edward Hotel, me firent visiter leur domicile, un coquet cottage, et m'offrirent un nouveau scotch, ce qui donna l'occasion à Bill de me conter comment il avait fait for­tune en vendant du whisky aux Américains du Michigan et de l'Ohio, pendant les années de la prohibition.

(23)

Il parlait avec une égale facilité le sanscrit, le grec, l'italien, l'anglais et le français.

(24)

En 1952, il m'informa par une lettre qu'il avait gagné son procès en Italie et, comme seul héritier, il avait retrouvé le titre de "comte de Terramala", de l'Ordre de Malte, que possédait sa famille depuis 1750. Qu'en conséquence, notre contrat serait modifié pour tenir compte de son changement de patronyme et que, désormais, son courrier devait être adressé à M. le Comte de Terramala.

(25)

Il regrettait de n'avoir pas acheté ce cours, publié par Armand Colin en 1902, sous le' titre "Les Phéniciens et l'Odyssée", qui était épuisé depuis longteml)s.

(26)

A.?rien Bertetto (ingénieur des A. et M., Aix 1944) avait été l'un de mes auditeurs à l'Ecole supérieure du Pétrole et des Moteurs. Je l'avais engagé à sa sortie (il était le premier de sa promotion) et je l'avais affecté pour débuter dans la section d'études des voitures particulières. .

Né à Windsor, la cité canadienne qui fait face à Detroit sur la rive nord de la rivière Saint-Clair, qui relie le lac Érié au lac Saint-Clair, il avait., au cours de sa jeunesse, bourlingué sur le lac par tous les temps et en toutes saisons. Il saisit l'opportunité que lui offrait le dix-huitième amendement à la Constitution en 1919, de fournir les alcools qui faisaient l'objet de la prohi­bition aux bootlegers de Detroit et de Cleveland. Il acheta un bateau de plaisance à moteur, y monta le moteur de Cadillac le plus puissant de l'époque, de 200 ch, puis il l'équipa pour la navigation de nuit et le transport et le transfert au large des caisses de whiskys de toutes marques qu'il se faisait livrer par les producteurs irlandais.

Les amateurs en face ne manquaient pas. Chaque nuit, la vitesse de son bateau lui permettant d'échapper à ceux des garde-côtes les plus rapides, il livrait "payé cash" les caisses aux prix les plus élevés car il y avait surenchère entre ses clients. La plupart du temps, il les rencontrait à la limite des eaux territo­riales mais, les nuits d'hiver, il prenait le risque de s'aventurer à la faveur de la brume jusqu'à la côte.

La fin de la prohibition en 1933 arrêta son "commerce" et il créa la société Windsfield à Mimico et ouvrit son bureau d'études. Prudence oblige. Il concluait cet entretien par une boutade : "C'était dommage car j'étais prêt à mettre à exécution mon projet d'installer un pipe au travers de la rivière, pour écouler ma marchandise".

Le lendemain, dimanche 28, il venait me chercher au Royal York Hotel pour, avec l'importateur Roy et Stoney's, distribu­teur pour l'Ontario, examiner le problème de la vente au Canada.

Puis il me fit visiter l'usine Canadian Acme Screw and Gear Ltd que présidait M. Patterson (d'origine suédoise) et dirigeait

M. Davidson (d'origine écossaise), qui construisait des boîtes de vitesses, des ponts arrière et des amortisseurs pour la produc­tion Ford et Chrysler au Canada (800 unités par jour) ; Duffield en était le conseiller technique. Cette firme lui fabri­quait ses prototypes.

Après le déjeuner à son domicile, où j'appréciai le talent culi­naire de Mme Duffield, particulièrement après une semaine de la cuisine américaine de la "cantine" de Lake Success et de l'hôtel Barbizon de New York, nous achevâmes notre conversa­tion sur la collaboration que nous pouvions attendre de lui. Il était très compréhensif et très confiant. Le fait que je l'invitai, ainsi que son épouse, à suivre le montage et les essais en France, les intéressait particulièrement. En même temps, je les informai qu'A. Bertetto viendrait à Mimico avec tous les élé­ments techniques pour faire l'étude avec lui, suivant ses direc­tives, et cela les charmait. La présence dans ce vieux couple sans enfant d'un jeune Français cultivé présentait pour eux beaucoup d'intérêt. Il en fut ainsi décidé. On parlerait de contrat, avec eux, et Moore s'ils le désiraient, quand ils vien­draient à Paris.

Ils me reconduisirent à l'aéroport, où un avion d'American Air Lines, qui décollait à 17 h 22 et, après avoir survolé à basse altitude les chutes du Niagara et fait escale à Buffalo, atterris­sait à New York La Guardia à 19 h 50.

Le lendemain, à 10 heures, je présidai la séance sur la chimie du eétrole où le professeur LéonJacque, maître de conférences à l'Ecole polytechnique et président de l'Institut français du pétrole, présentait sa communication sur "le pétrole produit chimique".

La construction du convertisseur de couple et de la boîte qui complétait la transmission se fit sans difficulté. Aussi bien Salerni que B. Duffield se félicitaient de leur collaboration avec A. Bertetto. Quant à lui, il avait bénéficié de leur expé­rience de praticiens et avait perfectionné sa pratique de l'anglais.

M. et Mme Duffield firent plusieurs séjours en France au cours du montage et des essais de la transmission. Nous les héber­gions à l'hôtel Napoléon, avenue de Wagram, près de l'Étoile. Pour distraire Mme Duffield pendant les absences de son époux, mes filles lui firent visiter Paris, Versailles et Saint­Germain. Ils passèrent plusieurs week-ends dans ma maison de campagne de Fleurines (Oise).

La Frégate, équipée de la transmission, présentait l'avantage pour le conducteur de pouvoir changer de vitesse quand il le jugeait nécessaire (27).

Elle fut présentée au public au Salon de Paris de 1951, sous le nom de Transfluide, et connut un succès commercial qui élar­git le marché de la Frégate un peu languissant. Certains clients de l'époque m'en parlent encore aujourd'hui avec le regret qu'on en ait abandonné la production en même temps que celle de la Frégate, en 1960.

Au cours d'une de ses visites à Paris, Terramala me fit· un cadeau qui lui paraissait particulièrement intéressant, Les Phénicz'ens et l'Odyssée, édition de 1902, qu'il avait trouvé chez un bouquiniste de Birmingham, sa bible de l'Antiquité grec­que. Son état de santé se dégradait, il perdait souvent connaissance.

Quant à Bill Duffield, lui aussi connaissait de sérieux ennuis de santé auxquels l'excès d'usage de whisky n'était pas totàlement étranger. Le capitaine Moore, rencontré au Salon de Londres en octobre 1959, m'informait que Bill avait été opéré d'un glaucome aux deux yeux et qu'il était pratiquement aveugle ; on ne pouvait plus compter sur sa collaboration. Peu de temps après, un faire-part envoyé par son épouse m'avisait de son décès. Il avait soixante-dix ans.

A. Bertetto avait la maîtrise des techniques d'automaticité des transmissions. Pour la Dauphine Automatic (type 1094) qui sortait en série en 1963, il simplifiait la construction en rempla­çant le convertisseur et l'embrayage électro-magnétique par un coupleur à poudre magnétique construit parJaeger sur licence Eaton. Cette voiture connut un gros succès: 39 509 furent fabriquées en 1963, 28 914 en 1964.

La même transmission fut montée sur la Renault 8 Automatic (type 1133) qui prit la suite de la Dauphine Automatic en 1966.

Fernand PICARD

(27) La transmission Transfluide était une solution semi-automatique plus proche de la Fluid Drive de Chrysler que de l'Hydramatic de General Motors. Le convertisseur de couple était solidaire du vilebrequin et, entre sa sortie et l'entrée de la boite 3 vitesses, était entreposé un embrayage électromagnétique qui permettait de découpler le convertisseur pour les manœuvres de parking, de marche arrière et en montagne, et ne conservait l'usage du convertisseur que pour l'utilisation en ville et sur route.

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