05 - Journal clandestin (Novembre 1939-Juillet 1940)

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Journal clandestin - Novembre 1939-Juillet 1940

CARNET DE ROUTE ET JOURNAL SECRET

par Fernand Picard

Nous sommes particulièrement heureux de commencer la publication des notes que Fernand Picard a prises, souvent quotidiennement, pendant les années de guerre.

« Carnet de route » d'abord, durant la période 1939-1940, « Journal secret » ensuite quand les feuillets, remplis d'une fine écriture, étaient cachés dans un bocal à cornichons afin de les soustraire à une éventuelle perquisition.

Fernand Picard, en effet, ne fut pas seulement le technicien que nous connais­sons tous, mais aussi le patriote qui n'hésita pas, quand l'heure de la résistance à l'occupant eût sonnée, de rejoindre les rangs de l'Organisation Civile et Mili­taire (O.C.M.).

« Carnet de route » et « Journal secret» mériteraient d'être publiés intégrale­ment; cependant ils constituent un ensemble de près de 2 000 pages et, dans les limites qui sont les nôtres, nous devons nous résoudre à en extraire les passages qui concernent plus particulièrement les Usines Renault.

Le 27 août 1939, Fernand Picard rejoint le Centre mobilisateur de Vincennes. Quelques jours plus tard il est sur le front de Lorraine où il restera jusqu'au 29 octobre. Mis à la disposition du ministère de l'Armement, il est affecté à la mission Rochette (mission des fabrications mécaniques et industries diverses) et détaché à Brive pour la mise en route de la fabrication de canons de défense contre avions. « Aux usines Renault, écrit Fernand Picard, à la date du 31 octobre, le patron est fâché de notre affectation au ministère de l'Arme­ment et proteste auprès de M. Dautry (le ministre) pour nous faire affecter aux fabrications de l'usine ».

Cette protestation porta ses fruits, puisque le 25 novembre « nous recevons l'ordre, avec Barat, de rejoindre le 27 novembre les usines Renault où nous seront mis en affectation spéciale ».

A partir de cette date, c'est donc Fernand Picard qui parle.

G. H.

1 ­

27 novembre

28 novembre

29 novembre

1er décembre

11 décembre

Novembre 1939

Juillet 1940

Je reprends contact avec les usines Renault où beaucoup sont revenus -parmi les moins indispensables. Vraiment nous sommes loin de la guerre... et il est des moments où je sens que je m'en éloigne moi-même beaucoup.

Riolfo, qui a assisté la semaine passée à la conférence où M. Dautry a fait le procès des usines Renault en présence de M. Renault et des grands chefs de service, m'en rapporte avec détails les termes. Il fit d'abord le point, mar­quant que malgré d'énormes moyens, les usines ne sortaient pas grand-chose, et semblaient s'arrêter devant des difficultés secondaires. Il insista sur le fait qu'il fallait transformer la fabrication pour se consacrer uniquement à la fabri­cation des chars d'assaut et, comme à ce moment M. Renault parlait de camions,

M. Dautry répliqua qu'il avait commandé 2000 camions aux U.S.A., 500 à Fiat en Italie, qu'il en commanderait d'autres s'il le fallait, mais que les chars devaient être faits en France et qu'ils le seraient. Afin d'assurer une liaison continue entre les usines et le ministère de l'Armement, M. Rochette est chargé de voir

M. Renault chaque jour, et de résoudre au mieux les difficultés qui pourraient se présenter. Au cours de cette conférence, qui souvent pris la forme d'un procès, M. Dautry, très informé -par qui? Lehideux, maintenant à l'armement? ­insista sur la nécessité de ne brimer aucune catégorie d'ouvriers ou collabo­rateurs de l'usine, et de mener une politique sociale très humaine et très large. Je suis présenté à M. de Peyrecave. Je serais utilisé pendant la guerre, à la Société des moteurs d'aviation Renault, comme ingénieur technicien de la cons­truction des moteurs. Il y a probablement un travail très intéressant à faire. Je vais essayer de m'y consacrer de toute mon énergie. Me laissera-t-on travailler?

M. de Peyrecave me présente à M. Asselot, directeur de la S.M.R.A. L'après­midi, j'assiste à la première conférence moteurs. Premier contact sympathique. J'apprends avec surprise qu'il a été décidé d'étudier un avion de chasse qui utilisera les moteurs Isotta Frachini de 700 CV, que, d'autre part, Caproni doit fournir des appareils qui seront équipés avec des moteurs Renault 6 cylindres. Hier des camions, aujourd'hui des moteurs et des cellules 1 Voilà l'explication de la passivité de l'Italie à notre égard.

Je m'installe aux usines Caudron, à Issy-les-Moulineaux.

Visite à Villacoublay et à Guyancourt. A Villacoublay, grande activité sur le terrain où de nombreux Potez 63 font leurs vols d'essai. Le numéro le plus élevé que j'ai relevé sur le fuselage est 284. Déjeuner à Guyancourt en compagnie de Delmotte, Jannin, Fouquet, les pilotes de Caudron.

Nous avons reçu aujourd'hui avec Monnier, le chef de service de la forge,

M. Pouillet, ingénieur au ministère de l'Air, qui était chargé de faire une enquête sur les moyens dont dispose le groupe Caudron-Renault en ce qui concerne l'estampage. D'après lui, les moyens en estampage de grande puissance font actuellement totalement défaut, et les ministères de l'Air et de l'Armement sont très embarrassés pour faire estamper les grosses pièces de leurs programmes (pales d'hélices, vilebrequins, carters).

En ce qui concerne les usines Renault, le plus gros pilon dont nous disposons, à masse frappante de 7 tonnes, est actuellement surchargé. Un accident lui survenant nous arrêterait brutalement -cet apcareil a, depuis deux ans, sa chabotte cassée en trois morceaux, et elle ne tient que grâce à un rafistolage de fortune. Nous comptons pour les programmes futurs sur un pilon de 35000 livres qui est actuellement sur l'Océan, sur un bateau de la Cunard-Line, et qui doit être installé au Mans pour la fin mars.

Des conversations que nous avons eues, il semble qu'un antagonisme très marqué règne sur tous les points de vue entre l'Air et l'Armement. Arriveront­ils à s'entendre avant la fin de la guerre?

Dans un autre ordre d'idées, d'après Monnier, M. Berliet aurait été dépossédé de son usine qui serait sous l'autorité du général Carré. Cette mesure aurait été prise devant l'opposition que marquait le père Berliet à entreprendre des fabrications de Défense nationale. Puisse cet exemple faire réfléchir ceux qui mettent des entraves au développement de la production.

18 décembre

30 décembre

5 janvier

10 janvier

Il serait vraiment stupide de commander aux U.S.A. des machines dont certains spécimens ne tourneraient pas en France par la seule volonté de leurs proprié­taires, alors qu'on ne demande pas leur avis à ceux qui là-haut se font tuer.

J'ai assisté aujourd'hui à une conférence dans le bureau de M. Renault, sur la qualité des fabrications de la société des moteurs Renault pour l'aviation. A cette conférence assistaient MM. de Peyrecave, Asselot, Serre, Riolfo, Goudard et moi-même. M. Asselot fit d'abord le procès de la fabrication actuelle avec beaucoup de vigueur. Je regardais M. Renault pendant son exposé. Il paraissait vraiment très vieux, très diminué malgré ses cheveux sans fils d'argent. Il réa­gissait à peine, l'œil éteint, et quand il pris la parole ce fut pour se plaindre en enfant gâté qu'on maltraite. C'était pitoyable de voir la réaction de cet homme qui, par sa volonté, est arrivé à construire une si grande œuvre, maintenant que l'âge et la fatigue l'ont vaincu. Finalement, il n'est rien sorti de cette confé­rence. M. Serre nous a affirmé, une fois de plus, que le matériel était par­faitement au point, que d'ailleurs il y avait une homologation qui en faisait foi, comme s'il ignorait tout ce qui s'était passé au cours de cette épreuve. Riolfo, très courageusement a dit ce qu'il en pensait, et nous sommes partis avec la promesse qu'on nous donnerait tous les moyens possibles. M. Asselot a pourtant dit des choses nécessaires avec beaucoup de courage. Espérons qu'il en restera quelque chose.

Au point de vue moteur, nous sommes à la S.M.R.A. dans une triste situation. Nous nous battons depuis plus d'un mois pour essayer de livrer les avions de chasse C. 714, mais nous tombons de catastrophe en catastrophe. Voici la fin décembre et nous n'avons pas livré un seul appareil, alors que le marché de 120 devaient être soldé. Échauffement exagéré de l'huile, grippage de compresseur, consommation d'huile, instabilité de la pression de graissage, nous avons tout eu et bientôt, à ces ennuis, vont s'ajouter les usures de vilebrequins. C'est lamentable à la fois au point de vue industriel et au point de vue national. Et tout cela est malheureusement normal puisqu'on avait truqué l'homologation il y a sept mois 1 Malheureusement la mécanique n'est pas aussi complaisante que ces messieurs du contrôle! Et il y a une justice immanente!!!

1940

Les difficultés d'approvisionnement des matières premières deviennent de plus en plus grandes. Aujourd'hui, la conférence de production a été tout entière occupée par l'exposé de ces difficultés de tous ordres. Le comptoir des appro­visionnements commence à fonctionner pour les métaux et il nous informe qu'à dater du début février, on nous fournirait 40 % de nos demandes en aluminium. Les tubes et les tôles en acier chrome-molybdène sont maintenant introuvables. Quant aux bois, la situation est à peu pr-è,s la même.

Asselot nous a fait un résumé de la conférence à laquelle M. Caquot avait convoqué les administrateurs de toutes les sociétés de construction aéro­nautique françaises, pour leur exposer les difficultés actuelles de la produc­tion, tant au point de vue des approvisionnements en matières premières que du personnel. Nous traversons une période de croissance délicate. Les usines de production de matières premières ne sont pas encore capables d'alimenter régulièrement les ateliers de construction, particulièrement pour les alliages légers et les programmes prévus vont subir d'importants retards de ce fait. Le pro­blème de la main-d'œuvre va aussi commencer à se poser d'une façon fort aiguë. L'embauche des femmes va devenir une nécessité absolue avec toutes ses conséquences sociales et morales.

5 février

15 février

20 février

1er

mars

11 mars

5 avril

J'ai assisté aujourd'hui à la première réunion de répartition des machines-outils commandées par le ministère de l'Air. Présidée par M. Roos, un ingénieur qui est plus orateur que technicien, et parle comme un professeur de philosophie. Debos est rentré depuis huit jours des Ëtas-Unis. Il n'a pas, lui qui était pourtant un enthousiaste des Ëtats-Unis, rapporté une impression très favorable de son voyage. Il a la certitude que l'américain moyen se désintéresse totalement de notre sort, et voit surtout dans notre guerre une merveilleuse occasion, presque inespérée, de revoir la prospérité.

Ëpisode de la guerre sur le plan industriel, un décret remplace à la tête de la Direction générale technique du ministère de l'Air, Albert Caquot par le colonel Menny. Et du coup, un certain nombre pavoisent, à commencer chez nous par Serre qui n'a jamais digéré la lettre de félicitations adressées par Caquot à Asselot. Je suis d'ailleurs de plus en plus écœuré, de voir que le petit orgueil de tous ces messieurs compte plus que l'intérêt général.

M. Renault était aujourd'hui de fort bonne humeur. Motif: il a constaté au cours de la visite faite ce matin par les parlementaires que M. Dautry était c d'une humeur massacrante ».

Autre détail du même ordre : au cours de la conférence machines-outils de ce jour, M. de Peyrecave a dit à Asselot : « Attention à votre entreprise de cons­truction des trains et hélices. On vous attend avec une escopette et la Grande Usine illuminera si c'est un échec! ».voilà où nous en sommes après bientôt six mois de guerre. Celui qui ose entreprendre est guetté par tous les petits camarades qui escomptent son échec et s'apprêtent à en tirer profit. C'est évidemment plus facile que d'essayer d'attaquer de front les grands problèmes d'aujourd'hui qui ne s'appellent ni M.X ni M.Y, mais acier, duralumin, main­d'œuvre professionnelle, accessoires.

Où tout cela nous mènera-t-il? Je ne suis pas pessimiste de nature, mais rien de tout cela n'est particulièrement rassurant. Il est évidemment difficile de condui­re de grandes entreprises sans subir les petites infirmités humaines : orgueil, jalousie, mesquinerie, mais je ne pensais pas que, en pleine guerre, ces mes­sieurs auraient si peu de pudeur.

J'ai assisté aujourd'hui à une conférence à laquelle participaient outre M. Renault,

M. Rochette, ex-directeur de la Skoda, actuellement attaché-chargé de mission au ministère de l'Armement, M. Roos qui représentait le général Redempt, chef de la D.M.A.M. (1). Cette réunion avait pour but de déterminer dans quelles mesures l'Armement s'effacerait devant l'Air aux usines Renault. Ce fut une longue discussion confuse, un long bavardage. Rien de précis, rien de net, chacun cherchant à maintenir ses positions et à rouler le voisin.

Nous avons livré en février: 31 Goélands, 10 C 714 et 10 Simoun d'une part, 130 moteurs 6 cylindres et 8 moteurs 12 cylindres, d'autre part. Ce qui repré­sente un très bon résultat étant donné les nombreuses difficultés au milieu desquelles nous nous débattons, dont la moindre n'est pas la paperasserie chicanière des services officiels.

Visite de l'usine Air-Ëquipement de Blois, en cours d'achèvement. 60 machines­outils américaines très modernes ne tournent pas, attendant qu'on les électrifie et que des outillages et des professionnels arrivent. C'est lamentable quand on songe que l'on manque un peu partout de ces machines pour tenir les pro­grammes. Le devoir des chefs d'entreprise et le devoir des dirigeants serait de répartir ces moyens au mieux de l'intérêt immédiat. Mais ceux-ci ignorent qu'il y a des machines achetées par l'Ëtat qui ne tournent pas, alors que ceux-là ne songent qu'à les conserver pour le jour où ils pourraient en avoir besoin, dans quelques mois peut-être. Manque d'énergie et de dynamisme.

Pour nous, la situation s'est plutôt aggravée, malgré tous nos efforts. Nous avons livré en mars: 8 Goélands, 20 C 714 et 3 Simoun, 136 moteurs 6 cylindres, 15 moteurs 12 cylindres. Les fabricants d'accessoires sont les grands respon­sables de cette situation désastreuse. Ce soir, 40 Goélands, avec un train d'atterrissage en ferraille et des roues en bois, attendent sous des bâches que la maison Messier tienne son programme.

(1) Direction du Matériel Aéronautique Militaire.

5 mai

5 juin

9 juin

10 juin

12 juin

13 juin

14 juin

M. Renault a décidé de fabriquer les trains Messier. La réaction ne s'est pas fait attendre. M. Pomaret, ministre du Travail, avocat de Messier, a envoyé un mémoire de son client, prélude d'un procès en contrefaçon. Voilà où nous en sommes après huit mois de guerre! Quand réagirons-nous -enfin, et balayant tous ces affairistes, entreprendrons-nous dans le seul intérêt national, la construc­tionde gtterre qui seule nous apportera la victoire.

Ce matin, le communiqué annonce qu'à l'aube les Allemands ont attaqué de la mer à Péronne. Dans les 8 jours, ou ils seront arrêtés, ou ils seront à Paris.

Le bombardement de lundi nous a fait industriellement peu de dégâts. 24 bombes sur le terrain d'Issy, aucun des 60 avions sur le terrain n'a été touché. Les deux bombes qui sont tombées dans l'usine n'ont pas éclatées. 4 tués à l'usine.

Il a été décidé d'évacuer le maximum de matières premières et de machines­outils vers Gannat, Roanne, Moulins. Des péniches seront mises à notre dis­position demain. Nous commencerons par les machines difficilement remplaçables.

Les nouvelles sont mauvaises. Le front est rompu partout, la ruée des réfugiés vers le sud grossit sans cesse. Nous chargeons nos péniches aussi vite que possible. Alors que ces opérations parraissent en bonne voie, M. Asselot, à 16 heures, nous réunit pour nous faire part des derniers ordres de M. Dautry :

« tvacuer d'urgence par tous les moyens, en autos, en camions, en motos, à bicyclette et à pied :

les ouvriers de moins de 20 ans, -les affectés spéciaux de 30 à 48 ans.

Les affectés spéciaux jusqu'à 30 ans doivent rejoindre le dépôt le plus proche dans la journée. Les non mobilisables et les femmes restent sur place et conti­nuent à travailler ».

La diffusion de ces instructions arrête toute activité. Récrimination des femmes. A 19 heures, conférence chez M. de Peyrecave; il est décidé de surseoir à l'application de cette mesure et de continuer l'embarquement du matériel. En sortant, nous apprenons l'entrée en guerre de l'Italie.

A 11 heures, nous donnons l'ordre aux affectés speciaux de se préparer au départ suivant les instructions données lundi soir. Rassemblement du personnel à 14 h 30 avec une couverture et 2 jours de vivre.

L'après-midi se passe à préparer le départ du convoi. M. Asselot a pris une

dizaine de voitures-radio et de voitures à viande sur la chaine de montage.

Mais il n'y a pas d'essence. On en trouve finalement 3000 litres à la salle

d'essais des moteurs. Nous chargeons aussi bien que pOSSible les familles

qui ne cessent d'arriver. Le benjamin de la caravane a 2 mois. Nombreuses femmes et nombreux enfants. Chacun arrive avec des bagages importants, ayant voulu tout sauver.

Nous quittons Issy à 19 heures. Itinéraire : Meudon -Versailles -St-Cyr -Guyan­court -Chevreuse. Nous nous arrêtons pour la nuit à Bullion, à 23 heures.

Nous partons à 4 heures. Arrivée à Patay à 15 h 30. A 19 heures arrivent

M. Asselot et M. Ménard qui ont quitté Issy à 9 heures en Goéland et qui ont reçu du S F Aé. (1) d'Orléans, l'ordre de répartir notre personnel entre les sociétés nationales de Bourges, Fourchambault et Châteauroux. 11 arrive à tout instant des cyclistes, des piétons débrouillards qui se font hisser sur des camions. Le flot des réfugiés grossit sans cesse, on voit passer maintenant les voitures de Chartres, les habitants de Patay se joignent au flot.

Nous commençons à répartir le personnel suivant les ordres du S F Aé. Il arrive sans cesse de nouveaux groupes. Passage de MM. Bonnefon-Craponne, Mettas, Auboineau, Galopin, en route vers Angoulême. Ils se rasent sous le préau. A 14 h 30, alors que nous reprenons les opérations d'expédition de notre per­sonnel, Pernot qui assure la liaison avec le S F Aé. arrive d'Orléans, essoufflé, et nous informe qu'il nous faut passer la Loire avant la nuit. Les ponts sont minés et peuvent sauter d'un instant à l'autre.

(1) Service des Fabrications de l'Aéronautique.

Nous chargeons en hâte le personnel dans les camions, le nouveau point de ralliement choisi est Ligny-le-Ribault. La dernière voiture quitte Patay à 16 h 30. Après notre départ, la ville semble vide. La plupart des habitants sont partis.

Nous arrivons à Ligny à 19 h 30. Le village regorge de troupes et de réfugiés. Le général Blanchard a son P.C. à la mairie. Nous installons tant bien que mal les femmes dans l'école, mais nous n'avons pas pu nous procurer de la paille. Installation dans l'appentis du curé sur le catafalque et le corbillard.

15 juin Dévouement des trois infirmières des usines Renault que nous avions recueillies à Patay, qui ne cessent nuit et jour de soigner des malades et bléssés civils et militaires. Le service de santé militaire est totalement déficient et ces braves petites soulagent beau~oup de souffrances et de misères. Nous nous installons dans l'école et envoyons sur les trois usines désignées les détachements de notre personnel. A 21 heures, 11 détachements sont partis, non sans peine, mais il ne reste plus une goutte d'essence pour faire le plein des camions des deux détachements qui restent.

16 juin Nous envoyons dans la matinée les deux détachements, après l'arrivée de Moitrier qui nous apporte 2 000 litres d'essence de Vichy. Nous quittons Ligny-le-Ribault à 15 heures; très gros encombrement à la sortie de la ville par suite de l'enlisement dans le bas-côté de la route d'un tracteur remorquant des bateaux du génie. Nous restons plus d'une heure arrêtés en rase campagne. Les officiers du génie ne tentent pas la moindre manœuvre. En passant au passage à niveau du Thellay, nous sommes arrêtés une vingtaine de minutes par un train de réfugiés se dirigeant vers Vierzon. Au cours de cet arrêt, un Do 17 survole le passage à niveau. Émotion; puis se dirige vers Vierzon où il est pris à partie par la D.C.A

En traversant Bourges, nous rencontrons Barot et convois vers la S.N.C.AC. (1). Ils nous informent société refuse de recevoir le personnel que nous lui S F Aé. Violent orage. Bordet qui dirigeaient des que la Direction de cette avons envoyé par ordre du

Nous traversons Bourges et nous arrêtons à la nuit tombante dans un petit village : Plainpied. Violente discussion entre MM. Asselot, Ménard et Haenmerlé à propos de futilités. MM. Asselot et Ménard en viennent aux mains et s'injurient. L'énervement de ces derniers jours est pour beaucoup dans cette regrettable bagarre. Maintenant il va falloir recoller la porcelaine. Nous couchons dans le foin d'un grenier.

17 juin Ménard et Lagassié sont pa~tis à Bourges pour discuter avec la Direction de la S.N.C.AC. de l'embauche de notre personnel. En arrivant à l'usine ils trou­vent les portes closes. Les dirigeants sont partis sans prévenir les services ... sur l'aérodrome de Bourges on brûle les Curtiss, les Bloch 210. Sur la route, l'exode, le lamentable exode continue, terrible, obsédant.

Au cours de notre arrêt de Charenton-sur-Char, où nous attendons de l'essence pour poursuivre notre route, nos trois infirmières ne cessent de panser les bles­sés... Je ne me fais plus d'illusion, la partie est décidément perdue. Le moral est si profondément atteint qu'il n'y a plus aucun espoir. A midi, discours de Pétain qui demande les conditions de l'armistice.

L'essence n'arrivant pas, nous équilibrons les réservoirs de nos 7 voitures et à 16 heures nous partons vers Vichy par Igrandes, Le Montet, St-Pourçain. Les routes sont maintenant libres et dégagées; nous arrivons à Vichy à 19 h 30, tous nos réservoirs vides. Accueil ému de tous ceux qui étaient venus direc­tement et qui commençaient à s'inquiéter de notre sort.

18 juin Journée de calme et de repos après cinq jours d'agitation perpétuelle. M. Asselot qui, hier midi, nous avait laissé pour aller dire bonjour à Mme Asselot à St-Benain-Dazy (Nièvre), nous raconte au retour comment il a vu désarmer sans la moindre résistance les troupes chargées de garder les ponts de Décize par une automitrailleuse allemande. C'est bien fini. La résistance est morte. L'annonce que nous avions demandé les conditions de l'armistice a tué les dernières vélléités de résister. Visite de M. de Peyrecave à 19 heures, venu de la Rochelle en Goéland.

(1) Société Nationale de Construction Aéronautique du Centre.

19 juin

20 juin 22 juin

23 juin

24 juin

25 juin

26 juin

A 8 heures, les premiers motocyclistes allemands ont traversé Vichy. Les auto­mitrailleuses arrivent vers 9 heures, puis des camions chargés de troupe. Aucune résistance n'a été opposée ni à l'entrée, ni à l'intérieur de la ville. Vers 9 heures nous apprenons que, courageux, M. Riffard a donné l'ordre à ses dessinateurs de partir vers le sud, donnant lui-même l'exemple de la fuite, malgré les ordres contraires de la Direction. Dès maintenant, il faut cependant reconnaître que c'est sur le terrain moral surtout que nous avons été battu. L'attitude de la troupe, des civils et même de gens comme Asselot, Ménard, Albert est symp­tomatique. Tous acceptent la défaite sans réagir, et se récrient quand je parle de résistance. Asselot parle même de travailler pour les allemands et envisage, j'écrirais même, souhaite la prompte défaite de l'Angleterre.

Les troupes allemandes ne cessent d'arriver.

Les difficultés d'approvisionnement augmentent chaque jour, probablement du fait de la désorganisation totale des transports et communications. Les postes sont fermées. Aucune banque, ni aucun guichet ne versent plus d'argent. En quelques jours, l'édifice économique du pays s'est effondré devant l'incompétence et la lâcheté des cadres qui ont abandonné leur poste. Et c'est probablement, là encore, une des causes de notre défaite, que cette démission des élites civiles et militaires.

Nous avons appris ce matin, qu'hier soir à 18 h 30, avait été signé en forêt de Compiègne l'armistice entre la France et l'Allemagne, mais que les hostilités continuaient jusqu'à la conclusion de l'armistice avec l'Italie. Aucun détail sur les conditions. Quelles qu'elles soient je crois que c'est là une lourde erreur et qu'il eut mieux valu continuer la lutte, même sans la métropole. Mais je suis seul de cet avis dans notre petit groupe. Tous prévoient la défaite et l'effondre­ment de l'Angleterre à brève échéance. Avant la fin juillet, disent-ils tous.

Nous avons retrouvé aujourd'hui à Ebreuil près de Gannat, un groupe de 27 ouvriers et ouvrières de la société qui étaient partis d'Issy le jeudi 13 juin, à 14 heures, avec un camion qu'ils avaient pris sur la chaîne de l'usine O.

Vraiment c'est à désespérer de tout et de tous. Dans le petit groupe que nous constituons je me sens isolé de plus en plus. Le fossé qui se creusait depuis quelques jours entre nous s'approfondit et s'élargit sans cesse. Tous ici sont à présent anti-anglais.

Nous avons apprts ce matin que l'armistice franco-italien avait été signé hier soir et que les hostilités avaient cessé à 1 h 30 du matin. Journée de tristesse. Il pleut. A 11 heures, cérémonie au monument aux morts sur la place de Vichy. Cérémonie poignante dans sa simplicité. Beaucoup d'hommes et de femmes pleuraient. A la fenêtre d'un hôtel, en face du monument, trois soldats allemands assistaient à cette cérémonie, le calot sur la tête, la cigarette aux lèvres.

Nous avons eu par les journeaux qui ont commencé de reparaître ce matin, connaissance des conditions de l'armistice. C'est à pleurer. Les 2/3 de la France sous la botte, et dans quelles conditions!

J'ai demandé à Asselot de faire partie de la caravane qui remonterait la pre­mière vers Paris. Il m'en a confié le commandement. Mais quand pourrons-nous partir?

J'ai assisté ce matin à une réunion des industriels repliés à Vichy, sous la prési­dence de M. Stein qui a donné des détails sur la vie à Paris dans les derniers jours. Le ravitaillement y serait difficile, la circulation impossible. Toutes les voitures qui tentent de remonter sont arrêtées et parquées vers Etampes, cer­taines sont utilisées pour le ravitaillement.

En présence de ces renseignements Asselot a décidé que notre caravane ne partirait que plus tard.

279

27 juin

28 juin

29 juin

30 juin

1er

juillet

2 juillet

3 juillet

Le petit jeu de démolition continue. Dans nos conversations journalières, chacun s'acharne à démolir tout ce qui hier faisait nos raisons de vivre et de lutter. Asselot et Ménard ont passé leur matinée à dicter une nouvelle constitution calquée sur celle de Berlin. L'influence des dictateurs est désormais souveraine. La liberté de penser est maintenant une ennemie r-edoutable qu'il faut museler au plus vite. Et bientôt, on en viendra à fusiller ceux qui auront le toupet de vouloir penser!

Il a été décidé que nous tenterons de remonter vers Paris avec ma Juvaquatre. Je compose la mission de la façon suivante : Albert, Sery interprète et moi­même. Départ à 4 heures. Retour probable à Vichy dans la matinée de dimanche.

Nous avons quitté Vichy à 5 heures. Aucune difficulté jusqu'à Villeneuve-sur­Allier. Nous avons traversé Moulins à l'heure de l'appel. Nombreux étendards à croix gammée dans la ville. Nous sommes arrêtés pour la première. fois à l'entrée de Villeneuve où une sentinelle fait parquer toutes les voitures en attendant l'ouverture de la Kommandantur. Que va-t-il se passer? Nous attendons deux heures en lisant les affiches, consignes. Plus de cent personnes se pressent devant le guichet. Inquiétude. Est-ce le camp de concen­tration qui nous attend? Avec une demi-heure de retard, l'officier arrive et nous annonce que les gens de passage peuvent continuer leur route. Nous ne nous faisons pas prier... Nous arrivons aux usines Renault à 16 heures. Aucune troupe allemande dans l'usine. M. de Peyrecave, rentré du matin, est dans son bureau. Il nous accueille avec satisfaction et nous demande de lui rendre compte de notre visite aux usines Caudron-Renault. Toutes sont vides à l'exception de l'usine d'Issy-Ies-Moulineaux, occupée par l'armée de l'air qui nous en interdit l'accès. Sur le terrain les 70 Goélands intacts ...

Nous avons revu M. de Peyrecave à 8 heures. Il nous a annoncé sa nomination à la Commission de l'armistice et nous a demandé de remonter avec un état­major réduit à Paris. Il est assez pessimiste sur notre situation économique et prévoit de très graves difficultés pour le prochain hiver. Il recommande de conserver le maximum de monde en province et de conseiller à tous ceux qui le peuvent de se rechercher des situations loin de la région parisienne ... Nous rentrons à Vichy par le même itinéraire qu'hier... Mission sans péril, mais non sans fatigue.

Préparation du départ de demain de l'état-major réduit. Les troupes allemandes ont évacué Vichy et se retirent sur la ligne de l'armistice. Les troupes françaises ont repris possession de la ville.

Avant notre départ nous apprenons que, dans la nuit, des gendarmes se sont présentés à l'hôtel que nous occupons pour nous aviser que ces locaux étaient réquisitionnés pour être affectés à des services du ministère de la Défense nationale. Ordre d'évacuation avant midi. Et tout ceci avec pas mal de brutalités inutiles. La civilité n'est plus une vertu française.

Nous quittons Vichy à 9 heures. Voyage sans histoire. Nous arrivons à Paris à 19 heures.

Nous avons pris contact avec M. de Peyrecave. Très peu de gens sont rentrés aux usines Renault : MM. Lehideux, Boullaire, Pinet, Grandjean, Grillot, Marcel Guillelmon, Lefèvre, Dalodier.

En attendant que les autorités allemandes nous autorisent à rentrer à Issy, nous nous installons dans un salon et des bureaux des usines. Nous n'avons rien à faire qu'à attendre que des solutions soient apportées aux questions que M. de Peyrecave va poser à Wiesbaden au sujet de l'activité industrielle française.

Nous avons trouvé ce matin en arrivant dans le hall de la Direction, trois soldats allemands qui s'y étaient installés pour y passer la nuit. Leurs casques et fusils sur la table, à côté des notices et de la lettre de félicitation adres­sée en 1918 par le maréchal Pétain à la Direction et au personnel des usines Renault pour la part prise dans la victoire par les chars. A dater de ce jour,

5 juillet

10 juillet

13 juillet

14 juillet 15 juillet

un piquet de garde vivra dans l'usine, assurant conjointement avec nos gardiens la surveillance des ateliers et du matériel. Il nous faudra entendre résonner sur le macadam leurs bottes lourdes, les croiser partout.

Trois commissaires de l'industrie allemande, hauts personnages des usines Mercedes, sont installés dans l'usine, et en assurent la gestion. Rien ne doit être entrepris sans leur approbation. Rien ne doit sortir sans leur visa. Nos gardiens sont sous leurs ordres. Le chef, le prince von Urach, est l'ancien représentant à Paris de Daimler-Benz. Il parle un françaiS impeccable et est d'une correctIOn parfaite.

Toute la journée, des voitures de l'armée allemande vont et viennent dans la cour principale. Voitures de tourisme d'officiers qui viennent en mission auprès des commissaires. Camions venant chercher des pièces détachées au magasin des pièces de rechange.

M. de Peyrecave nous a quittés aujourd'hui pour Wiesbaden où doivent commen­cer bientôt les travaux de la Commission de l'armistice.

Nous avons installé à l'école maternelle de la place Voltaire à Issy, le service du personnel Caudron, et le lamentable défilé de tous nos ouvriers et ouvrières qui étaient restés sur place a commencé, en quête d'acompte. Beaucoup qui s'étaient repliés à pied ou à bicyclette ont été rejoints par les troupes allemandes et, après de nombreuses difficultés, rapatriés. Une des péniches qui évacuaient notre matériel, a été coulée sur ordres des autorités militaires françaises près de Nemours. Elle contenait 32 machines-outils neuves récemment arrivées des U.S.A. Le marinier l'a renflouée trois jours plus tard. Une autre péniche a été incendiée sur la Seine, près de Melun, par suite de la destruction de deux péniches-citernes qui emportaient de l'essence.

Aucun événement. Notre vie est absolument vide et désaxée. Nous errons d'un atelier à l'autre en quête d'une tâche.

Nous partons avec Albert pour assurer la liaison avec le personnel demeuré à Vichy. Avant de quitter l'usine, nous avons une brève conversation avec M. de Peyrecave qui arrive de Wiesbaden. Les négociations sont diffici les, mais pos­sibles. Il est surtout question d'Europe fédérée, évidemment sous la direction allemande.

Hier soir, le docteur Graf Thun a fait dire à M. Asselot qu'il voudrait bien le voir pour lui parler de la société Caudron. Il s'agit, parait-il, du représentant de la société Messerchmidt qui a été désigné par le maréchal Goering pour contrôler les usines aéronautiques du secteur sud.

Après deux jours à Vichy, je ne suis pas mécontent de reprendre demain la route de Paris. On n'a vraiment pas ici le sens des réalités. Vichy a repris son animation de la ville d'eaux et se félicite d'être le siège du gouvernement. Les cafés regorgent de monde. Le soir, les parcs et les bords de l'Allier sont pleins d'une foule rieuse qui digère en paix. Les brasseries sont illuminées. Les orches­tres reparaissent. Les rues sont noires d'une mer qui s'arrête aux vitrines des magasins et aux kiosques des journeaux. Non, j'aime mieux le Paris triste et morne que nous connaissons.

Retour à Paris.

Au cours de mon absence, la situation de l'usine a évolué. Les autorités alleman­des sont entrées en contact avec M. Asselot et nous autorisent à réintégrer l'usine d'Issy-Ies-Moulineaux pour nettoyer, faire les inventaires et, éventuel­lement, préparer la reprise du travail. Nous avons donc repris contact avec l'usine abandonnée depuis le 12 juin. Spectacle de pillage indescriptible. Toutes les por­tes ont été forcées, tous les tiroirs retournés, les magasins sont pleins de débris de toutes sortes. Les appareils de précision ont été saccagés à coup de mar­teau par pur vandalisme. L'outillage portatif utilisable par les unités de l'Air est groupé en vue d'un déménagement prochain. L'usine est sous la garde de c Werk-Schutz », gardes des usines, armés de fusils et baïonnettes qui ont l'air terrible. 50 hommes de troupe logent au bureau d'études.

17 juillet

19 juillet

23 juillet

26 juillet

30 juillet

31 juillet

Visite à Issy-les-Moulineaux du docteur Graf Thun en compagnie d'un ingénieur du corps de l'aéronautique allemand qui s'intéresse aux Goélands. Les 70 appa­reils que nous avions laissés sur le terrain au moment du départ sont intacts dans l'ensemble et n'ont subi que des dégâts sans importance : capots bos­selés par le poids de soldats qui se sont fait photographier debout sur les moteurs, toiles crevées à coups de couteau. Le Dr Thun, petit homme brun qui n'a rien d'un aryen blond et qui parle à peu près bien le français, laisse entendre qu'éventuellement ces appareils pourraient intéresser l'armée de l'air allemande, si nous acceptions de les terminer. Rien d'arrogant dans cette demande. Il brode sur la misère d'une usine arrêtée, du travail qu'il faut assurer à nos ouvriers. Asselot répond que seul, M. de Peyrecave peut s'engager et propose une entrevue entre le directeur de la Messerschmidt et M. de Peyrecave pour vendredi.

En l'absence de M. de Peyrecave, à Wiesbaden, M. Lehideux à reçu les repré­sentants de la Messerschmidt. J'ai assisté à cet entretien. M. Lehideux a expli­qué qu'il ne pouvait répondre à une offre de commande de la part des autorités allemandes. Seul le gouvernement français est qualifié pour donner une telle réponse. Nous ferons ce qu'il nous ordonnera de faire.

J'ai fait visiter ensuite les ateliers à ces Messieurs. Étonnement devant notre construction en bois, de ces champions de la construction métallique. Ils ne sont d'ailleurs pas convaincus et regardent avec pitié nos faibles moyens de pro­duction.

Je me suis rendu aujourd'hui avec Albert à Chainteauville, près de Nemours, pour y reconnaître une de' nos péniches. Quand nous sommes arrivés près du bateau, une centaine de soldats en tenue de travail vidaient la péniche de ses vilebrequins et de ses carters, pour les transporter dans des wagons à destination de l'Allemagne. L'officier qui les commandait nous a ouvertement demandé de ne pas oublier ses soldats et lui-même si on nous rendait le maté­riel. Nous avons été tellement surpris de cette demande que nous n'avons su que répondre, mais nous nous sommes bien amusés avec Albert de la tête du 'même officier quand il nous a vu à la Kommandantur de Nemours, 3 heures

plus tard, en discussion au sujet de nos wagons, avec son capitaine.

Asselot est rentré de Vichy avec une lettre du ministère de l'Air nous autorisant à terminer 300 Goélands pour le compte du gouvernement français. Ainsi nous allons pouvoir reprendre un peu d'activité sans déshonneur. Évidemment, un cer­tain nombre des appareils qui vont sortir seront cédés aux allemands mais par notre gouvernement qui doit savoir ce qu'il fait et où il va. Nous, nous n'auront qu'un client: l'État français.

Le Graf Thun a appris cette nouvelle avec une demi-satisfaction. Il a décidé de partir de suite à Berlin pour en discuter.

La situation s'est subitement aggravée. Après quelques jours de bouderies, au cours desquels il ne faisait plus signer aucun des papiers dont nous avons chaque jour besoin : laissez-passer, autorisations diverses, le Graf Thun a net­tement posé ce soir la question : travailler pour l'Allemagne sur commande du gouvernement allemand, ou céder la place. Il considère les 100 appareils actuel­lement en cours de montage comme une prise de guerre, le gouvernement allemand est prêt à en payer les travaux de finition mais rien de plus.

Ainsi le masque est jeté. Après le miel des vagues promesses et les propos oauteleux, voici le vinaigre et les menaces. Que faire? Asselot nous a quittés ce soir, abattu, hésitant.

La situation s'est un peu clarifiée. M. de Peyrecave a dit de Wiesbaden, par téléphone, d'accepter la proposition allemande. L'inspecteur-général Joux qui avait signé la lettre du 15 juillet a fait la même réponse.

Finalement le Graf Thun a accepté de ne pas exiger de commande, et de réqui­sitionner purement et simplement les appareils à la sortie. Après la séance d'hier, il revient à une politique plus douce. Il a promis à Delmotte, qui ne veut pas voler sur des avions à croix noires, d'intervenir pour permettre le vol sur des avions sans signes distinctifs. N'est-ce pas une nouvelle manœuvre? Nous commençons à connaître la méthode, doucereuse d'abord pour appeler la sym­pathie et engager le fer, puis tout à coup brutale pour imposer l'accord. Je crains fort que nous ne soyons sur la pente fatale.

Aux usines Renault, il y a beaucoup d'animation parmi les chefs de département qui sont intervenus auprès de M. Renault pour l'informer qu'ils refuseraient de travailler pour les allemands. Tout ceci ne facilite pas les relations entre eux et nous. Quel drame de conscience!

(à suivre)

Fernand PICARD