01 - La mort tragique de Marcel Renault

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La mort tragique

de Marcel Renault

La course Paris-Madrid, dont la première et unique étape eut lieu le 24 mai 1903, a fortement marqué l'histoire de la compétition automobile par son caractère grandiose et meur­trier à la fois (1).

Grandiose, elle le fut d'abord par la qualité des véhicules et ensuite par le nombre des engagés. En quelques années les voitures avaient profondément évolué. Grâce à l'adop­tion presque générale des pneuma­tiques des frères Michelin, un allé­gement des organes avait été obtenu et le gain de poids qui en résultait avait permis de doter les véhicules de moteurs plus puissants et d'en augmenter ainsi la vitesse.

Quant aux engagés, leur nombre dépassait celui enregistré pour Paris­Berlin, disputé en 1901 et Paris­Vienne couru en 1902, puisqu'il

Marcel Renault et son mécanicien Vauthier lcl. RNUR).

atteignait le chiffre record de 314 contre respectivement 172 et 218. Si, pour des raisons diverses ou par suite de forfaits, 98 véhicules ne prirent pas le départ, il n'en reste pas moins que 216 se retrou­vèrent au matin du 24 mai à Versailles répartis en quatre catégories: grosses voitures, voitures légères, voiturettes et motocyclettes.

Malheureusement, ce fut une course meurtrière, ce qui provoqua son inter-

Plaquette offerte aux souscripteurs par Renault).

diction; aussi se termina-t-elle à Bordeaux. A Coignières, situé à 20 kilomètres du point de départ, ce fut l'accident de Terry qui ne causa que des dégâts matériels. Par contre à Bonneval (Eure-et-Loir) eut lieu le premier accident mortel: la voiture de Porter alla s'écraser contre un mur et le mécanicien Nixon fut tué.

A Montguyon, Stead fut grièvement blessé. Plus tard, ce fut le tour de Lorraine Barrow qui devait décéder quelques jours après, alors que son mécanicien Pierre Rodez était tué sur le coup. Enfin, ce fut l'accident mortel de Marcel Renault aux Minières de Payré près de Couhé­Vérac dans la Vienne. Parmi les spectateurs et le service d'ordre, on déplorait la mort d'une femme, d'un enfant et de deux militaires.

Renault dans la course

Les deux années précédentes, la jeune maison Renault frères avait remporté des succès flatteurs. En 1901, dans Paris-Berlin, Louis Renault avec sa voiture de 8 HP couvrait la distance en 18 h 37 mn et 23 s à la moyenne horaire de 59,360 km.

la famille Renault (cl. autobiographie

Premier de la catégorie voiturettes, il se trouvait 8e au classement général, battant des Mors de 60 HP et des Panhard Levassor de 40 HP. En 1902, dans Paris-Vienne, c'est au tour de Marcel Renault de triompher. Victoire écrasante. Avec sa 16 HP il arrivait seul à Vienne alors que les premiers concurrents n'étaient at­tendus qu'une heure plus tard. Il devançait au classement général tous les autres concurrents et se voyait créditer d'une vitesse horaire moyenne de 62,500 km.

(( Paris-Vienne, disait Marcel Renault à la (( presse, n'a pas été pour nous seulement (( une victoire; du monde automobile (( français qui nous suivait depuis nos débuts, (( de l'étranger dont notre longue série de (( succès avait attiré l'attention nous est venu (( un tel nombre de commandes qu'avant de (( pouvoir penser à franchir les premiers les (( routes d'Espagne, il nous faut satisfaire à (( toutes les demandes, livrer les voitures, et (( malgré /'installation de nouvelles et plus (( vastes usines, malgré l'achat d'un outillage (( plus perfectionné encore, c'est à peine si (( nous pouvons satisfaire à notre tâche. Et (( vous voyez, cependant que les bâtiments (( succèdent aux bâtiments, les machines­(( outils aux machines-outils. Nos cinq (( hommes et le caporal de 1898 sont devenus (( un corps d'armée; et si l'état-major a (( quelques secondes encore pour pouvoir (( penser, les hommes sont tout juste suffi­(( sants et le terrain de manœuvre est trop (( petit déjà. Vous voyez que Paris-Madrid,

(1) Suivant l'expression de Jean-Robert Dulier.

(( si intéressante que soit cette course, doit (( être pour nous en ce moment reléguée au (( second plan. Mais soyez sans crainte, d'ici (( le 24 mai nous auront pu prendre le temps (( d'établir des nouveaux types que nous (( voulons mettre en ligne et, pourvu que la (( chance ne nous soit pas trop contraire, (( nous pourrons encore ajouter à nos (( trophées une bonne place dans cette (( importante épreuve. ii

A Billancourt on préparait Paris­Madrid. En secret on construisait quatre voitures légères de 30 HP à soupapes commandées, très rapides.

Terminées peu avant le 24 mai, Marcel Renault essayant celle qui lui était destinée, confiait à son méca­nicien Vauthier: « Bigre! ça va vite! ».

Marcel Renault

Pourtant Marcel Renault n'était pas un novice dans la compétition. Les nombreuses victoires qu'il avait à son actif en témoignaient. Il était d'un tempérament froid, alors que que son frère Louis était nerveux et impulsif. Conducteur admirable, à la fois prudent et hardi, d'un sang­froid à toute épreuve, il semblait redouter cette nouvelle épreuve.

« Marcel Renault voulait renoncer aux courses dernièrement; à une mer;lace de grève des ouvriers de son usine, il avait répondu: « Mes amis, mettez­vous en grève, vous me rendrez service. Ce sera un prétexte à renoncer à la course Paris-Madrid qui sera terrible.» (2)

Né à Billancourt, le 14 mai 1872 dans la maison familiale de l'avenue des Tilleuls (3), il était le quatrième enfant d'Alfred Renault et de Berthe Louise Magnien. Il grandit à Paris et à Billancourt et fit ses études au lycée Janson de Sailly. Il entra ensuite comme employé dans les entreprises de son père et, à la mort de ce dernier survenue en 1892, il devint associé dans la maison Renault fils et Cie (fabrique de boutons et commerce

de draperies). Avec ses frères Fernand et Louis, il participe à la création de Renault frères. mais, alors que Fernand assure la continuité des entreprises fami­liales, ils se donne tout entier à la nouvelle affaire. Dans cette dernière il se consacre à la partie administra­tive et commerciale, alors que son frère Louis se charge plus spécia­lement de la conception et de la fabrication des voitures. Mais aux yeux des spécialistes Marcel Renault était le patron de Billancourt et personne ne songeait à contester son autorité.

Le grand départ

Au matin du 24 mai, Renault frères aligne dans l'épreuve 10 voitures: 6 dans la catégorie «voitures légères» dont 4 de 30 HP et 2 de 24 HP conduites respectivement par Louis Renault Marcel Renault, G. Gruss, Tart, P. Hugé et L. Louvet; 4 dans la catégorie « voiturettes» avec comme conducteurs Cœuille, Seret E. Richet et Cormier.

Voici comment Jean-Robert Dulier (4) relate le départ:

(( Sur /ïmmense place d'Armes et autour de (( la pièce d'eau des Suisses, c'était une (( atmosphère de fête champêtre. La police (( locale, renforcée de zouaves et de (( mar­(( souins ii, assurait un service d'ordre effi­(( cace, mais bon enfant. Sur des éventaires (( éclairés par des falots à acétylène, on (( vendait des glaces, des boissons hygié­(( niques, du bouillon des sandwiches.

(( Accompagné par un accordéon un barde, (( poète médiocre, mais bon commerçant, (( débitait par brassées une chanson de cir­(( constances (( Hardi les pneus! ii que la (( foule reprenait au refrain.

(( Une société chorale (( La Vedette de (( Malakoff ii, faisait entendre de temps à (( autre les plus beaux morceaux de son (( répertoire. Devant la grille du château, où (( se trouvait le contrôle de départ on se (( montrait le Tout-Paris de l'automobile: les (( membres de la Commission sportive et du (( Comité Directeur de l'A.C.F., baron de (( Zuylen marquis de Dion, comte de la (( Valette, comte de Vogüé, prince d'Arem­(( bert; les grands constructeurs, Brasier, (( Mors, Clément, les frères Renault; ceux (( enfin qu'on appelait (( les rois du volant ii, (( l'élégant Jarrott, le chevalier de Knyff à la (( barbe assyrienne, le populaire Charron (( Jenatzy (( le diable rouge ii, Girardot (( (( l'éternel second ii et bien d'autres.

(( Les voitures des premiers partants étaient (( déjà en place, autour desquelles s'affairaient (( les mécaniciens pour un dernier examen.

(( De temps à autre, on entendait gronder un (( moteur, et ce bruit donnait à la foule un (( frémissement d'impatience. Mais, tout (( bruyant que fût l'échappement libre des (( gros cylindres, il dominait à peine les cris, (( les chants et les rires. Les journaux de Il l'époque sont unanimes à estimer à I( cent mille le nombre des spectateurs qui I( se trouvaient à Versailles cette nuit-là.

(( Le délégué de l'Automobile-Club de Bel­I( gique, M. Ha usez, prenait des photogra­(( phies au magnésium, dont les éclairs (( violents faisaient sursauter les spectateurs.

(( A 3 heures 15, deux compagnies d'infan­(( terie de marine firent reculer la foule pour (( dégager la route de Rambouillet que (( devaient prendre les coureurs. Le départ (( devait être donné à 3 heures 30. Toutefois, (( comme il faisait encore très sombre, la I( Commission Technique décida de le I( reporter à 3 heures 45.

(( Les grosses voitures devaient être lâchées I( d'abord avec les voitures légères, puis les Il voiturettes et les motocyclettes, celles-ci Il deux par deux.

Il L'intervalle entre les partants devait être Il d'une minute. La mise en course des (( 216 concurrents devait donc exiger I( trois heures et treize minutes, en tenant I( compte des départs couplés de 46 moto­I( cyclettes.

Il A 3 heures 40, trois I( boÎtes d'artifice ii I( détonnèrent, annonçant au loin que le (1 départ était imminent.

(1 Jarrott amena sa voiture sur la ligne de I( départ, et M. Tampier, le célèbre chrono­Il métreur de l'A.C.F. lui fit ses dernières I( recommandations. Puis il commenca à (( compter les secondes. A 3 heures 45 pré­(( cises, Jarrott, moteur déchaÎné, lançait sa (1 de Dietrich en direction de Rambouillet. (( Une minute plus tard, ce fut le tour du I( chevalier de Knyff. puis celui de Louis (( Renault. Et /ïnterminable défilé continua, I( qui devait s'étendre sur 300 kilomètres de (( route. Paris-Madrid était commencé. ii

L'accident

Le soleil était levé depuis longtemps et il faisait un temps magnifique quand Marcel Renault prit le départ. Après Rambouillet, la poussière et la foule gênaient considérablement les concurrents, mais Marcel Renault, comme son frère Louis, menait une violente offensive contre ses concur­rents, les dépassant les uns après les autres. C'est à proximité de Couhé-Vérac dans la Vienne à 2 kilo­mètres environ du village des Minières commune de Payré que l'accident se produisit.

(( Marcel Renault venait de dépasser suc­(( cessivement Maurice Farman puis Théry. I( /1 dépassa ce dernier à 150 ou 200 mètres (( environ du virage. /1 est probable que Théry I( voyant le virage et le drapeau qui l'an­I( nonçait (5), ralentissait et que Marcel (1 Renault venant derrière lui et sur la (( gauche, ne vit pas le drapeau placé à I( droite de la route, ni le virage lui-même (( qui assez bon au début va se fermant de I( plus en plus. /1 arriva donc trop vite dans I( ce virage et fut projeté à l'extérieur à droite.

(( Ne voulut-il pas ralentir, sentant Théry (( derrière lui, ou crut-il pouvoir ramener (( aisément? Toujours est-il qu'il ne freina (( point et se contenta de son ralentisseur I( au pied. /1 courut donc ainsi quelques (( mètres sur les deux roues engagées sur

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l'herbe. /1 est fort probable qu'il en serait (( aisément sorti, car sa marche, visible par (1 la trace des roues, est presque parallèle à (( la route, lorsqu'il trouva une saignée nou­(1 vellement faite pour l'arrosage de jeunes (( arbres qui sont d'ailleurs de simples bran­(( chages. La roue droite avant s'affaissa dans (( cette saignée neuve et aux angles vifs et

(2)

L'Écho de Paris du 25 mai 1903. .

(3)

Devenue avenue du Cours puis avenue Emile­Zola.

(4)

« La grandiose et meurtrière course. Paris­Madrid 1903» par J.-R. Dulier. (Editions Paul Cout y, 10 rue Auguste-Audollent -Clermont­Ferrand).

(5)

Chaque virage dangereux était signalé 'par un drapeau rouge agité par un homme.

« la voiture piqua de la main de ressort « avant droit dans le sol, traÎnant sur le sol. « Puis le véhicule emporté par l'élan pivota « autour de son avant droit et alla tomber « dans le fossé, ravant tourné vers Paris, « en rasant un des petits arbres. Marcel « Renault au moment où la voiture subit « son premier choc fut projeté la tête en « avant dans le fossé, mais dans le mou­« vement de rotation qui raccompagna, il « tourna légèrement et tapa du côté gauche «( de la tête dans le fossé. " fut littéralement « assommé. ii (6).

Épouvantés, les spectateurs s'étaient enfuis. Mais presque aussitôt arriva Maurice Farman qui reconnaissant la voiture de son ami s'arrêta. A son appel, des paysans accoururent. Avec des civières de fortune les blessés furent transportés dans la ferme du Bourg de Vay située à proximité. Vauthier le mécanicien ne portait que des blessures sans gravité mais Marcel Renault était sans connais­sance.

Il mourut le 26 mai à 23 h 45. « Marcel « Renault n'avait point repris connais­« sance depuis sa terrible chute. Lundi, « cependant, le docteur Soupault lui « ayant ouvert les paupières, son frère « Louis lui dit:

« Donne-moi la main Marcel. ii Marcel Re­«( nault le regarda et leva légèrement la «( main. Ce fut son dernier geste.

«( On maintenait les pulsations du cœur au « moyen de caféine et l'on prolongeait ainsi ( la situation dans l'espoir qu'une amélio­« ration surviendrait. Couché dans un lit tout (( blanc, les yeux fermés, le malheureux était « plongé dans le coma. Aucune blessure ne (( le défigurait bien qu'on en ait dit. " ne «( portait qu'une coupure assez profonde (( au-dessus de l'arcade sourcilière entamée «( par les verres des lunettes.

(( En dépit de tous les soins dont il fut « entouré Marcel Renault a rendu le dernier (( soupir, mardi à minuit. A son chevet se « trouvaient sa mère, ses frères Louis et (( Fernand et son parent le Docteur Soupault.

(( Renault est arrivé à Poitiers. " s'est rendu (( directement à l'administration des pompes ( funèbres où il a commandé un cercueil en (( chêne et plomb capitonné. Ce soir, entre (( 6 heures et 7 heures, les employés des ( pompes funèbres partiront pour la mai­«( son mortuaire où ils arriveront vers « 1 0 heures. La mise en bière aura lieu (( demain jeudi à 6 heures du matin. Puis, (( le corps sera transporté à la gare de Couhé «( et mis dans le train qui ramènera à Poitiers (( à 10 heures 5; il partira par l'express à (( 12 heures 22 et arrivera à Paris à « 5 heures 45. ii (7).

Le 27 mai l'acte de décès était enre­gistré dans les termes suivants:

«( L'an mil neuf cent trois, le vingt-sept mai, (( à huit heures du matin par-devant nous, « ÉPINOUX Louis, Maire, Officier de l'état (( civil de la commune de Payré, canton de «( Couhé, arrondissement de Civray, dép ar­

«( tement de la Vienne, sont comparus (( TAVEREAU Cyriaque, curé, âgé de trente­(( deux ans et BERNARDIN Émile, instituteur, «( âgé de quarante-six ans, demeurant tous ( les deux au chef-lieu de cette commune, (( non parents du défunt ci-après dénommé, « lesquels no us ont déclaré que RENAUL T (( Marcel, ingénieur mécanicien âgé de (( trente et un ans, né à Paris, quartier de (( Billancourt fils de feu RENAULT Alfred et «( de dame MAGNIEN Louise-Berthe, sans (( profession demeurant à Paris (Seine), «( célibataire, est décédé au domicile du «( sieur FOUCHER Eugène, propriétaire à (( Bourg-de-Vay en cette commune, hier, à «( onze heures trois quarts du soir. Après (( nous être assurés du décès nous avons «( rédigé le présent acte dont nous avons (( donné lecture aux comparants qui ont (( signé avec nous. ii

Signé:

TAVEREAU, BERNARDIN ÉPINOUX.

Les obsèques de Marcel Renault eurent lieu le 30 mai en l'église Saint-Augustin. Bien avant l'heure de la cérémonie religieuse fixée à 11 heures, une affluence considérable se pressait dans la nef et parmi elle les dirigeants de l'A.C.F., la plupart des constructeurs d'automobiles et un grand nombre de concurrents qui avaient participé à l'épreuve.

Après la messe, célébrée par l'abbé Jovin curé de St-Augustin, le cercueil fut placé sur un corbillard de seconde classe que précédaient les couronnes portées à bras par des délégations ouvrières (8). Le cortège se rendit au cimetière de Passy où eut lieu

(6)

L'Auto du 29 mai 1903.

(7)

Journal de J'Ouest du 28 mai 1903.

(8)

Des couronnes avaient été offertes par l'A.C.F .. la Chambre syndicale de l'automobile, le Conseil Municipal de Billancourt. le Palais de l'automobile les divers établissements industriels et commer­ciaux de la famille Renault.

La voitu,re de Marcel Renault après l'accident (communiqué par Paul Couty, éditeur).

« Ce mercredi matin à 9 heures 30 Fernand

l'inhumation dans le caveau familial. Quelques mots furent prononcés par Rives au nom de l'A.C.F. et Max Richard au nom de la Chambre Syndicale.

Le monument de Billancourt

Tous ceux qui s'intéressaient au sport automobile ressentirent vive­ment la mort tragique de Marcel Renault. « La grande famille auto­mobile est en deuil de la mort d'un de ses meilleurs et de ses plus braves enfants, écrivait Henri Des­granges. Marcel Renault n'avait que des amis: autour de lui il n'avait jamais éveillé que les plus profondes sympathies, et notre douleur à tous est plus cruelle de l'avoir vu tomber pendant ces courses qu'il aimait passionnément.}) (9)

Dues à des initiatives privées des listes de souscription circulèrent dans les milieux proches de l'automobile qui se proposaient d'acheter le coin de terre où Marcel Renault était tombé. Dès le 29 mai le journal l'AUTO décidait de recevoir toutes les sous­criptions qui lui seraient adressées; le lendemain une première liste était publiée:

L'AUTO.. . ......... . 200,00

F. Rabourdin (Paris-Automobile) 500,00 Baron de Caters 100,00 Henry Fournier 100,00 Max Eugène .................. . 50,00 Sté des Compteurs IOlectro-Kilo­

métriques .. 100,00 Lamberjack ............. . 100,00 Maron ....................... . 50,00 Honneur aux victimes de la science 1,00 Marcel Strimon ..... . 1,00 Sté IOlectrique Hydra .. . 100,00

l.O. Alain ....... . 100,00 Un électricien 2,00 Taride 20,00

F. Guillelmon . 100,00 Hollande .... . 20,00 hm~~ ..................... . 50,00 Dr Maillard (de Sceaux) ...... . 10,00 Pierre Laffite (Vie au grand air) . 50,00 Léon Serpollet ......... . 100,00

M. Dannat ........ . 100,00

De Grandval ......... . 5,00

M. et Mme Clausse ........... . 30,00 Auguste, Lucien, Maurice et Paul

Cerveaux .................. . 1,50 Total de la 1,e liste ... . 1.892,50

En même temps M. Hautier lançait l'idée d'une souscription pour les mécaniciens qui avaient trouvé la mort.

En septembre 1903, l'AUTO annon­çait que le montant total des sommes recueillies s'élevait à 13.392,25 pour le Monument à Marcel Renault et à 4.576,95 pour les mécaniciens.

L'idée de l'achat des lieux de l'acci­dent fut abandonnée au profil de l'érection d'un monument à Billancourt avenue des Tilleuls, face à la maison natale de Marcel Renault. En accord avec la famille, le sculpteur Denys Puech fut chargé de son exécution.

L'inauguration

Le monument fut inauguré le jeudi 26 mai 1904, un an après l'accident. Le lendemain le journal l'AUTO en publiait le compte rendu.

(( L'inauguration qui eut lieu hier après-midi (( à Billancourt n'BvaÎt pas revêtu ce carac­(( tère officiel qui préside d'habitude aux (( cérémonies semblables. Ce fut une réunion (( d'amis dévoués qui tous avaient connu (( Marcel Renault et sur le visage desquels (( apparaissait un sentiment de douloureuse (( sympathie. Parmi l'assistance nombreuse (( on remarquait la présence de Grus, (( Louvet. Cormier, Maurice Farman et (( P. Hugé qui avaient assisté à ses derniers (( moments, MM. Mors, représentant la (( Chambre Syndicale de l'Automobile, (( Henri Desgranges, directeur de l'AUTO, (( Lagneau, maire de Boulogne, Trezel, (( conseiller municipal.

(( Dans l'allée du Cours, sous de grands (( arbres s'élève le Monument. Un superbe (( buste de marbre sur un haut piédestal où (( un bas-relief de bronze représente l'arrivée (( de Marcel Renault au Prater de Vienne. (( Sur la partie postérieure du socle cette (( inscription:

26 mai 1904

Ce monument a été élevé

par souscription due à l'initiative

du journal l'AUTO

A la mémoire de Marcel Renault

Victime d'un accident dans la course automobile

Paris-Madrid

Le 24 mai 1903.

(( Derrière la balustrade, deux couronnes: (( l'une offerte par la Chambre Syndicale de (( l'Automobile, l'autre par l'AUTO, et une (( palme offerte par la Société de Secours (( des ouvriers de la maison Renault à son (( fondateur. ii

(9) L'Auto du 28 mai 1903.

Henri Desgranges prononça le premier discours en retraçant la vie active de Marcel Renault:

(( Il me semble encore le revoir dans les premières années où nous le vÎmes venir à nous sur ses premières voiturettes qu'il menait lui-même à la victoire avec son frère après les avoir tous deux créées. A Ostende, à Trouville, à Toulouse, à Bordeaux, à Berlin nous le vÎmes triomphant déjà avant la grande journée qui devait le faire entrer vivant dans la gloire et créer, hélas en lui peut-être la volonté de n'en pas sortir autre­ment. Vous vous rappelez cette journée de Vienne où nous vÎmes arriver Marcel Renault ce jour-là plus que jamais, champion de /'industrie francaise dont il devait sauver la réputation justifiée d'invincible.)) Après

M. Mors qui parla de (( l'universelle sym­pathie qui entoure la famille Renault )),

M. Lagneau, maire de Boulogne apporta l'hommage de la Municipalité:

(( Marcel Renault est un enfant de notre (( ville; il y a été élevé. C'est pourquoi (( lorsque, après s'être particulièrement donné (( au nouveau mode de locomotion à traction (( mécanique, il eut /'idée d'entreprendre (( avec ses frères la construction de voitures (( automobiles, il n'hésita pas à faire profiter (( sa ville natale des avantages de l'usine à (( créer.

(( C'est en 1898 que fut fondée celle que (( nous avons sous les yeux; elle comprenait (( alors un seul corps de bâtiment. Mais bien­(( tôt elle fut considérablement augmentée, (( si bien qu'aujourd'hui, après cinq années (( seulement d'existence elle occupe un per­(( sonnel de plus de 700 personnes et donne (( la vie à tout un quartier de Boulogne.

(( Le malheur a enlevé Marcel Renault à (( l'affection des siens, il est mort victime du (( progrès et le Conseil Municipal de Bou­(( logne, en mettant cet emplacement à la (( disposition du Comité qui a pris /'initiative (( d'élever ce monument à la mémoire de (( Marcel Renault. a été heureux de contribuer (( ainsi à perpétuer son souvenir, souvenir (( d'un enfant du pays, chez qui la large (( aisance dans laquelle il avait été élevé et (( avait vécu n'avait pas détruit l'amour du (( travail et qui, en cherchant à développer (( une industrie qui doit devenir pour la (( France une source réelle de richesse, a (( aussi contribué à assurer la prospérité de (( sa ville natale. ))

Quelques mots prononcés par

M. Soulex au nom de ses camarades de l'Usine terminèrent la cérémonie. En témoignage de gratitude la famille Renault fit parvenir à tous les souscripteurs du monument une plaquette représentant, à l'avers, le portrait de Marcel Renault et au revers une figuration de l'arrivée victorieuse à Vienne, avec cette ins­cription:

(( aux souscripteurs du monument élevé à la mémoire de Marcel Renault. témoignage de reconnaissance )).

Le Monument a disparu aujourd'hui, détruit le 3 mars 1942 qu cours du bombardement. Édifié primitivement

Emplacements successifs du monument (dessin de Gaston Rocherolle).

à l'angle de l'avenue Émile-Zola et de la rue Gustave-Sandoz, il avait été transféré une première fois, après la Première Guerre Mondiale, à l'empla­cement actuel du garagede bicyclettes. Lors de la construction de la rampe d'accès au pont de l'Ile Seguin, il fut à nouveau déplacé et prit place toujours avenue Émile-Zola, au centre du mur qui longe le jardin de la Direction (10).

Le monument de Payré

Sur les lieux mêmes de l'accident une pierre commémorative rappelle le sacrifice de Marcel Renault (11). Pendant de nombreuses années, ou­bliée de tous, envahie par les herbes, elle disparut aux regards. Quand les Ponts et Chaussées rectifièrent le virage, le monument, déjà malmené par le temps, se trouva placé très à l'écart de la route.

C'est alors qu'intervint M. Gaston Morin, administrateur de l'Automobile Club de l'Ouest qui, avec l'aide de cet organisme, entreprit la réfection de la stèle. Le 24 avril 1966, à l'oc­casion de la Ve coupe internationale des Musées de l'automobile, une cérémonie fut organisée avec le con­cours de l'Automobile Club de l'Ouest, de la régie Renault, des Ponts et chaussées et des municipalités de Payré et de Couhé-Vérac. ({ Sur un emplacement spécialement aménagé les cinquantes vieilles voitures qui prenaient part à la coupe furent alignées, comme si elles devaient être passées en revue par celui dont on évoquait le souvenir» (12).

Après un dépôt de gerbe, M. Lelièvre, président de l'ACO, prononça quelques paroles, et au nom des participants, Bernard de Lassée, créateur et organi­sateur de la Coupe, déclara:

(( C'est pour nous tous qui sommes ici un moment d'intense émotion. Car cette halte a la valeur d'un témoignage. Celui de notre admiration envers ceux qui nous ont ouvert les portes de la grande épopée mécanique, celui de notre reconnaissance et de notre affliction car beaucoup ont payé de leur vie cet enthousiasme. Ce fut le cas de Marcel Renault. Nous voulons saluer sa mémoire très attachante, dire à l'A.C.O., aux ponts et chaussées, à la Régie nationale, nos remerciements pour avoir restauré ce monu­ment)) (13).

(10)

Que sont devenus le buste et les bas-reliefs? C'est une question que nous n'avons pu élucider aussi la posons-nous à nos lecteurs.

(11)

La mairie de Payré comme la direction dépar­tementale de l'Ëquipement de la Vienne n'ont pu nous fournir ct indication sur l'origine de ce monument.

(12)

Jean-Robert Dulier. ouvrage déjà cité.

(13) Centre-presse du 24 avril 1966

Quelques mots de M. Bouix, sous­préfet de Montmorillon, terminèrent la cérémonie.

Puis, sous la conduite de Mme Fillon et de Mlle Fillon, maire de Couhé­Vérac, les personnalités officielles se rendirent à Bourg de Vay où, dans l'une des pièces de la propriété de Mme Fillon, Marcel Renault avait vécu les dernières heures de sa vie.

Une rue Marcel-Renault

En avril 1908 le Conseil Municipal de Paris décida de donner le nom de Marcel Renault à une voie nouvelle reliant la rue Demours et la rue Villebois-Mareuil en plein quartier des Ternes. Cet hommage fut com­menté en ces termes par un hebdo­madaire de l'époque:

(( Petit à petit lentement mais sûrement l'automobilisme prend sa place au soleil de la vie sociale. Et ce changement cet avè­nement à la gloire, garde encore un goût étrange pour ceux-là qui se rappellent les premiers temps de nos locomotives méca­niques. Étaient-ils assez dédaignés, méprisés ceux-là qui furent les mains noires de graisse, les vêtements huileux et tachés, les premiers conquérants de nos routes? Eut-o[l assez de sourires indulgents et railleurs pour ces (( illuminés JJ qui parlaient moteurs, car­burations, routes, courses, qui prévoyaient une (( industrie nouvelle JJ, un siècle de vitesse, de (( mouvement JJ? JJ.

Et le temps a passé... Et les fous d'hier sont devenus les sages d'aujourd'hui... et l'on salue

fort bas ceux-là qu'un index iro­nique désignait jadis aux badauds. Avec une fierté quelque peu émue, nous apprenons que l'un de ces premiers apôtres, l'un de ceux qui

Le monument de Payré (état actuel).

Le monument de Billancourt après le bombardement du 3 mars 1942.

ont « fait}) l'automobile, le cher et regretté disparu, Marcel Renault, va donner son nom à l'une de nos nouvelles rues de cette capitale où les voitures qu'il conçut, par milliers maintenant, chantent sa gloire.

Je me le rappelle, ce mort que main­tenant l'on veut honorer publique­ment, répétant quelques heures avant ce lugubre Paris-Madrid:

(( Vous verrez, j'arriverai, il faut que nous arrivions. /1 faut que nous prouvions que nos voitures marchent. JJ

Et l'hommage public qui lui est fait aujourd'hui, cette revanche de l'intelligence, de la volonté, sur l'âme timide et bête de la grande foule, apparaît comme quelque chose de très beau, de très grand, de très fatal... })

L'usine en danger

La mort de Marcel Renault faillit compromettre l'existence même de l'usine. En effet, chacun des frères étant propriétaire pour un tiers, la réalisation de la part de l'un d'entre eux pouvait amener la liquidation de l'affaire. S'agissant des Renault cette hypothèse ne semblait pouvoir être envisagée. Alfred, le père, avait toujours placé ses entreprises sous le signe de la famille et ses fils semblaient avoir retenu la leçon.

D'autre part, ni Marcel, ni Louis n'étaient mariés. Certes on leur con­naissait des liaisons: la cantatrice Jeanne Hatto pour Louis, et Suzanne Davenay « une petite blonde insi­gnifiante aux yeux de pervenche}) pour Marcel. Mais ce que personne ne savait c'est que Marcel très attaché à Suzanne Davenay l'avait instituée légataire universelle. La petite blonde insignifiante devenait ainsi copro­priétaire de l'affaire et sa part repré­sentait environ 5 millions.

Réaliser une telle somme était impos­sible, il fallait donc vendre, c'était la liquidation judiciaire. A moins que Suzanne Davenay ne renonce au testament. Obtenir cette renonciation ce sera l'affaire de Louis Renault.

Dans son livre, Saint-Loup a recons­titué la scène de l'entrevue. Il nous montre un Louis Renault le visage vidé de son sang qui serre ses poings et qui, devant la petite blonde insi­gnifiante retrouve ses mots.

(( Sa voix monte en une éloquence persua­sive, ses yeux se font caressants, sa pensée, avec agilité, devance les réactions de la femme. /1 est prêt à toutes les concessions, il acceptera toutes les humiliations, jouera de la ruse ou de la violence. JJ

Le résultat? un acte de renonciation au testament en échange d'une rente viagère de 10.000 francs par an, dûment enregistrée chez le notaire.

Une rente qui sera effectivement servie, revalorisée, jusqu'à la mort de Suzanne Davenay survenue en 1953.

L'usine est sauvée. Fernand et Louis restent seuls propriétaires. Fernand liquide la fabrique de boutons, le commerce de draperie, et les fonds sont investis aussitôt dans l'affaire.

Une nouvelle étape commence qui prendra fin en 1908 lorsque viendra le temps de la dissolution de Renault frères.

En attendant il faut satisfaire aux nombreuses commandes qui par­viennent à Billancourt, mais, pour un temps, Renault frères renoncent aux courses d'automobiles et Louis aban­donne définitivement la compétition.

Gilbert HATRY