04 - De chemins en chemins

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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De chemins en chemins

Lucien BOUCHAUDON

Tous les chemins mènent à la Régie. C'est en prenant l'un de ceux-ci, mais je ne pensais pas à la Régie à cette époque, que, venant de mon Berry natal, je me dirigeais sur Dijon « mon centre mobilisateur» le 13 juin 1940. J'étais un récupéré de la dernière heure, ayant été exempté du service militaire pour une pleurésie contractée antérieurement, maintenu exempté devant le conseil de réforme en février 1940, et reconnu « Bon service armé» fin mai 1940, ce qui me fait rallier Dijon le 13 juin.

Après un séjour de deux jours à la caserne, oùj'eus droit à une tenue plutôt disparate, moitié bleue moitié kaki, les autorités militaires me firent prendre un chemin qui ne fut pas le bon, car je fus fait prisonnier le 19 juin 1940 à Saint-Léger-sur­Dheune (Saône-et-Loire). Ma carrière militaire fut donc très courte, 2 jours dans une caserne, 3 sur la route et. .. 5 années en captivité.

Billancourt était encore loin, car un chemin tortueux qui n'était pas sur la carte Michelin me fit visiter Oldenburg, Bremen et Duisburg, où je fus libéré par les Américains en mars 1945, en assez mauvais état, débarquant sur une civière à la gare de l'Est et me retrouvant à l'hôpital Bichat.

Après 3 semaines de repos, je repris le chemin de mon Berry. Mais la vie est ainsi faite, je me trouvai un matin perplexe à une croisée de chemins, pour finalement prendre la direction de Paris, ce qui me rapprochait de Billancourt. C'est alors qu'à la suite d'une rencontre avec une camarade d'enfance, dont le mari travaillait à la Régie, et qui connaissait M. Tresse, à l'époque chef du personnel, que je me trouvai un matin dans le bureau de celui-ci. Il me demanda, entre autre, sije savais aller à bicyclette. Ma réponse ayant été affirmative, je fus embauché comme pointeau 1er échelon, aux appointements mensuels de 4 200 F (anciens).

Et, le 11 juin 1945, un autre chemin s'ouvrait devant moi. Je fus assez surpris quand je signai mon contrat d'embauche de voir sur celui-ci la mention « collaborateur» à l'emplacement oùje devais apposer ma signature. Ce terme était employé pour désigner le personnel rémunéré au mois. J'avais tout de même eu un sursaut, car j'avais pensé à une autre définition.

Comme tout le personnel, j'eus mon carton de pointage, qui servait à signaler ma présence par un pointage le matin, un à la reprise après déjeuner, et un à la sortie du soir. Il arrivait fré­quemment qu'une même personne pointe plusieurs cartons, ce qui était formellement interdit, et parfois lors d'un contrôle des sanctions étaient prises envers le contrevenant.

Le personnel de maîtrise ne pointait pas, mais signait aux pen­dules autographes, et je dois reconnaître que la personne char­gée de relever ces signatures afin de reporter les heures d'entrée et de sortie sur les feuilles de présence avait parfois des problè­mes, car c'était vraiment des signatures.

A l'inverse des cartons de pointage, qui étaient relevés toutes les quinzaines, les rouleaux de signatures l'étaient tous les jours par les soins d'un employé du service téléphonique, ce service ayant l'entretien des pendules autographes et des pointeurs pour cartons de pointage.

Le travail de pointeau au service du personnel collaborateur était très différent de celui de pointeau au service du personnel horaire.

Mon travail consistait, toutes les quinzaines, à relever aux pointeurs les anciens cartons et à mettre les nouveaux. Voilà pourquoi il fallait savoir faire du vélo, et beaucoup de kilomè­tres, ce qui me fit emprunter de tortueux chemins, mais me permit de bien connaître l'usine.

Ensuite il fallait classer les cartons, par département, par ate­lier, alphabétiquement, puis contrôler les cartons avec la fiche de présence où étaient consignées toutes les absences, maladies, permissions, congé annuel, accident du travail, et enfin décompter les heures supplémentaires, c'est-à-dire les heures au-delà de l'horaire normal de 40 heures, soit 5 heures majo­rées de 30 % pour un horaire hebdomadaire de 45 heures ou 8 heures pour un horaire de 48 heures ; décompter les retards, qui étaient toujours sujet à discussion en fin de mois le jour de la paie ; ce calcul était assez sévère. Si je me souviens bien, un premier retard de 6 à 15 mn faisait sauter un quart d'heure, et tous les autres retards de 2 ou 3 mn un quart d'heure égale­ment. Si dans le mois l'intéressé avait plus de 60 mn de retard, une note était adressée à son chef de service.

Après le décompte des heures supplémentaires, celles-ci étaient reportées sur une fiche individuelle et transmises au service appointements, et ce, dans des délais impératifs, pour être join­tes à la feuille de paie.

J'avoue que, quand je faisais la tournée, et que j'étais seul, je m'attardais volontiers dans les ateliers, entre autre au département 61, devant le cubilot, quand il y avait une coulée; au département 62, à l'atelier des marteaux-pilons; au département 12, devant les grandes presses ; aux chaînes de montage du département 74 ; au département 14, avec ses machines-transferts et son carrousel où ronflaient les moteurs ; je m'attardais également au département 34, près de cette lon­gue ma~hine à faire le papier et le carton où, à une extrémité, se trouvait un grand bac rempli d'une pâte liquide qui, après un long parcours entre une quantité de rouleaux, sortait à l'autre extrémité sous la forme de papier ou de carton; celui-ci servait, entre autre, à faire les cartons de pointage.

Je fus très impressionné au début par tout ce que j'ai pu voir dans tous les ateliers de cette immense usine. Par la suite, la connaissance des lieux m'a bien servi pour mon travail. De plus, et ce n'est pas le moins important, j'ai connu beaucoup de gens, ayant des contacts avec le personnel administratif de tous les départements.

Au service du personnel, pendant les grèves, le ramassage des cartons de pointage a toujours été effectué. Il m'arrivait, lors de ma tournée, suivant l'ampleur de ces conflits, de ne plus ren­contrer les mêmes têtes dans les ateliers devenus silencieux. Quand, par exemple, les rues avoisinantes étaient occupées par les gendarmes mobiles.

Que de souvenirs de paie faites en catastrophe pendant ces

périodes troublées.

Un autre souvenir, celui de la cérémonie de la remise des

médailles aux trentenaires, quarantenaires et cinquantenaires,

au palais de la Mutualité, dont mon service avait l'organisa­

tion. A cette occasion, je remplissais les fonctions de speaker. Il

me serait difficile de dire combien de personnes j'ai appelé au

micro pendant ces très sympathiques cérémonies, et je me sou­

viens avoir vu l'actuel P.-D.G. M. Vernier-Palliez, une jambe

dans le plâtre, seconder M. Lefaucheux lors de l'une de ces

cérémonies.

J'ai vécu comme beaucoup d'entre nous la disparition de

M. Lefaucheux, qui trouva la mort au volant de sa Frégate, le Il février 1955 ; disparition qui fut douloureusement ressentie par tous, à tous les niveaux, à en juger par l'ampleur de la céré­monie qui se déroula dans l'île Seguin le 19 février devant des milliers de personnes. Des discours furent prononcés, par

M. Grillot, directeur général adjoint, et par M. Henri Ulver, ministre de l'Industrie et du Commerce, qui retracèrent la vie de celui qui avait été, pendant 10 années, un grand P.-D.G. à la Régie.

De pointeau à chef de section, le chemin fut assez long, et il se passa quelques années que j'ai partagées avec un homme qui était mon chef direct, dur au labeur, pour lui-même comme pour les autres, mais qui m'a appris à faire mon travail. J'avais de l'estime pour M. Le Vouedec ; c'est certainement pour cette raison que je n'ai pas demandé ma mutation à l'époque pour Cléon ou Sandouville : je suis donc resté 29 ans au service du personnel, et les moins jeunes se souviennent certainement du trio composé de M. Allain, M. Le Vouedec et moi-même.

Une période de jours gris, même parfois sans couleur, fut celle de l'apparition d'•• Anatole » (1). A 50 ans, il me fallut me recy­cler, suivre des cours, apprendre à faire la paie en fonction des nouvelles normes, ingurgiter les nouveaux codes, déchiffrer des mètres de bordereaux. Ceux ou celles qui ont vécu cette période doivent se souvenir. Je crois que c'est vers cette époque que dis­parurent les cartons de pointage au profit des états de présence.

Je voudrais ouvrir une parenthèse au sujet de ces cartons, sur lesquels figuraient le nom, le numéro de service ou d'atelier, le numéro de pointage, le numéro ou la lettre définissant le poin­teur, et la date de la quinzaine. Les cartons devaient être classés suivant le lieu de pointage, ce qui prenait la journée ; et le len­démain, c'était la répartition aux pointeurs, avec le vélo muni d'une boîte sur le porte-bagages avant, et par n'importe quel temps, pluie ou neige, il fallait y aller.

J'ai gardé quelques beaux spécimens de cartons largement illustrés que nous avions mis de côté, M. Guillotin et moi­même. Le thème de ces illustrations était en général choisi en fonction des événements ou des saisons. Ainsi, pour illustrer le paiement d'une prime ou une augmentation de salaire: une belle corne d'abondance apparaissait sur le carton, et un pour­centage sortant de la corne signalait le taux de l'augmentation. L'hiver avait son bonhomme de neige; l'automne, la pluie et son parapluie; le printemps, des fleurs s'épanouissaient sur les cartons; l'été, c'était le soleil, la plage, la mer; et surtout, la quinzaine précédant les congés annuels, c'était une cage, porte largement ouverte, dont l'oiseau s'envolait à tire-d'aile.

Merci, M. Vitcoq et Coué, pour votre humour illustré. Vos cartons sont maintenant la propriété de la S.H.U.R. (2).

D'autres personnes se servaient des cartons pour transmettre des messages, parfois amoureux; des cœurs et des « je t'aime » étaient monnaies courantes; pour beaucoup, c'était toujours le même dessin, qui servait surtout au pointeur à retrouver plus rapidement son carton, les numéros d'ordre n'étant pas tou­jours respectés.

Puis mon travail prit un autre chemin, de par la volonté de mes chefs, et, à l'époque, je ne dus pas leur dire merci. Je suis devenu le spécialiste des absences de longues durées (A.L.D.), et responsable de la gestion du personnel cadre, mensuel, et A.P.R., entrant dans le critère maladie, maternité, accident.

(1)

Nom donné au 1" ordinateur.

(2)

Voir bulletin nO 1, page 18, de « Renault frères à Régie Nationale ".

Je dois dire que, par la suite, ce travail m'a accroché, car le con­tact n'était pas le même qu'avec le personnel en activité. J'avais comme interlocuteur des malades, leur famille, des gens inquiets de leur situation, et beaucoup de problèmes à résoudre avec les assistantes sociales, avec qui je travaillais fré­quemment.

Que d'explications j'ai pu donner à tous quant à la durée des crédits maladie, et les petits « crobars » que j'ai pu faire, illus­trant le premier et le deuxième crédit maladie ! Il arrivait assez souvent que l'on me dise « Bonjour, docteur! » en entrant dans mon bureau. A l'époque, je portais une blouse blanche: c'était peut être à cause de cela.

J'ai aimé cette période de ma vie, au contact de gens qui, dans la peine ou la maladie, avaient besoin que l'on s'intéresse à leur situation. C'était la deuxième fois que je remplissais ce rôle, car en captivité, j'étais homme de confiance de mon Kommando avec déjà beaucoup de problèmes humains à résoudre. '

Puis, un jour de février 1972, je pris un chemin que j'ai bien crû être sans issue, car je suis moi aussi passé dans la catégorie des A.L.D. suite à un infarctus du myocarde. Mais ce n'était pas mon heure, et quelques temps après, ma route continuant, je trouvais le chemin de la retraite.

Je n'ai pas malgré tout quitté complètement la Régie, car

depuis 1970, je collabore, selon mes moyens, à la Section d'His­

toire.

Malgré mon départ à la retraite, je suis toujours sur ce chemin qui monte, faisant partie d'une équipe qui connaît un constant développement.

A la retraite, il y a toujours un chemin qui se dirige vers une région de votre choix. Le mien emprunte l'autoroute A 10, pour ensuite aboutir en Charente-Maritime, à Fouras, où une petite maison m'attend au calme et au soleil, et oùje passe une grande partie de l'année, l'autre partie me voyant encore au côté de l'équipe de la S.H.D.R.

Ce qui me fait dire que si tous les chemins conduisent à la Régie, il est parfois bien difficile d'en sortir quand on a conservé une certaine activité, disons parallèle, et, je pense, quelques amitiés.

Lucien BOUCHAUDON