04 - Confidences

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Confidences

Je suis arrivé à Paris le 11 novembre 1894 (1) pour entrer au service de Mme Delpire, tante des trois frères Renault -Fernand, Marcel et Louis -250. boulevard Saint-Germain.

En 1897, je quittais Mme Delpire, avec un bon certificat, pour revenir chez moi : je n'avais pas l'intention de rester à Paris puisque je n'avais pas de métier. Je décidais de faire mon apprentissage de mitron-boulanger, mais je ne pus continuer, n'étant pas assez fort pour pétrir la pâte.

Je revins à Paris, et j'allais voir mon ancienne patronne, avec qui j'étais resté en très bons termes. Elle me demanda ce que je désirais faire.

-«Je désire apprendre le métier de serrurier ».

-«Tu sais », me dit-elle, «mon neveu, Louis Renault, qui

est à peu près de ton âge, va faire une voiture sans

chevaux ».

Je me suis mis à sourire et elle me dit:

-«Tu devrais aller le voir. Tu y allais assez souvent quand

tu étais chez moi. 1/ pourrait peut-être te conseiller ».

Et c'est à partir de là que ses frères, Fernand et Marcel, me demandèrent de rentrer chez l'un ou l'autre, comme valet de chambre et chauffeur. Je rentrais chez Marcel. Lorsque j'eus mon permis de conduire (2), il me garda comme chauffeur personnel, mais je le conduisais tous les matins à l'usine, à 8 h, et le soir je le conduisais au théatre, au Moulin Rouge. Je le conduisais dans un cab, le premier qu'on voyait.

Vente d'un cab

J'ai du reste fait vendre ce cab à un Américain qui l'admirait

et qui me demanda à qui il appartenait.

-«A Monsieur Renault, qui est au Cercle., lui dis-je.

Je demandais alors au chasseur de faire savoir à M. Renault que je désirais le voir. Je lui dis qu'un Américain demandait à acheter le cab, mais il voulait en savoir le prix.

-« 13500 francs », me dit M. Renault.

Je redescendis, et l'Américain, le comte de Frise, me régla le cab séance tenante. Je reçus 20 francs de pourboire. L'Américain voulait prendre immédiatement livraison du cab, mais à condition que mon patron me laisse à son service pendant quelque temps!

L'automobile de la Belle Époque

Je quittai l'usine après le décès de mon patron. Je rentrai au service de la comtesse de la Baume, 51, rue de l'Uni­versité. Elle avait deux fils, Gontrand et Hervé, qui avaient acheté au Salon un châssis Renault 10 CV, deux cylindres, soupape automatique, bobine carpentier à trembleur, qu'ils firent carrosser en torpédo 4 places, sans capote ni pare­brise, par la Carrosserie de Boulogne. Je connus, à partir de ce jour, le bonheur d'être tombé dans cette grande et hono­rable famille; ses deux fils étaient à peu près de mon âge et je voyageais pendant les trois années que je restais à leur service. Ils ne me considéraient pas comme un domestique; ils étaient si bons et si bien élevés que j'étais avec eux comme un frère. Je les ai regrettés toute ma vie.

(1)

M. Chanlon, n!f le 11 avril 188!, avait alors 1! ans et demi.

(2)

Le 1I6'1"1ni8 de conduire !ftait alllleM à 1'!flloQue « certificat de capa­cité », lIermettant d'étre emllloy!f en QualiM de conducteur d'un v!fMcule à moteur à lI!ftrole. Le mot «~troZe» !ftait rajouM à la main. M. Chanlon lIassa son lIermis le 6 aoilt 1901, rue de Rennes, devant l'inl1!fnieur-examinateur M. Donat.

De 1903 à 1909, j'ai parcouru toute la France, fait des voyages en Belgique, en Allemagne, en Espagne. Dans ce temps-là, on ne voyait, pour ainsi dire, pas d'auto, mais par contre des attelages à chevaux et du bétail en liberté. Cette année, 1909, je me mariais.

Je n'ai jamais eu le moindre accident, ni aucune contra­vention : pourtant la 10 CV atteignait la vitesse de 50 km à l'heure; mais que de misères par les crevaisons de pneus sur la route, et que d'ennuis avec les cônes d'embrayage, qui patinaient dans les côtes des Pyrénées ou de Suisse. Les pneus étaient des Michelin assez bons, mais avec une toile trop faible, et on en consommait par éclatement malgré la vitesse modérée à laquelle on marchait.

L'essence coûtait 30 centimes. En Suisse, c'était le phar­macien qui la fabriquait; on ne trouvait pas d'essence en bidon, sauf à Lucerne. Quand je partais de Paris pour rejoin­dre mes patrons en Suisse, je me souviens que, m'arrêtant à Autun, je déjeunais avec un ami à un petit restaurant; repas succulent; vin compris, je payais pour nous deux 1,80 franc. Il y avait beaucoup de curieux pour nous voir avec nos peaux de biques et nos lunettes qui nous masquaient les yeux et le visage.

Les aléas de l'occasion

Je ne peux m'étendre sur les détails, ce serait bien trop long. Pour résumer, je suis entré aux usines en 1901, comme chauffeur, et j'ai été agent Renault, avenue de la Grande-Armée, à Paris, puis à Autun, où j'ai créé le garage Renault que j'ai revendu par la suite.

En 1935-36, je suis retourné à Paris, et j'ai collaboré au Garage de France, où j'avais retrouvé d'anciens camarades, Saradel et Lagan, qui vivent encore, je l'espère.

L'usine avait besoin d'une personne de confiance pour faire les reprises au Salon de l'auto, et me sollicita. Ce n'est pas ainsi que je gagnais beaucoup d'argent, car le plus souvent j'ai revendu les voitures ainsi acquises à perte, ou sans bénéfice. Sur le plan financier, ce fut mon plus mau­vais Salon : je n'ai même pas gagné 5000 francs.

Une belle fin de carrière

Pour terminer, je remercie toute l'usine de se souvenir de moi. Je suis certainement le plus vieux des agents et le plus vieux permis de conduire de France, et peut-être de tous les autres pays. Je suis heureux de terminer mon existence sans avoir eu aucune contravention ni accident dans ma carrière. Je souhaite à tous les jeunes une pareille fin de carrière et toute ma reconnaissance à M. Dreyfus, le direc­teur de la Régie Renault de ne pas avoir oublié, probable­ment le doyen des agents, et le plus ancien permis de conduire.

Jean CHANLON

Le texte ci-dessus a été rédigé par Monsieur Jean Chan Ion, décédé en août 1973. Il nous a été transmis par Mme Nicole Colletier, que nous remercions vivement.