02 - Louis Renault tel que Je l'ai connu : «Au cœur du domaine» (suite)

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Louis RENAULT tel que Je l'ai connu

II -Au cœur du domaine ­

(Suite)

Louis Renault est un lutteur, un conquérant qui veut posséder toujours davantage; cela est inné en lui; il n'est pas motivé par une âme de jouis­seur; la simplicité de sa vie, que j'ai appréciée auprès de lui en son domaine d'Herqueville, son amour de la nature, de la campagne, des grands espaces silencieux en sont un témoignage; un besoin perpétuel d'action le pousse à penser, à entreprendre, à réaliser; le sommeil lui apporte-t-i1 vraiment la détente indispensable? Souvent, c'est entre deux heures et quatre heures du matin qu'il téléphone à mon domicile pour me donner des ordres.

C'est un gagneur dont la vie n'a été qu'une suite de réussites; sa fin, par contre, du fait de sa santé très altérée, des événements d'alors, de la méchan­ceté, de la cruauté des hommes, sera un naufrage.

A Herqueville, comme à Billancourt où petit à petit il a acquis propriétés, immeubles, rues, à Herqueville dis-je, il a défini sur carte longtemps à l'avance, les limites futures de son domaine. M. Chauveau, ex-régisseur, sera, pour une grande part, grâce à des acquisitions, à des échanges, le réalisateur de ce bel ensemble.

Mais les prix des terrains, des bois, montent très vite dans la contrée lors­qu'on sait que Louis Renault est ache­teur. Aussi, quelquefois, le Maître, toujours rusé, après m'avoir abreuvé d'arguments bien à lui, me pousse à acheter à mon nom et à bas prix des parcelles que je lui revendrai ultérieu­rement (sans bénéfice bien sûr). Si je suis presque toujours d'accord avec les buts qu'il vise, souvent je ne le suis pas sur les moyens qu'il emploie, d'où quelques divergences entre nous.

Problèmes de culture

1936 va être au domaine l'année de modernisation, de mécanisation de la culture; blé, orge, avoine, betterave à sucre (destinée à la distillerie, puis l'alcool à la fabrication des poudres), betterave fourragère (pour la nourriture hivernale des bovins), maïs, pomme de terre, seront les productions prin­cipales.

Chaque ferme, cultivant au minimum 200 hectares, est dirigée par un chef de ferme salarié; payé au mois, il apporte ses connaissances agricoles, commande son personnel, est respon­sable de la bonne exploitation des terres formant son district, tout cela, bien entendu, sous les ordres du régis­seur du domaine, M. Riquier. Le chef de ferme et sa famille se nourrissent en grande partie sur la ferme : porcs, moutons, volailles, œufs, etc. ; au début de chaque année, il touche la moitié des bénéfices de l'exercice précédent. Quant à moi, aux pouvoirs peu ou mal définis, je dois, bien entendu, tout voir, tout savoir, tout faire, tout contrôler (???). D'où certains accro­

chages avec le régisseur.

Le Patron fait doter chaque ferme de 2 tracteurs et de remorques agraires, le tout naturellement de marque Renault; un tracteur diesel de 28 CV servira aux labours, au débardage des betteraves, aux gros travaux; un trac­teur à essence de 10 CV servira aux travaux légers hersage, roulage, semailles, épandage d'engrais...

Le régisseur sera harcelé par le Maître pour vendre rapidement les chevaux (plusieurs dizaines) et pour reconver­tir les charretiers en conducteurs de tracteurs, ou sinon pour embaucher certains de ces derniers.

Les chefs de fermes, devant l'arrivée des tracteurs, ont réagi sur un point: d'après eux, lorsqu'on laboure en bor­dure cie haie, en limite de propriété, dans les angles, de la surface culti­vable est perdue par suite de la lar­geur à l'arrière de l'engin et de son rayon de braquage, ce qui n'existait pas avec les chevaux (ah! la routine, les traditions !). Louis Renault doit arbi­trer; moi, je n'ai pas d'avis, je me tais.

Le Patron, devant l'unanimité des argu­ments, décide que 2 chevaux seront gardés afin de compenser l'inconvé­nient précité, vrai ou faux, d'utilisa­tion des tracteurs; affectés à la régie du domaine et logés à la ferme d'Her­queville, ils seront loués aux fermes, à la journée, lorsqu'elles en auront besoin.

Un matin, je reçois à mon bureau, avenue Foch, uh coup de téléphone du régisseur : un accident est arrivé au domaine; afin d'aller battre le blé sur place dans une île de la Seine, on a chargé sur un bac la batteuse tirée par les deux chevaux précités; que s'est-il passé? Le tout a basculé dans le fleuve, batteuse et chevaux dispa­rus par 8 à 10 mètres de fond, mais heureusement pas d'accident de per­sonne. Quelle corvée m'incombe pour avertir Louis Renault! Je médite, je prends du recul, je l'avertirai à notre réunion de 14 heures.

Il est calme, je le laisse parler, puis, incidemment entre deux sujets, très maître de moi, je lui dis lentement qu'un «incident" s'est produit à Her­queville et je lui en donne les détails. Surprise! Il éclate de rire :

« Ces deux chevaux n'ont jamais servi en plusieurs mois, c'est très bien ainsi, on n'en parlera plus, mais faites venir des scaphandriers de Rouen pour ren­flouer la batteuse!".

Le régisseur s'est très bien acquitté de cette tâche, mais Dieu que j'ai eu chaud pendant quelques heures!

Début 1936, j'ai été chargé par le Patron de dresser, ferme par ferme, un inventaire de tout le matériel agri­cole en en précisant les caractéristi­ques essentielles; cela a été très ins­tructif pour moi : charrues, semoirs à grains, épandeurs d'engrais, herses, rouleaux, faucheuses à herbe, mois­sonneuses-lieuses, arracheuses de pommes de terre, bineuses à bettera­ves, etc.; ce matériel, important en nombre, déjà ancien et prévu pour la traction animale, n'est pas adapté pour l'utilisation derrière tracteurs.

Il m'incombe alors de prévoir le maté­riel nécessaire, moderne, à forte capa­cité; il m'est expressément recom­mandé par le Maître "d'acheter fran­çais ". Je consulte dix ou douze cons­tructeurs de l'Hexagone, entre autres Puzenat, Dollé, les Ateliers de Vierzon, etc., mais tous déclarent forfait; le marché français de l'époque (culture artisanale et familiale) n'offrant pas suffisamment de débouchés.

A regret, Louis Renault me donne ordre de consulter les fabricants américains de machines agricoles à haute produc­tivité parmi lesquels Massey-Harriss, Mac Cormick, International Harwester. Ainsi, par exemple, les barres de coupe portées sur tracteur, de largeur 2,60 m remplaceront les faucheuses à herbe de 1,50 m ; les semoirs de 6,20 m remplaceront ceux de 2,50 m ; les char­rues portées basculantes à 5 socs remplaceront celles à 2 ou 3 socs.

Voilà, au domaine, le début de l'indus­trialisation de la culture.

Une anecdote vaut ici la peine d'être contée, mettant en relief le caractère autoritaire, exigeant, de Louis Renault devant qui tout le monde doit céder.

Au Salon de la machine agricole du printemps 1936, j'ai remarqué un magni­fique semoir à grains, de fabrication allemande, de marque Rud Sack, lar­geur 6,20 m, monté sur pneumatiques, entièrement métallique, présentant tous les réglages possibles en débits de grains, écartement des sillons; pour les céréales, la largeur du semoir per­met d'ensemencer en même temps 25 à 30 sillons; un beau vernis rouge­grenat attire, capte l'attention.

Je conduis le Patron vers cette belle machine; il en est enchanté et veut se rendre immédiatement acquéreur.

Hélas! Les relations politiques et économiques France-Allemagne ne sont pas au beau à ce moment-là; Hitler est au pouvoir; on vit sous le régime des contingentements; une licence d'importation est nécessaire.

Dès que nous sommes de retour à l'Usine, le Patron fait appeler

M. Sarradon, chargé alors des rela­tions extérieures à la S.A.U.R. Il lui confie la mission de faire rentrer d'Allemagne un semoir identique, quel­les que soient les difficultés.

Dieu sait si elles seront nombreuses, autant que les démarches, sans succès d'ailleurs dans les divers et nombreux ministères intéressés ou non. Chaque jour, M. Renault invente un nouvel argument afin d'obtenir gain de cause: intérêt pour l'agriculture française, intérêt pour l'industrie française de la machine agricole, etc. En fait, il s'agit surtout de satisfaire un désir de Louis Renault.

Finalement, un seul espoir apparaît : une autorisation, une signature de

M. Pierre-Étienne Flandin alors minis­tre des Affaires étrangères.

Les jours passent; M. Renault s'im­patiente, M. Sarradon et moi sommes sans cesse relancés énergiquement; enfin, le ministre accorde une entrevue.

J'accompagne M. Sarradon aux Affaires étrangères; autant le ministre est grand en taille, autant son accueil est froid. M. Sarradon expose fort bien le problème; j'apporte quelques préci­sions d'ordre technique (moi si peu compétent en agriculture). Pierre­Étienne Flandin est intraitable : "J'ai

bien d'autres problèmes plus impor­tants à négocier avec J'Allemagne hitlé­rienne que celui du semoir de M. Renault; voyez le Président du Conseil,

M. Albert Sarraut, moi je ne peux rien pour vous ".

Déçus, nous rendons compte au Patron; pour lui pas de problème; il faut voir M. Sarraut.

M. Sarradon, après plusieurs démar­ches, sera reçu par le Président du Conseil; ce dernier lui dira à peu près ceci : "Les troupes allemandes vien­nent de réoccuper la Rhénanie,

M. Renault ne croit-il pas que j'ai à m'occuper d'autres choses que de son semoir à grains! ".

Mais la licence d'importation est signée; le semoir arrivera au domaine un certain nombre de semaines plus tard; c'est tout juste si Louis Renault viendra examiner cette si difficile acquisition!! !

Il a manifesté dans l'anecdote préci­tée, sa perspicacité, sa persévérance; il conçoit, il imagine, mais presque toujours ce sont ses sous-ordres qui doivent réaliser, et parfois à contre­

cœur.

Par exemple, un jour, il me charge de trouver deux petites colonnes en pierre, de style 13e siècle, de hauteur 1,20 m environ, afin d'élargir, à droite et à gauche, l'autel de la petite église d'Herqueville.

Inutile de dire le temps que je passe et que je perds à parcourir les antiquaires de la rue des Saints-Pères. Enfin, la chance aidant, je trouve exactement ce qu'il me faut chez une brave dame qui me laisse examiner consciencieu­sement les deux pièces; le prix global est de 5000 francs (1936) et je demande une option de huit jours.

Heureux de ma découverte, je vais trouver le Patron et l'informer: " C'est trop cher, me dit-il, retournez-y demain, proposez-lui 4 000 francs, mais ne trai­tez pas encore! ».

Sans enthousiasme, je retourne voir la brave antiquaire qui, après un baroud d'honneur, accepte 4 000 francs; je lui demande une nouvelle option, lui disant que j'amènerai mon employeur afin qu'il voit les colonnes.

Nouvelle information de ma part à Louis Renault; je suis (à tort) satisfait de mes démarches, mais le Maître, non.

Il me dit : "C'est encore trop cher, vous allez proposer 3 500 francs; vous direz que votre Patron étant malade ne peut se déplacer et vous a demandé de relever un dessin des colonnes afin d'acheter en connaissance de cause ".

Je ne peux que m'incliner et, armé de papier et d'un mètre, je pars à nou­veau rue des Saint-Pères; nouvelle discussion, la dame accepte mes pro­positions; une bonne demi-heure m'est nécessaire pour réaliser, inconforta­blement, mon dessin, heureusement assez simple, la base, le chapiteau, le fût, n'ayant presque pas de fioritures.

Je repars avenue Foch, certain cette fois que mon exigeant Patron sera content. Je lui confirme le prix de 3500 francs et lui donne le dessin; il le prend, m'écoute, s'en va sans dire un mot; je reste médusé!

Jamais il ne me reparlera de ces deux colonnes, mais un jour en visitant des travaux dans la petite église, j'appren­drai que Louis Renault, muni de mon dessin, a commandé deux colonnes

"en pierre reconstituée de Vernon".

1ncroyable !!!

Je vous certifie, amis lecteurs, que pour mes intérêts personnels, je ne me serais jamais livré à un tel "maqui­gnonnage ".

Revenons à la terre. L'année 1936, le début de 1937 ont vu la mise en place à Herqueville des moyens modernes de culture tracteurs, machines agri­coles.

Il faut aller plus loin pour améliorer encore et sans cesse les rendements.

Je considère mon rôle -toujours pas ou peu défini -comme double: contrô­leur de gestion et homme de " méthodes" auprès du régisseur et des chefs de fermes, responsables, eux, de l'exploitation, de la production.

Mais, cela n'ira pas sans heurts avec les sus-désignés qui me considèrent, et ils n'ont pas entièrement tort, comme " incompétent".

Avec le Patron, chaque année aura lieu l'accrochage, lorsque l'on parlera des terres à ensemencer; le régisseur et moi voulons faire des pièces de blé, de betteraves à sucre ou autres, de 10, 15, 20 hectares afin de pratiquer d'assez grandes cultures. Louis Renault, lui, pense à la chasse qui constitue pour sa famille, ses amis, certains grands chefs de l'Usine, de septembre à janvier, chaque année, une pratique de sport et de distraction.

Il veut, ainsi que son épouse, des piè­ces ensemencées moins grandes, cons­tituant, soit près des bois, soit dans la plaine, une sorte de damier où alter­nent chaumes et couverts afin que le gibier -faisans, perdreaux, lapins, liè­vres -puisse y nicher ou s'y cacher en toute tranquillité. Le régisseur et moi, partie adverse de Louis Renault en la circonstance, obtenons rarement gain de cause; le jour où l'on parle " chasse", véritable contrainte impo­sée à une exploitation agricole, le Patron ne veut pas entendre parler de gestion, de rendement; par contre, le jour où l'on examinera les résultats les rendements, malheur à qui soulè~ vera le problème contraignant de la

chasse!

Cela encore, c'est Louis Renault.

Lorsque je serai seul à administrer le domaine par suite du départ du régis­seur, ce dont nous parlerons plus loin, je pourrai davantage faire acte d'auto­rité, d'autant plus que le Patron m'aura donné tous les pouvoirs pour acheter, commander, vendre.

Jusqu'alors, les chefs de ferme, peut­être dans un souci d'économie, préle­vaient sur leurs récoltes les grains pour l'ensemencement suivant; je décide, faisant appel à la logique, àu bon sens, que jusqu'à nouvel ordre j'achèterai des semences sélection­nées chez des spécialistes tels que Truffaut, Vilmorin, etc.

Quant aux engrais, je questionne les fermes, leur demandant pour chaque culture envisagée, le produit néces­saire et la quantité à épandre à l'hec­tare. Je suis surpris de la divergence des réponses; pour la même céréale, sur des terres voisines, on ne demande pas du tout le même engrais; on se refère à la tradition, à l'avis du fermier précédent, aux conseils d'un marchand d'engrais. Devant cet état de faits, je consulte mon ingénieur-cons'eil en culture, un ex-directeur départemental des Services agricoles; nous procé­dons à de nombreuses analyses de terre; bien m'en a pris, car huit fois sur dix les demandes des fermes apporteraient aux terres ce qu'elles ont chimiquement en excédent et les priveraient de ce qui leur manque. Avec l'appui de Louis Renault, que le chorus des chefs de ferme indignés de ma façon de procéder a alerté contre moi, j'arrive à convaincre les contestataires comme je l'ai déjà fait pour le problème des semences.

Le raisonnement a prévalu sur la tra­dition et je peux commander par péni­ches entières aux aciéries d'Hagon­dange (propriété de Louis Renault) ou ailleurs, engrais à base d'acide phos­phorique, sulfate de fer, cyanamide calcique, potasse. La centralisation des achats a porté ses fruits, tant au point de vue qualité que prix, et plus tard, rendements; moi, profane, je me suis rendu compte par expérience qu'il ne faut pas toujours faire une absolue confiance, même à ceux qui passent pour des professionnels en culture.

La cidrerie.

Fin 1936, Louis Renault a su, je ne sais comment, que ses chefs de fermes achetaient à l'extérieur du domaine du cidre titrant 2 à 3 degrés d'alcool pour leur consommation familiale et pour celle de leur personnel. Le régisseur et moi passons un mauvais quart d'heure car, effectivement, dans les prés, dans certains champs du domaine, il y a énormément de pom­miers à cidre.

Je suis donc chargé de faire faire un recensement de tous ces pommiers et Louis Renault qui voit tout, qui a des idées sur tout, ajoute pour le régis­seur : "Vous allez, au plus tôt, faire peindre au goudron, sur 0,50 m de haut, tous les pieds des pommiers afin de les soustraire aux dégâts des lapins; de plus, au printemps prochain, lors de la floraison, les arbres les plus pré­coces verront leur tronc ceint à hau­teur d'homme, d'un cercle de peinture de goudron, les moins précoces deux cercles, les retardataires trois cercles' de la sorte, lors de la récolte, la cuei/~ lette sera faite mieux à temps avec moins d'ambiguïté, grâce à ces signes distinctifs de maturité".

Ainsi fut dit, ainsi fut fait pour les peintures; quant à dire comment sera faite la récolte...

Sitôt en possession du recensement des arbres, j'informais Louis Renault du nombre de pommiers (nombre exact que j'ai oublié) qui était de plu­sieurs milliers.

Me basant sur une production moyenne par arbre de 25 à 30 kilos de pommes, nous pouvions logiquement espérer une récolte avoisinant cent tonnes.

La décision du Patron fut immédiate.

" Les chefs de fermes n'auront plus à s'occuper des pommiers; cette acti­vité relévera de la régie du domaine :

taille des arbres, traitement d'hiver, traitement de printemps, récolte des fruits; le cidre sera fait au domaine et vendu aux fermes, au personnel d'Herqueville et à l'extérieur".

C'est ainsi que je fus chargé d'étudier une cidrerie et de faire équiper par

M. Serre, directeur du bureau d'études, un "tacot Renault" avec une plate­forme pour faciliter la taille des arbres, une citerne pour" l'elgethol,, insecti­cide efficace que "le contrefacteur" Pascal Mousselard, chimiste éminent fabriquera à Billancourt, un pulvérisa~ teur qui traitera rapidement.

Le service "documentation" des Usines m'a procuré un ouvrage du professeur Warcollier, directeur de la station pomologique de Caen, traitant de la culture des pommiers et de la fabrication du cidre. Malgré mes nom­breuses occupations et déplacements, je trouve le temps de l'étudier dans ses moindres détails.

1. Ferme de Port-Pinché.

5. Maison du régisseur.

9. Ferme des Buspins.

2. Ferme de Porte-Joie.

6. Mairie d'Herqueville.

10. Élevage de volailles au Mont-Joyeux.

3. Ferme d'Herqueville.

7. Église et cimetière où repose

11. Ferme à Daubeuf.

4. Château d'Herqueville entouré

Louis Renault.

12. Ferme de Fretteville.

8. Ferme de Connelles.

de son parc.

13. Ferme de Muids.

N

Instruit d'une façon livresque de la fabrication du cidre, je prends contact avec le professeur Warcollier qui me fait visiter une très importante cidrerie à Caen.

Désormais, connaissant bien la gamme opératoire, je fais un avant-projet adapté à la production en pommes du domaine d'Herqueville, production sup­posée, puisqu'inconnue jusqu'alors.

Au cours d'un déjeuner à Herqueville auquel Mme et M. Renault m'ont chargé d'inviter le professeur Warcollier, j'expose mon avant-projet qui est agréé.

M. Peltier, directeur du service OE, et l'ingénieur Rustin mettront au point toutes les études et commanderont le matériel nécessaire.

Notre petite cidrerie sera installée à l'extrémité d'un grand hangar de la ferme d'Herqueville. Un élévateur pren­dra les sacs de pommes sur les camions de ramassage, les déversera sur un plancher en étage; une trappe et un conduit amèneront par gravité les fruits sur les claies d'une presse Emidecau; le jus pressé coulera dans une citerne vitrifiée installée en sous­sol; repris par électropompe, ce jus remplira une remorque-citerne pour le transporter dans des grottes souter­raines très fraîches que nous avons fait aménager. Le cidre y sera stocké dans une soixantaine de demi-muids (environ 30000 litres au total) ayant contenu du porto (recommandation expresse de M. Warcollier) que

M. Riquier, régisseur du domaine, a achetés avec célérité sur les quais du port de Rouen.

Les efforts conjugés du brave Cargnieli chef maçon, du tandem Boulangeot père et fils, menuisiers-charpentiers et de certains professionnels de Billan­court ont eu pour conséquence une installation bien au point, avant la récolte des pommes à l'automne 1937.

Je dus envisager la livraison du cidre, soit en fûts, soit en bouteilles; pour ce dernier conditionnement de cidre mousseux, il fallut commander des bouteilles champenoises, des bouchons et muselets ad-hoc, des capuchons en papier d'étain, des étiquettes blan­ches avec encadrement doré portant la désignation chère à Louis Renault, « Domaine d'Herqueville », sans oublier les emballages en carton pour 25 bou­teilles, appareils à cercler, etc.

Est-ce la qualité des soins apportés aux arbres: taillage, traitements par la regle centrale du domaine, est-ce un hasard malin, toujours est-il que la récolte 1937 en pommes à cidre fut exceptionnelle; nous avions vu trop court pour stocker les fruits et il en arrivait toujours...

La mise en route de toute la gamme d'opérations ne se fit pas sans mal avec un personnel à former; le régis­seur, M. Riquier, paya énormément de sa personne.

Suivant strictement instructions et pres­criptions du professeur Warcollier, lors­que le cidre en fûts eut atteint la den­sité 1,046, nous procédâmes au sou­tirage, à la filtration et au stockage d'un cidre délicieux et très clair, titrant plus de 4 degrés d'alcool.

Mais notre production 1937 s'avérant très supérieure aux besoins (ce qui ne fut jamais le cas avant la décision de centralisation), je m'en ouvris à Louis Renault qui, comme toujours, trouva immédiatement une solution: -« Vous allez faire une lettre circulaire à tous mes amis, aux membres de ma famille, à tous les directeurs, chefs de ser­vices, chefs de départements de l'Usine en leur proposant notre excellent cidre; débrouillez-vous pour tout· écouler".

Je calculais un prix de vente et je ven­dis, sans que je sache encore aujour­d'hui, si tout était bien en règle avec les services de Régie des alcools.

Nul doute que certains retraités Renault, qui me feront l'honneur de lire ces lignes, se souviendront en souriant de cette vente de cidre « un peu forcée ".

En toute objectivité, le cidre mousseux 1937 d'Herqueville était très bon; la famille Renault l'appréciait, mon Patron était content, mon but était donc atteint; quant à la rentabilité...

Que furent les récoltes et productions des années suivantes? Je ne le sus pas, car, en mai 1938, je réintégrais les usines Renault.

L'élevage de volailles L'accrochage

Louis Renault exige en tous lieux et en toutes circonstances la propreté et l'ordre. Aussi, dans chaque ferme, un vaste hangar existe pour abriter ma­chines et matériels agricoles. Au sol, on a peint le contour apparent de tou­tes les machines : charrues, herses, rouleaux, semoirs, etc.; aux murs, on a procédé de même pour tout l'outil­lage manuel accroché : faux, petits rateaux, pelles, pioches, etc.

De temps à autre le Maître déCide une inspection inopinée du matériel, dans une ferme donnée; il constate aussi­tôt ce qui manque et le chef de ferme doit s'en expliquer avec précision. Aussi, ne voit-on jamais au domaine d'Herqueville ce que l'on voit trop sou­vent dans les campagnes françaises : des machines agricoles, constituant le capital du fermier, se dégrader en restant exposées dans les champs, sans protection, à toutes les intem­péries.

Vers le milieu de 1937, au cours d'une de ces inspections de matériels, Louis Renault constate que toutes les machi­nes, qui constituent de pratiques per­choirs, sont très souillées par les déjec­tions des volailles de la ferme. Il pique une crise à l'adresse du chef de ferme puis se tourne vers moi l'air médita­tif; je me demande ce qui va bien résulter de cette méditation car, avec « lui", dès qu'il y a constat d'anomalie, de dégât, d'ambiguïté, sort générale­ment une décision.

Et la décision sort : «Dorénavant, l'élevage des poules sera interdit dans les fermes; quelques oies, quelques canards y seront seuls autorisés. Pommier est chargé d'étudier très rapi­dement un élevage de volailles; un bâtiment de ferme désaffecté existe au Mont-Joyeux à côté de .Ia commune de Daubeuf; il conviendra parfai­tement ".

Aussitôt, le Patron, le régisseur et moi allons voir le bâtiment en question; il est très délabré, mais le Maître que rien n'émeut dit qu'il sera remis en état.

Je questionne : -« Monsieur Renault, veuillez me définir les bases de cet élevage tel que vous le concevez".

-«II devra être capable de fournir pour ma famille, mes amis, les employés du domaine, le personnel des fermes qui devront s'y approvisionner, trente à quarante volailles par semaine; de plus, les pondeuses devront alimenter en œufs les gardes-chasse chargés de l'élevage des jeunes faisans, dont la nourriture consiste en partie en œufs cuits durs; en outre, /'élevage devra fournir chaque année au chef des gar­des, en temps opportun, 150 à 200 «poules couveuses» pour assurer l'éclosion des œufs de faisans (ces poules sont substituées aux poules faisanes qui sont de mauvaises mères) ; je souhaite que l'on élève par an en­viron 3000 faisans, mâles ou femelles ".

Je dois dire que chaque année il incombait au régisseur et aux gardes­chasse la tâche difficile de trouver dans les environs d'Herqueville envi­ron 200 poules adultes au prix unitaire de 20 à 25 francs (1937) en réel état de " couvaison" ; mais combien de décep­tions apparaissaient sur ce point à l'usage!

Donc, à peine en al-Je terminé avec les problèmes délicats de "cidrerie", voilà que m'échoit la délicate étude d'un élevage de volatiles où je pars absolument de zéro, hormis les don­nées assez vagues du Patron.

Étudiant des limites courtes, des limi­tes longues, en fonction des données que je possède, mes calculs me conduisent à un élevage d'environ 3 000 pondeuses, sans compter les coqs (un pour 12 à 15 poules, quelle polygamie!) et les jeunes sujets.

J'informe Louis Renault du processus de mes investigations chiffrées; il me donne son accord; j'ai, dès lors, une première base solide.

Je dois maintenant étudier l'aménage­ment du poulailler, les parcages exté­rieurs, les problèmes liés à la couvai­son, à l'élevage, à la ponte, à l'abat­tage (hélas !) ; je dois me documenter sur les nourritures et surtout choisir " une race" de volailles.

Sans perdre de temps, je sollicite, de

Portail d'entrée du parc du château.

la part de Louis Renault bien entendu (l'évocation de ce seul nom ouvrant facilement de nombreuses portes), une visite des élevages de volailles Chérond à Villers-en-Vexin, dont j'ai remarqué l'existence et l'importance en faisant en voiture le trajet Paris-Her­queville par Pontoise et Les Andelys.

Très courtoisement reçu par Mme Chérond qui m'accordera en deux visi­tes près de dix heures d'entretien, j'obtiendrai tous les renseignements dont j'ai besoin pour mon étude; je visiterai des installations modernes de poulaillers (je le dis tout de suite, il s'agit pour moi d'étudier un élevage de volailles "en liberté" et non une fabrique, où ces pauvres bêtes sont contraintes, sans bouger, à l'engrais­sement et à la ponte forcés.

Je verrai vivre les différentes races : Leghorn, Sussex, Bresse; je verrai " sexer" les poussins ayant un jour d'âge, avec la grande habileté du sexeur qui, pinçant entre deux doigts la partie rectale de l'animal, sous l'éclai­rage intense d'une lampe électrique, recherche l'apparition éventuelle de deux points sombres, les testicules; malheur au nouvel éclos qui présente ces organes mâles; sa vie sera brève, il sera orienté vers l'engraissement et l'abattage, à moins que sa belle pres­tance à l'âge adulte ne l'oriente vers la reproduction qui retardera la fatale échéance : volaille à bouillir.

Enfin, je quitte les Établissements Chérond en possession d'un livre d'en­viron 300 pages traitant complètement de l'élevage des volailles, espaces de prairies nécessaires, bâtiments, maté­riels, nourritures, races, maladies, in­firmerie, etc.

Très rapidement, je dois le lire en détail, l'étudier, l'annoter.

Et, chaque jour, Louis Renault, qui ne parle déjà plus de la cidrerie, me ques­tionne sur l'avancement de mes nou­velles études qui s'ajoutent, bien entendu, à de nombreuses autres qui sont en cours.

Une journée passée à Houdan chez un éleveur pour étudier les races Houdan et Leghorn, une journée passée dans un élevage familial aux environs de Bourg-en-Bresse, pour me documenter sur la célèbre race bressanne et me voilà suffisamment documenté pour fixer mes choix et prévoir les agence­ments du poulailler.

L'absence de courant électrique à Daubeuf m'oblige à recourir à des cou­veuses et éleveuses à pétrole, mais de types très modernes (à l'époque); les perchoirs seront suspendus pour éviter les remontées de poux, le bâtiment sera bien aéré (d'où un conflit avec Louis Renault dont nous parlerons plus loin) et chauffé l'hiver.

Je ferai venir d'Angleterre par les bons offices de M. Marcel Guillelmon, alors directeur commercial à la S.A.U.R., une machine à plumer les volailles ainsi qu'un appareil destiné à les vider rapidement de leur sang, une fois tuées.

Et maintenant, il faut choisir la race; j'élimine Faverolle, Leghorn, Houdan, parce que trop grosses, Mme Renault désirant des poulets ne pesant pas plus d'un kilo et demi; j'élimine la race bressanne car, d'après les éleveurs bressans, elle ne s'adapterait pas au climat humide de la Normandie; reste donc la race" Sussex» que j'adopte: poule blanche de santé robuste, petite mangeuse et bonne pondeuse.

Pour démarrer l'élevage, je trouverai œufs et poules Sussex chez Chérond à Villers-en-Vexin et je ferai venir d'Angleterre (à quel prix !) deux magni­fiques coqs primés outre-Manche.

J'ai exposé longuement mon avant­projet au Patron; il a tout accepté et, comme d'habitude, les services de

M. Peltier vont procéder aux études et lancements nécessaires.

J'ai sélectionné, chose pas facile, parmi les nombreux candidats répondant à une annonce que j'ai fait paraître dans la presse spéCialisée, un ménage expert en élevage et l'ai embauché.

J'ai pris contact avec les Établissements Rémy à Gaillon pour la fourniture de nourriture d'appoint toute préparée, à base de poudre de poisson, poudre de coquilles d'huîtres, maïs, petit lait, luzerne, etc. Bien entendu, le Patron m'a ordonné d'aller en étudier la fabri­cation à Gaillon afin, à l'avenir, de tout préparer au domaine, avec les produits du domaine. Toujours la centralisation et l'autarcie chères à Louis Renault.

Toutes les installations étant en place et mises au point après une belle res­tauration du bâtiment, j'informe le Patron que je vais commander des œufs mirés chez Chérond afin de les mettre en incubation en couveuses artificielles.

-« Combien de temps va durer cette incubation?» questionne-t-il.

-«Vingt et un jours Monsieur ». -«C'est trop long, je ne peux pas attendre; trouvez-moi une autre solution! ».

J'ai alors recours aux poussins femelles d'un jour (sexés) avec garantie d', % d'erreur au maximum sur la détermina­tion du sexe.

Dans le courant de la semaine, ces petites bestioles seront livrées à l'éle­vage d'Herqueville et, le samedi sui­vant, M. et Mme Renault, accompa­gnés de deux couples de personnalités amies, et moi-même, véhiculés par trois magnifiques Viva grand sport décapo­tables, partons inaugurer l'élevage.

Tout est très propre, très bien en ordre. Les petits poussins âgés de 5 jours, pas encore très rassurés sur leurs petites pattes, rentrent, sortent des éleveuses, piaulent à qui mieux mieux et se jettent déjà sur la nour­riture.

J'expose à mes visiteurs-interlocuteurs, profanes en la matière comme je l'étais il y a quelques mois, apparemment intéressés et ravis, le processus d'éle­vage, depuis la naissance jusqu'à 6 mois et plus. Le Patron, joyeux et fier de son entreprise, ne me quitte pas, me tenant par le cou dans une attitude qui lui est si familière. Mais ça ne va pas durer!

En sortant du poulailler, la visite ter­minée, Louis Renault, toujours obser­vateur minutieux, examine la façade du vieux bâtiment vraiment très bien res­tauré. Je sursaute du fait de son hurle­ment : -« Quel est le c.. qui a fait construire cette deuxiéme cheminée sur le toit? ».

-« C'est moi qui ai donné l'ordre de la construire », dis-je, et, blessé dans mon amour-propre par le mot qu'il a employé, j'ajoute : "Mais je ne suis pas ce que vous dites; j'ai utilisé la cheminée existante pour le chauffage du bâtiment et j'ai fait élever l'autre symétriquement avec un souci d'esthé­tique, pour l'aération, la ventilation».

Je suis furieux.

-« Vous êtes un gaspilleur, vous dila­pidez mon argent! ».

Et les reproches, voire même les insul­tes, pleuvent à mon égard. Quelle ingratitude de sa part envers moi. Est-ce la présence des deux couples amis qui l'incite à faire preuve de compétence, d'autorité, de commande­ment? Est-ce qu'il souffre de l'estomac aujourd'hui? Je n'arrive pas à m'expli­quer cette attitude car je n'ai jamais connu pareille manifestation.

Nous montons en voiture pour rentrer au château; ostensiblement je le laisse

La villa habitée par François Lehideux.

monter seul devant, au volant, et je m'assieds à l'arrière, à côté de Mme Renault qui a l'air navrée.

En route, les invectives reprennent à mon adresse sur un ton de plus en plus coléreux

-.. Je ne veux plus vous voir, je vous fous à la porte! ".

-"Tant mieux, j'en suis satisfait; j'aurai ainsi l'occasion d'aller fabriquer des voitures chez un autre constructeur parisien, alors que, sans me demander mon avis, vous m'avez contraint à faire de la culture et de l'élevage, ce qui n'était pas du tout ma vocation! ".

En évoquant .. un autre constructeur parisien", j'ai touché sciemment le point sensible; le Patron devient fou de rage, bafouille, ne trouve plus ses mots, et la faible largeur de la route ne suffit plus aux zigzags de la voiture. Mme Renault suppliante: -" Monsieur Pommier, de grâce taisez-vous, vous allez rendre Monsieur Renault malade ",

-" Mais vous croyez Madame que je ne suis pas malade aussi, moi qui vous suis si dévoué, qui vous consacre tout mon temps, y compris mes loisirs; quelle ingratitude! ".

Nous arrivons au château; sans pren­dre congé, je passe à ma chambre, ramasse mes affaires, mets en route ma voiture et je file sur Paris.

Combien d'idées me trottent par la tête durant le trajet de retour qui dure 80 minutes!

Lorsque j'entre chez moi à Paris, mon épouse, au courant de rien, m'annonce:

"Louis Renault te convoque lundi matin à 9 heures à son bureau, à J'Usine; il m'a téléphoné il y a quelques minutes ".

Je dois avouer que je passe un sombre dimanche.

Lundi matin, à 9 heures, Mlle Maille m'introduit dans le bureau du Patron qui, paraît-il, est très détendu.

Il est assis à son bureau. Moi, froid comme un marbre, raide comme un piquet, me présente face à lui, sans m'asseoir et j'attends.

Les secondes, silencieuses, m'appa­raissent longues et inquiétantes.

Enfin, il se lève, vient vers moi, me pose la main sur l'épaule en me disant:

" Vous savez, je vous aime bien mon petit; allons faire un tour >,

Sortant de son bureau directorial, des­cendant les sept ou huit marches du couloir, me tenant toujours par l'épaule ou par le cou, lui, regardant de droite à gauche, moi de gauche à droite sans qu'une parole soit échangée, nous fai­sons le tour des bureaux du premier étage du bâtiment A, puis revenons au bureau patronal.

Souriant, il rompt le silence: .. Je dois vous dire qu'à l'Usine il y deux per­sonnes qui ont un mauvais caractère : Peltier et vous! ".

Moi, souriant à l'unisson .. l'en

connais une troisième Monsieur Renault! ".

Nous éclatons tous deux d'un rire très sincère. Rien d'autre n'est dit; il me serre fortement la main; je pars avenue Foch.

Jamais il ne me reparlera de la .. fameuse cheminée,,; jamais, au cours des six années à venir durant lesquelles j'aurais de nombreux contacts avec "lui", il n'y aura de tel malentendu entre nous.

Régisseur intérimaire

Vers la fin de l'année 1937, Louis Renault m'informe sans préambule ni explications, qu'il a décidé de se sépa­rer de son régisseur, M. Riquier. Ma stupéfaction est telle que je' reste absolument sans voix.

Et le Patron enchaîne :

-.. Comme maintenant vous connais­sez bien le domaine, j'ai pensé à vous pour en prendre la direction; la vie est agréable ici, au grand air, avec du personnel très compétent à tous les postes; vous serez bien logé, bien payé et pas loin de Paris".

-" Monsieur Renault, je vous remercie de la confiance dont vous m'honorez, mais je me suis permis de vous dire, plusieurs fois déjà, que je désirais fabriquer des automobiles; je ne puis accepter le poste que vous m'offrez".

Son visage s'est durci ainsi que le ton de sa voix.

-" Vous me mettez. dans l'obligation de chercher un nouveau régisseur (à croire que j'en suis le responsable!); alors, je vous demande d'assurer /'in­térim pendant tout le temps nécessaire à cette recherche; mais, je précise que vous serez libre tous les diman­ches ou presque (quelle concession généreuse!» .

-" Monsieur, je ne peux pas vous lais­ser dans J'embarras; je vous donne mon accord ".

Entre deux maux, je n'ai d'autre solu­tion que de choisir le moindre; et me voilà régisseur intérimaire; cela durera plus de cinq mois.

-.. Je vais tout organiser pour votre séjour et pour votre secrétariat mais, dès lundi prochain, vous irez résider à Herqueville où, jusqu'à la fin du mois, M. Riquier vous passera toutes les consignes".

En fait, je me rends compte que Louis Renault avait de longue date envisagé et mûri .. son plan" : préparer sans risque et sans le dire, un remplaçant de M. Riquier; le Patron est vraiment l'homme du moyen et du long terme.

Le lundi suivant, de bon matin, je viens m'installer à Herqueville où tout a été prévu par le Maître. En fin de matinée, arrive en gare de Saint-Pierre-du-Vau­vray, une jeune, souriante, élégante secrétaire de la D.I.A.C. à Paris, Mlle Huguette Jeannot qui a accepté, elle aussi, de venir faire un intérim de secrétariat.

La connaissant tout juste depuis une heure, je la présente à Mme et

M. Renault qui ont l'air satisfaits du choix de M. Rochefort, secrétaire par­ticulier, avenue Foch.

Tous quatre nous nous dirigeons vers la résidence qui nous est réservée, une vieille bâtisse de style normand, très bien restaurée et modernisée, dénommée" Château Lanquest", située à 500 mètres environ du château patronal.

Louis Renault nous fait visiter les lieux où nous résiderons : belle salle à manger-salon au rez-de-chaussée où il nous présente la cuisinière-femme de chambre qui assurera notre service; puis, au premier étage, parmi de nom­breuses chambres desservies par un long et vaste couloir, la morale dictant son choix (!), il affecte nos chambres, chacune avec salle de bain: aux deux extrémités du couloir (j'en ris encore).

Une belle décoration d'ensemble, un beau mobilier ancien, un chauffage efficace, une cuisine presque gastro­nomique (surtout pendant la période de la chasse) dont nous fixerons chaque soir les menus pour le lendemain, per­mettront à Mlle Jeannot et à moi-même de supporter, sans trop de désagré­ments, une période de cinq mois de travail intense et d'éloignement de nos familles, dimanches exceptés.

Mes relations avec le régisseur, pen­dant son mois de préavis, n'iront pas sans de nombreux heurts; il restera convaincu que je voulais prendre sa place; par contre, avec beaucoup de bonne volonté et de courtoisie, Mme Riquier mettra Mlle Jeannot au courant des problèmes de secrétariat: compta­bilité du domaine en liaison avec le comptable de l'avenue Foch, problèmes de trésorerie, enregistrement des heures de travail et paie du nombreux personnel, Sécurité sociale, formalités administratives, compte chèques pos­taux, téléphone, courrier, etc., etc...

Après le départ du régisseur, j'assume seul et plus détendu, la direction du domaine, assisté d'une secrétaire culti­vée, intelligente, pleine d'entrain, de gaieté, de jeunesse et à qui le travail plaît.

Levé de très bonne heure pendant les mois de l'hiver 1937-1938, je parcours dès 7 heures du matin les divers lieux de travail; tout m'intéresse et me pas­sionne: les bûcherons maniant si habi­lement la cognée ou fabriquant le char­bon de bois pour les tracteurs à gazogène en essais au domaine; les gardes-chasse traquant soit les bra­conniers, soit les renards et les lapins destructeurs de récoltes; les ouvriers agricoles procédant aux labours faits de sillons bien droits; les vachers occupés à la traite et respectant les consignes de propreté des pis, des seaux, des tabliers que nous leur avons données; les jardiniers s'acti­vant dans les serres pour fleurir en azalées, hortensias, chrysanthèmes, les salons de Mme Renault; les charpen­tiers réparant les toitures; les maçons bâtissant encore et toujours; quelle activité, quelle diversité; comme les journées passent vite à Herqueville! le soir, jusqu'à 22-23 heures, la secré­taire et moi faisons la caisse et met­tons au point la comptabilité et le cour­rier de cet important domaine.

Et les jours, avec rapidité, succèdent aux jours; chaque vendredi soir, accompagné de la secrétaire qui prend des notes, je refais la tournée des chantiers en cours (car il y en a tou­jours chez « un grand bâtisseur,,) afin de pouvoir répondre avec précision, le samedi matin, dès 8 ou 9 heures, aux questions éventuelles du Patron.

Un vendredi soir de novembre 1937, vers 18 heures, ma tournée a failli devenir une tragédie: il pleut à verse, le brouillard est épais; le garage du château étant démuni de véhicules, j'ai

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pris place, ainsi que la secrétaire, bloc­notes en main, dans un splendide breack de chasse, fabriqué à l'UsIne et arrivé neuf depuis quelques jours au domaine. Il a été conçu avec minutie par Louis Renault: 4 places, habillage en cuir noir, avec armoire à vêtements, placard pour les fusils et munitions, compartiment pour le gibier abattu, compartiment et réservoir d'eau pour les chiens, etc.

Venant inspecter un chantier le long de la Seine, laquelle, grossie par les pluies est presque à ras bord du chemin, j'ai, maladroitement je l'avoue, stoppé, freins serrés, le véhicule face au fleuve et sur une légère déclivité vers lui.

A peine somme-nous descendus du breack que je le vois, avec conster­nation, partir vers le fleuve, flotter quelques instants et disparaître par environ 8 mètres de fond. Le frein à main a-t-il lâché?

Et dire que Mlle Jeannot aurait pu se trouver dans le véhicule pour être à l'abri de la pluie qui tombe si drue! L'angoisse me saisit encore chaque fois que j'évoque ce souvenir d'il y a près de quarante ans.

Revenu de ma stupeur, je constate que la Providence est avec moi : les lan­ternes avant et arrière du véhicule sont restées allumées, le localisant dans le lit du fleuve où il a peu dérivé; je veux absolument le sortir de là.

J'alerte les fermes d'Herqueville et de Connelles afin que l'on amène deux tracteurs de 28 chevaux lestés à l'ar­rière pour les faire mieux adhérer. Le personnel du domaine, régisseur en tête (en période de préavis), m'apporte rapidement aide et serviabilité.

Nous lançons un grappin à trois bran­ches; il accroche, les tracteurs tirent mais patinent sur l'herbe, la résis­tance cesse : le grappin a cassé.

Et le temps passe et la pluie tombe drue et le brouillard épaissit encore.

Je fais venir un camion pour augmen­ter l'effort de traction en même temps qu'un riverain complaisant nous apporte un nouveau grappin, véritable ancre de gros bateau.

Et l'opération de sauvetage recom­mence... A nouveau le véhicule semble accroché, mais par où? Camion et tracteurs entament leur lente progres­sion; les minutes passent, atrocement angoissantes pour moi qui suis abso­lument trempé ainsi que tous ceux qui

m'aident.

Et la progression continue, les lumières des lanternes immergées se font plus vives, la carrosserie crève la surface des eaux, l'avant du breack émerge.

Chance inouïe, inimaginable, qui ne se produirait qu'une fois sur 10000, sur 100 000 : «le grappin a accroché le véhicule au milieu de J'essieu avant ".

Voici le breack en piteux état, libérant .. son eau, sa boue sur la terre ferme. Il est 21 heures; nous avons lutté plus de 3 heures; le problème est résolu techniquement et je remercie chaleureusement (dans le froid de novembre !) tous ceux qui m'ont aidé; en même temps, je demande ins­tamment au mécanicien du domaine de passer la nuit s'il le faut pour déculas­ser, nettoyer les cylindres, sécher dynamo, démarreur, carburateur, afin que le véhicule puisse partir demain matin samedi, à Billancourt, sans que le Patron le voit.

Mais le plus dur pour moi reste à faire: avertir Louis Renault. Comment va-t-il prendre la chose? Manquant de courage pour m'adresser direc­tement à lui à Paris, je préfère avoir recours à son secrëtaire particulier,

M. Rochefort, intermédiaire toujours modérateur et compréhensif. A 22 heures, le dérangeant chez lui au téléphone, je le documente amplement, le priant instamment d'avertir aussitôt le Patron et de me rappeler pour m'in­former de sa réaction.

Et pendant que je dîne, juste avant 23 heures, le téléphone sonne au châ­teau Lanquest; c'est M. Rochefort : « Tout s'est bien passé; un seul com­mentaire du Patron : Pommier s'est bien déme... ".

Incompréhensible Louis Renault; je

méritais pire!

A 7 heures du matin, le lendemain

samedi. le breack, démarrant à la

manivelle, partait pour Billancourt. A

9 heures, au château, le Patron me

demandait si le véhicule était parti

sur un camion et lequel. «Monsieur, il

est parti sur ses roues et sans remor­

quage; cet incident prouve la qualité

de votre matériel". Par cette flatterie,

je crois avoir stoppé toute remon­

trance patronale.

Mes fonctions de régisseur intérimaire se poursuivent à Herqueville; la moder­nisation, l'industrialisation de la culture et de l'élevage progressent; alors Louis Renault oriente mon activité (déjà bien et trop importante à mon gré) vers la culture des fleurs.

Il m'envoie en stage dans les vastes serres, à Choisy-le-Roi, des Établisse­ments Moreux, les grands fleuristes de l'avenue Victor-Hugo à Paris dont il est un client important. J'y étudie la culture des roses, des azalées, des hortensias, des tulipes noires, ces der­nières désirées par Mme Renault.

Ensuite, à Vitry-sur-Seine, je m'inté­resse à l'obtention hivernale des lilas blancs en forcerie.

La conclusion de ces stages sera l'aménagement à Herqueville, avec l'aide du sympathique et jovial Tixier, de la direction de Pierre Peltier, d'une vaste serre de forçage, dans une ambiance d'air chauffé à 45-55 degrés, humidifiable à 75 %, sur un sol régé­néré par un apport de plus de cent tonnes de terre et d'engrais en prove­nance de Hollande...

Le jardinier-chef du domaine, Perrot, sera alors en mesure, tout l'hiver et particulièrement lors des fêtes de fin d'année, de satisfaire les désirs de Mme Renault, aux goûts si raffinés, en vue de la décoration florale des magni­fiques salons et salles à manger du château d'Herqueville et de l'hôtel particulier de l'avenue Foch à Paris.

Enfin, Louis Renault a embauché, au printemps 1938, un régisseur, M. Vedy, homme fort sympathique et très actif qui dirigeait précédemment une laiterie coopérative; sa femme, charmante et bien née, l'aidera dans les travaux comptables et administratifs.

Pendant quelques semaines, je mettrai au courant le régisseur; Mlle Jeannot, ma si dévouée secrétaire, mettra au courant son épouse.

Vers la fin avril 1938, Louis Renault m'informe que mon séjour à Herqueville va se terminer.

Je prends congé avenue Foch de

M. Rochefort qui m'a toujours si bien aidé, conseillé, défendu, ainsi que de mes excellents collègues M. Touchois, Mlle Boucher, la si distinguée et si aimable Mme Latour que je retrouverai secrétaire du Patron à Billancourt en 1942, après qu'il se sera séparé de Mlle Maille.

A Herqueville, je dis au revoir à tout le personnel que j'ai commandé: deux chefs de fermes, MM. Masson, de Port-Pinché, Wilcox, de Porte-Joie me remercient chaleureusement de l'im­portante rénovation entreprise et réali­sée au domaine; ils m'avouent que leur participation annuelle aux bénéfices de leur ferme a notablement augmenté depuis deux ans. Combien je suis sensible à cet aveu qui me récompense amplement de tout le mal que je me suis donné pendant plus de 30 mois, dans des activités si étrangères à ma formation!

(à suivre)

Paul POMMIER