03 - Louis Renault tel que je l'ai connu : «La rencontre»

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Louis RENAULT tel que Je l'ai connu

1 -La Rencontre

c Monsieur Renault vous demande à son bureau, c'est urgent ».

Jeune Ingénieur (29 ans) à «l'Entre­tien », atelier 95, je crois à une mau­vaise farce de mes collègues, en cet automne 1935, où je n'ai que six mois d'ancienneté à l'Usine; car les plai­santeries sont fréquentes dans ce coin de Billancourt alors riche en chefs jeunes tels que Georges Rémiot,

Blondé (tous deux hélas décédés),

Nidiau, de Longcamp, Helbert

Dutordoir et j'en oublie.

Mais l'appel se confirme et c'est bien de moi qu'il s'agit. Je suis figé sur place; que peut bien me vouloir cet Homme, ce grand Homme que je n'ai jamais vu sinon en photographie, dénommé familièrement «Le petit Louis", plus respectueusement «Le Patron", dont on parle de loin avec assez de désinvolture, de décontrac­tion, mais sur le chemin duquel on préfère ne pas se trouver, tant il apparaît hors de l'échelle humaine.

Qu'ai-je bien pu faire ou ne pas faire pour être l'objet d'une telle convoca­tion? J'essaie de m'enhardir comme je peux. Revêtu d'une blouse grise de propreté douteuse, ornée du réglemen­taire et indispensable losange de déplacement « 95", les jambes pesan­:es, le pouls accéléré, j'arrive dans le couloir austère du premier étage du bâtiment de la Direction et l'huissier Tarisien m'introduit aussitôt.

« L'Homme" est là assis; près de lui se tient M. Dalodier (hélas décédé) mon Patron, dont la présence apaise un peu mon trouble.

Puis d'un coup je me sens rassuré; « Il " est détendu, souriant, jouant avec un coupe-papier et son étui; de taille moyenne, bien proportionné, vêtu d'un costume bleu marine à fines raies blanches, cravaté avec élégance il me scrute avec ses petits yeux sombres et perçants:

« C'est vous qui avez réorganisé la gare Renault?" ;

«Oui Monsieur avec des collègues de l'Entretien ».

«Je vous félicite des résultats; ainsi vous allez changer d'affectation; j'ai un domaine à Herqueville, dans l'Eure, dirigé par un Régisseur, où l'on fait de la culture et de l'élevage dans 8 fermes et dont la gestion accuse un déficit annuel de 3 à 400 000 francs (1935) ; je veux le réorganiser, l'indus­trialiser, passer à la grande culture motorisée avec les tracteurs, les moteurs, les remorques agraires que je fabrique; ce domaine doit être ren­table et je veux que d'ici 3 ans le défi­cit devienne un bénéfice annuel de 300 000 francs ».

Cela est exposé calmement avec précision, conviction, et dans un lan­gage qui n'a rien de commun avec le parler «petit nègre» que certains de ses biographes ont prêté à Louis Renault, comme moyen d'expression; fréquemment les deux mains passent et repassent sur la belle et opulente chevelure frisée et légèrement rousse; le visage buriné, les traits accusés reflètent admirablement une énergie peu commune.

«Je vous charge de cette tâche, vous quittez l'Usine et dès lundi vous allez vous installer auprès de mon Secré­taire particulier, Monsieur Rochefort (décédé) au 88 de l'avenue Foch où je vous ai fait préparer un bureau» «Mais Monsieur, je sors des Arts et Métiers et ne suis pas du tout préparé à ces activités...».

« C'est très bien ainsi; à lundi matin avenue Foch à 9 heures ".

L'entretien a duré un quart d'heure; je suis plutôt déçu que satisfait de quitter l'atelier 95; Monsieur Dalodier, chef vénéré, qui est sans doute à l'origine de cette affectation, ajoute encore à mon inquiétude en me disant que c'est un tournant inespéré pour moi, car ou bien je me fais une situa­tion ou bien je suis fichu à la porte...

Et dire que je cherchais une situation stable et voulais travailler dans l'auto­mobile en entrant à la SAU.R.

Je dois revenir en arrière et expliquer brièvement cette histoire de gare Renault à l'origine de mon changement.

La gare Renault entrait en activité prin­cipale toutes les nuits ouvrables vers 22 heures jusque vers 5 heures du matin pour tracter les wagons vides et pleins entre la gare de Sèvres, l'usine A, l'usine 0 et vice-versa; elle était dirigée par Monsieur Pinson, ex-chef de la gare d'Orléans; ce der­nier estimait que les 4 locomotives à moteur diesel Renault n'étaient pas suffisantes en nombre et en qualité d'entretien, pour assurer tous les mou­vement de wagons durant les trop brèves heures autorisées la nuit par les services de voirie de Boulogne et de Sèvres pour circuler dans les rues de ces villes; de la sorte, de trop nombreux wagons n'étaient pas char­gés ou déchargés au jour voulu et l'usine devait payer au chemin de fer des surtaxes importantes (aux dires de la Direction Renault).

Monsieur Dalodier m'avait chargé de réorganiser tout le fonctionnement de la gare: exploitation, traction, entretien du matériel; aussi, aidé de Georges Rémiot, Balech, Jost, je passais avec ces collègues de nombreuses nuits chacun sur une locomotive, pour en contrôler l'utilisation, le fonctionne­ment, jusqu'au moment où la pose de contrôlographes sur les machines, sim­plifia notre tâche en supprimant prati­quement nos services de nuit.

En conclusion après quelques semaines d'examen,

-4 locomotives s'avérèrent suffi­

santes,

Les surtaxes diminuèrent notable­

ment (paraît-il),

L'entretien du matériel et la trac­tion, confiés à M. Helbert donnèrent satisfaction.

Monsieur Pinson, dépossédé en partie de ses activités m'exprima vertement son mépris.

Monsieur Renault me fit part de sa satisfaction et je partis avenue Foch.

Les premiers jours m'y furent pénibles; convoqué chaque matin à 9 heures, chaque après-midi à 14 heures, dans le bureau de Monsieur Rochefort, je notais, sans pouvoir placer un mot, sous la dictée du Patron, tous les pro­blèmes que j'aurais à résoudre, les ordres que j'aurais à faire exécuter et je remplissais des pages et des pages...

Au bout de 3 jours, ayant peut-être apporté 4 ou 5 solutions sur plus de 100 questions posées, dont je pressen­tais que de nombreuses me deman­deraient des semaines sinon des mois, j'informais Monsieur Rochefort que j'étais dépassé par l'ampleur de la tâche et les exigences de Louis Renault quant aux délais qu'il m'accordait.

«Restez calme me fut-il répondu, il vous teste, il essaie de vous écœurer, il sonde votre résistance au découra­gement, surtout ne fléchissez pas".

Je suivis le conseil, restant, tout au moins en apparence, impassible, stoï­que devant l'avalanche de difficultés qui m'assaillaient.

En fait, la majeure partie de ces der­nières étaient le produit, «mis en stock" depuis des mois sinon des années, des cogitations bouillantes du Patron, auxquelles ni lui, ni aucun de ses nombreux subordonnés, n'avait pu on n'avait voulu trouver de solutions; nouveau cobaye, j'arrivais ainsi à point, pour satisfaire les ex i g e n ces du Maître.

Le samedi suivant, à 8 h 30 du matin, je franchissais la porte du bureau du Patron au château d'Herqueville bureau magnifique au 1er étage, atte­nant à sa chambre et à sa salle de bains; une immense baie vitrée à guillotine, permettait de découvrir la vallée de la Seine serpentant 40 mètres en contrebas.

« L'homme" est en pantalon de golf avec gros bas de laine blanche, gros­ses bottines, pull-over à col roulé; moins impressionnant dans cette tenue qu'en complet veston dans son bureau de Billancourt, il m'apparaît cependant aussi racé.

La chevelure est «volumineuse" car, ainsi que je l'apprendrai plus tard, la citerne souterraine recueillant les eaux pluviales provenant de la toiture du château sert en fait spéCialement à l'entretien de cette belle chevelure.

Je suis présenté au Régisseur, qui a sensiblement mon âge; au cours de ce long entretien, je m'aperçois que dans notre sorte de «triumvirat» qui doit diriger le domaine, les fonctions respectives des deux jeunes sont mal, voire même pas du tout définies, et que la majorité des problèmes, qui m'ont été posés, l'ont déjà été au Régisseur.

J'avais ainsi découvert très vite ce trait caractéristique de Louis Renault que je devais voir se confirmer plusieurs fois de suite : être l'arbitre de «la jungle humaine" si l'on peut dire, en mettant deux responsables sur la même acti­vité, ne définissant aucune hiérarchie, mais attendant que le plus fort, voire le plus malin, quelquefois le moins pourvu de scrupules, ait pris le pas sur l'au­tre; cela peut paraître dénué de pro­bité morale mais pour le Maître, qui recherchait essentiellement l'efficacité, voire même la servitude, la vassalité de ses subordonnés, c'était une règle de sa politique d'action.

Aussi surprenant que cela puisse paraître à beaucoup de ceux qui liront ces lignes, je reste convaincu, après avoir travaillé quotidiennement avec lui pendant plUSieurs années, que Louis Renault était d'un naturel timide; fort de sa personnalité, de son intuition, de son génie, de ses inventions, de sa réussite, de «J'Empire" qu'il avait su créer, de la soumission de nombre de ses collaborateurs, dès qu'il se trouvait devant un auditoire de plusieurs per­sonnes il ressentait une hardiesse capable de faire de lui un patron acerbe, injuste, recourant même à la mauvaise fois, au «pieux» mensonge pour critiquer une décision ou une réalisation d'un de ses subordonnés; j'en ai souffert plus d'une fois.

Par contre lorsque nous étions seul à seul, son comportement était à l'opposé du précédent; l'auditoire manquait, il n'y avait plus de spectacle, mon « Interlocuteur» redevenait humain et vulnérable.

Je sus m'adapter à ce fond réel mais bien dissimulé de timidité sans jamais froisser l'amour-propre de mon Patron; pris à partie en réunion, je sus cour­ber l'échine, accepter les remon­trances, les qualificatifs les plus injus­tes, faire preuve de déférence, de respect; par contre lorsqu'ensuite nous n'étions que nous deux, je me suis toujours efforcé de faire la remise au point avec politesse, modestie, sans amertume mais surtout sans conces­sion de personnalité.

Et chaque semaine, le mercredi, le ven­dredi je partais à Herqueville où je retrouvais le samedi et souvent le dimanche, Monsieur et Madame Renault, pour suivre en détail l'avance­ment des travaux (dont nous parlerons plus loin) exécutés par les personnels employés au domaine: maçons, menui­siers, charpentiers, peintres, électri­ciens, mécaniciens, tuyauteurs, gens de maison, jardiniers, bûcherons, gardes­chasse, etc., sans omettre tout le per­sonnel des fermes.

(à suivre)

Paul POMMIER