03 - Un métallurgiste ardennais chez Renault pendant la Première Guerre mondiale

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Un métallurgiste ardennais chez Renault pendant la Première Guerre mondiale

Depuis le début des hostilités, les constructeurs parISIenS d'automobiles ne pouvaient plus satisfaire leurs besoins en piè­ces diverses coulées en fonte malléable puisque les fonderies ardennaises, qui les livraient entièrement, étaient sous contrôle allemand.

Or, les usines Renault avaient un besoin urgent de culasses fon­dues en ce métal pour leurs moteurs d'avion et, à ce dessein, une fonderie de malléable avait été édifiée à Billancourt. Cependant la réussite de cette entreprise de substitution exi­geait une maîtrise des techniques en usage dans un tel type de fonderie. C'est pourquoi Louis Renault, au début de l'année 1915 invita à son service un maître fondeur ardennais en fonte malléable, récemment démobilisé du front de l'Yser, Paul Thomé, âgé de 30 ans.

Ce choix d'un représentant d'une prestigieuse dynasti~ de la métallurgie de la vallée de la Meuse ardennaise, depuis 1903 associé étroitement à la Direction des affaires familiales par son père E. Thomé, ne fut pas fortuit. D'une part, la Société anonyme des fonderies Thomé fils et Cromback, implantée à Nouzon, « le premier centre de la fonderie automobzïe en France» comme l'écrit E. Riché dans sa thèse, était l'une de ces usines du fief ardennais de malléable qui coulait avant guerre pour Renault; d'autre part, ce métallurgiste avait été formé dans les us\nes familiales, dans les usines allemandes durant ses années d'études à l'École supérieure de fonderie de Cologne en 1901 et 1902 et il était considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de cette branche maîtresse de la fonderie locale.

Ainsi, cet industriel en exil à Paris se rendait à Billancourt où son action fut un exemple illustrant les efforts au temps de la mobilisation industrielle de guerre.

1 -Les activités de Paul Thomé chez Renault.

Dans ses Mémoires (1) qui apportent un témoignage vivant sur sa vie d'homme et de patron, Paul Thomé a consacré des pages substantielles à ses activités de fondeur en malléable à Billancourt. Elles constituèrent une période féconde achevant la formation de sa personnalité. Ainsi, ses notes conservent le souvenir de sa première rencontre avec celui qu'il estima comme le plus brillant patron de sa génération (2) :

Louis Renault à Paul Thomé : « Vous avez exécuté pour mon compte, avant la déclaratz"on de guerre, des culasses à azïettes en fonte malléable qui ont donné de bons résultats. N'ayant pas trouvé un autre fournz"sseur pour les culasses, j'ai dû les fabriquer en fonte grz"se dans ma fonderie de cylindres. Résul­tats : elles ont éclaté et deux aviateurs ont été tués. Je vous demande donc de faz"re de toute urgence des culasses en fonte malléable ».

(1)

Paul Thamé (1885-1976). Il donna à l'affaire familiale sa physionomie actuelle: le groupe des indus­tries Thamé, spécialisé dans la fonte d'acier, comprend 7 usines employant plus de 1 000 salariés. A ses successeurs il légua son manuscrit confidentiel de mémoires. Nous l'avons consulté à titre exceptionnel.

(2)

Mémoires de Paul Thamé p. 30/31.

Paul Thomé : « Il va sans dire qu'au point de vue patriotique, j'exécuterai chez vous des culasses semblables à celles fabri­quées à Nouzon, mais au fond je vais causer un certain tort à notre fonderie ardennaise attendu que vous allez profi'ter de tous nos tours de mains ».

Aussi, en contrepartie de l'apport d'un savoir-faire, Paul Thomé reçut une somme de 75 000 francs-or placée dans une banque et investie au lendemain de la guerre dans les usines.

Après avoir fait embaucher quelques fondeurs ardennais, il se mit à l'œuvre.

La fabrication des culasses à ailettes.

En huit jours, avec son équipe, il édifia un four de décarbura­tion et employa sa technique de moulage des pièces en fonte malléable. Comme à Nouzon, il utilisait un sable spécial pulvé­risé à l'huile suivi d'un étuvage de 2200 Cette façon donnait un

moule très dur et résistant ce qui rendait les culasses à ailettes résistantes à la pression du métal liquide lors de la coulée.

La mise à l'épreuve de la perfectibilité des pièces eut lieu lors des essais avec Maurice Farman. « Maurice Farman pilotait et moi j'étais derrière lut· ne perdant pas de vue le moteur; comme je le prévoyais les culasses ont résisté» (3).

Dans le même temps, il améliora la technique des filières de tréfilage. En effet, elles s'usaient trop rapidement. Le directeur des ateliers d'obus, F. Gourdou, son adjoint Rousseau, firent part de cet ennui à Paul Thomé. « Ces filz"ères en fonte ordi­naz·re présentaient des creux qui correspondaient à des relz"efs sur les obus et on étaÜ oblz"gé de les remPlacer chaque jour... j'ai alors fabn·qué un certain nombre de fz1z"ères en fonte blan­che ... .Elles duraz·ent beaucoup Plus longtemps et je pouvais exécuter culasses et fi1z"ères dans la même fonderie ... Louis Renault ayant appris la chose me féliâta et me gratifi'a d'une prime de 0,25 franc par culasse» (4).

Fort de ses succès, Paul Thomé fut chargé de mener à bien l'installation d'une fonderie de malléable plus grande, à la capacité de production de cinquante par mois, à l'atelier 64 à Billancourt.

La fonderie de fonte malléable à Billancourt.

Il s'entoura de deux collaborateurs, André Thomé comme directeur et un spécialiste belge Magnée. Pour équiper la fon­derie, il déménagea, avec douze hommes, une fonderie de Thann dans les Vosges dont l'exploitation avait cessé à cause des bombardements. Ils ramenèrent trois cubilots : un d'une capacité de 12 tonnes/heure, deux d'une capacité respective de 5 tonnes/heure, un pont roulant et une charpente métallique d'une portée de 13 mètres.

L'unité équipée démarrait la production précieuse. Mais, dans l'été 1916, l'éventualité d'une avance allemande sur Paris fai­sait envisager le montage d'une usine de repli. Louis Renault en entretint son spécialiste et il le chargea du travail (5) :

Louis Renault à Paul Thomé : «Je viens de voir Albert Thomas, Ministre de l'Armement. Il m'a faü part des appré­hensions du gouvernement concernant l'avance allemande. Il craint que Pans ne soü envahi; et Albert Thomas a ajouté: " Veuz"llez prendre à l'avance toutes disposüions utz"les pour déménager et znstaller dans le Midi tout le matén·el transpor­table et détruire sur Place ce que vous n'aurez pas pu déména­ger ».J'arn·veraz· toujours à me débrouiller, probablement avec Berlz"et à Lyon, pour ce qui concerne l'usinage et le montage, mais z"l restera le problème de la fabrication des culasses et des

fi'lz"ères de tréfi"lage, d'autant Plus que Cüroën va vous deman­der de fabriquer ses fi'lz"ères. En conséquence, prospectez dans le Midz· de la France pour trouver une fonden·e qui, après sa transformation, pourra exécuter la fonte malléable ».

Paul THOMÉ

Après une prospection infructueuse, Paul Thomé prit contact avec un ancien client bordelais de la Maison nouzonnaise, Paul Garde.

L'usine Renault-Garde à Bordeaux : été 1916.

Cette usine avait été transformée en une petite fonderie fabri­quant des grenades. Après des tractations, un accord fut éta­bli. Une société anonyme dénommée «Fonden·es de Bordeaux» fut créée. Les actions de celle-ci se partagaient pour une part majoritaire à Paul Garde, président du Conseil, le reste entre Renault, Thomé et un ingénieur collaborateur.

Pendant cette courte période, Paul Thomé, directeur des fon­deries, mena une vie de travail intense (6). « Toutes les semaz·­nes, je prenais le train le soir à Pans et le matinj'allais travaz"l­ler à l'uszne »".

(3)

lb. p. 31.

(4)

lb. p. 32.

(5)

lb. p. 37.

(6)

lb. p. 37-38.

Il fit nommer comme adjoint, un ancien directeur d'une fon­derie de Nouzon : Bados, Le seul problème épineux fut le recrutement d'une main-d'œuvre compétente, «A part le fon­deur et le recuiseur que j'avais pu récupérer, personne n'était au courant; le personnel ouvrier bordelais prononçait de longs discours mais produisait peu, Il n'en était pas de même de la main-d'œuvre féminine bordelaise que j'utilisais au maxz'mum, , , Comme la questz'on des mouleurs n'était pas entièrement résolue, Louis Renault me conseilla de faire venir des Indochinois, Ces derniers, gens mfs, z'ntelligents, observa­teurs surtout, me donnèrent satz'sfaction comme main-d'œuvre» (7),

Quand la menace allemande se dissipa, cette affaire ne retint plus l'énergie des Parisiens, A la fin de l'année 1916 l'affaire était vendue à un financier.

Après l'épisode bordelais Paul Thomé fut lié à la grande tâche de la fabrication des fameux chars Renault. En 1917, Louis Renault prit, en effet, l'initiative du groupement chargé de sortir des chars d'assaut.

Les fonderies de Boulogne.

Louis Renault à Paul Thomé : «J'ai fait la connaissance du général Estz'enne quz' est le grand maître des chars d'assaut, Il a réalisé l'étude des très gros chars et en a corifi'é l'exécutz'on à Saz'nt-Chamond, Le général me demanda mon ams, Je ne pus que luz' consez'ller lafabrz'cation de petits chars très mobz1es qui complèteraient l'infanterie et je lui montrai l'étude que j'avais faz'te, Il fut enthousiasmé par ma solutz'on et me fz't passer un marché très z'mportant de ces petz'ts chars Renault", Pouvez­vous vous charger de la fabrz'catz'on des très nombreuses pz'èces en fonte malléable entrant dans la constructz'on de ces petz'ts chars» (8),

Après examen des plans des pleces, Paul Thomé donna son accord, « Ce n'est pas complz'qué, Vous pouvez compter sur mot', je les fabrz'querai; toutefois, je vous signale que la petz'te fonderie du quaz' de Bz'llancourt que j'ai édifi'ée sera insuffisante» (9),

Afin de répondre à ce besoin d'une fonderie à la capacité de production nettement renforcée, une Société anonyme des Fonderies de Boulogne-sur-Seine fut constituée, Les immeu­bles de ladite société s'installèrent sur des terrains appartenant aux usines Renault qui les louaient à un prix modique, Le matériel de la fonderie de Billancourt fut transporté au nouvel emplacement «Au Pot'nt du Jour », Louis Renault détenait 60 % du capital social, Thomé-Cromback : 40 %'

Le général Estienne nomma un officier, le lieutenant Maurice Laure, ingénieur, pour suivre les divers stades de la fabrication des chars, La production commença et bientôt vint l'essai du premier char que Paul Thomé évoque: «Je connaissais Laure depuis longtemps et me suis bien entendu avec luz', Le premz'er

char sortit dans un délai très réduit, Louis Renault prz't le volant et fit quelques essais dans la cour de l'usine, Dans cette cour, z1 y avaz't une m'ez'lle maison abandonnée, Pour prouver l'efficacz'té de son petz't char z1 mz't tout les gaz et passa à travers la maison »,

« Cette exPérz'ence fut exécutée en présence du général Estz'enne, du lieutenant Laure et de plusieurs ingénieurs de l'usine, j'étais là aussi, Ce fut un vérz'table trz'omphe» (10),

En 1920, la maison Thomé devint le seul actionnaire de la Société et elle en obtint un dividende de 49 000 francs, Mais la dissolution de décembre 1921 marqua la fin de l'activité de Paul Thomé chez Renault, malgré l'offre de collaboration pour l'après-guerre de Louis Renault: « La guerre est gagnée et nous tous à Bz'llancourt avons faz't notre devoir, mais je dois songer à l'avenz'r et occuper mon personnel, Je vais donc me lancer dans la fabrication en grande série de voz'tures automo­bz1es et camions, Je compte que vous resterez avec nous et suis tout disposé à vous confier la dz'rectz'on totale de toutes mesfon­de ries et de mon atelz'er de forge et estampage, Je vous propose donc de signer un contrat de cz'nq ans avec une garantz'e de 300 000 francs-or par année» (11),

Paul Thomé avait décidé de remonter son usine des Ardennes avec l'aide de quelques compagnons de Billancourt. C'était un homme nouveau qui rentrait au «pays », A une formation commencée à l'institution Rossat de Charleville, dans les ate­liers familiaux, chez les patrons allemands qui lui enseignèrent ce principe: « Ilfaut créer", des fabricatz'ons qui ne soz'ent pas connues", ne pas z'nnover seul", mais payer par redevances le droz't d'obtenir des lz'cences de fabricatz'on et de vente» (12) ; son expérience chez Renault apporta la dernière touche,

2 -Les acqUIs de l'expérience dans la grande entreprise.

Un père spirituel : Louis Renault.

Paul Thomé voua une forte admiration à ce maître de l'indus­trie comme le révèle ce qu'il a écrit: « homme que j'az' toujours admiré ; j'az' connu et estz'mé Louis Renault pendant les quatre années oùje travaillais à Billancourt sous ses ordres, C'étaz't un homme véritablement extraordinaire, un mélange d'autorz'té et de gentz'llesse» (13), Il apprécia beaucoup moins André Citroën : «C'est Louzs Renault qui me présenta à luz' au moment où j'allais fabriquer ses filz'ères de tréfz1age >, (14), Il lui reconnaissait « un sens commercz'al très dévelopPé» mais lui reprochait de faire trop appel aux banques, c'est-à-dire de prendre le risque de devenir dépendant.

(7) lb. p. 38.

(8) lb. p. 41.

(9)

lb. p. 42.

(10)

lb. p. 42.

(II)

lb. p. 45.

(12)

lb. p. 52.

(13)

lb. p. 43.

(14)

lb. p. 43.

Les acquis techniques.

«Je (P. Thomé) lui (L. Renault) dois une grande reconnais­sance ... Avec son autorisation j'ai souvent pris contact avec les laboratoires et aussi avec l'atelier du traitement thermz'que que dz'rigeait mon ami de Vazezlles. Par az1leurs, ... je me suis mis au courant de la fabrication de l'ader moulé au petz"t convertis­seur et ced dans tous les détazls, grâce à l'amabilz"té d'Émzle Scaz1let, dz'recteur et de son frère Eugène, opérateur. Ced m'a énormément servi lorsque j'eus à transformer la vz'élle fonderie de Nouzon en adérz·e. D'autant Plus que Louis Renault m'avait autorisé à emporter tous les Plans, non seulement des usines que j'avais installées, mais également ceux de son adérie » (15).

Les leçons de gestion.

Aux ateliers Renault, Paul Thomé acheva son apprentissage aux principes d'organisation rationnelle de la production com­mencée en Allemagne: «Je suis attént par le vz'rus de la pro­ductz"on Renault» (16) et il fut le témoin de cette « américanz'­sation progressz'vement irréversible du travazl ouvrier» dont parle P. Fridenson. Il vit dans l'efficacité de Billancourt comme une preuve de la juste valeur du dogme familial, du financement, du développement de l'entreprise par ses propres ressources. D'ailleurs, Paul Thomé aimait raconter l'anecdote instructive que Louis Renault lui répéta maintes fois : .« J'ai

(L. Renault) débuté avec mon frère Marcel; la première année nous avons gagné 50 000 francs et tous deux nous avons déPensé 25 000 francs, l'autre tranche de 25 000 francs était mise dans notre affaire Automobzïe Renault Frères. Par la suite, j'az' gagné 100 000 francs, j'az' dépensé 25 000 francs et mis 75 000 francs dans les affaires et az'nsz' de suite» (17).

Au contraire, André Citroën exprimait une OpIniOn toute différente que Paul Thomé désapprouvait: « Il faut emprun­ter à 8 % pour gagner 10 ou Plus» (18). Au contact des réali­tés de la gestion Renault, Paul Thomé bâtit une conception d'ensemble de l'organisation de l'entreprise : «Durant mon séjour chez Louis Renault j'ai appris beaucoup de choses ... J'ai pu y saiszr certains éléments permettant d'arriver à de beaux résultats : une organisatz'on admz'nistratz've simple, précise et exacte, la connaissance du prix de revz'ent, l'objectif de la pro­ductz'on mensuelle, l'établissement du bzlan mensuel, un encouragement aux directeurs et responsables de la productz"on par des primes mensuelles et surtout une part bénéfidazre annuelle» (19).

Le disciple ardennais, de retour au pays, mena donc une poli­tique de gouvernement du groupe des industries Thomé s'ins­pirant fortement des exemples vécus chez Renault et des conseils des patrons allemands. Cette symbiose originale donna des résultats excellents comme l'essor de l'entre-deux guerres le témoigne.

Sur le plan général de l'histoire industrielle, le cas de l'indus­triel Paul Thomé offre. deux intérêts. Premièrement, son expé­rience à Billancourt est un exemple concret de l'emploi de techniciens très compétents dans les usines de production de guerre. Deuxièmement, elle met en valeur un transfert com­mandé par les circonstances de technique et d'un mC?dèle avancé de gestion d'un centre novateur vers des centres péri­phériques. Cette conséquence, peut-être inattendue de la guerre, avait été observée par le directeur du « Petit Ardennais» écrivant dans son éditorial du le, août 1919 : « Les z'ndustrz'els et les ouvriers ont rapporté dans les Ardennes des connaissances technz'ques prédeuses et un esprit nouveau à. l'égard du grand machz"nisme et de ce qu'ils peuvent en attendre ».

En dépit des destructions la métallurgie ardennaise semblait trouver un nouveau souffle avec le retour d'hommes plus ouverts au modernisme. En outre, les industriels ont renforcé leurs liens avec les clients parisiens et Citroën confia, par exem­ple, à Paul Thomé, la fabrication des pièces malléables composant la 5 CV. Sous cet angle la guerre a favorisé le développement. C'est un bienfait qu'il faut enregistrer.

René COLINET

Bibliographie

Fridenson P. : « Histoire des usines Renault -Naissance de la grande entreprise» Éditions du Seuil 1972.

Hatry G. : «Renault usine de guerre 1914-1918» -Éditions Lafourcade 1978.

Riché E. : « La situation des ouvriers dans l'industn'e automobile» -Thèse pour le doctorat -Paris 1907.

(15)

lb. p. 43.

(16)

lb. p. 102.

(17)

lb. p. 44.

(18) lb. p. 44.

(19) lb. p. 102.