02 - Le Point du Jour

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Le Point du Jour

Il Y a bien des années, alors que j'étais jeune enfant, un ami, connaissant mon amour des animaux et des chiens en particu­lier, m'envoya d'Allemagne une fort belle carte postale.

Carte artistique et romantique en couleurs comme seuls, à l'époque, savaient les réaliser nos voisins. Dans un cadre édéni­que, un chien, genre« La Voix de son Maître », n'avait d'yeux que pour ce dernier. Das treuer Hund, disait la légende... le chien fidèle.

Cette carte a disparu depuis longtemps, mais l'image m'en

était restée. Puis, je n'y pensais plus. Je ne sais par quel déclic, il y a déjà bien longtemps, remuant des souvenirs, cette image de jeunesse me revint à l'esprit. La mémoire des anciens ...! Sans doute à travers d'événements d'école où je reste attaché. Par la suite et de plus en plus vin­rent s'inscrire en un kaléidoscope tous ceux que j'ai connus, grands et moins grands, côtoyés, fréquentés ou regardés vivre avec leurs faiblesses et quelquefois leur grandeur. Comme ils sont nombreux ces compagnons de Billancourt que j'ai connus. La carte postale jointe en fixe au moins la première cellule, le phalanstère.

Comme ils l'ont aimé leur usine, leur « boîte », la « tôle », et leur chef, le « singe ». Comme ils étaient fiers de tout, des vic­toires en courses contre la concurrence, des maîtresses que l'on prêtait au chef, de telle performance d'atelier, de tout! Il est bon de dire que Marcel -le frère -remarquable conducteur d'hommes avait su insuffler un esprit qui ne disparaîtra qu'avec les grèves de 1913.

L'usine, alors petite, ne se prêtait pas aux luttes intestines, aux bassesses car elles auraient été vite décelables.

« Il est z·mpossible qu'ils ne soz·ent pas zngrats envers ceux qui ont illustré leurs armes par des conquêtes consz·dérables ».

MACHIAVEL

Inconnus les luttes sociales et les syndicats. La Sécurité sociale n'existait pas. Pour nombre d'entre eux la présence à l'usine était viscérale. Le nombre d'heures ne comptait pas. Et le dimanche voyait bien des contremaîtres à leur poste en tenue de travail. Blouse ou cotte par atavisme, pour d'autres raisons peut-être, mais pour se retrouver dans l'ambiance. Et qui, pour beaucoup, l'heure de la retraite venue, n'avaient que peu pour vivre.

Renault, soldat de 2· classe, part à Lyon chez Rochet­Schneider, avec ses cadres restants, son or, une partie de son outillage, de ses machines. Laissant la gestion de l'usine, où il ne peut tout emporter, à mon père sur le plan administratif et à Leisse, le centralien, sur le plan technique. Mission conjointe... recevoir les Allemands? On sait ce que fut la suite.

Pendant ces années de guerre, et Louis revenu, certes les attri­butions de mon père restent moins importantes, mais néan­moins primordiales.

Combien de fois, de jour comme de nuit, j'en fus le témoin. Il retournait à l'usine pour s'assurer dans les ateliers de tel ou tel point ou poste qui réclamaient sa sollicitude. Combien de fois je l'ai vu soucieux ou allègre et ai-je été son confident. De quel amour il était capable, de quel oubli des injures 1

En 1914, au lieu de se conduire en ami et lui tendre la main, Renault n'avait-il pas su, en parfaite connaissance de cause, réaliser à ses dépens une opération financière très fructueuse ?

Il Y a longtemps que les auteurs anciens nous ont appris que la reconnaissance des grands est un vain mot.

La lettre manuscrite jointe, extrêmement rare, prouvera qu'en certains cas l'intéressé pouvait se souvenir!. .. Pour ne pas être en reste, des années passées et la guerre étant finie, mon père n'envisagea-t-il pas, après un débat de conscience et dans le plus grand secret, y compris du principal intéressé, de combler de ses deniers un trou dont l'origine ne se situait pas. Affaire heureusement sans suite.

J'ai parlé de fidélité, il faudrait peut-être y ajouter, respect de soi-même, honneur 1Lacordaire, en son temps, et du haut de sa chaire ne déclarait-il pas: « Inutile d'opposer la raison aux faits, ce sont les faits qui ont raison 1 ».

La paix de 1918, l'aiguillon Citroën se manifeste. L'usine a plus de 5 000 ouvriers après être partie avec trois compagnons il y a 22 ans et avec un capital de 60 000 F ... Arrivée d'une nouvelle génération d'hommes de valeur. Mais où l'arrivisme, le lucre ont remplacé l'esprit d'équipe, l'amour d'autrefois...

Marcel, Fernand, Madame Mère, Richardière, les bons anges tutélaires du passé ne sont plus là pour dulcifier ce tempéra­ment difficile. Ces coups de gueule qui presque toujours, pour ne pas dire toujours, sont nocifs et lui font le plus grand tort. Il s'agite, parle très fort, s'enveloppe de ce tourbillon de gesticu­lations et de cris perçants comme les dieux de l'Olympe, eux, s'entouraient du brouillard qui les dissimulait au regard des hommes.

Beaucoup d'entre eux méritent cette belle appellation de « treuer Hund », le chien fidèle. Mais, celui qui de tous les dépasse, c'est Jean-François, mon père.

Certes, on me dira, votre amour filial vous rend mauvais juge, et votre prétention n'est qu'un orgueil démesuré et inadmissi­ble.

Je pense vous en faire juges.

Mais, avant de me condamner, écoutez ceci.

Dans l'ensemble des hommes de Billancourt, Jean-François a une place particulièrement à part. Au retour du régiment en 1893, il rentre chez Alfred, marchand drapier, place des Victoires à Paris. Entreprise prospère, ayant pignon sur rue, spécialisée dans les draps d'uniformes et de livrées, où il est chargé du service des expéditions. C'était déjà une distinction méritée" par son bagage sanctionnant des études supérieures. Brillant élève boursier chez les frères des écoles chrétiennes, ceux que l'on nommait si joliment « les frères 4 bras », rue de la Bienfaisance; de fameux éducateurs. Esprit éveillé, curieux de tout sans y oublier la métaphysique_ Homme au sens très large du terme qui ne saura créer autour de lui qu'estime, sympathie ou respect.

C'est là que Louis, transfuge de l'industrie où il a été faire ses classes -dans des conditions malheureusement mal connues et je le regrette -et pour caser ce fils de famille indocile, on lui confie la direction et l'entretien -ô ironie -des deux presses qui réalisent les boutons d'uniformes. Occupation ridicule pour cet homme d'exception. «Aquila non caput musca ", il ne pouvait que s'envoler. Mais, en cet envol, Louis -qui a le don de savoir s'attacher des hommes de qualité -emmène Jean-François auquel, par association de situation et d'idées, je présume, il confie la constitution et la gestion du magasin de pièces de rechange. Certes cette place sur le plan hiérarchique n'est pas la plus importante, mais par l'ancienneté, elle reste la pre­mière.

Les années passent, l'usine grandit à un rythme trop rapide, et mon père devient l'adjoint de Paul Hugé, directeur adminis­tratif, avant de devenir l'administrateur. Hugé était un homme du passé, craintif, dépassé par le rythme de l'entreprise, sec et cassant comme un biscuit; honnête homme, mais cœur de glace que rien n'animait en dehors des intérêts de la couronne. Un tel homme actuellement n'aurait pas sa place. Dans cet univers de fièvre, la guerre de 1914 vient tout bouleverser.

Où le chef auréolé de ses faits de guerre a pris l'habitude de tout imposer, de tout diriger. Où certaines initiatives ne sont pas tellement heureuses. Où le climat social se dégrade_ Où certains jeunes à l'entreprise, ténébreux et aux dents longues, envisagent de le débarquer. .. « Les princes qui comptent trop sur la fortune doivent périr lorsqu'elle les abandonne ».

Obligé de se défendre, lui, l'homme d'action qui ne sait qu'attaquer. Sa pugnacité augmente.

Où les anciens ne voient plus le chef et ne comprennent plus. La guerre de 1940 viendra pour 4 ans, stopper cette métastase qui se terminera tragiquement, comme on sait. Mon père se retira aussi discrètement qu'il était entré. Mais il n'était pas question pour lui de partir sans saluer le chef.

L'entretien eut lieu dans la nef capitane. Debout, froid, imper­sonnel, sans vie et ne dura que quelques secondes. Quel intérêt et pour quoi faire...? Une très banale poignée de mains pour solde de tous comptes. D'une vie exemplaire de labeur, de bons et de loyaux services, de soins incessants 1 Un ange passe... Talleyrand n'a-t-il pas dit: « Le passé... C'est le passé. In1:ltile de chercher à le modifier à votre convenance. Son seul intérêt est s'il peut servir votre avenir ».

Quelques années passent. Renault fit envoyer àJean-François -quelle maladresse 1 -une lettre comminatoire par un de ses séides, maladroit et prétentieux. Pour solliciter -quel euphé­misme -son appui dans une opération financière où il n'était pas majoritaire et où il enrageait.

Le chien fidèle...

PRÉFACE

Il Y a de cela un certain temps, feuilletant avec un excellent ami un album de famille tout en évoquant des souvenirs, celui­ci finit par me dire: « Pourquoi de tout cela ne feriez-vous pas un livre? ». Et il ajouta: « Pour nos fils que plus rien ne peut étonner, et ils ont raison, comment pourraient-ils réaliser qu'avant 1900 l'automobile n'existait pratiquement pas. Qu'elle fut d'abord amusement de sportif, avant de devenir objet de première nécessité et l'~n des pôles de l'économie mon­diale. »

Comment pourraient-ils imaginer, par exemple, qu'à une épo­que qui n'est pas si lointaine et se situe aux alentours de 1922­1925 parmi les 20 000 ouvriers qui s'affairaient alors à Billan­court, il n'y avait à l'usine (pour répondre à une question posée à l'époque par Paris-Match) outre les voitures du patron et de ses deux directeurs qu'un parc autos appartenant à la maîtrise, on ne disait pas encore,cadres, inférieur aux dix doigts de la main.

Il n'est que de considérer les mêmes abords de l'usine aujourd'hui pour mesurer le chemin parcouru.

La plus modeste des secrétaires a sa voiture.

Quelle aurait été à cette époque la femme d'ailleurs assez indé­pendante pour braver la malignité masculine et ses quolibets.

Une seule à ma connaissance, cette excellente Mme Pallier, gérante de la cantine et du mess qu'elle dirigeait de main de maître et mieux qu'un homme. Avec ses nattes tressées et torsa­dées sur les oreilles elle ressemblait à une demoiselle du télé­phone. Il est bon d'ajouter, ce que l'on a trop oublié, qu'elle fut l'une des toutes premières et meilleures de nos aviatrices. Que l'on ait pu d'abord vivre sans et ensuite et surtout devoir convaincre de l'utilité de l'auto, de son besoin, des avantages qu'elle apportait, voilà bien l'étonnant parler de son facteur économique ; rêveur, je songe à la phrase concernant les che­mins de fer prononcée par M. Thiers.

Comme pour nombre d'œuvres humaines ce furent l'orgueil,. l'envie après la curiosité qui créèrent la motivll:tion pour employer un mot à la mode.

Il est patent que, jusqu'à une époque assez proche, l'automo­bile fut loin de s'imposer. Il fallut d'abord et en premier -notre orgueil national dut-il en souffrir -la présence et la clair­voyance d'un Henry Ford pour comprendre ce qu'apportait le véhicule à pétrole, terminologie de l'administration à l'époque.

Plus près et sur le plan national, l'audace et le réalisme d'un André Citroën pour que l'industrie française ne sombra pas au lendemain des splendeurs et misères de la victoire de 1918.

A cette dernière époque tout était à refaire, à panser, à rebâtir et il y avait bien d'autres chats à fouetter que de construire ce qui passait pour futile. Et pourtant si, à cette époque, un véri­table parc à camions avait existé! Si l'on avait su se servir des camions 16 CV EP ayant fait Verdun et encore disponibles sans Citroën, et certaine histoire que l'on en trouvera en donne une preuve authentique, où en seraient nos actuels constructeurs?

Controversé, munitionnaire certainement, ce grand patron par . ailleurs social sut être un visionnaire qui entraîna malgé eux les autres constructeurs, le Comité des Forges. En raison même de cette action de sauvetage dont les ramifications sont immenses

nous lui devons tous un très grand merci.

L'hommage du conseil municipal de Paris qui, en son souve­nir, donna son nom à l'ancien quai de Javel, est d'ailleurs là pour attester la valeur des services rendus.

Aux précédents, il serait injuste aussi de ne pas associer Ettore Bugatti le commodatore, l'artiste, l'épicurien au bon visage amoureux de la vie. Je le vois jusqu'aux derniers jours avec son immense chapeau melon survivant d'un autre âge.

Ce fut cet épicurien, cet amoureux de la mécanique, ce styliste qui le premier au monde et pour le plus grand renom de la France, sortit vers 1925-1926 un moteur développant 100 CV (par litre de cylindrée). A ces trois noms enfin, il importe d'ajouter celui de tous ceux qui furent les ouvriers de la pre­mière heure. Les ouvriers de la voiture et de l'aviation ont tous été rassemblés. A ces grands, à ces moins grands, aux humbles, aux sans grade. Ce sont eux et par eux que s'est construite l'étonnante industrie actuelle.

Reproduction d'une carte postale représentant les premiers ouvriers dans la " Maison RENAULT".

Plein de foi, de dévouement, et même d'amour, le mot n'est pas là galvaudé, pour le patron et la boîte. Plein d'orgueil trop souvent et quelquefois de morgue mais aussi de tendresse pour leurs entreprises nourricières, comment tout cela leur fut-il rendu? Comment ils l'aimaient leur boîtes?

Il Yaurait certes beaucoup à dire et à écrire sur ce sujet dans un

lourd dossier que je ne désire pas entrouvrir.

J'ai, par ailleurs, beaucoup hésité avant de publier le présent

récit. Il y a à cela plusieurs raisons, d'abord la prose c'est un « récit mangé par les vers» *. Puis l'enchaînement chronologi­que des faits veut que mon récit, commencé sur un mode qui se veut sans prétention, prenne avec les années, la guerre, l'autre guerre, puis la dernière, un ton plus grave, plus douloureux.

Malgré moi je suis amené à parler de l'œuvre et de la mort d'un homme. Loin l'idée de juger mais je mesure combien il est dif­ficile de se tenir aussi éloigné des thuriféraires dévorants que des sectaires bornés et stupides.

Mon espoir voudrait que ceux qui voudront bien me lire ne me

classent ni dans l'un, ni dans l'autre de ces camps. En fait il ne s'agit que d'intéresser, de divertir, de montrer une page de la petite histoire. Certes il y aurait bien d'autres choses à dire telle l'aventure d'Herqueville, ou celle où le préfet de l'époque Chiappe sut se montrer un grand politique, d'autres encore. Mais ce serait là aller trop loin.

Ma tâche sera remplie si le lecteur trouve ou retrouve, outre cette odeur d'huile de lard et de charbon de forge, cette éton­nante ambiance que je vais chercher à lui décrire.

Étranges prémices très proches et déjà lointaines où se bercè­rent l'enfantement et l'impuberté du char tintinnabulant et combien frêle alors du nouveau dieu de l'Olympe. Prions les dieux qu'avec les ans il ne se révèle pas un autre Moloch.

LE POINT DU JOUR

L'aube du siècle rosit le ciel, 1898-1900. Paris éclate dans le corset de fer de son enceinte fortifiée que M. Thiers, malgré l'opposition de Lamartine, lui a construit autour de l'ancienne route militaire.

Bousculant le glacis des fortifications pour n'être point jeté à la Seine brillante et noire, la poterne des peupliers en un hiatus pétreux que n'a pas décrit Faloppe débouche et alimente la plaine du Point du Jour.

Le Point duJour n'est-ce pas là que, dans le passé, venait mou­rir la forêt de Rouvray. N'est-ce pas aussi ce point de départ de ces étonnantes machines et inventions que le siècle qui naît, nous apporte et ne cessera depuis de nous apporter. Signe pré­monitoire, c'est en 1890 "entre la porte d'Ivry et le Point duJour que s'effectuera le premier trajet d'une voiture automobile -Panhard -dans Paris. Where do we go from here .~

De quoi demain pourrons-nous nous étonner. Sur le quai National qui borde la rive du fleuve, les beaux peupliers argen­tés, alignés et qui se voudraient immobiles, bruissent et frémis­sent au message du vent.

• Rivarol

Ridicule message d'alerte au Hameau Fleuri insouciant qui ne se sait pas menacé de mort. Que craindrait-il ce hameau buco­lique qui ne gêne personne et se contente de se gorger de soleil, de verdure et de bruits ailés, où de hautes herbes fléoles et saxi­frages lourdes de lumière et de poussière bordent les trottoirs. D'ailleurs n'est-il pas protégé contre toute folie inhumaine. Pour le défendre sur le côteau en face, le château de Bellevue et sa terrasse aux oranges, Brimborion; et les folies -ou ce qui en reste -héritées des Biches du Grand-Siècle ne sont-ils pas les tuteurs de cette Arcadie ?

Vénus et Éros se tenant par la main, venez doux Zéphyrs, viens, brise légère. D'ailleurs entre, et servant d'amers, l'île Seguin bastion avancé avec son tir aux pigeons ne permettrait guère d'invasion aux barbares.

L'ensemble au surplus limité et quadrillé par l'avenue du Cours, la rue Gabriel qui se veut sous la protection de l'Archange, la rue Gustave-Sandoz, qui se souvient de ce pro­moteur de la Foire de Paris, l'allée des Myosotis, la rue Théo­dore qui ne peut être qu'aimée des dieux, la rue du Hameau et d'autres aux noms aussi poétiques ne peut avoir de vocation industrielle.

Sa frontièt;e avec la ville menaçante n'est-elle pas a.u surplus défendue tout au long du boulevard de Strasbourg par ce ridi­cule petit tramway sur rail, tracté par un cheval pommelé qui, sentinelle vaillante et vigilante, surveille et monte la garde en un aller et retour plusieurs fois par jour.

Et pourtant, peu d'années ne passeront avant de voir tout dévasté, rasé, sali et que la terre ne tremble de l'autre côté du fleuve jusqu'aux Bruyères de Sèvres sous les coups du mo~s­trueux pilon des forges dont la chabotte de 5 tonnes n'arrive pas à cacher l~ plainte sous les coups et le poids qui la meurtris­sent et l'étouffent.

SORTIE DOMINICALE

Un bien beau dimanche de printemps. Temps inespéré pour sortir et faire une promenade en voiture. Expédition prévue et conçue à l'avance pour aller jusqu'à Vaucresson et Marnes-Ia­Coquette. Il ne s'agit pas de se lancer dans les aventures et si tout se passe bien, « si Dios Quierès » diraient nos amis de Tras las Montes nous serons de retour avant le dîner.

La 1 CV 3/4 moteur de Dion, monocylindrique avec soupape d'admission automatique et allumage par bobine et trembleur est, comme ces pur-sang aux caprices imprévus. Il importe, en ne la brusquant pas, de l'inviter à l'euphorie générale. Le moment où le maître et sa monture se retrouvent, se reconnais­sent, est toujours délicat. C'est un rituel de cavalier. Tel sait que la manette des gaz doit êtr€ sur tel cran, tel autre qu'il importe de gorger d'essence le purgeur.

Inspection prudente, pneus, huile, piles. Tout est bien. Allu­mage maintenant, le travail d'artiste commence. Il importe en effet de régler la fréquence de battement de la bobine Rumpkorf à une cadence qui se détériore à chaque sortie et quelquefois en cours de route (principalement en cas d'orage). Cela se nomme: « titiller le trembleur ».

Heureusement, cette cadence se concrétise par une note musi­cale, c'est l'accord du violon avant l'exécution d'une sympho­nie. La note trouvée il ne reste plus qu'à mettre en route.

Et là, aucun manuel technique ne nous le dira. Cela devient du grand art: 1 ° noyer le carburateur; 2° boucher son entrée d'air avec un chiffon; 3° saisir d'une main vigoureuse et pleine d'allégresse la manivelle et tourner, tourner jusqu'au départ du moteur ou l'essoufflement de l'impétrant. En argot de métier, nous sommes du bâtiment, cela s'appelle « moudre du café ", mais quel café 1

Dieu est avec nous, le moteur exhale son premier soupir et se tait. Il n'est que de reprendre courage, le temps travaille pour nous.

L'homme tournant, la mécanique aidant, le moteur douce­ment toussotant démarre avec ce petit bruit plaintif et chuin­tant si particulier dispensé jusqu'à une époque assez récente par certaines citernes matutinales et malodorantes.

A mon commandement: le teuf-teuf démarre en faisant un saut de puce. Les embrayages d'alors sont en cuir et en métal et fort bruyant. A nous la route. L'air est pur, la vie est belle, le clairon sonne la charge, et les zouaves que nous sommes vont en chantant.

A l'ivresse de la vitesse se mêle la fierté de rouler aussi vite que les cyclistes et même de les dépasser sans fatigue. Comme tout cela est magnifique et comme la mansuétude du Créateur pour son humaine œuvre est grande. Merci, ô mon Dieu au plus haut des cieux.

Toutefois assez vite après quelques kilomètres il faut déchan­ter. Quelque chose ne va pas. La mécanique s'essouffle et ahane, elle peine, on sent qu'elle souffre.

Cahin-caha l'allure se ralentit, se traîne et c'est l'arrêt. La carafe sans doute par comparaison avec l'inertie de cette der­nière. Le moteur débrayé continue lui de pousser allègrement ses petits soupirs et semble étranger au drame qui se joue.

Le conducteur n'est pas un technicien. C'est un curieux, un scientifique, tout ce que le siècle apporte l'intéresse, photo, aéro, phono et tutti quanti. De là à plonger dans les arcanes de la mécanique il y a un monde redoutable et mystérieux qu'il ne se croit pas autorisé à franchir.

« Il aimait admirer ne le faisant qu'à bon escient, mais géné­

reusement ». (Général Weygand, dans Foch). Bah 1l'usine n'est pas si loin. Le pont de Sèvres (l'ancien avec ses arches basses) est à peine franchi, et bien que nous soyons dimanche, il se trouvera bien sur place quelqu'un pour donner un conseil et porter remède.

Ici une parenthèse s'impose. L'amour de l'usine est tel qu'il ne se passait pas de jour chômé où ne viennent quelquefois de loin, pour le plaisir, pour « bader », pour rien, un certain nombre de chefs de service ou de chefs d'équipes incapables de se passer de l'atmosphère de la boîte.

Figures hiératiques du chien fidèle. Le conducteur part allègrement, laissant au bord de la route sa monture sous la garde familiale. Bon pied, bon œil, au pas de chasseur, en souvenir du 8e chasbis où il fit son temps. Rue

Gustave-Sandoz, portail, Lequim le portier prend le frais sur le pas de la porte. Salutations. Y a-t-il pas quelqu'un des ateliers dans les parages... Chance, huile au nom prédestiné a été vu rôdant dans les parages. La maison n'étant pas si grande il est vite retrouvé.

Sautant les banalités d'usage, l'arrivant fait son exposé. Le technicien écoute, demande des explications, c'est un vieux renard, un rusé. Les méchantes langues prétendent bien qu'il a une conception assez vague de la mécanique et qu'il se sert de son pied à coulisse, utilisé comme bec de corbin, pour soulever en cas de pluie les plaques d'égout de son atelier. De ce fait il posséderait une optique toute personnelle des cotes et des tolé­rances des pièces qu'il fabrique.

Même si le fait eut été exact il importe de ne pas oublier que l'automobile à l'époque est un étrange assemblage, de bois, de fer, et de tôles meurtries. Un condensé du bicycle, de la dili­gence, du célérifer, de la locomotive et du char de Cugnot.

Le tout supervisé par d'astucieux charrons et serruriers, doc­teurs ès fil de fer.

Ce n'est pas pour rien, survivance d'une marque disparue, qu'en argot d'atelier un marteau s'appelle toujours un darracq (du nom de la firme DARRACQ). Par percussion en effet, il est toujours possible bien ou mal d'assurer un assemblage.

Mais revenons à notre expert. Donc rien de cassé c'est l'évi­dence, le moteur n'est pas en cause. La boîte non plus puisque vous avez pu rétrograder. Le pont? ah 1j'y songe, la transmis­sion? Il est bon de préciser en effet que la rotation des arbres de roues est assurée en partant de cuvettes à billes vissées comme il en existe sur les vélos. Que ces dernières mal blo­quées, sollicitées par la rotation des billes dans un palier un peu sec et qui chauffe, se serrent et c'est le classique grippage.

Ce doivent être les cuvettes qui manifestent leur présence et leur indépendance. Raisonnement marqué au coin le plus pur de notre cher cartésianisme. Donc ici gît le mal.

A l'époque le service de dépannage est inconnu. Le remor­quage ne donnerait rien, il faudrait soulever l'essieu. Un conseil, essayer donc de démarrer sec en marche arrière, avec un peu de chance, actuellement les cages de roulement sont froides et les cuvettes devraient se desserrer. Si oui, je vous donne le conseil, de ne pas chercher à reprendre la marche normale et de rentrer ainsi en cet équipage. Qui fut dit, fut fait. La machine pétarada et repartit tant bien que mal en marche arrière pour regagner son abri.

Et les promeneurs déjà inquiets de l'avenir que leur réservait la voiture sans chevaux virent passer la première réalisation du moteur arrière.

Mais dont le conducteur lui, n'ayant pas été prévu pour cet usage, se tordait le col. Tandis que sa femme compatissante et dressée pour prévoir tout incident semblait telle Antigone vou­loir guider un moderne aveugle et assurer ses pas.

L'alerte et l'affaire furent chaudes. Bien des années passées il

en était encore question à la maison.

Oui, en vérité, un bien beau dimanche de printemps.

PARIS -VERSAILLES

Nous devons une politesse aux Lecocq. Lui, ancien colonel de cavalerie, du charme, distingué, mieux que spirituel, de l'esprit. Moustaches en croc, Légion d'honneur sur canapé et de surcroit chef du personnel de la petite maison.

Elle, Fanny, de grands yeux, de beaux restes, excellente pia· niste pour notre plaisir joue fort intelligemment des pages entières de Liszt et de Chopin.

« Chers amis, vous serait· il agréable d'essayer ma nouvelle voi· ture ? S'il fait beau nous pourrions aller jusqu'à Versailles, aux Réservoirs ou au Glacier nous rafraichir ». Affaire conclue. Le dimanche est pluvieux, allons· nous annuler une si agréable sortie. Heureusement tout s'arrange et le temps s'améliore au moment de midi. Nous pourrons donc aller nous promener.

La 3 CV, monocylindrique -carrosserie phaéton est prête. Elle est docile aux volontés de son maitre et charge sa cargaison de voyageurs. Pour la compréhension des faits qui vont suivre il est nécessaire d'ajouter qu'elle est équipée de pneus à haute pression, pneus rouges ferrés Continental. Le grand concur­rent à l'époque de nos gens de Clermont, et le fin du fin en matière de chaussettes.

Le fabricant optimiste ou innocent ne craint pas, le malheu­reux, de déclarer sa marchandise économique et antidéra­pante.

Économique, on arrive à faire près de 2 500 kilomètres avec un train sur une voiture dont le poids ne dépasse pas 800 kilos et la vitesse de pointe 300 kilomètres à l'heure.

Quant à la tenue de route la stricte objectivité oblige à dire que c'est un vrai casse-gueule. La concurrence pneumatique aurait du reste tort d'ironiser, elle n'est pas mieux armée. Tel qui dénie les clous propose des pneus lisses, ne voulant pas dit-il dans sa publicité imprimer son nom sur les routes.

C'est assez original et doit masquer une histoire de gros sous, car chacun sait qu'un chou c'est un chou et Dieu sait si l'on s'y connait dans la super-citadelle de Clermont dont personne au monde, y compris le chef de l'État, n'a jamais pu franchir les portes.

Un troisième, lui, a muni ses surfaces de roulement d'une dou­ble bande saillante qui s'ancre dans le sol comme un rail f Pourquoi pas. A défaut de sécurité elles laissent, c'est certain, des traces de leur passage.

Garage, octroi de Paris. Formalités douanières, gabelou, rien à déclarer. Papillon vert. Départ, sur la route de Versailles avec un pavé qui, parait-il, date toujours du Roi-Soleil.

La mécanique saute, les passagers sautent. Bavardages; les hommes à l'avant, on parle voiture. « Oui pour l'instant ma consommation reste un peu forte, je brûle dans les 5 litres, mais en ajoutant 10 % de benzol, j'espère ... »

Un cycliste désinvolte et peu disposé à céder sa place, coupe la route à quelques mètres du nez de la voiture, tQut comme ces valets de comédie qui, au théatre, entrent d'une façon insolite côté cour pour sortir côté jardin afin de créer une situation.

Coup de corne, coup de frein, tandis que le conducteur braque légèrement sur sa gauche pour tangenter l'obstacle. Les roues arrières se plaignent et s'immobilisent. La résultante est classi­que. Tel un petit voilier qui changerait d'amures, la 3 CV abat lof pour lof dans une manœuvre aussi gracieuse qu'impeccable et imprévue. La bride rendue la course reprenant comme si de rien n'était.

Un ange passe... Le conducteur a chaud, il ne sait comment se tirer à son honneur de ce faux pas. Il est conscient du péril auquel tous, par son inexpérience, viennent d'échapper.

Les passagers eux aussi ne sont pas dupes. Mais nous sommes entre gens de trop bonne compagnie pour nous permettre la moindre réflexion, et sembler même nous apercevoir que nous rentrons. Sont-ils d'ailleurs tellement mécontents?

Les secondes passent, longues, lourdes, que faire?

Débat cornélien et dire que voilà cette maudite barrière qui se

profile à l'horizon. . Le maitre alors sait se montrer à la hauteur de la situation.

Puisque la machine veut rentrer au garage, on rentrera, d'ail­

leurs c'est la sagesse. Qu'arriverait-il sur coup de frein identi­

que, nouvelle angoisse, nouvelle pirouette et peut-être l'acci­

dent f

Non, non, pas de cela, dieux des armées et des chars à feu.

Demander l'avis des intéressés est-ce bien utile dans des cas

extrêmes. N'est-ce pas au commandant de bord de prendre

seul ses responsabilités.

La tempête s'apaise. « Excusez-moi mon cher ami, quel inci­dent stupide, je vous disais mon intention d'incorporer 1~ % de benzol pour augmenter le pouvoir calorifique de mon mélange ». A l'époque on parlait aussi des boules de naphta­line mais pas encore d'octanes; barrière de Paris, reformalités en sens inverse. Papillon vert, etc. Garage. Terminus. Les pas­sagers heureux descendent du teuf-teuf comme des gens qui viennent d'échapper à un grand péril. Ils remercient in petto le conducteur d'avoir su prendre seul une grave décision. Si on les eut consultés la politesse ne voulait-elle pas en effet de répon­dre. Mais non je vous en prie, ce n'est rien, allons à Versailles, nous n'avons pas eu peur, d'ailleurs nous n'avons rien vu.

Tandis que là, les apparences sont sauves. L'héroïsme de tous a été à la hauteur de la situation. Comme il est agréable de se trouver à bon port avec des gens de son monde.

Il est encore un peu tôt pour rentrer. « Voulez-vous chers amis

que nous fassions à pied un tour jusqu'au bois f »

« Au retour nous pourrions s'il vous plait prendre une tasse de

thé à la maison et si Fanny veut bien nous régaler d'un peu de

musique... »

LA VOITURE DU PATRON

La conférence hebdomadaire du jeudi et de très haute direc­tion se termine. Il est de bon ton de s'asseoir autour du tapis vert après y avoir été invité avec dossier et un bloc pour prendre des notes et de prendre l'air inspiré, sévère et affairé. « Mais ceux qui de· la Cour ont un très long usage» « Sur les yeux du César composent leurs outrages ». C'est un exercice de haute école.

Restent seuls en présence le grand homme et ses intimes. Ils ne sont que trois, les vrais, les seuls qu'il tutoye. Quelle gloire et quelle consécration d'être traité avec cette familiarité par le Maître.

Pour essayer au passage de faire comprendre combien était recherchée cette grâce d'être ainsi distingué d'entre le commun des mortels, deux anecdotes annexes suivantes.

Très haute et très puissante personnalité de banque, au Crédit lyonnais pour tout cacher, par ailleurs homme de jugement et d'esprit, s'extasiait que l'empereur ait condescendu à lui serrer la main. Les zélotes ainsi honorés s'en vont transfigurés. Péné­tré d'un pareil honneur, de s'en glorifier immodérément auprès d'un auditeur ponctuant le geste à la parole. « Oui mon cher ami, il m'a serré la main comme ceci. » Et de saisir la dex­tre de son interlocuteur en essayant de lui communiquer la grâce sanctifiante qu'il avait su y trouver. Et d'en rajouter : « Entendez-moi bien, il m'a serré la main comme ceci ». Crai­gnant sans doute et pour cause de n'avoir point su communi­quer à son vis-à-vis toute la fierté dont il se sentait inondé.

Ou tel autre, chef de service de l'usine dont la prétention éga­lait la suffisance, la boutonnière fleurie de la croix du combat­tant volontaire pour la Pologne, qui avait repéré les heures de départ de la mi-journée. Et de se trouver souvent, et par hasard, juste au pied du perron pour ouvrir la portière de la voiture patronale comme un parfait valet. Au fait est-il autre chose, et puis on se fait valoir suivant ses moyens.

Donc la conférence est terminée. Moments de détente rares et toujours courts. Il faut rendre cette justice au patron c'est qu'il ne sait pas rester inactif, c'est un respiratoire qui n'a rien d'un salonnard. Hors du boulot, de quoi peuvent bien parler les hommes seuls aussi haut soient-ils placés dans la hiérarchie sociale. Femmes ou voitures, les deux termes de l'alternative commune.

Dans ce cas comme dans tous les autres, le chef parle, les autres n'ont qu'un rôle de comparses. Ils restent suspendus à la parole et au geste du maître comme l'Olympe au regard du Jupiter. C'est ainsi que, sans préambule, il les informe d'une com­mande de nouvelle voiture personnelle.

Ce qu'elle sera, il est facile de l'imaginer sans peine. Il a un goût fort sûr mais aussi excentrique. S'agissant de voiture, son choix se porte immédiatement sur une de ces étranges machi­nes, à savoir Torpédo skiff ou scaphandrier, ou double phaé­ton, ou double landaulet. Soit enfin le coupé de ville. Dans ce dernier cas, son fidèle Joseph, chauffeur de son état lorsqu'il pleut avec son suroît et sa bonnette, entre les mains son volant à la verticale, sans pare-brise, vous fait penser à ces chromos, seul face à la tempête. Gardien devant son phare, lançant au péril de sa vie une bouée à un naufragé.

Mais passons très vite sur le type de carrosserie que, chacun à l'envie, se plaît à reconnaître parfaite. « Et que me conseillez­vous comme couleur».

Malgré leur connaissance du chef, les trois n'ont pas senti le piège. Moi répond un peu trop vite Paul, je la vois de cette teinte. Ne croyez-vous pas répartit Édouard à la tête d'ange que telle autre serait mieux. Le deuxième Paul, car il y en avait deux fut encore d'un autre avis. Pauvres collaborateurs, malheureux courtisans. Ce moment de détente leur a fait oublier que non seulement le chef ne sup­porte aucune controverse, mais que de surcroît sa couleur favo­rite est le jaune. Ce qui au passage vous donne la raison du losange héraldique de la marque. Que sa jovialité est basse, toujours à l'acide sulfurique et insta­ble. Que ses composants explosifs à lui de carbone et d'hydro­gène sont la gaillardise, la colère, les raffinements de soudard, l'imprévisibilité, la virilité, le domptage dans un regard d'aigle. Et pourtant tout cela ils le savent, ou inconsciemment s'en doutent, comment se fait-il qu'ils n'ont pas été plus pru­dents, plus intuitifs.

Jean-François BUSSONNAIS

La conversation nette s'est arrêtée. Le silence s'installe où juste­ment la pugnacité du chef ressurgit; l'empereur souffle, le masque se durcit, la veine jugulaire enfle, le faciès, qui d'ordi­naire est de viande crue aux yeux dangereux, aux prunelles de pierre dure, vire au brique accusant du même coup le bourre­let suborbitale et la profusion de la face.

La main fourrage la chevelure rousse et épaisse, la paume enfin plaquant le front, descend lentement le long du visage en un lent massage du pouce et de l'index, des yeux, du nez et de la bouche. C'est un signe d'intense méditation chez celui où toute métaphysique est absente et lui apparaît comme un jeu puéril. Et l'orage, foudroyant, dévastateur, fait de très peu de mots, comme un aboiement, éclate sur les têtes.

Il a, en effet, une sémantique toute personnelle d'association de mots où il n'ajoute pas plus d'importance que celle que l'on apporte à un vêtement que l'on jette sur un siège. A nouveau le silence s'insinue.

La main carrée aux ongles courts griffe la table et fourrage avec un geste rageur des papiers dans un tiroir qui se referme avec un bruit sec de claquoir, venu le tout à point pour ponc­tuer une affirmation que nul se garderait bien de contester.

La chaire impériale gémit sous le poids du maître qui se dégage de son bureau, tandis que la conclusion tombe nette comme un couperet, faussement sentencieuse: « Allez donc travailler cela vaudra mieux ».

Sans attendre de réponse, le chef s'en va. D'une beauté solitaire et mélancolique de vautour, le poil ardent et encore révulsé de tant de bêtises et dont les fils de feu donnent à penser sous cer­tains reflets que sa figure est frottée de phosphore. Le buste projeté en avant, à grandes enjambées, les mains jointes der­rière le dos, le chapeau melon rejeté en arrière du crâne, en une démarche bien particulière que l'âge n'a pas encore trahie. Tandis que le silence se referme sur le sillage démentiel dont le patron comme à l'accoutumée et une fois de plus, avait troué l'air immobile.

Bien des années après, une scène aussi haute en couleur (mais pour des motifs malheureusement beaucoup plus graves) eut lieu au début de la drôle de guerre. La victime de l'époque en . fut Raoul Dautry, ministre de l'Armement qui était venu à Billancourt et que le chef poursuivait de ses invectives scatolo­giques tout au long du bâtiment.

Si ceci n'excuse pas cela et ne fut pas ébruité, il est juste d'ajou­ter que le ministre avait mis quelque malignité dans ses propos et l'avait bien cherché.

UN ESSAI

Le nouveau modèle 20 CV sport n'est pas sans reproches. Par un paradoxe explicable, a posteriori, il possède un vice rédhi­bitoire en la présence de son vilebrequin qui sans raison appa­rente casse comme du verre.

Et pourtant cet accident n'arrive que depuis le moment où le maître par un de ses ukases favoris et où la raison n'a nécessai­rement pas sa place, a décidé que la section. de la pièce incrimi­née serait augmentée.

Vraisemblablement on a voulu «mégotter» sur un prix d'achat (l'exemple n'est pas nouveau) d'acier au manganèse que l'on a remplacé par un autre à plus faible teneur et de ce fait moins cher mais aussi de moins bonne qualité. Ce qui amène à revoir tous les paramètres de l'étude. Quand on pense à la somme des travaux d'études, de fabrication, de fonderie, que ces modifications demandent c'est trop souvent aberrant.

Désireux de se faire une idée du mal, de ses raisons et de son remède ces deux chefs des forges et du matriçage, personnages venus du Nord, hauts en couleur, qui auraient tout aussi bien pu échapper au pinceau d'un des Brueghel fut-il d'Enfer ou le Rustique, vont trouver Jésus pour lui faire part de leurs scrupu­les.

La demande est faite sur le plan technique ou professionnel, mais elle ne trompe personne, car en pareil cas, que peut apprendre un essai sur route.

Un essai stroboscopique serait certes beaucoup plus construc­tif, mais d'abord à cette époque le stroboscope était inconnu dans les usines. C'est par ailleurs une excellente raison et une excuse pour se payer une ballade aux frais de la princesse.

JéSUS, chef des essais est ainsi surnommé parce qu'avec son grand collier de barbe, sa haute silhouette ascétique, son bon sourire, il semble calqué sur le portrait du Christ tel que veut bien nous le présenter l'imagerie saint-sulpicienne. Bien des années passées ayant abandonné barbe et moustache il conser­vera son surnom. Belle démonstration au passage du compor­tement humain qui étiquette et juge sans appel sur un élément fugitif. Jésus bon prince, habitué à ce genre de demandes, est vite d'accord. Si cela ne gêne pas son travail il sait par expé­rience que nos compères pour se faire pardonner proposeront le repas dans quelque bouchon. Au Christ de Saclay, ou vers Châteaufort, c'est sur le circuit.

La 20 CV sport dont le moteur plafonne à 1 200 tours/minute est le modèle le plus véloce de la marque. Il a été créé pour s'adresser à une clientèle avertie de sportifs. La vitesse instanta­née chrono doit frôler ou dépasser le 80 kilomètres/heure.

Marteau, l'ancien mécano de Szisz et du circuit de la Sarthe fait préparer les baquets. Il est bon de préciser qu'à la sortie du montage chaque châssis subit un essai de réception sur route. Autrement dit, sur les deux longerons du châssis on cercle le plus solidement possible un baquet à deux places, et de même façon et à l'arrière, des gueuses de fonte qui remplacent le lest de la carrosserie. Dans le cas présent le lest sera remplacé par un baquet et nos deux pèlerins. A jour dit, tout notre monde a ganté des parapluies de chauffeur, grande chasuble caoutchoutée à la Thomas Beckett et s'est orné le chef de cas­quettes surmontées de lunettes.

Ainsi équipé l'orgueil sportif de la marque quitte l'atelier 41 dit des essais en direction du pont de Sèvres. En raison de l'échap­pement libre mis dès que possible (il faudra attendre l'article de Charles Faroux dans « la Vie Automobile » démontrant que ce fait n'améliore pas la puissance) on se parlera par signes.

Il y a d'ailleurs tout un code de sourds, main levée ou ployée pour se faire comprendre. Attention, cassis, dos-d'âne, etc. Le poste de pilotage pris par ses occupations a d'ailleurs vite fait d'oublier le fourgon de queue comme disait si poétiquement un mien ami, chef de gare de son état. Côte des Bruyères, si la machine monte en prise jusqu'à tel repère, c'est bon signe, la mécanique répond à ce que l'on en attend. C'est empirique, mais valable.

Changement de vitesse, le bruit s'accentue car non seulement la boîte synchro n'a pas encore été inventée, mais de plus les dentures de pignons ne sont pas rectifiées. On se contente, lors de la fabrication, de faire un rodage à la potée d'émeri. D'où, en vitesses intermédiaires la boite sirène. Le verbe n'est pas français, mais il est joli et il figure toujours dans les procès­verbaux d'essais sans que jamais personne ne s'en inquiète et ne puisse d'ailleurs y faire quelque chose.

Virage sec à droite pour quitter la route normale sur Bellevue et prendre le raidillon qui conduit vers la poudrerie. La bifur­cation constituant un obstacle majeur, composé d'un cassis qui éprouve la suspension, un accroissement de pente qui demande

Lettre de Louis RENAULT adressée à Jean-François BUSSONNAIS.

à rétrograder, le tout accompagné d'un sol argileux qui fait travailler le différentiel. Bien des fois une roue ira heurter le trottoir. Dans la pratique ce que l'on a trouvé de mieux pour tester une voiture. Le mécanicien et son aide sont tout à leur œuvre.

L'obstacle franchi, la cavale s'achemine vers le pont du chemin de fer, et passe devant les bâtiments militaires. Une fois en haut on pourra souffler et faire le point. Nous y voici. Signal de main, après celui annonçant le cassis et pour indiquer cette fois que l'on s'arrête.

Horreur 1 le fourgon de queue a disparu. Plus de baquet, plus de passagers. Le Maître au Golgotha eût-il un plus grand senti­ment d'abandon. Que penser, que faire? L'hésitation dut être courte. Il n'est qu'à retourner en redoutant le pire et en espé­rant le plus.

L'attente ne fut pas tellement longue. A la sortie du virage steeple-chase, Jésus aperçut nos deux compagnons d'Emmaüs. Assez penauds, assez inquiets de voir les minutes s'écouler sans secours, tout en se congratulant d'être sans une égratignure.

Père, merci; Laudeamus et Deo Grattas. Il n'est point besoin de dire les raisons du vidage de nos voyageurs, elles se devinent. Le reste et le retour furent sans histoire et les participants ne parlèrent pas de leur course folle. Comme toujours elle finit par être sue, par venir aux oreilles du patron. Elle était heureu­sement trop vieille pour qu'il put en prendre ombrage, et comme il était amateur d'histoires gauloises ou salaces ce fut pour une fois l'objet d'un rire énorme.

Toutefois par prudence et pour l'avenir Jésus fit confectionner des brides boulonnées pour tenir les baquets sur le châssis. Car si la Foi est une vertu d'obligation, l'Espérance et la Charité sont d'acquisition.

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

La 3 CV 1/2 est fin prête. Le précédent véhicule ne faisait que 3 CV, on se doute ce que représente pareille augmentation de puissance. A noter curieusement qu'à plus de soixante années de distance Citroën revient à cette notion de moteurs fraction­naires.

La 3 CV 1/2 qui nous intéresse est un phaéton noir, assez sin­gulier. Les places arrières en surélévation pour mieux voir et n'être pas gêné par les têtes des passagers avant. Sans doute doit-on voir l'influence de Serpollet dans le fait qu'elles sont hissées à cette fin sur deux frêles échasses en ferraille, tarabis­cotées et macaroniques du plus gracieux effet.

Nous partons en Anjou, au pays de nos pères, qui se trouve aussi être celui de l'empereur. Dès la veille, branle-bas de combat. Tout ce qui est nécessaire à la machine et à ses occu­pants. A savoir bidon de couleur bleue d'essence et pétrole. Oriflamme ou Desmarais. On ne trouve pas d'essence de pétrole chez tous les droguistes surtout les jours de fêtes. Puis un entonnoir garni d'un vieux feutre à chapeau, protection élé­mentaire contre le plomb de garantie les particules de peinture bleue qui se disquament et de l'eau que le bidon possède tou­jours par surcroît. Ensuite graisse spéciale rose pour la boîte, et graisse spéciale verte pour les moyeux de roues et le pont que l'on ne trouve pas partout.

Boîte d'outillage très complet avec en plus, fil de fer, soupapes et ressorts, gicleur, goupilles, mèche suiffée, étriers de ressorts, et quelques bouchons. Ces derniers jouent facilement la fille de l'air, car sauf cas particuliers et rares il n'est pas prévu pour ces derniers de freins ou de rondelles d'arrêt. Cela coûterait trop cher. A cela ajouter un nécessaire de réparation soit leviers, talc, râpe, dissolution. La roue Stepenay qui s'accroche sur la jante n'est pas encore inventée, il but donc en cas de crevaison réparer sur place. Enfin une blouse grise de protection et divers, tels que seau de toile, corde'de remorquage et un lam­pion si par hasard nous étions pris par la nuit car il n'est pas prévu de dispositif d'éclairage.

Viennent ensuite les bagages personnels (qui se souvient des malles du début du siècle ?). Complété d'un appareil photo­grapique 13/18 dit portatif agrémenté d'un pied dit genre sup­port théodolithe gros modèle dont on s'étonne que le poids n'ait pas encore écrasé son porteur. Couronnant l'œuvre, pro­visions de bouche, et boîte spéciale de pharmacie de campagne comprenant outre l'essentiel, une pommade contre les coups de soleil; Dieu, que ces derniers peuvent devenir intolérables associés à la poussière et alcool de menthe et de sucre contre le mal de cœur 1

Où pouvions-nous loger tout cet attirail? mystère.

L'itinéraire a fait l'objet de soins minutieux. Il est fixé au crayon rouge sur carte Michelin entoilée, du prix de 1 franc 25. Pour éviter les côtes qui essoufflent la machine on passera par les bords de la Loire et l'on abordera les côteaux de Saumur en douceur, par Luynes, Bourgueil et son vignoble. Durée prévue du voyage, 2 jours, si tout va bien nous coucherons en route, au Lion d'Or, à Beaugency.

Les voyageurs par-dessus une tenue de ville endosseront un cache-poussière, c'est moins salissant. Pour les hommes, cas­quette assez ample. Le conducteur ne paria-t-il pas certain jour d'y loger une demi-douzaine d'œufs, pari qu'il gagna avec facilité. Pour leurs aimables compagnes, confortable charlotte à la crème retenue par une violette. On n'a pas encore pensé à calculer ce que ces attirails représentaient comme CX ou CY. Bien des années après, une étude sérieuse de « la Vie Automo­bile » à ce sujet, démontrait que la seule plaque de police mon­tée sur aile arrière des modèles de la marque absorbait 3 CV à 100 kilomètres/heure. Heureusement nous sommes encore très loin de cette vitesse de fous.

Départ veille du 14 juillet, dès potron-minet, véhicule orné à profusion de petits drapeaux à l'emblème national.

Le temps est magnifique. Le parcours idéal. Bien sûr un peu de poussière et aussi le graisseur Dubrulle fixé sur le tablier de la voiture qui, s'il n'assure pas le graissage goutte à goutte du véhicule, assure sûrement celui des chaussures du pilote.

Après une grande heure de course qui doit nous situer vers les allées de la Reine à Versailles, il est sage de laisser souffler la machine et de faire une rapide vérification de route.

Pour arrêter le moteur, le calage, s'il est déconseillé, n'en reste pas moins le seul mode valable et sûr. L'interrupteur de con­tact qui devait effectuer cette mission étant invariablement à la masse quand il ne faut pas, on a vite fait de le supprimer.

Tout va bien, nous allons pouvoir repartir. Toutefois, léger nuage dans le ciel serein, la chaîne de lancement moteur a dis­paru. La mise en marche du précité se faisant en effet en actionnant à la main un pédalier type vélo relié par chaîne et pignon à cliquet à l'arbre moteur.

Pour mettre en route il faudra donc démarrer en prise par l'intermédiaire du levier de vitesse dit manche à gigot pour l'excellente raison qu'il n'est pas sans rappeler cet accessoire culinaire.

A cet effet, joli mouvement de la main qui s'abaisse la paume en supination pour saisir la poignée que l'on tourne, vrille dans le sens dit antilogarithmique. Ceux qui ne connaissent pas les logarithmes n'ont qu'à s'abstenir. Le véhicule étant ainsi en prise, tout le monde pousse, le mécanicien près de son poste de pilotage, sautant sur le marchepied à la première explosion pour maîtriser sa cavale. Un jeu qui se répètera souvent, avant de trouver enfin la chaîne salvatrice avec des fortunes diverses.

L'histoire ne dit pas si ce fut chez Bodie à Orléans, Villeneuve à Tours ou Malinge d'Angers les seuls correspondants à l'époque, on ne parle pas encore de garage et de concessionnaire, où nous avions une chance de retrouver non pas les pièces de rechange, mais au moins une oreille amie.

Il est bon de préciser que les premiers vendeurs de voitures furent d'abord des marchands de vélos qui sentaient venir le vent et pousser des ailes.

Leurs prétentions se bornaient à posséder un jeu de clés, un carton de bougies et de la bricole. Survenait-il quelque panne, on façonnait une pièce de remplacement, au besoin avec le concours du charron ou du forgeron voisins.

Le reste du parcours fut sans histoire, l'hôtel confortable, la nuit réparatrice. Repartons vite si nous voulons ce soir embras­ser nos aînés.

Voici Amboise, voici Tours, mettons un télégramme qui annonce notre venue et nous précèdera de quelques heures. Voici Bourgueil, son vignoble et son ultime étape. Voici aussi un imprévisible attroupement.

Que sont ces gens qui nous attendent et nous fêtent. Que sont ces cris de joie, ces mains que se lèvent et s'agitent. Les voilà, les voilà.

L'automobile est certes chose nouvelle mais enfin cette liesse est déplacée. Tobie et son épouse attendaient-ils avec un tel con­cours, le retour du fils prodigue.

L'Angevin, la bonne conduite, compagnon charpentier pas­sant du devoir est cousin de Colas Beugnon par la verdeur et la causticité de son caractère. Plus sévère, moins démonstratif, son fils. Ô combien respectueux n'a pas été habitué à un pareil accueil, à de tels transports.

Et pourtant 1 les faits sont là 1 les voilà, les voilà, hurrah,

bravo, tout le monde. Oui tout le monde s'esbaudit et prend de

l'enflure. Le maire reconnaissable à son écharpe s'avance tan­

dis que l'orphéon municipal attaque une Marseillaise assez

approximative. Le teuf-teuf fier comme Artaban mais néan­

moins passablement inquiet semble muni d'œillères et passe

digne et irréel comme le doigt de Dieu dans le déchaînement

de ses 3 CV 1/2 devant la municipalité et les officiels médusés

et consternés.

Il eut d'ailleurs raison et comment eut-il pu faire autremerit.

La cause n'en fut visible qu'à la sortie du bourg.

A l'occasion de la fête nationale, le pays en liesse attendait et,

avec nos drapeaux, avait cru reconnaître dans notre automé­

don non le conducteur du char d'Achille, mais plus simple­

ment celui d'une course cycliste régionale. Le bourg passé, et

passée La Sapinière heureux qui comme Ulysse a fait un beau

voyage ou celui-là qui conquit la Toison, nous pouvions pleins

d'usages et raisons finir dans les bras de nos aînés, le reste de

notre voyage.

ROGER BUSSONNAIS