07 - Louis Renault, patron absolu

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Louis Renault, patron absolu

Gilbert Hatry était certainement le plus qualifié pour écrire une biographie du grand constructeur d'automobiles Louis Renault, puisqu'il est employé à la Régie nationale des usines Renault depuis 1947 et actuellement chargé des problèmes de patrimoine et d'histoire de l'entreprise. Créateur de la "Section d'Histoire des usines Renault", il est également l'auteur des "Dossiers Chronologiques Renault (1)" et de deux ouvrages: "Renault, usine de guerre 1914-1918" et "Renault et la com­pétition (2)", ouvrages très documentés, enrichis de reproduc­tions photographiques et de fac-similés de documents d'époque et présentant un intérêt primordial pour l'histoire de l'industrie automobile et celle, plus vaste, de la civilisation technique.

Son nouveau livre" Louis Renault, patron absolu" ne le cède en rien aux précédents ouvrages pour l'importance de l'apport à des sciences telles que la sociologie et l'histoire de la civilisa­tion. Les très nombreuses citations, les bilans de gestion, les renvois aux notes judicieusement groupées en fin de volume, n'alourdissent pas le texte écrit dans un style sobre et concis, riche en formules exactes et frappantes (" Louis Renault, l'homme des évolutions, non celui des révolutions"). Bien que le livre ne soit pas un roman autobiographique et présente un caractère technique évident, il se lit avec agrément et peut intéresser tous les publics. Le personnel de la Régie nationale des usines Renault sera concerné au premier chef par cette étude qui devrait trouver place dans les bibliothèques des éta­blissements du second degré, dans celles des universités scienti­fiques et humaines et des écoles d'ingénieurs. L'exemple de la réussite de Louis Renault ne peut que conforter ceux des jeunes qui ne sont pas de " brillants sujets" au point de vue scolaire

(1)

En collaboration avec Claude LE MAÎTRE.

(2)

Aux Éditions Lafourcade.

mais qui, possédant les qualités pratiques du grand construc­teur et sa passion pour la mécanique, choisiraient, comme lui, un atelier pour bureau.

Le but de l'étude biographique que nous donne Gilbert Hatry est "d'expliquer comment s'est formé, a évolué un certain patronat et, peut-être au-delà de l'analyse, de tracer le portrait de ces hommes qui, pendant de nombreuses décennies, ont marqué de leur rude empreinte la vie économique et sociale du pays". Louis Renault, né le 12 février 1877, dans une famille de négociants, bourgeois aisés, est un homme de la seconde partie de ce XIX· siècle qui a vu un foudroyant progrès de la technique et qui a subi les conséquences écono~iques et socia­les de cette évolution technologique si rapide. Elevé dans une famille traditionnelle et unie, il connaît l'éducation bourgeoise de l'époque, mais poursuit difficilement sa scolarité. Tourné vers le concret, son orientation ne tient "ni à son milieu fami· liaI, ni à son tempérament". C'est un enfant curieux, puis pas­sionné par "les merveilles de la science et de la technique qu'étaient alors la machine à vapeur, l'électricité et le moteur à explosion". Gilbert Hatry a choisi de nous dépeindre d'abord le constructeur" chercheur plus ingénieux qu'imaginatif", puis le gestionnaire, fidèle au principe familial du "petit négoce", avant d'aborder par étapes la grande entreprise, enfin le grand patron, le "patron absolu", le meneur d'hommes et l'homme social qui, en dépit de son despotisme, considérait l'ouvrier "comme collaborateur sans qui rien ne peut se réaliser" et se montrait, pour l'époque, plus libéral que paternaliste. Le por­trait ne serait pas complet sans l'étude du caractère et de la vie de l'homme privé, et le chapitre qui traite de l'arrestation et de la fin de Louis Renault est émouvant. Le "Grand Patron" n'est plus qu'un homme solitaire, qui termine sa vie dans l'incom­préhension et l'hostilité générales, hostilité que son caractère abrupt, sa richesse, ses relations, son attitude collaboration­niste, les attaques des syndicats d'ouvriers lui valent tout autant que sa grande réussite.

Cette réussite est pourtant la résultante de facteurs personnels. Avec son intelligence. concrète, sa curiosité des nouveautés technologiques, ses aptitudes manuelles, sa passion pour la mécanique, Louis Renault possédait beaucoup d'atouts pour devenir le "pionnier de l'automobile, mais surtout de l'indus­trie automobile". Servi par l'acharnement et l'obstination des paysans dont il était issu, doué d'une volonté efficace et d'une énorme puissance de travail, il ne se laissait décourager par aucune difficulté: ni les embarras financiers -d'ailleurs peu fréquents -, ni les contestations ouvrières et les grèves, ni même la destruction de ses usines par les bombardements anglais n'abattirent son courage ni ne diminuèrent sa passion pour l'usine: il se lança avec dynamisme et persévérance dans la reconstruction de son empire indusriel.

La méthode de gestion, d'une prudence éclairée, contribua pour beaucoup à sa réussite. Dès le début, il avait conservé le mode de gestion de ses ancêtres négociants : une partie des bénéfices de l'entreprise était consacrée à l'investissement: agrandissement de l'usine, achats de terrains, de matériel, de construction de bâtiments, diversification des productions (de la petite voiture de tourisme au char d'assaut et au moteur d'avion), ce développement se faisant par étapes et sans com­promettre l'équilibre financier de l'entreprise.

Le grand patron n'était pas un philantrope, mais il montrait une certaine ouverture sociale. Il tenait au rendement des ouvriers et avait adopté pour eux les méthodes de taylorisation étudiées lors de ses voyages aux U.S.A. Son socialisme était "d'action" et non "d'idées", et pour lui "lié à la production, à la réduction du prix de revient". Il a créé de nombreuses asso­ciations (intellectuelles, sportives) qui se géraient elles-mêmes. Lors des conflits sociaux, il ne refusait pas le dialogue et essayait de convaincre avant de sévir. Mais il refuse les aides sociales gratuites ("l'ouvrier doit être son propre assureur") et la participation aux bénéfices qui ne correspond pas à un effort supplémentaire de l'ouvrier.

Tous les moyens lui paraissent licites quand il s'agit de la réus­site de l'entreprise. Ainsi que le résume excellemment l'auteur: "fortune, relations, temps" lui permettent d'arriver à ses fins et de mettre devant le fait accompli ceux qui s'oppo­sent à ses projets. Le choix de ses collaborateurs, particulière­ment judicieux, guidé par les qualités intrinsèques des indivi­dus plutôt que par leurs diplômes, place des hommes qualifiés aux postes qui leur conviennent. Certains d'entre eux lui seront absolument dévoués jusqu'à la fin.

Mais ce grand patron n'est pas aimé et estimé de tous. Pour les syndicats, c'est le prototype de l'exploiteur de la classe ouvrière. Et sa condamnation posthume pour intelligence avec l'ennemi est due beaucoup plus à l'atmosphère troublée de la Libération qu'à la véracité des faits reprochés. Gilbert Hatry, avec impartialité, fait justice des calomnies et fait état du clas­sement de l'affaire.

Gilbert Hatry a su brosser un portrait fouillé et impartial du grand industriel de l'automobile. Il a su rendre ce personnage complexe, attachant, souvent sympathique et parfois émou­vant. Il a tiré de cette étude poussée la conclusion qui s'impo­sait : l'homme disparu, son œuvre demeure et rayonne dans le monde entier. C'est là la "victoire posthume" de Louis Renault.

Les Éditions Lafourcade ont réussi un livre d'une présentation sobre et élégante. Ule impression de clarté et d'harmonie se dégage de la typographie sur papier bouffant. L'iconographie parlante et évocatrice est judicieusement groupée au milieu du livre. Il est seulement regrettable qu'un plan du développe­ment des usines Renault n'ait pas été introduit dans ce volume qui constitue un ouvrage de fond, précieux pour l'étude des entreprises.

Marie-Solange GUILLET