08 - Du ballon rond à la tôle

========================================================================================================================

Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

========================================================================================================================

Du ballon rond à la tôle

Mars 1931. Désespéré d'être continuellement en chômage -je suis menuisier-ébéniste -je me range au conseil d'un copain. Je vais au stade du Club Olympique de Billancourt, dans l'île Saint-Germain, faire apprécier mes talents de footballeur à l'entraîneur, un nommé Stutler, dit « la Cerise» à cause de son teint coloré. C'est un ancien équipier du Red Star où je joue depuis trois saisons en junior, en deuxième et maintenant en réserve. Cela m'ennuie de quitter un grand club comme le Red Star mais le « beefsteak» l'emporte car on m'a dit que si j'accepte de jouer au Club Olympique de Billancourt, je serais embauché chez Renault. Après avoir bien réfléchi, je me suis décidé.

Un essai concluant

Et me voici, en ce printemps 1931, en train de faire admirer à l'entraîneur mes modestes talents! A la fin de l'entraînement, « la Cerise» me laisse entendre que l'essai est concluant. Muni d'une lettre de recommandation, je me présente le lendemain au bureau d'embauche; il ne faut pas perdre de temps quand on est chômeur.

Accueil sympathique, car je tombe sur M. Delay qui est un ancien rugbyman et, quoique je fasse partie des « manchots », nous parlons un peu sport. Après une visite médicale d'incor­poration, je suis dirigé sur l'usine 0, petite usine se trouvant à la porte de Saint-Cloud où il existait, à cette époque, un atelier de bois assez important. Me voilà donc menUlSler chez Renault! Là, j'ai la chance de trouver un sportif qui vient lui aussi de se faire embaucher. C'est une vedette du basket, Beau­fumé; il joue au patronage du Bon Conseil et est international. A cette époque, le Bon Conseil valait les Denain et Villeur­banne d'aujourd'hui. Naturellement, nous sympathisons, ne nous quittant pas : voyage en métro -nous venions tous les deux de « Sèvres-Lecourbe » -repas ensemble au mess le midi. En fait, de 7 heures du matin à 6 heures du soir, nous discutons sport, tout en fabriquant des meubles de bureau.

Nous avons des chefs assez sympa ; le grand patron est une « gueule cassée », un contremaître nommé Cuidance, un bon bonhomme, que naturellement nous baptisons « outre­cuidance ».

Embauché le 5 mars, je vais passer six mois agréables; l'ambiance est bonne, sûrement meilleure qu'à la grande usine. Outre Beaufumé, j'ai un autre copain, sportif lui aussi, dont je ne me rappelle plus le nom, c'est un cycliste, il court à l'Athlétic-Club de Boulogne-Billancourt et deviendra porteur de journaux chez Hachette, le rêve' pour un « cyclar ».

En octobre, après six mois de travail ininterrompu -c'est bon de ne pas être « viré » tous les quinze jours -je pars au régi­ment. Pas loin, grâce au C.O.B. qui, voulant me conserver comme joueur tous les dimanches, me fait incorporer à Ver­sailles au 503' régiment de chars, sur le plateau de Satory.

Après deux mois de classe, ma principale occupation c'est encore le football. Je suis nommé, quoique 2< classe, capitaine de l'équipe du régiment qui comprend plusieurs gradés. Les sports sont dirigés par le lieutenant Lesec que je retrouverai curieusement à Chartres, en 1943, s'occupant alors de l'équipe de football des pompiers de Paris. L'année de service s'écoule bien calmement -football le jeudi avec l'armée, le dimanche avec le C.O.B. -permission le jeudi soir, le samedi après-midi et le dimanche : la vie est belle.

André MOUROUX

A la tôlerie

Octobre 1932 -nous ne faisions qu'un an à l'époque -je suis démobilisé et c'est la réintégration à l'usine. Cette fois, ce n'est plus à l'usine O. Je me retrouve dans le fief du football, à la grande usine, à l'atelier de tôlerie. Le patron de ce secteur de fabrication est président de la section football du C.O.B. ; tous les joueurs et dirigeants travaillent là. Au bout d'un mois, j'ai l'impression que je suis toujours au régiment ! Tous les chefs ont une belle allure d'adjudants! C'est l'époque des « grandes gueules» ; le père Renault aime ça, des meneurs d'hommes, comme il dit. Ce directeur de la tôlerie et président du foot­ball, un nommé Bart, est un véritable comique (sans le savoir). On ne compte plus ses bons (!) mots: à un employé qui rève, il l'interpelle: « Vous avez fini de balayer les corneilles! ». Pour lui, descendre une côte rapidement, c'est « descendre à tombe­reau ouvert» ; et il y en a comme ça à longueur de journées, incroyable mais vrai!

Dans le travail, il est aussi ignorant. C'est un ancien boulanger qui, pendant la guerre de 1914, est devenu soudeur autogène; il ne comprendra jamais rien à la tôlerie. Lorsqu'il a un dessin dans les mains, il le tient aussi bien à l'envers et, ignorant le plan, la coupe, commande à un adjoint: « Vous me ferez faire une pièce de chaque! », chose que l'intéressé ne fera pas car, heureusement, il est entouré de contremaîtres et de chefs d'ate­liers qui sont, eux, de vrais professionnels. Comme il est craint et obéi, il a une bonne image de marque auprès de Louis Renault, car il obtient toujours rapidement ce qui lui est demandé, et ceci grâce à ses coups de gueule.

En football, quoique suivant tous les matches, il est aussi nul! Un lundi matin, n'ayant pas assisté au match de la veille, il demande à l'entraîneur des détails sur la rencontre. Ce dernier lui ayant dit: « Nous avons été battus 1 à 0 mais par penalty», il entre en fureur et hurle: « Qui c'est celui-là, il faut le foutre à la porte». Ah ! les bons mots du père Bart, surnommé « Napoléon» car il était petit; c'était toute la ressemblance qu'il avait avec l'autre.

C'était aussi l'époque de Verdure, grand patron de l'île Seguin, un gueulard terriblement craint car il mettait à la porte très facilement. Toute la journée, les chefs n'avaient que ça à la bouche: « Si vous n'êtes pas content, dehors! Il Y a la queue au bureau d'embauche ».

Je suis donc à la tôlerie comme ouvrier spécialisé et je lime des bavures de soudure à l'étain sur des auvents, à longueur de journée. Ce n'est pas folichon! Ce travail abrutissant, je vais le faire pendant un an. Découragé, écœuré, certains jours je ne reviens pas après le déjeuner, j'ai besoin d'échapper à cette ambiance déprimante. Heureusement, j'ai un contremaître et un chef d'équipe amateurs de football et qui m'ont à la bonne; ils me comprennent et passent la main. C'est une chance, car il yen a peu capables d'agir ainsi. Alexandre et Cormier, deux braves types que je n'ai jamais oubliés.

Je relance sans arrêt mes dirigeants du football pour changer de travail. Je menace de quitter le C.O.B. ; et un beau jour, enfin, on m'offre une place au bureau central, comme graphi­queur. Je n'ai aucune idée sur cet emploi. Ça consiste à pister les pièces, les faire fabriquer et les livrer aux ateliers de mon­tage. Les premières chaînes de montage sont apparues dans l'île Seguin et il faut les ravitailler.

Au bureau central

Me voilà donc débutant, oh ! combien, dans ce nouveau travail! J'ai la chance de rencontrer un autre débutant avec qui je me lie très vite, car nous avons beaucoup de points communs et aimons trouver le côté comique qui existe dans toutes les situa­tions, même les plus graves et les plus tristes. Cet ami, quarante ans plus tard, l'est resté, c'est Henri Villaret. Nous ne nous quittons plus; nous nous occupons tous les deux des pièces de chars d'assaut, nous des pacifiques. On voit continuellement notre tandem déambuler dans la tôlerie à la recherche de nos pièces. Le midi, nous déjeunons ensemble; beaucoup n'arri­vent pas à nous identifier, on nous confond alors que, physi­quement' nous sommes dissemblables. C'est Laurel et Hardy qui, toute la journée pour échapper à l'ennui -car si c'est bruyant un atelier de tôlerie, ce n'est pas gai -tournons en déri­sion tous les personnages qui nous entourent et la matière ne manque pas! A ce petit jeu, nous nous faisons des ennemis car certains, les plus futés, s'aperçoivent qu'on se paie leur tête, mais aucune importance, nous en éprouvons un tel plaisir! « La Cerise », qui est employé ici, lui aussi, nous a baptisés les « Chambreurs réunis» en référence aux « Chargeurs réunis », l'entreprise de déménagement.

Le temps passe, entendant toujours les mêmes réflexions. Le lundi matin: « Ça va comme un lundi", les autres jours: « Vivement ce soir» et, surtout, le fameux: « Vivement samedi » qui, après les grèves de 1936, deviendra « Vivement vendredi ! ».

Dans le métro, à 6 heures du matin, j'ai toujours été frappé par les visages tristes et fatigués des usagers des premières rames : des condamnés à mort rejoignant le lieu du supplice. Ah ! il n'est pas gai le métro du matin! Celui du soir ne l'est guère non plus; là, les gens sont anéantis et transformés en muets et en dormeurs.

Les bons moments c'est pour moi l'entraînement tous les mer­credis après-midi et le match le dimanche avec quelquefois un déplacement en province. En novembre 1933, nous tombons en coupe de France contre l'Excelsior de Roubaix qui était tenant de la coupe, un os ! Et de plus, le match avait lieu à Roubaix! Je jouais arriêre droit et marquait Langillier dit « La Caille », le fameux ailier gauche international du moment. A un quart d'heure de la fin, nous étions toujours 0 à O. Malheu­reusement, sur une ouverture, « La Caille » m'échappe -il échappait à d'autres beaucoup plus forts que moi tous les dimanches. Il exécute un centre impeccable repris par Bugé et c'est le but; nous avions frôlé l'exploit. Ce Bugé, auteur du but, est mort à la guerre en 1940.

Nous avions quelques très bons joueurs dans cette équipe du

C.O.B. : Garabédian, qui était une vedette du football pari­sien, était venu car on lui avait procuré un emploi bien payé où il n'avait pas grand-chose à faire, ce qui lui convenait fort bien; Marcel Bec, le capitaine, fusillé par les Allemands pen­dant l'Occupation et qui a donné son nom au stade du C.O.B. Un Hongrois, Lazlo, qui avait fui la Hongrie pour raisons poli­tiques, était un excellent joueur qui se plaignait tout le temps de souffrir soit de l'estomac, soit du foie ou du gésier, toujours quelque chose qui n'allait pas. En déplacement, il commandait un plat spécial, le menu ne lui convenait jamais. S'il y avait du rôti de veau, il appelait la serveuse et lui disait: «Je ne peux pas manger de veau, faites-moi une escalope.» Raoul Desprez qui avait joué au Football-Club de Rouen était un technicien mais qui ne s'embarrassait d'aucune diététique; il buvait aussi bien deux Ricard avant un match et fumait comme une chemi­née. C'est lui qui, un jour, ses bas tombant sur ses chaussures et à ce moment-là ce n'était pas la mode de jouer les bas roulés ­en entrant aux vestiaires, à la mi-temps, a interpellé le mas­seur en lui reprochant de l'avoir massé à l'envers, ce qui avait occasionné la chute de ses bas. C'était un humoriste, Raoul!

Le lundi matin, les discussions, à la tôlerie, ne roulaient que sur le match de la veille; commentaires, critiques et espoirs pour le dimanche suivant allaient bon train. La production devait s'en ressentir le lundi mais, à cette époque, ce n'était pas comme maintenant une obsession! Certains jours, à 8 h 30, le contremaître annonçait à ses ouvriers : «On est arrêté par manque de pièces de tel atelier, revenez après déjeuner ». Les gens allaient tuer le temps au bistro et revenaient à 13 h 30 pour s'entendre dire: « Il n'y a toujours rien, revenez demain matin.» Le salaire de la journée était perdu, personne ne se plaignait, c'était normal! On n'ose penser à ce qui se passerait

1934 : Entrée des usines Renault après le déjeuner à 13 h 30 avec mon ami Villaret (au centre).

aujourd'hui dans un tel cas. Certains jours, c'était le contraire; à 6 heures moins le quart, le contremaître annon­çait à ses ouvriers: « Il faut rester jusqu'à 20 heures car nous avons du retard! » Là encore, tout le monde obéissait docile­ment, même ceux qui habitaient loin et qui allaient rentrer chez eux à une heure impossible -toujours la crainte d'être mis à la porte -heureux temps qui allait justement se terminer, car 1936 arrivait.

Mai 1936 ... et les premiers congés

Mai 1936, comme une bombe, la grève éclate, alors que rien ne le laissait prévoir, c'est souvent ainsi d'ailleurs. C'était notre première grève et nous étions tout étonnés, de vrais novices. Et nous avons été servis car, comme folklore, on n'a jamais fait mieux, et on ne le fera jamais. Ça a tenu de l'épopée et tout s'est passé dans le calme et la joie. Avec mon inséparable Henri, nous arpentions l'usine dans tous les sens, ça nous a donné l'occasion de la connaître. Ici, on faisait des frites, là on dansait au son de l'accordéon, d'autres jouaient au football, comme les gosses, avec des balles de chiffons. Nous étions de tout ça naturellement, ne perdant rien de tout ce spectacle qui nous aurait paru du domaine du rêve huit jours avant.

Les chansonniers et les artistes, Saint-Granier en tête, venaient nous distraire; c'était une vraie kermesse, pas la moindre agressivité!

Une nuit, vers 2 heures du matin, j'errais dans l'île Seguin et je rencontre mon gardien de but du C.O.B., Lucien Fliecx qui, comme moi, cherchait à rentrer chez lui. Mais toutes les portes étaient fermées et ce n'étàit pas facile de sortir. S'en aller à la nage ne nous tentait guère quand, tout à coup, nous découvrî­mes près de la sortie du Bas-Meudon, un énorme poteau en ciment qui aboutissait dans la rue. Nous nous sommes laissés glisser jusqu'en bas et nous étions dehors. J'habitais à l'époque près de l'église de Montrouge, au métro Alésia. Après une mar­che de dix kilomètres, je me suis écroulé dans mon lit, pour le compte, K.O. ! Chaque fois que nous passons, Fliecx et moi, devant ce pilier qui existe toujours, nous pensons à notre désertion.

Cette grève a duré près d'un mois et les résultats obtenus nous laissaient rêveurs. Notre salaire avait plus que doublé (il en avait besoin), les 40 heures étaient appliquées. Nous étions donc libre le vendredi soir et nous avions quinze jours de vacan­ces ; tout cela paraissait incroyable!

Les vacances arrivaient dans un mois, tout le monde était pris de court, le manque d'habitude. Un ami, Maugirard, qui pos­sédait une Celtaquatre, chose rare à l'époque, nous propose à un collègue et à moi de nous emmener en Bretagne, à Trégas­tel. Bonne aubaine, nous acceptons avec enthousiasme. Mon compagnon était un joueur de football, Paul Martin qui, en 1928, avait gagné la coupe de France avec le Red Star au côté du grand Paul Nicolas, puisqu'il jouait inter gauche. Il jouait au C.O.B. ayant lui aussi été embauché à la tôlerie. Agé de trente trois ans, « Popaul » n'avait plus beaucoup la cote au

C.O.B. Nous l'avions finement, vu son prénom Paul, baptisé « Hochon » !

Nous voilà donc partis, un vendredi soir, vers la Bretagne. Nous avons passé quinze jours merveilleux. Pour les premiers congés le Bon Dieu s'était mis en frais, le soleil était là. Tout se déroulait merveilleusement. A l'hôtel, bonne table, bains, pro­menades et pêches en mer (le maquereau) ; en voiture, visite de l'arrière-pays, bref, des vacances heureuses.

Novembre 1934 : Hélène Boucher donne le coup d'envoi du match. Elle se tuera trois jours plus tard, à Guyancourt, au cours d'un vol d'essai sur un Caudron-Renault. A genoux, de gauche à droite: Jeannot, Pélisson, Malbaut. Debout, de gauche à droite: Bordes, Toumanoff, Mouroux, Hélène Boucher, Marcel Bec, Sabatier, Pélisson, Michaux, Monet.

Maugirard était doué d'un beau coup de fourchette, nous aussi d'ailleurs. Le premier jour, au moment du fromage, la ser­vante avait posé sur la table un superbé camembert. Nous étions quatre et nous l'avions fait disparaître. Venant pour reprendre ce qui d'après elle devait rester, elle avait paru cho­quée. Jamais plus elle ne nous a remis de camembert entier.

Au retour, voulant prouver qu'il n'était pas pressé de rentrer, notre chauffeur nous a fait prendre le chemin des écoliers. Nous avons fait un retour gastronomique : Avranches, Granville, Nogent-le-Rotrou, avec midi et soir, un gueuleton. Nous étions jeunes et deux gueuletons par jour ne nous fai­saient pas peur! Et ces vacances triomphales se sont fort bien terminées.

La tête et les jambes

Avec mon inséparable Henri, nous commencions à nous roder dans notre nouvel emploi d'agent de production. Nous aurions eu intérêt à nous procurer le traité d'Henri Desgranges, ancien directeur-fondateur de «l'Auto », «la Tête et les Jambes », ouvrage précieux pour le coureur cycliste. En effet, nous avions besoin de bonnes jambes pour parcourir les ateliers à la recher­che de nos pièces et d'une bonne tête pour retenir ces pièces identifiées par des numéros, par exemple : planche de bord nO 6015398. Dans cet emploi, une chose primait sur tout : obtenir un délai de livraison des responsables fabricants. Alors là, il fallait être psychologue ; connaître exactement le point faible de chaque chef d'équipe, contremaître, chef d'atelier et choisir le moment opportun pour lui réclamer un délai. Si l'on avait affaire à un amateur de football d'origine bordelaise, on le mettait en confiance en lui parlant des « Girondins ». Il ne fallait pas commettre l'erreur de l'attaquer un lundi matin si ses favoris avaient été battus la veille 3 à 0 par le Red Star, mais choisir le lendemain d'une victoire, alors tous les espoirs étaient permis. Au bout de dix minutes de louanges sur les shoots et les dribbles des joueurs bordelais, vous glissiez sournoisement : « Et ces butées de pare-chocs, quand me les donnes-tu? ». Et c'est là que nous étions récompensés de tous nos efforts, la réponse arrivait nette et franche: « Demain matin, première heure! ». Ouf! Et dire que si les Girondins avaient été battus, nous ne les aurions pas eues avant trois jours! Merci, Couécou, Chorda et compagnie, sans le savoir vous avez oeuvré pour la Régie.

Des exploits en tous genres

Trouver le dada de chacun, c'est ce qu'il fallait faire pour pou­voir l'exploiter: la pêche, la chasse, tout était bon. Je me sou­viens d'un contremaître, enragé chasseur, fou de ses deux chiens qui, lorsqu'ils étaient malades, était d'une humeur de dogue. Il était préférable d'attendre un mieux dans la santé de ses protégés pour obtenir des pièces.

Une spécialité était assez répandue: le don Juan d'atelier qui faisait régner le droit de cuissage sur ses ouvrières. Il suffisait de lui parler d'une nouvelle embauchée et nous étions dans ses bonnes grâces. Le prétentieux, lui, était facile à posséder car, tout dur qu'il était, il fondait littéralement en entendant « Ah ! si tu n'étais pas là, ce serait un beau bordel! ».

Mais tous ces responsables de fabrication avaient leurs armes défensives. Ils nous donnaient parfois des délais « bidons » pour se débarrasser de nous. Des délais « menteurs» : « Moi ... je n'ai jamais promis ça 1». Il fallait toujours être sur ses gardes avec tous ces délais foireurs.

La ruse, teintée d'un peu de mauvaise foi, était utile aussi. Notre ami, Martin, avait réussi un joli exploit dans le genre. Un matin, il livre à l'atelier des moteurs, cinquante rampes de graissage et, redoutant le rapport de 14 heures où on lui demanderait la suite, sachant que ça ne suivrait pas, est allé aux moteurs pendant l'heure du repas, a récupéré ses cin­quante rampes et les a livrées à nouveau, ce qui lui a permis de répondre triomphalement à son chef: « J'en ai livré cinquante autres à 13 heures ». Cela lui a permis de respirer, les gars des moteurs ayant passé leur après-midi en recherches. Un coup fumant comme celui-Icl ne se réussit pas tous les jours, c'est du grand art. ..

Le chef de l'agent de production est le chef de fabrication. A l'époque, le nôtre était un vrai tyran, ne souffrant pas la discus­sion et vous mettant toujours dans votre tort. Si nous nous trou­vions en mauvaise posture avec certaines pièces impossibles à obtenir, après avoir tout épuisé, vous deviez en dernier ressort lui soumettre votre cas, pour éviter la catastrophe, c'est·à-dire l'arrêt d'une chaîne de montage. Ce monsieur vous répondait : « Mais, mon ami, vous me demandez de faire votre travail! ». Si vous ne lui en parliez pas et que le coup dur arrivait, il vous répondait aussi bien: « Il fallait m'en parler, je suis là pour ça ! ». Il était donc préférable d'ouvrir le parapluie et de le mettre au courant. Il vous posait aussitôt la question suivante : « Qu'avez·vous fait pour cette pièce? ». « J'ai téléphoné à l'intéressé, monsieur ». « Mais non, mais non, les paroles s'envolent, les écrits restent, il fallait faire une réclamation écrite! ».

Huit jours plus tard, étant dans la même situation, il vous reposait la même question: « Qu'avez·vous fait? ». Alors là, en petit finaud, vous lui répondiez: « J'ai fait une réclamation écrite et j'ai téléphoné », en pensant en vous·même : « Mon petit père, tu l'as dans l'os ». Eh bien non, l'animal avait de la ressource. « Ta, ta, ta, ... tout cela ne vaut pas de toucher directement la personne responsable, il fallait vous déranger et ne pas rester assis sur votre chaise ! ». Et vlan !

Si quelque temps plus tard, vous vous retrouviez dans la même situation, vous pensiez: « Là, mon vieux, tu ne m'auras pas ». Et, à sa question rituelle, vous répondiez fièrement: « J'ai télé­phoné, j'ai fait une note et je suis allé voir mon correspondant ». Ran ! C'est alors qu'il vous posait une ques­tion insidieuse: « Et qui avez-vous vu ? » -« L'agent de pro­duction responsable, monsieur ». Alors, la réplique arrivait comme un couperet : « Naturellement, si vous voyez le balayeur (pas gentil pour nous), vous n'aurez jamais satisfac­tion, il fallait voir son chef ». Et, tendant la main vers le télé­phone: « Ce que je vais faire puisque vous n'en êtes pas capa­ble ! -Au fait, depuis combien de temps êtes-vous dans mon service? ». « Trois.ans, monsieur! » -« J'ai honte pour vous, un gamin de douze ans ferait mieux, d'ailleurs votre affaire n'est pas vivante! ».

Il faut avouer qu'après de pareilles séances, dignes de Laurel et Hardy, il fallait avoir des nerfs à toute épreuve et savoir se contrôler, malgré une forte envie de lui prouver « affaire en main » qu'elle était bien vivante.

****

Un petit père pas ordinaire

Nous avions avec nous, mon ami Henri et moi, un petit père que nous aimions beaucoup car c'était un personnage pas ordi­naire, comme on n'en voit plus, d'avant 1914. Il avait été dans sa jeunesse, releveur de compteurs à gaz et il en avait gardé un dans le dos. Lorsqu'il rentrait, après déjeuner, un peu gai, il nous annonçait: « J'ai bu quelques « calva ». Lorsqu'il était convoqué chez notre chef de fabrication, il disait aller voir l'ambassadeur du Cantal. Son prénom lui allait très bien, Alfred.

Un jour, le chef de groupe lui remet, comme tous les vendredis, un rapport pour une conférence, avec mission de mettre des délais de livraison devant chaque pièèe et lui dit: « Attention, aujourd'hui faut pas me mettre des conneries ». Il avait répondu ingénument: « Bien alors, je ne mettrai rien! ».

Ce petit père Alfred relevait chaque matin, au poste de départ, ses pièces en instance de livraison sur ses feuilles de papier à cigarettes « Job ». Le soir, tout était parti en fumée car il les roulait.

Vocabulaire

Dans ce travail, il y avait un tas d'expressions courantes qui revenaient tout le temps. Par exemple : « pas d'accord », c'était un peu le « j'veux pas l'savoir » de l'adjudant; ensuite « couvert », qui signifie que l'on a suffisamment de pièces en stock mais c'était tellement galvaudé que ça n'impressionnait plus beaucoup. « Au départ » suscitait la méfiance, celui qui l'entendait pensait à « il est en train de me truander! ». « Outil cassé », ça c'était bon mais il ne devait pas être employé trop souvent, ça vous avait un petit côté technique qui faisait son effet surtout si vous ajoutiez: « Tous les caïds sont sur la ques­tion », vous étiez tranquille un moment. « Me voir et m'en par­ler », « sous le coude », « il n'y a pas de problème », n'étaient à utiliser qu'à partir d'un certain grade. Prononcé par un peigne-cul, ça n'avait aucun effet.

Avec l'avènement de l'ordinateur, le vocabulaire s'est enrichi de nouvelles expressions, plus ou moins barbares. Une, princi­palement, l'emporte: l'éclatement. C'est fou ce que l'on pou­vait éclater sous le règne d'Anatole 1er (nom du premier ordi­nateur). Mais, contrairement à la définition du Larousse, avancement en ordinateur signifie plutôt recul ou surplace. Nous avons aussi le fameux « listing » qui, lui, est mis à toutes les sauces: listings d'entrées, de sorties, de livraisons, de lou­pés, d'anomalies, d'en-cours, de mouvements, de documenta­tion, de réintégration, de pièces de rechanges, etc. et tout cela n'empêche pas les voitures de sortir tous les jours à des cadences impressionnantes! Billancourt, c'est un peu Lourdes, on y fait des miracles !

Mais, à cette époque 1937-1938, tout cela n'existait pas et nous allions notre petit bonhomme de chemin, heureux de quitter le soir à 5 heures et d'avoir repos le samedi. Nous ne nous dou­tions pas de la catastrophe qui nous attendait dans un an.

Un pince-sans-rire

J'avais comme équipier au C.O.B. et comme collègue à la tôle­rie, Georges Bordes. A 20 ans, il jouait au Football-Club de Sète. C'était un espoir et on parlait de lui pour l'équipe de France comme ailier droit. Il était très rapide et doué d'un shoot meurtrier. Malheureusement, pendant son séjour à Sète, il avait contracté une typhoïde après avoir mangé des moules. Il ne retrouvait pas la forme; il a quitté Sète, a passé une saison à Rennes et n'arrivant plus à s'imposer dans une grande équipe, avait rejoint le C.O.B. à l'usine, tout heureux d'avoir du travail. Comme quoi un plat de moules peut briser la car­rière d'un joueur de football 1

Ce Bordes était un vrai Parisien. Il était né rue des Cauettes, au pied de l'église Saint-Sulpice et avait été à l'école avec Char­pini, le fantaisiste. Il avait usé ses chaussures, étant gamin, au Luxembourg et aux Tuileries, à taper dans une balle de tennis des journées entières. Il avait retrouvé une bonne forme et s'était reconverti en vieillissant, en arrière. C'était un pince­sans-rire, capable des plus terribles canulars. Un jour, à Car­vin, dans le pays minier, nous participions à un tournoi de Pâques. Le soir du premier jour, nous sortions après dîner.

Carvin, ce n'est pas Montparnasse; quelques estaminets, c'est tout. Nous étions quelques joueurs dans un café én train de consommer, il était 10 heures. Nous voyons Bordes entrer avec un air furibard. Connaissant « le zèbre », nous avons aussitôt pensé qu'il allait nous faire un numéro dont il avait le secret. S'adressant au patron, il lui crie: « Vous n'appliquez pas le nouveau règlement ? ». Devant l'air ahuri du cafetier, il exhibe une carte rapidement et dit: « Police! Vous ne savez pas que les cafés doivent fermer à 10 heures? ». Le patron, impres­sionné, s'excuse, dit qu'il n'en savait rien et Bordes, bon prince, lui ordonne de fermer de suite et qu'il passerait la main pour cette entorse au règlement! Tout heureux d'échapper à une amende, le tavernier nous met dehors, ne voulant même pas nous laisser finir nos bières. Cinq minutes après, les volets étaient mis et les lumières éteintes.

Le lendemain matin, retournant dans ce café, nous nous som­mes régalés en entendant le patron raconter son aventure à des gens du pays et ajoutant: « Si je tenais ce conard, il passerait un drôle de moment! ». Mais Bordes ne s'était pas joint à nous.

La dernière saison

Au C.O.B., la saison 1937-1938 nous avait sacrés champion de Paris, division d'honneur. Nous avions deux jeunes qui pro­mettaient et qui devaient, en 1939, jouer au Racing : Lucien Troupel et Cretin qui ne l'était pas du tout. Troupel a fait une belle carrière d'entraîneur, après Cannes, Marseille, Lyon, la Grèce et le bataillon de Joinville. Cette saison, il est à Château­roux et depuis son arrivée, l'équipe se distingue. Malgré son jeune âge, il avait 19 ans, Troupel maniait l'humour avec un rare bonheur.

Un jour, en déplacement, Robenchtein qui était toujours notre dirigeant accompagnateur, nous prévient qu'il ne faudra pas traîner après le match car nous avons un train trois quarts d'heure plus tard. Troupel se tourne vers nous et nous dit : « Aujourd'hui, les gars, faudra jouer vite! ».

En fin de saison, nous avions fait un déplacement à Dormans en Champagne, où nous avions été reçus royalement, c'était le pays de Marcel Bec. Avant le match, les deux équipes se faisant vis-à-vis, les joueurs de Dormans nous avaient remis à chacun un panier d'osier contenant deux bouteilles de Champagne 1 Charmante attention. A la mi-temps, au lieu du traditionnel citron, une coupe de champagne, agréable doping! Réception après le match, champagne et pour finir, dîner au champagne! En remontant dans le car qui nous ramenait à Paris, nous étions un peu « émus ». Pour beaucoup, cet état les a fait som­brer dans urie douce somnolence, mais Bordes et moi qui étions assis côte à côte, le champagne nous avait rendus prolixes! Pendant tout le voyage, nous n'av:ons pas arrêté de discuter football. C'est notre dirigeant qui, huit jours plus tard, nous reprochait encore nos bavardages intempestifs et jurait que jamais plus il ne concluerait de match dans cette région cham­penoise, tant nous lui avions cassé les oreilles!

A l'usine, avec mon inséparable Henri, nous passions toujours nos journées à la recherche de nos pièces, le père Bart conti­nuait la fabrication de ses « cuirs » et de ses expressions Bart..., bares comme : «Les pieds dans les reins», «le Boléro de Draveil» et le « Barbier de Chaville ».

La visite du patron

A cette époque, lorsque Louis Renault faisait une visite dans un atelier, ce qui lui arrivait assez souvent, tous les gens « en blouse », les improductifs comme on les appelait, devaient dis­paraître. Il ne voulait voir dans ses ateliers que les gens travail­lant manuellement. S'il avait aperçu trop de « blouses » à son gré, il faisait paraître une note pour réduire le nombre de « parasites ».

Lorsqu'un jeune entrait en apprentissage à 14 ans, il passait quelques mois dans un bureau comme groom, faisant les cour­ses dans toute l'usine, ceci pour lui permettre de se familiariser avec l'ambiance et de connaître tous les ateliers. Quelquefois dans ses visites d'ateliers, il était accompagné de son fils Jean-Louis qui, dans les années 1941-1942-1943, devait être à la tête d'un service, se préparant à la relève. Les événements en ont décidé autrement.

****

Ma guerre

Septembre 1939 était là. Le 2 septembre en sortant, à midi, pour déjeuner, nous apprenons la nouvelle: mobilisation géné­rale. En rentrant à l'usine à 13 h 30, étant 'pour la plupart mobilisables le premier jour, nous discutions à la porte du bureau sur ce que nous devions faire. Notre chef arrive et comme toujours, voulant avoir l'air de minimiser l'événement, nous demande sur un ton ironique ce que nous faisions là. Lui ayant répondu que nous étions mobilisables de suite, il nous fit cette superbe réponse : «Quel exemple pour les ouvriers, mettez-vous au travail, messieurs. » Il avait le sens des mots his­toriques. Il -allait le prouver à nouveau cinq jours plus tard, pour la signature de l'armistice, en prononçant des paroles encore plus énormes. Lui obéissant bien sagement, nous ren­trons dans le bureau. Quelques minutes plus tard, il recevait l'ordre de nous libérer et de nous diriger sur le service de la paie (pas de la paix !) pour règlement intégral de notre salaire. Il avait bonne mine.

Le lendemaip. matin, je me retrouvais à la gare des Batignolles pour rejoindre Nancy. Installés dans des wagons de bois -ah ! ce n'était pas l'Orient-Express -, partis à 8 heures du matin, nous sommes arrivés à Nancy dans la nuit, à 3 heures! 19 heures de voyage, nous n'étions pas frais. Après quelques jours passés dans une caserne, nous avons été dirigés sur Dieuze, à 40 kilomètres à l'est de Nancy, charmante petite localité, avec une jolie campagne, des bois, des étangs, une rivière. Nous allions y passer les neuf mois de la drôle de guerre. C'était un échelon avancé de réparation de chars, un capitaine et une centaine d'hommes, installés dans une petite caserne et un atelier.

Affecté au bureau comme secrétaire du « pitaine », un Malga­che, très sympa, ces neuf mois, malgré un hiver très froid ­nous avons eu jusqu'à -28° -, n'ont pas été pénibles. Nous étions bien chauffés, ayant récupéré du charbon à Carling et dans toute la région. Je commandais les pièces de rechange' nécessaires aux réparations et je retrouvais les pièces que je fai­sais fabriquer à l'usine quelques mois plus tôt. De fournisseur, je devenais client.

Au bout de quelques jours, j'avais réussi à réunir onze bidasses qui avaient plus ou moins, plutôt moins que plus, joué au foot­ball et j'avais formé une équipe, fortement encouragé par le capitaine, heureux de mon initiative. Tous les dimanches, nous faisions un match contre une autre équipe militaire sta­tionnée dans la région. Dieuze possédait un joli petit stade. Nous avions un public militaire et civil à qui nous demandions un très faible droit d'entrée. Cette petite recette, je l'employais à offrir un repas à l'Hôtel du Lion d'Or, à toute l'équipe. C'était bien agréable et les gars étaient contents de leur jour­née. Cela valait mieux que les saoulographies auxquelles se livrait une bonne partie de notre unité en bons « bovidés » qu'ils étaient.

Ayant trouvé des patins à glace dans les maisons abandonnées, nous nous sommes livrés aux joies du patinage sur 'les nom­breux étangs gelés de la région lorsque la température ne nous a plus permis de jouer au football.

J'ai fait aussi pendant cette période une « cure de Zola », étant tombé sur la collection des Rougon-Macquart dans une maison abandonnée de Sarreguemines. L'hiver, coupé par une permis­sion, s'est donc passé sans trop d'ennuis. Mai est arrivé avec l'offensive allemande et pour nous, le départ avec tout notre matériel installé avec les hommes dans plusieurs camions. Et la course folle a commencé. Elle a duré vingt jours et lorsque l'armistice a été annoncé, nous étions à Cazères, sur la Garonne, au sud de Muret. Nous avions traversé treize ou qua­torze départements. Nous avons passé le mois de juillet en bai­gnades dans la Garonne et bains de soleil. Cazères est un char­mant petit pays qui a toujours eu une très bonne équipe de football. M'étant mis en rapport, dès notre arrivée, avec les dirigeants du club, nous avons organisé un match contre Cazères. Les habitants étaient contents, n'ayant rien d'autre comme distraction en cette période. L'affiche était la même tous les dimanches: Cazères contre les chars! Et le soir, comme à Dieuze, j'emmenais tous mes équipiers au restaurant. Il nous arrivait d'aller marauder dans les vergers de pêchers. Un pro­priétaire qui en avait assez de voir ses pêches disparaître, nous a gratifiés un soir, de quelques coups de fusil de chasse. Per­sonne n'a pris de plomb dans les fesses, c'eût été une blessure peu glorieuse. Aurait-elle compté comme blessure de guerre?

Retour à Billancourt

Au début d'août, nous avons été démobilisés et avons pris le train pour Paris. A Vierzon, qui était la ligne de démarcation, nous avons vu nos premiers soldats allemands et nous avons débarqué dans un Paris bien vide encore.

Le réembauchage se faisait aux usines Renault. J'ai été repris aussitôt dans mon emploi habituel. La fabrication reprenait tout doucement. Quatre jours de travail par semaine seule­ment. Petit à petit, tous ceux qui n'avaient pas été prisonniers rentraient mais il y avait beaucoup de manquants dans les ser­vices et ateliers. Mon ami Henri était prisonnier et est resté en Prusse jusqu'en 1945 et il a pu apprécier le charme des hivers slaves. Nous avions l'un et l'autre un frère du même âge, 21 ans, prisonniers tous les deux et tous les deux sont morts en captivité. Ça a été le plus gros chagrin de ma vie, car je l'ado­rais ce jeune frère qui avait huit ans de moins que moi.

Pendant les années d'Occupation, l'usine a sorti des camions. Ce n'était pas des « cadences infernales », tout le monde frei­nait le plus possible; il fallait faire une production qui justifiait l'ouverture de la boîte, mais pas plus. Une chose dominait tout: le ravitaillement. Dans la journée, il nous arrivait de quitter le travail pour une hypothétique distribution de pom­mes de terre ou de carottes qu'on nous avait signalée.

Le 3 mars 1942, vers 9 heures du soir, nous entendons à Paris un bombardement qui nous semble avoir lieu en banlieue. Le lendemain matin, sortant au métro Billancourt, nous avions compris. L'usine avait été bombardée ; les dégâts étaient sérieux. La tôlerie où je travaillais était à plat. En contemplant l'enchevêtrement des poutrelles de fer, nous pensions que le travail ne pourrait pas reprendre avant six mois. Nous nous trompions, le déblaiement s'est effectué rapidement et, au bout de huit jours, ça repartait tout doucement. Il n'y avait pas eu de victimes car les ateliers étaient vides. Malheureusement, beaucoup d'immeubles de Billancourt avaient été touchés et là, il y avait eu des morts.

L'usine devait encore subir deux bombardements dont un sur l'usine 0 à la porte de Saint-Cloud. Louis Renault avait été très touché par ces destructions et d'après certains bruits, il avait un peu perdu la tête. Notre chef de département, le père Bart, s'en donnait à cœur joie avec les communiqués de guerre à la radio. Lui qui déformait et massacrait les mots et les noms français, pour ce qui était étranger, c'était un vrai carnage. Il nous annonçait, par exemple, que la « Yougoslovaquie » avait été envahie mais qu'un nommé « Toto» avait pris la tête de la résistance. Les Anglais, disait-il, ont la maîtrise des mers car ils possèdent des « cuirassiers à blindages sensationnels » (ah 1les pauvres chevaux 1).

S.T.O., bombes et S.N.C.F.

Le Service du travail obligatoire (S.T.O.) avait fait son appari­tion à l'usine et les chefs de service devaient établir des listes de travailleurs pour l'Allemagne; sale corvée 1Comme toujours, les « horaires », c'est-à-dire les ouvriers, étaient désavantagés car c'était parmi eux que l'on choisissait ; en principe les « mensuels » n'ont pas été touchés. Tout était bon pour échap­per à cette déportation, la fuite en province, le maquis ou, comme certains qui sont entrés dans le corps des sapeurs pom­piers Renault, ce qui les rendaient intouchables.

Un dimanche, l'usine avait encore été visée. Malhe,ureusement, des bombes étaient tombées sur Billancourt et jusque sur le champ de courses de Longchamp, faisant des victimes. La pro­duction en camions allait cahin-caha, car les matières premiè­res devenaient rares. Un ennui aussi avec l'électricité; on nous a fait travailler de nuit; ça se dégradait de plus en plus et, en mai 1944, l'usine a été fermée.

Le personnel a été réparti dans deux administrations, les

P.T.T. et la S.N.C.F. ; j'étais muté à la S.N.C.F. je me suis retrouvé à Saint-Ouen, à l'atelier du Landy, au bout du mar­ché aux puces. Nous formions un groupe d'une centaine d'ouvriers, une dizaine de chefs d'équipe et contremaîtres. Le patron était M. Deloche ; il m'a pris comme secrétaire. Le tra­vail consistait à la remise en état du matériel roulant. Les « Renault » ont été obligés de ralentir leur cadence de travail car, malgré leur peu d'empressement, ils allaient encore trop vite au dire du personnel S.N.C.F. qui opérait avec eux. Au point de vue matériel, cette mutation nous procurait des avan­tages intéressants. La cantine S. N . C. F. était bien supérieure en qualité et en quantité à la cantine de Billancourt et puis, sur­tout, nous avions droit à la coopérative des cheminots qui dis­tribuait des suppléments de vin, confitures, pâtes, etc., un vrai pactole.

Au début de 1945, petit à petit, les gens ont rejoint Billancourt et, en mars, j'ai quitté le dernier la S.N.C.F. qui nous avait si bien accueillis. J'ai retrouvé mon emploi en tôlerie. La produc­tion reprenait lentement, car tout manquait.

Années de paix

Louis Renault était mort en octobre 1944. L'usine était devenue la Régie Nationale des Usines Renault. Un directeur avait été nommé: Pierre Lefaucheux. C'était un homme plein d'allant, bâti comme un avant de rugby et qui a apporté beau­coup pour le personnel sur le plan social. Il a disparu tragique­ment en février 1955 dans un accident de voiture. Mon chef de section du moment avait été remarqué par M. Lefaucheux, alors qu'il siégeait au Comité d'épuration. Il en était résulté une promotion, comme on en voit rarement. Du jour au lende­main, il avait été transformé en directeur du personnel de la Régie. Grosse surprise dans l'usine 1 Pour situer l'importance de ce changement de poste, imaginons que dans un régiment, un sergent-chef soit nommé colonel. Ça n'arrive pas tous les jours. Il a d'ailleurs très bien tenu ce poste pendant plusieurs années.

Mai 1945, c'est la fin de la gue~re. Le mardi 8 mai, vers Il heures, un collègue entre dans le bureau avec un journal qu'il étale sur la table. Tout le monde l'entoure pour savourer le gros titre: « Armistice ». A ce moment, mon chef de fabri­cation qui s'était distingué le 2 septembre 1939 par une réflexion saugrenue, m'appelle et me dit: « Il y a quelque chose de plus grave que ça, on va manquer de fonds de réser­voir 1». Incroyable 1 Pour lui cinq années de guerre, des mil­liers de morts, ce n'était rien, comparé à un manque de pièces 1 Les prisonniers rentraient, et j'ai retrouvé avec bonheur mon ami Villaret qui, malgré cette longue captivité, n'avait pas changé. Il en avait des histoires à raconter et ne s'en est pas privé. Nous avons repris toutes nos activités et nos petits « dadas }). Nous avions la douce manie de donner des surnoms aux gens qui nous entouraient. Le nouveau patron de la tôlerie était M. Caillaud, «Joseph» comme l'ancien homme politi­que. Il avait remplacé le père Bart, parti à la retraite avec ses bons mots. Nous l'avions surnommé «Ruy Bias », ce qui demande une explication. Tous les matins, vers 8 h 30, nous dévorions un énorme casse-croûte, trente centimètres de pain bourré de pâté ou saucisson. M. Caillaud, en arrivant, faisait le tour du bureau, serrant la main de chacun. Lorsqu'il arrivait à nous, invariablement, devant notre voracité, il nous disait: « Bon appétit, messieurs! », répétant par là la célèbre tirade de Victor Hugo dans Ruy Bias, et voilà pourquoi M. Caillaud, sans s'en douter, se transformait chaque matin en sociétaire de la Comédie française.

A l'île Seguin

Fin 1950, avec quelques collègues, nous suivons dans l'île Seguin un atelier de tôlerie qui y est détaché. Nous voilà sur cette fameuse île où fonctionnent les chaînes de montage. La 4 CV, le grand succès de la Régie, va sortir à six cents par jour! Cela semble incroyable, car jamais il n'y a eu de pareilles cadences de production. C'est la 4 CV qui a donné le goût de l'automobile à la grande masse. Quel est le conducteur qui n'a pas débuté par une 4 CV neuve ou d'occasion?

En février 1955, Pierre Lefaucheux se tue sur la route de Strasbourg; c'est une grosse perte pour la Régie et le person­nel. P. Dreyfus le remplace. Avril 1956, sortie de la Dauphine. Là aussi, grosse réussite. Elle est belle, plus confortable que la 4 CV ; elle plaît et sort aussitôt à une très forte cadence : deux mille, deux mille cinq cents, atteignant même les trois mille par jour. Les ventes au personnel se font par priorité à l'ancien-

Pendant une grève en mai 1947, le bureau du département 38 : à droite, debout: Chollet, Mouroux, Brouard,

M. Gaillaud en chapeau, Nédelec, Chapuis, Lacoste, etc.

Après deux saisons en équipe d'anciens à l'U.A. 16, j'avais abandonné le football. Je devenais spectateur et, plus que jamais, lecteur assidu de Jean Eskenazi dont j'apprécie les articles depuis près de quarante ans. En football, c'est la science infuse ; il juge un joueur, une équipe comme aucun autre spécialiste ne peut le faire et, ce qui ajoute encore au plaisir de le lire, il a un style bien agréable, ce qui n'est pas toujours le cas des journalistes sportifs.

neté. Avec mes vingt-cinq ans de présence, j'en ai une rapide­ment, dans les premiers, en mai. Ma première sortie de rodage vers Deauville, Cabourg, est un succès de curiosité. A chaque arrêt, les gens se massent autour pour l'admirer. A ce signe, on voit qu'elle intéresse et qu'elle va faire un « boum ». Notre atelier est avalé par un autre département qui s'installe aussi dans l'île et nous passons sous le contrôle de M. Rosen­blatt, le chef de département renommé pour être le plus économe (doux euphémisme) de la Régie! Il a le minimum de personnel, n'a même pas de secrétaire dactylo. Avec lui, les augmentations de salaires, c'est comme les éclipses de soleil: une fois par siêcle.

A partir de 1961, le cheval de bataille de la Régie est un nou­veau modêle, la Renault 4 ; encore un gros succès populaire et elle s'exporte beaucoup. Si elle n'est pas trop esthétique, elle est pratique. En 1965, c'est la Renault 16 qui, elle, est non seule­ment pratique, mais belle.

Mai 1968 arrive. Au début, nous croyons, nous les anciens, revivre 1936, mais ce n'est pas comparable, le folklore a dis­paru. C'est une grève comme les autres, mais importante. De ce point de vue, c'est 1936, car la grève devient générale et elle va durer trois semaines. Le métro est fermé et à Paris ça compte. Des bagarres éclatent au quartier Latin. De Gaulle paraît débordé et puis tout se calme et le travail reprend. Ce n'était qu'un accès de fièvre.

Pour me rendre moins dures les dernières années, mon chef de service me retire de la fabrication et je rejoins son service, dans ce que nous appelons « les grands bureaux ». Fini le bruit, c'est bien agréable d'être au calme et j'hérite d'un petit boulot de bricolage, d'homme à tout faire, sans être bousculé, et me voilà parti pour attendre tranquillement la retraite.

Mais, décidément, mon destin s'inscrit dans l'île. Alors que je pensais l'avoir quittée définitivement, tout le service est muté dans des bâtiments construits spécialement pour nous accueil­lir et ceci, de l'autre côté de l'île, au Bas-Meudon, sur l'empla­cement de l'ancien atelier de caoutchouc. J'ai la chance, pour le peu de temps qui me reste à faire, d'avoir enfin un chef sympathique, ce que je n'ai pas souvent rencontré pendant mes quarante deux ans d'usine. Mais cet oiseau rare nous arrive de l'étranger. En effet, M. Wansard est belge et vient d'Haren, usine de montage Renault près de Bruxelles. On parle toujours de l'humour anglais, mais l'humour belge le vaut largement.

Un divorce après une longue vie commune

Ce qui m'a toujours le plus frappé pendant les quarante et quelques années passées à l'usine, c'est le peu de cas que la plupart des chefs faisaient de l'homme. J'ai toujours eu l'impression que, pour beaucoup, une machine en panne est une catastrophe, mais un doigt ou une main coupés sur une presse est une simple péripétie. Un remplaçant, il y en a un aussitôt, tandis que la sacro-sainte machine, il faut s'en occu­per ; ça rejoint le comportement du paysan qui faisait venir plus facilement le vétérinaire pour ses vaches que le médecin pour sa femme. Par goût, j'aurais préféré m'occuper des hom­mes que des pièces.

J'aurais aimé faire partie d'un service social, administratif ou commercial, pour être en rapport avec les gens. Le rôle des directions, et ça se fait maintenant, c'est de déceler dans cha­que individu ce pourquoi il est fait et le diriger vers l'emploi où son tempérament le pousse et où, tout en étant heureux, il ren­dra service et s'épanouira. Malheureusement, à cette époque, ça se passait un peu comme au régiment, et on aurait aussi bien dirigé un cul-de-jatte vers la carrière cycliste. Que de vies mal réussies par ce manque de discernement et d'orientation et, pour l'entreprise, quelle mauvaise utilisation du personnel.

Tous ces regrets ne servent à rien et tout cela est bien oublié car, depuis septembre 1973, après quarante-deux ans de vie commune, le divorce a été prononcé entre la Régie et moi. Aux torts de cette dernière, condamnée à me verser une pension ali­mentaire à vie.

Cette nouvelle vie, quoi qu'en pensent certains, ne m'a pas catastrophé. Pour moi, la retraite n'est pas l'ennui et la mise à l'écart. C'est le début d'une autre vie, faite de liberté, de tran­quillité, de choix d'occupations et de distractions qui, lorsqu'on a passé dix heure~ par jour dans une usine, sont impossibles à réaliser. Au rr).oment de la retraite, tout cela devient possible, encore faut-il pour vivre une retraite heu­reuse, en avoir les moyens. C'est heureusement mon cas, ce n'est, malheureusement, pas celui de tous les retraités. Et là, je dois donner un coup de chapeau à la Régie Renault qui, dans le domaine de la retraite, est aussi en tête.

Pour charmer mes loisirs, j'ai fait l'acquisition de la dernière née de la Régie: la Renault 5. Je peux ainsi, avec ma femme, découvrir nos merveilleuses régions de France et ce, en dehors des mois de juillet et août.

André MOUROUX