03 - Petite histoire d'une idée bizarre (1)

========================================================================================================================

Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

========================================================================================================================

Petite histoire d'une idée bizarre (1)

Introduction Vox clamantis ...

Parmi les techniques utilisées à la Régie Nationale des Usines Renault, le tracé des carrosseries et la fabrication des outils de presse comptent parmi celles qui ont subi une transformation passablement radicale en un bref laps de temps.

Les méthodes nouvelles ont maintenant fait leurs preuves, et seuls quelques nostalgiques du silex éclaté exhalent encore leurs regrets, leurs doutes et leurs craintes, rêvant probablement de pourfendre, en des combats d'arrière-garde, des adversaires qui ne se soucient pas de répondre à leur défi.

En rédigeant ces quelques notes, ne sUIs-Je pas en train de céder à la tentation du rabâchage qui menace ceux qui, ne pouvant plus, croient néanmoins savoir encore un peu?

Dans le gibernage d'un demi-solde évoquant Austerlitz ou la Moskova, peut-être la jeune garde glanera-t-elle de quoi éviter Waterloo.

Tout progrès technique est un peu comme une campagne, avec ses marches et contremarches, ses mouvements d'approche, ses surprises, ses replis, ses erreurs, ses échecs et, de temps en temps, une percée. Quant aux succès, ils ont rarement les honneurs du communiqué ; on les tient pour chose naturelle. Pourquoi s'étonner de l'éclosion ou de l'épanouissement d'une solution dont l'élégance dissimule la complexité? La valeur de la simplicité n'apparaît qu'à celui qui, laborieusement, l'a longtemps cherchée. En terrain varié, la ligne droite n'est pas souvent le plus court chemin...

Pour le spectateur, il n'y avait qu'à... D'ailleurs, si la tentative à réussi, ne l'avait-on pas prédit? Exprimé, en tout cas, à voix trop basse pour que cela s'entende clairement au moment où il y avait à récolter plus de coups que de compliments. De toute façon, on s'était prudemment abstenu de l'écrire. L'intendance survit toujours aux hussards.

L'aspect technique d'un progrès n'intéresse qu'un très petit nombre d'hommes; ceux qui sont capables d'en comprendre la genèse et d'en apprécier le développement. Au reste, un progrès chasse l'autre, et ce qui demeure d'une réussite passée, ce qui peut servir d'exemple, de référence, de fil d'Ariane, c'est l'esprit qui a présidé à son accomplissement.

Il serait parfaitement superflu d'évoquer ici la formulation mathématique dont il a été fait usage en cette aventure. Elle ne constitue qu'une partie de la solution d'ensemble qui a été mise en œuvre. Sous une forme volontairement brève, elle a été exposée, au cours de son élaboration, dans plusieurs notes successives, puis résumée ensuite dans un document général qui est déposé, depuis 1977, aux archives du Centre National de la Recherche Scientifique. Il a pour titre: " Essai de défini­tion numérique des courbes et surfaces expérimentales". Le sous-titre précise que c'est une " Contribution à l'étude des propriétés des espaces paramétriques polynomiaux à coefficients vectoriels ".

On voit d'un seul coup d'œil que sa lecture ne risque absolu­ment pas de pervertir les âmes pures ou d'attrister les cœurs sensibles ; chacun peut s'y reporter sans risque de méningite ou d'insomnie.

La réussite d'une opération technique a toujours plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut compter une part de chance, mais la proportion énoncée par Edison reste valable : 5 % d'inspiration, 95 % de transpiration.

L'on dit, peut-être avec un peu trop d'optimisme, qu'un problème bien posé est déjà résolu à moitié; en revanche, il est certain que dans le cas opposé il n'aura jamais de solution valable. A question idiote, réponse stupide.

La connaissance des méthodes existantes et des moyens dispo­nibles, qu'ils soient traditionnels ou nouveaux, est donc d'une importance capitale. Qu'importe qu'elle inhibe des esprits sans envergure et des natures dénuées de caractère? De toute façon, ni les uns ni les autres n'auraient jamais rien compris, rien conçu et rien risqué. Pour ceux qui sont capables d'oser, le savoir constitue le fondement de l'action, à condition qu'ils veuillent parfois ignorer qu'ils s'attaquent à ce qui est généralement tenu pour impossible.

A ces ingrédients, il faut ajouter aussi une certaine connais­sance des hommes, de leurs habitudes, de leurs préjugés et de leurs réactions en face d'une situation qui rompt avec leurs traditions.

D'après un proverbe arabe, on ne peut pas faire boire un chameau qui n'a pas soif; un individu ancré dans sa routine trouve toujours d'excellentes raisons de ne rien changer à sa façon d'agir ou de ne rien faire. Pour surmonter l'obstacle de la médiocrité, de l'inertie et de la mauvaise volonté, il n'y a qu'une solution : exécuter d'abord soi-même le travail et, ensuite, expliquer à l'opérateur réticent que, s'il ne se sent pas capable d'en faire autant, il doit envisager de changer de fonctions. Mais il faut, pour employer la méthode, être capable, selon l'expression consacrée, de " se retrousser les manches et d'attraper les manivelles". Il paraît que cette méthode, salutaire entre toutes, tend à tomber en désuétude. Ce serait grand dommage si elle venait à disparaître car c'est, pour moi, l'équivalent de l'ultz"ma ratz"o dont Louis XIV faisait graver l'énoncé sur le bronze de ses pièces d'artillerie.

La création et la mise en exploitation du système Unisurf peuvent, à cet égard, être considérées comme exemplaires; c'est pourquoi il m'a semblé qu'il y avait quelque intérêt à en rappeler les étapes.

Préhistoire

En 1933, le bureau d'études était divisé, par une cloison vitrée, en deux espaces distincts.

D'un côté, l'aristocratie concevait et dessinait les véhicules. De l'autre, la roture n'avait à s'occuper que des outillages nécessaires aux ateliers de mécanique et de carrosserie.

La séparation n'était pas seulement symbolique; d'un côté à l'autre, les salaires différaient d'environ vingt pour cent; la franchir pendant les heures de travail c'était risquer sciemment la mise à la porte ; les formes, les cotes et les tolé­rances choisies en deçà n'avaient pas à être discutées au-delà.

La conception des outillages de mécanique était fort différente de celle des équipements de carrosserie; d'une part, des dimensions chiffrées jusqu'au centième de millimètre; de l'autre, les épures constituant les informations reçues des études comportaient des sections planes, distantes d'un déci­mètre, et fort peu de cotes. Dans ces conditions, les outillages ne pouvaient guère être définis avec plus de rigueur. Les ateliers de modelage ou d'outillage n'avaient à compter que sur leur propre interprétation de plans forcément incomplets et médiocrement précis. La seule référence indiscutée était constituée par le maître-modèle, un bloc d'acajou précieux, sculpté à la main (fig. 1), dont on tirait des moulages en plâtre destinés à servir de reproducteurs pour les fraiseuses à copier et de références pour les contrôleurs.

Fig.l

Les dessinateurs de carrosserie traçaient le grand plan sur une planche verticale longue de sept mètres et haute de deux (fig. 2). Pour travailler, ils étaient tantôt juchés sur des esca­beaux et tantôt accroupis sur leurs talons. Les courbes étaient matérialisées par des calibres en poirier, de rayon constant, longs de plusieurs mètres, et par des pistolets à courbure varia­ble ; certains projeteurs en avaient eux-mêmes tracé la forme à l'aide de recettes, parfois transmises par un ancien, parfois imaginées par eux-mêmes, et auxquelles ils attribuaient tant de vertus qu'ils entendaient bien en conserver le secret. L'un d'eux parlait avec un air à la fois mystérieux et satisfait des pistolets qu'il s'était fabriqués lors de l'étude de la ]uvaquatre.

Fig. 2

En réalité, il était parfaitement indifférent que leur forme s'apparente à celles de la cissoïde de Dioclès, de la strophoïde, de la lintéaire ou de la clothoïde, et le reste n'était que superstition.

Pour le travail des carrossiers, bien différent du nôtre, j'éprou­vais une intense curiosité. Leur maîtrise de la descriptive confi­nait à la virtuosité. Comme nous disposions, pour déjeuner, de plus de temps qu'il n'en fallait pour déguster le menu de la cantine, j'en ai souvent profité pour leur demander de m'initier à l'usage de leurs méthodes. L'un deux, Henri Binet, voulut bien être mon mentor. Il était très fier d'avoir fait ses classes comme compagnon, et il avait gardé, en dépit de ses cheveux gris, un enthousiasme juvénile pour parler de son art. Il n'aurait pas fallu le pousser beaucoup pour lui faire affirmer que les maîtres de sa corporation avaient eu, comme les verriers et les joailliers, le droit de porter l'épée. J'eus l'occasion de m'acquitter d'une partie de la dette que j'avais contractée envers lui: au hasard d'une reconversion, il devint, douze ans plus tard, un mécanicien, toujours aussi enthousiaste, que j'initiai aux mystères du calcul de la pignonnerie des têtes multibroches de perçage et de taraudage, à une époque où l'ordinateur de poche n'avait pas encore détrôné la table de logarithmes à huit décimales. Une solide amitié nous a liés toute sa vie durant.

Le tracé des courbes et des surfaces d'une carrosserie obéissait à quelques conventions destinées à en simplifier l'exécution. Par exemple, la forme du flanc de caisse était engendrée par un profil constant qui s'appuyait sur la ligne de ceinture et celle de bas de jupe. Le pavillon était défini par ses quatre courbes limites; le reste de sa surface se déterminait par une interpola­tion dont le procédé se transmettait par tradition orale, et que l'on appelait la " méthode des proportionnelles" ; il n'était assorti d'aucune explication ni démonstration. C'était une recette et rien de plus. La mise en œuvre était longue et fasti­dieuse, et j'avais essayé de lui donner une formulation mathématique, afin d'alléger et d'abréger la tâche des traceurs.

Une analyse attentive montrait qu'elle était à peu près fondée sur une dualité très approximative, entre la forme à définir' et un paraboloïde hyperbolique. Il est relativement facile d'effectuer des interpolations sur cette surface doublement réglée, et leurs résultats étaient, ensuite, transférés sur l'autre tracé.

Il ne fut pas bien compliqué d'établir la traduction mathé­matique de cette méthode, mais je compris vite que le jeu n'en valait pas la chandelle. En effet, le bureau d'études d'outillages ne disposait que d'une machine à calculer, de la marque Brunswiga, qui était actionnée par une manivelle; elle était au service exclusif de la section des outils coupants. Celle-ci eût­elle accepté de la prêter momentanément, ce qui était d'ailleurs fort douteux, que le temps d'éxécution des calculs aurait sûrement été aussi long, sinon plus, que celui du tracé. De plus, les résultats n'étaient pas toujours pleinement satisfai­sants, et c'est l'homme de l'art qui se chargeait de les retoucher de façon totalement intuitive.

Enfin, on pouvait être certain que les gens de tout grade dont les habitudes se seraient trouvées bouleversées n'auraient pas mis beaucoup d'enthousiasme à employer une méthode nouvelle, les uns parce qu'ils auraient cru y perdre le prestige attaché à la pratique d'une tradition ésotérique et les autres parce que, n'entendant rien à la plus rudimentaire des opéra­tions algébriques, ils auraient craint de se confier aveuglément à un procédé pour eux incompréhensible. On doit convenir qu'il faut une aptitude particulière et beaucoup de métier pour juger, au vu d'un tracé plan, si la forme tridimensionnelle ainsi définie possède une chance sérieuse d'être plaisante à l'œil.

Un plan de carrosserie était donc forcément hybrique car, à côté des surfaces plus ou moins bien définies par des courbes limites et quelques sections planes, il fallait aussi localiser avec davantage de précision celles qui étaient destinées à recevoir des pièces et des organes mécaniques: charniêres, serrures, lève-glaces, moteur, boîte, train de roulement, direction; ainsi, les dessins étaient complétés par la détermination des aires d'appui et de fixation; c'étaient en général des surfaces planes portant des trous lisses ou taraudés.

On comprend que, dans de telles conditions, la précision des plans ait été loin de la perfection. Les différentes projections d'une même courbe n'étaient jamais cohérentes et il fallait choisir avec discernement celles auxquelles il y avait lieu de se fier.

D'autres opérations avaient aussi le bien fâcheux inconvénient d'altérer la précision initiale: Les calibres ajustés d'après les copies des plans servaient à matérialiser des sections planes du maître-modèle, entre lesquelles les modeleurs étaient chargés de pratiquer une interpolation.

La forme ainsi obtenue était soumise à l'appréciation d'un jury, qui ne manquait pas d'imposer de multiples retouches. Toutes n'étaient peut-être pas indispensables, mais les sceptiques incurables pensaient que, si cet aréopage s'était déclaré satisfait du premier coup, des gens malveillants auraient pu s'interroger sur son utilité.

Le bruit courait même qu'un haut personnage aurait un jour demandé que l'on déplace d'un millimètre et demi le sommet du tracé de la ligne de ceinture, ce qui était un travail fasti­dieux et, de plus, difficile à réaliser. Quant à son utilité... L'équipe des projeteurs entama alors un tournoi de belote sans rien toucher au dessin. Prié, quarante-huit heures plus tard, de donner son avis sur le résultat de sa demande, le même quidam considéra les plans d'un air d'autant plus impassible qu'il n'y comprenait rigoureusement rien. Après quoi, clignant des yeux et se reculant de six pas, il déclara que c'était incomparablement mieux, et que cela valait bien les deux jours de travail que la retouche avait coûtés. C'est la foi qui sauve.

Si la modification portait sur le maître-modèle, il n'y avait plus de correspondance, même approximative, entre celui-là et les plans; le premier demeurait la seule référence valable. Pour en tirer des copies, on employait le plâtre dont les dentistes se servent pour effectuer leurs moulages ; le produit coûtait fort cher mais son retrait, bien que minime, était quand même perceptible.

Lors du fraisage, les outils, de forme sphérique ou torique, laissaient des marques profondes de plusieurs millimètres (fig. 3) et ce sont des ajusteurs en matrices -professionnels haute­ment qualifiés -qui achevaient le travail en se guidant, tant bien que mal, sur les fonds de sillon; la forme finale, en fait, dépendait uniquement de leur habileté et de leur coup d'œil.

Fig. 3

En effet, le système de copiage introduisait une différence parasite entre la forme du modèle et celle de la pièce qu'il avait servi à usiner.

Tant d'erreurs risquaient de s'accumuler au cours d'un tel enchaînement d'opérations que l'on ne pouvait pas entre­prendre la finition d'un outil tant que celui de la pièce adjacente n'était pas terminé et capable de fournir la référence indispensab le.

Pour des mécaniciens, habitués à l'usage des tolérances symbo­liques, ce manque de rigueur paraissait choquant. Nous sentions d'autant mieux l'inconvénient du système qu'il nous arrivait d'en être les victimes. En effet, en ces temps lointains, le lancement d'un nouveau véhicule se déroulait d'une façon qui semblerait, aujourd'hui, proprement incroyable. Comme la cadence horaire de production n'atteignait jamais la dizaine, les pièces de mécanique étaient presque toutes usinées sur des machines classiques ; il suffisait alors de réaliser des montages en tôle soudée, ce qui ne demandait pas plus de quel­ques semaines à l'atelier d'outillage central. Les têtes multibro­ches destinées au perçage de quelques pièces particulièrement compliquées arrivaient plusieurs mois plus tard, car la cadence totale n'était atteinte qu'au bout d'un certain délai. Il n'était pas rare que des modifications de la dernière heure nous obligent à différer nos vacances, la sortie des véhicules ayant lieu en octobre, date traditionnelle du Salon de Paris.

Louis Renault classait indistinctement tous les dessinateurs dans la catégorie des improductifs, qu'il appelait des" mange­profit". En conséquence, l'effectif du bureau des études d'outillages était tenu à un strict minimum; le tracé des montages d'usinage destinés aux pièces les plus simples était confié à des techniciens qui, répartis dans les divers départe­ments, discrètement hébergés dans des coins obscurs, vêtus de cottes bleues et non pas de blouses blanches, pouvaient s'éclipser sans tambour ni trompette lorsqu'un coup de téléphone ou un signal sifflé transmis de proche en proche annonçaient la visite du patron. Ils étaient installés de façon précaire et traçaient à main levée sur des blocs-notes quadrillés. Les cadres qui leur prodiguaient des conseils avaient parfois été choisis pour la force de leurs biceps, la sonorité de leurs cordes vocales et la verdeur de leur langage plutôt que pour le niveau de leurs connaissances techniques ou scientifiques.

Quoi d'étonnant alors si les outillages n'étaient pas invariable­ment réussis du premier coup; heureusement, il y avait toujours un chalumeau disponible pour rafistoler discrètement l'élément défectueux, ou pour le riblonner. Nul ne saura jamais ce que le système D a coûté à la Société Anonyme des Usines Renault.

Pour les pièces de carrosserie, la production commençait avec des outils d'emboutissage; les autres opérations étaient effectuées provisoirement à l'aide de moyens très sommaires.

Cependant, l'assemblage de pièces de bois et de tôle ne pouvait guère s'accomplir sans un équipement qui, pour être rudimen­taire, n'en était pas moins indispensable. Mais, la carrosserie étant soumise à la mode, il arrivait souvent qu'une information de la dernière heure entraîne la modification d'une forme. Alors, le travail du bureau d'études d'outillages étant en voie d'achèvement, on nous appelait à la rescousse pour prêter main-forte à nos collègues de la tôlerie. Nous recevions des tracés de carrosserie dont nous devions tirer les épures des montages d'assemblage. C'était une besogne que nous accomplissions sans enthousiasme, tant les données étaient incertaines et peu cohérentes.

Ainsi, au cours de mes contacts avec les travaux de carrosserie, j'avais acquis la certitude que le manque de rigueur des définitions avait pour conséquence l'obligation d'effectuer sur place de nombreuses retouches, ce qui allongeait les délais et coûtait fort cher.

L'occasion m'avait été donnée d'effectuer une expérience signi­ficative quand on m'avait confié l'étude de la machine à poinçonner la calandre de la juvaquatre. En dépit des objections de mon ami Aurousseau, qui avait été provisoi­rement incorporé dans mon équipe, les éléments de la machine ont été cotés et munis de tolérances; le bâti a été alésé sur pointeuse, la machine s'est montée sans retouche, et la première pièce produite a été jugée bonne.

Après-guerre

Entre 1938 et 1946, les conditions de production subirent une modification importante; l'augmentation des cadences exigeait un équipement bien plus complet et plus auto­matique ; les ateliers de carrosserie n'échappèrent pas à la règle.

En particulier, la fabrication des caisses de tôle soudée nécessi­tait d'énormes machines dites .. multipoints" (fig. 4), et "l'imprécision des tracés entraînait, lors de la mise en route des équipements, des retouches nombreuses et fort coûteuses.

Fig. 4

De leur côté, les méthodes de dessin n'avaient pas connu de transformation fondamentale; Les lattes flexibles remplacè­rent les calibres rigides ; des appareils photographiques de grande qualité améliorèrent la reproduction des plans, et le plâtre des moulages fit place aux stratifiés à base de tissu de verre et de résine artificielle.

Le tracé à la pointe d'or sur tôle laquée resta purement manuel ; la précision et le délai dépendaient toujours unique­ment de l'habileté et de l'activité des projeteurs dont l'équipe, quelque peu dispersée pendant l'Occupation, se reconstituait petit à petit. La séquence des opérations -maquette, plan, calibres, maître-modèle, contremoulage, copie sur fraiseuse, ajustage manuel des outils -n'avait subi aucune altération.

Comme il était impératif d'accélérer la montée en cadence et comme l'on ne pouvait plus utiliser, pendant quelques mois, des outillages provisoires, il fallut abréger les délais tout en augmentant la quantité des équipements.

Il Y avait aussi les modifications de la dernière heure, souvent destinées à imiter tel détail apparu dans une exposition -ah! le Salon de Francfort, de Genève, de Londres ou de Turin ! -et sans lequel notre prochain modèle ne connaîtrait au mieux, paraît-il, qu'un succès mitigé ou éphémère.

Tout cela concourait à rendre de moins en moins supportables les retards de mise au point dont l'imprécision congénitale du procédé constituait la cause première.

Les spécialistes de la gestion, qui n'avaient pas tous une connaissance approfondie du métier de dessinateur, d'outilleur ou d'ajusteur, établissaient de superbes diagrammes et préten­daient ainsi comprimer les temps morts ou même réduire la durée d'exécution de tel ou tel travail particulier. Plus aptes à apprécier la date de livraison d'un tracé que sa qualité, ils ne s'apercevaient pas qu'une épure effectuée à la hâte perdait de sa précision, et que le temps gagné au bureau d'études serait plusieurs fois perdu au moment de la mise au point.

L'on avait aussi envisagé d'augmenter le nombre des dessina­teurs travaillant sur une même pièce; par malheur, les propriétés de la règle de trois ne sont pas applicables à la géométrie descriptive.

Les états-majors étaient tout bruissants du bourdonnement des experts en organisation mais, hélas! ce n'est pas en baptisant graphes ce que le commun des mortels appelle diagrammes que l'on augmente le rendement des projeteurs, des modeleurs et des ajusteurs; les conférences, séminaires et symposiums ont rarement pour effet de stimuler les efforts d'imagination.

Éclosion de la commande numérique

En 1942, les États-Unis avaient construit leurs premières calcu­latrices électroniques, et les avaient parfois utilisées pour diriger quelques machines-outils. Treize ans plus tard, leur technique avait accompli de grands progrès, aussi bien sur le plan des performances que sur celui de l'encombrement et du prix.

Leur emploi pour la commande des travaux d'usinage avait longtemps semblé se limiter à la fabrication des matériels mili­taires, mais l'industrie privée américaine était en train de réviser cette opinion. A l'Exposition de Chicago, en 1955, on pouvait voir plusieurs dizaines de modèles destinés à trouver place dans les ateliers de mécanique générale. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu'à la Régie leur domaine d'emploi naturel était l'usinage des prototypes et des outillages.

Comme toutes les nouveautés, celle-là inspira beaucoup de méfiance aux gens qui se disent prudents pour la seule raison qu'ils sont timorés. Évidemment, des réseaux moirés, un code binaire, des cellules photosensibles et des asservissements élec­troniques, tout cela n'était pas fait pour rassurer les fidèles de la vis mère, de la cale-étalon, du comparateur et du grattoir.

En dépit d'un scepticisme général, la Division des machines­outils avait décidé, en 1958, de prendre pied dans le domaine de la commande numérique.

Pendant plusieurs années, presque une décennie, elle avait joui d'une avance technique indiscutée en matière de machines spéciales. D'abord, elle avait marqué un sérieux point en abandonnant le système d'avance hydraulique, dont elle connaissait bien toutes les faiblesses, au bénéfice des dispositifs électromécaniques; de plus, les ateliers de Billancourt consti­tuaient le meilleur des terrains d'essai, dont son bureau d'études tirait une incomparable expérience. Mais, en dix ans, celle-là s'était peu à peu répandue au dehors; des fabricants de machines avaient attiré plusieurs de nos bons dessinateurs, et les clients eux-mêmes avaient développé leurs connaissances. D'autres, médiocrement scrupuleux, nous demandaient de leur établir des avant-projets ; ils prétendaient ensuite ne pas y donner suite, et ils les faisaient réaliser par des façonniers, en économisant le prix des études préliminaires.

Il était donc temps de développer une activité de complément qui s'ajouterait à celle des machines spéciales et nous conserve­rait une avance technologique.

C'est ainsi que fut mise en chantier, à la fin de 1958, une robuste machine à percer automatique, qui entra en service l'été de 1960, et qui fut une des premières réalisées en Europe.

Il Yavait là tout ce qu'il fallait pour inspirer de la méfiance à ceux qui avaient peine à suivre une évolution rapide et radicale, et pour qui le " wait and see "était le fin du fin de la gestion.

Au même moment, une de nos usines de province demandait à acquérir une pointeuse supplémentaire. Une perceuse à commande numérique aurait constitué une solution plus efficace et moins coûteuse. Questionné sur ce point, le grand responsable technique du lieu déclara, sur l'avis de son chef d'atelier, ou peut-être même du chef d'équipe, à moins que ce ne fût du balayeur principal, que la solution pourrait l'intéres­ser, à condition qu'il soit chargé de fabriquer la machine. On voit que les réflexions s'élevaient sans effort au niveau de la haute mécanique, et que sur le plan intellectuel la Régie était quasiment suréquipée.

En octobre 1960, la Direction générale de la Régie décida de pourvoir la Division des machines-outils d'un responsable dont les options techniques et l'état d'esprit seraient mieux en harmonie avec les siens. Il fut rapidement conclu que " la commande numérique n'était pas dans la vocation de la Régie". Il n'a pas fallu moins d'une vingtaine d'années pour que le retard ainsi pris commence à se combler.

Une autre conséquence de cette décision fut de me libérer de mes tâches immédiates, et de me laisser orienter mes réflexions vers tel sujet dont il plairait à la Direction Générale de me confier l'étude. Je dois dire en toute honnêteté que l'on fut, à cet égard, d'une rare discrétion; la seule mission que l'on me donna fut d'aller enquêter aux États-Unis sur la fabrication des blocs-cylindres en métal léger. La tâche impliquait une bonne part de responsabilité, et les amateurs de voyages avaient dû réserver leurs ardeurs pour des occasions plus spécifiquement touristiques.

A cette époque, la commande numérique prêtait surtout ses sortilèges aux travaux de perçage et d'alésage. Le contournage, qui avait été sa vocation d'origine, demeurait une opération de fiabilité douteuse, d'un prix élevé, et dont l'art des carrossiers n'avait, pour l'instant, pas grand-chose à espérer. D'ailleurs, aux ingénieurs qui avaient conservé quelques souvenirs de leurs cours de mathématiques, il semblait bien peu réaliste d'espérer traduire en fonctions algébriques les formes extrêmement variées d'une voiture. Le bruit courait cependant que l'industrie aéronautique des États-Unis commençait d'en faire usage, mais un fuselage ou une aile sont loin de présenter une complexité de formes comparable à celle d'une carrosserie. On savait aussi que les procédés de définition souffraient de lacunes et que certaines portions de la surface d'un avion, les raccords de Karman par exemple, étaient laissées de côté et traitées de façon traditionnelle à l'aide de gabarits tracés en atelier.

Comme j'étais persuadé de l'importance du rôle que joueraient à bref délai l'ordinateur en général et la commande numérique en particulier, je continuais d'étudier les articles qui, dans la presse technique de langue anglaise, devenaient chaque jour plus nombreux. Les fabricants d'ordinateurs progressaient de façon très sensible; deux entreprises françaises S.A.E. et Analac construisaient des calculatrices analogiques; le monopole américain n'était donc pas absolu, et l'indépendance n'était pas exclue.

1961 -Premiers rêves

Il était superflu de proposer à la Direction Générale de s'engager sur l'étude d'ensemble du problème de la carrosserie. On n'était pas près de me pardonner, en haut lieu, la peur incoercible qu'avait suscitée le non-conformisme des solutions employées pour l'usinage des pièces de la 4 CV. Je suis demeuré depuis irrémédiablement classé comme un illuminé dange­reux, et que l'on n'avait que trop longtemps laissé en liberté.

Trente années d'expérience dans une spécialité exigeante m'avaient appris que, lorsqu'apparaît un moyen nouveau, on peut tenter de l'appliquer, de-ci, de-là, dans quelques phases d'une séquence classique d'opérations. On y gagne un peu sur la précision, le délai ou le prix. Le bénéfice est de quelques centièmes sur l'ensemble du processus, ce qui n'est pas à dédai­gner. Une autre démarche est d'imaginer de bout en bout une solution tirant tout le parti possible de la technique nouvelle. On n'invente pas l'automobile en plaçant un moteur à pétrole sur une voiture à cheval.

Dans le cas présent, certains constructeurs, et non des moindres, avaient pensé à automatiser le relevé des cotes sur le modèle, le report des points sur le grand plan et le fraisage des prises de calibres. Il y avait là de quoi gagner quelques jours de délai, plusieurs millimètres de précision et, peut-être, des milliers de francs. Avec des notes et des rapports adroitement rédigés, et suffisamment espacés pour entretenir l'intérêt des sphères dirigeantes, un homme habile et de bonne renommée eût fait, sans grands risques, apprécier de tels résultats.

Puisque je n'avais pas plus de réputation à sauvegarder que de goût pour les opérations à la petite semaine, je pensai qu'il fallait un moyen qui permette au styliste ou au projeteur de représenter totalement une forme à l'aide d'une quantité limitée de coefficients. Ainsi, du bureau d'études aux méthodes, puis au modelage, à la fonderie et à l'atelier d'outil; lage, les informations circuleraient sans erreur ni distorsion. Il n'était pas possible de mettre en permanence un mathémati­cien à la disposition d'un styliste ou d'un projeteur ; il était donc indispensable que la solution géométrique soit accessible à l'entendement de quiconque était doté d'un peu de sens commun et de bonne volonté; enfin, comme il n'est pas plus facile de juger une forme au vu de quelques nombres que de jouer une partie d'échecs à l'aveugle, il était impératif que le tracé d'une courbe ou le fraisage d'une surface soient réalisés en un temps bien plus court que par les procédés traditionnels.

Ce point de vue avait une conséquence immédiate : il fallait mettre en permanence un ordinateur à la disposition exclusive des postes de dessin et de fraisage. Or, le centre de calcul de la Régie était employé en priorité à des besognes administratives et n'effectuait les travaux scientifiques ou techniques que s'il n'avait rien de mieux à faire. C'est bien connu, la paperasse l'a toujours emporté sur la mécanique. A ce moment, d'ailleurs, relier des machines, situées à Rueil, avec un ordinateur installé à Billancourt, n'aurait pas été prudent, car une simple grève des P.T.T. aurait suffi à bloquer le système.

Cependant, les augures s'accordaient pour affirmer que la solution, la seule valable à leurs yeux, consistait à placer un ordinateur gigantesque au cœur de l'entreprise, à.Iui confier la totalité des travaux d'informatique et à diffuser ensuite leurs résultats par des moyens plus ou moins rapides. Pour cette dernière phase de l'exploitation, de mauvais esprits avaient même forgé l'expression de " véloprocessing ".

Ma conviction absolue demeurait que, pour s'imposer, un système devait permettre à un projeteur de tracer, en quelques minutes, une courbe de plusieurs mètres de longueur, alors que la méthode manuelle pouvait, parfois, demander une demie journée. Quant à matérialiser un élément de maquette, il ne faudrait pas dépasser quelques heures.

La seule solution valable, tout le confirmait, était de mettre en permanence un ordinateur, fût-il de dimensions modestes, à la disposition du projeteur et du maquettiste. Dix ou douze ans plus tard, les États-Unis ont adopté cette conception, connue sous le sigle C.N.C. (Cumputenzed numerical control) ou

D.N.C. (Direct numerical control).

Essayer de remplacer le traçage des sections planes par le ch~ix de nombres avait paru un projet parfaitement insensé. Si j'avais osé révéler qu'il me semblait possible de définir, non pas quelques courbes, mais une carrosserie entière, nul doute que le diagnostic de manie se serait transformé en celui de folie furieuse. Mais si j'avais laissé deviner qu'un système entièrement numérique devrait être utilisé depuis la conception du style jusqu'à la finition des outils de presse, et que le maître-modèle deviendrait aussi superflu que le " paluchage " des poinçons et matrices, on m'aurait expédié au plus vite vers un asile psychia­trique. A tout le moins, on m'eût conseillé d'orienter mon acti­vité vers la bande dessinée ou le roman d'anticipation pseudo­scientifique. Sans aucun doute, j'ai laissé passer là une belle occasion d'accéder à une retraite anticipée pour incapacité intellectuelle totale et permanente, reconnue par la Sécurité sociale et prise en charge à 100 %.

Gabarits du capot de la Dauphine

Il était donc indispensable, afin de n'effaroucher personne, de commencer en abordant un problème simple, celui de la fabri­cation des gabarits. On voulut bien me confier une copie des plans de forme du capot de la Dauphine. Mon vieux camara~e Jean Fririon, avec une patience inlassable, décomposa les diX sections transversales en segments de paraboles. Leur défini­tion fut remise à la société M.O.M., agent français de Ferranti ; son système, appelé Profile-Data, avait été conçu pour l'usinage des guides d'ondes, et les courbes qu'il utilisait se limitaient aux droites et aux cercles. L'ordinateur de Dalkeith transforma nos arcs de paraboles en une multitude de minuscules segments de circonférences, et les instructions destinées aux fraiseuses revinrent en France sous forme de bobines de bandes magnétiques. M.O.M. possédait à Grans, près de Marignane, un atelier installé dans un ancien moulin à huile. J'y assistai à l'usinage des premiers calibres, qui fut un peu laborieux car la servocommande était extrêmement sensible. Quelques jours plus tard, M.O.M. nous livra les dix gabarits ; les plus sceptiques durent alors reconnaître que leur forme correspondait exactement au tracé, et qu'un calibriste habile n'aurait pu faire mieux.

Le directeur de M.O.M., M. Kahn, avait mis dans cette tentative tout son enthousiasme d'ancien légionnaire, et beaucoup de désintéressement. Par malheur, le principe du système de Ferranti exigeait que le traitement des données s'exécute sur un énorme ordinateur situé en Écosse, ce qui interdisait toute utilisation sur le mode conversationnel. L'inconvénient était si grave que Sud-Aviation, qui avait adopté Profile-Data, avait décidé d'installer à Saint-Cloud une réplique de l'ordinateur de Dalkeith; y faire traiter nos informations aurait ramené le délai de plusieurs semaines à quelques jours mais, dans ma conception, il ne fallait pas dépasser un petit nombre de minutes. Le système de traitement à distance était donc condamné sans recours.

Bien que le résultat escompté ait été atteint, il demeurait évident pour moi que, si l'on ne disposait comme courbes élémentaires que des arcs de paraboles ou de cercles, le nombre de segments resterait élevé. Je pensai alors utiliser des projections obliques d'une courbe interpolée entre un quart de cercle et une parabole. L'avantage était que l'on utilisait des fonctions circulaires, ce qui convenait bien aux calculatrices analogiques, dont on enregistrait alors de nombreux succès face aux ordinateurs fonctionnant selon le mode numérique.

Une expérience accomplie chez Analac, division de C.S.F., donna des résultats qui, pour significatifs qu'ils aient été, ne purent convaincre les sceptiques sous le prétexte que les tracés étaient de petites dimensions.

Améliorer la fabrication des gabarits était une bonne chose, mais cela ne résolvait pas automatiquement le problème de l'interpolation. Au prix de quelques acrobaties analytiques, on pouvait espérer obtenir une définition cartésienne tridimen­sionnelle; cependant, le procédé souffrait d'une faiblesse, puisque l'interpolation obligeait en général à modifier les sections planes. De plus, les courbes utilisées n'ayant pas de point d'inflexion, le nombre des segments s'en trouvait augmenté.

Courbes gauches

Il restait surtout une difficulté fondamentale: pour traduire la forme d'un modèle existant, il est naturel d'exprimer d'abord des sections planes, qui sont faciles à localiser et à matérialiser à l'aide de gabarits. Au contraire, un styliste conçoit un volume à partir de quelques courbes principales, lignes de c~rre, de ceinture et de bas de jupe, périmètre de pare-brise et de lunette arrière etc., et ce sont toutes des lignes gauches, excepté la trace sur le plan de symétrie.

On peut évidemment définir une courbe gauche à l'aide de deux projections planes, mais cela conduit à des complications, et il vaut mieux la déterminer directement. Pour cela, il suffit de généraliser la méthode qui consiste à projeter obliquement un quart de cercle, en utilisant à sa place une courbe gauche inscrite dans un cube-unité. N'importe quel élève de seconde moyennement doué aurait dit, en haussant les épaules, que ce n'était qu'une transformation linéaire et que ce n'était pas plus difficile à faire que d'écrire un tenseur. Mais, trente ans après avoir fermé mes cahiers de cours d'analyse, j'ai dû me lancer dans de lourdes manipulations algébriques pour mettre le procédé en équation.

Courbe de base

Restait à répondre à la question principale : cette conception se prètait-elle sans difficulté au maniement par un non-mathématicien? Une idée simple allait apporter la réponse: la transformation linéaire substitue au cube initial un parallélépipède dont les arêtes ont des longueurs et des orienta­tions quelconques ; elles représentent les vecteurs-unités d'un référentiel qui n'est plus cartésien au sens strict du terme, mais qui demeure parfaitement compréhensible et utilisable : mettant bout à bout, dans un ordre convenable, les trois vecteurs-unités, on constitue un polygone dont la forme révèle les principales propriétés géométriques de la courbe corres­pondante. (fig. 5).

Fig. 5

Pour le vérifier, Jean Fririon calcula, avec une patience extrême, les coordonnées de plusieurs dizaines de points appartenant à des courbes définies par des polygones de formes diverses. Il ne disposait pas, évidemment, d'une calculatrice, et sa conscience lui interdisait de se fier aux approximations d'une règle à calcul, ou même d'une table de logarithmes. Il accomplit, à la main, d'innombrables opérations. Les courbes ainsi obtenues, tracées sur du papier millimétré, montraient que le résultat cherché était bien atteint, et qu'il suffisait d'un peu de bonne volonté pour apprendre à manier les polygones et faire évoluer la forme d'une courbe.

La commande par une calculatrice analogique était, à cette époque, une solution tout à fait acceptable; en conséquence, on choisit comme courbe de base l'intersection de deux quarts de cylindres circulaires. Comme l'on s'en tenait, pour simplifier le programme, à une incrémentation constante du paramètre, il fallait effectuer un changement de variable au milieu du calcul, mais seul, l'ordinateur s'apercevait de cette difficulté, qu'il surmontait d'ailleurs sans aucune peine.

Cette conception avait une conséquence importante : il devenait possible de jeter, sur la surface d'un modèle, un lacis de lignes planes ou gauches délimitant des carreaux (fig. 6) ; chacun d'eux était alors défini par un réseau jouant, à son égard, le même rôle qu'un polygone pour une courbe.

Fig. 6

Le problème de la définition des surfaces non mathématiques continuait d'attirer l'attention de l'industrie américaine; une équipe s'en occupait aussi chez Citroën, mais rien n'était publié sur les résultats de ses travaux, car la discrétion était une tradition chez nos coll,ègues du quai de Javel.

****

Hyperespaces

Pour augmenter la variété des courbes disponibles, on songe tout naturellement à accroître le nombre de côtés des polygones caractéristiques, ce qui revient à inscrire la courbe fondamentale dans iln espace abstrait hyperdimensionnel.

Cela complique un peu l'emploi des fonctions harmoniques, et l'on revient ainsi à l'utilisation de polynômes algébriques. D'ailleurs la mise en œuvre du calcul analogique, dont la précision est limitée, entraînait à créer des systèmes de commande à plusieurs étages en cascade, si bien que l'abandon des fonctions harmoniques fut une solution avantageuse.

Pour expliquer la nécessité d'utiliser des courbes d'un degré supérieur à trois, je rédigeai une courte note. Peut-être avais-je mis un peu de malice en incluant, dans son titre, une référence aux espaces abstraits. Aux yeux des gens sérieux, qui n'avaient sans doute pas pris la peine de la lire, cette note acheva de me classer parmi les illuminés irrécupérables.

Il y a plusieurs sortes de destinataires d'une note de service ; pour les uns, elle constitue une explication; pour d'autres, c'est une incitation à faire connaître leur opinion ou, mieux encore, leurs contre-propositions; enfin, il y a ceux envers qui elle est l'expression d'une courtoisie déférente. Il est évidem­ment intéressant, pour le signataire, de pouvoir apprécier le degré d'intérêt qu'a pu susciter son texte. Un procédé bien simple consiste à supprimer, dans le corps de certains exemplaires, une ou deux pages indispensables à sa compré­hension ; il n'y a plus, ensuite, qu'à compter ceux qui font la demande des feuillets manquants. Un de mes amis, beaucoup plus irrévérencieux, épinglait, quelques pages avant la fin, une invitation à un dîner gastronomique. Il prétend que cela ne lui a jamais rien coûté.

Les fonctions de Durand

En poussant les calculs liés au problème des hyperespaces, je tombai sur une famille de fonctions polynomiales qui ne figuraient pas, à ma connaissance, au catalogue de celles que l'on a placées sous le parrainage de savants illustres, de Gauss à Euler et Heisenberg, en passant par Poisson, Dirac, Weiestrass, Newton, Peano, Abel, Bernoulli, Fourier, Laplace, Bessel, Lagrange, Cornu, Ricatti, Bernstein et bien d'autres encore.

Il est toujours utile, à qui veut donner l'impression d'être sérieux, de se placer sous l'égide d'un grand ancêtre; je mis donc ces fonctions sous l'invocation d'un professeur que je baptisai Onésime Durand, bien certain que son patronyme, sinon son prénom, figurait sûrement au Panthéon des mathé­maticiens. Les fonctions d'Onésime Durand commencèrent ainsi une carrière qui les a conduites, ce que je n'aurais sûrement pas osé imaginer, jusqu'à des pays parfois très lointains, et sous un nom moins répandu.

Or il advint qu'un jeune chargé de cours de la Faculté des Sciences de Nancy, Michel Véron, conçut le projet d'une thèse fondée sur l'étude des conditions d'osculation des surfaces paramétriques. Il vint me consulter; je lui conseillai de simplifier sa mise en équation en faisant usage des fonctions de Durand. Lorsque son étude toucha à sa fin, il vint me voir une dernière fois avant de faire imprimer son texte; alors, il me confia que, pour établir la bibliographie de rigueur en de telles circonstances, il avait exploré les archives, remontant deux siècles ou presque, sans trouver trace d'un Onésime Durand qui se serait illustré dans l'étude des espaces paramétriques polynomiaux à coefficients vectoriels. Bien confus, je dus confesser la médiocrement spirituelle plaisanterie qui lui avait occasionné ce surcroît de travail.

Quelques années plus tard, je fus invité, sans rancune, par Michel Véron à initier ses étudiants aux beautés des espaces paramétriques. Au cours d'un exposé, je dus faire usage des propriétés de l'indicatrice de Dupin et du cercle de Meusnier.

Comme ces notions semblaient leur ètre totalement étrangères, je conseillai à mes auditeurs d'aller consulter un bon traité à la bibliothèque de l'Université. Alors, l'un d'eux me demanda, de son air le plus innocent, si ces deux messieurs ne seraient pas des petits cousins du professeur Onésime Durand. Évidemment Michel Véron les avait charitablement mis en garde contre mes initiatives historico·scientifiques.

Géométrie vectorielle

Un ingénieur de Boeing, James Ferguson, reprenant les travaux d'Isaac Schonberg, mathématicien américain, publia en 1964 une brève note sur les surfaces bicubiques dans le journal de l'Association for Computing Machinery. Il faisait usage d'une notation à laquelle je n'étais absolument pas habitué. C'est mon jeune collègue François Goutierre qui, avec une patience méritoire et beaucoup d'indulgence, voulut bien essayer de porter remède à mon ignorance. Les notations donnaient beaucoup d'élégance aux calculs et facilitaient largement leur compréhension.

Peu de temps après parvenait à ma connaissance une étude que Steve Coons, alors professeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology, avait entreprise à la demande du gouvernement fédéral américain. Il avait fondé sa méthode sur un emploi intensif du calcul matriciel, ou plutôt tensoriel, qu'il pratiquait avec une virtuosité exceptionnelle. Si l'on ajoute que, pour se simplifier la tâche, il avait créé sa notation personnelle, on comprendra que l'analyse des deux cents pages de son mémoire n'était pas une pure formalité.

En étudiant les textes publiés par James Ferguson et par Steve Coons, on apercevait que leurs méthodes souffraient de quelques lacunes. Si cela n'était pas grave tant qu'il s'agissait de définir un aéronef, dont la forme ne présente guère d'aspérités, il risquait fort de n'en pas aller de même avec celle d'une carrosserie de voiture.

Steve Coons, d'ailleurs, l'avait bien perçu; il avait complété sa méthode d'origine par une brillante généralisation, dont l'emploi exigeait malheureusement d'assez nombreux calculs et, pire encore, une virtuosité mathématique hors du commun.

Il me fallait une solide dose d'inconscience pour ne pas renoncer à mon projet, élaboré avec des moyens quasi inexistants, en face de systèmes conçus par des spécialistes confirmés, que j'imaginais épaulés par des équipes nombreu­ses, soutenus par des industries compréhensives autant qu'audacieuses, et par des administrations aux moyens financiers énormes.

Un de mes anciens, Firmin Rondepierre, qui avait jadis travaillé au bureau d'études des carrosseries de la General Motors, m'avait d'ailleurs déclaré charitablement que j'allais perdre dans cette tentative ce qui me restait de réputation, et qu'il vaudrait mille fois mieux attendre que les Américains aient mis au point leur système pour leur en acheter la licence.

Cependant, il me semblait que leur méthode avait une faiblesse, car elle était conçue pour se substituer aux maîtres­modeleurs chargés d'interpoler entre des sections définies au préalable, et non pour s'intégrer dans un ensemble couvrant un domaine complet, depuis le style jusqu'à la mise au point des outils de presse.

Par ailleurs, il était moins que certain que l'on consente à nous céder la licence d'un système longuement mûri, et dont l'emploi pouvait constituer un avantage stratégique pour celui qui avait su le créer.

Définition des matériels de base

Imaginer des polynômes plus ou moins bien venus, d'autres l'avaient fait, et avec plus de compétence. Restait à définir le processus complet et les moyens matériels correspondants.

Pour que le système soit véritablement conversationnel, il faudrait disposer de machines à dessiner de la taille d'un grand plan, et d'autres plus petites pour tracer les pièces séparées ainsi que les outillages, car on ne pourrait se contenter d'écrans cathodiques. On aurait aussi besoin de grandes fraiseuses capables de sculpter très vite des éléments de maquette ou des modèles dans des matériaux tendres, mousse de plastique, bois, résine ou plâtre. Enfin, il était impératif que les fraiseuses d'outillage soient aussi commandées numériquement. C'est à ce seul prix que les informations circuleraient sans forme chiffrée d'un bout à l'autre de la suite des opérations, sans risque d'erreur ou de distorsion.

Le budget d'une pareille opération se chiffrait en millions, et mes arguments se limitaient à une dizaine de calibres en tôle d'aluminium, quelques tracés, dont le plus grand ne mesurait pas cinquante centimètres, le tout complété par plusieurs dizaines de pages de calculs, probablement quelque peu ésotériques aux yeux des responsables de haut niveau.

Pour essayer valablement le procédé, il fallait au moins une machine à dessiner, une fraiseuse rapide, et un ordinateur. Le tout était estimé à trois millions de francs, le prix d'établissement du programme étant imputé aux frais généraux.

Nous aurions pu trouver, aux États-Unis ou en Norvège, des machines à dessiner de dimensions suffisantes. Leur prix était élevé, car leurs constructeurs avaient voulu les doter d'une grande précision, l'industrie aéronautique ou les services carto­graphiques étant, on le comprend, fort exigeants sur ce point. Au contraire, il nous suffisait que les fraiseuses d'outillage soient de bonne qualité dimensionnelle, puisque les tracés et les maquettes n'avaient plus qu'une valeur indicative. Plus grave était la prétention de nous imposer leur commande par impulsions et moteurs pas-à-pas, leurs ordinateurs, leurs programmes et leur géométrie. Cet obstacle était insurmonta­ble pour plusieurs raisons: d'abord, nous voulions utiliser des courbes polynomiales paramétriques, et non pas les arcs de cercle et les paraboles que l'on nous proposait. Ensuite, nous voulions que les servocommandes des tables et celles des fraiseuses fonctionnent selon le même principe, afin de simpli­fier la tâche des services d'entretien. Si les moteurs pas-à-pas étaient acceptables pour le dessin, où une erreur se corrige d'un coup de gomme, il n'en allait pas de même pour les fraiseuses, car la fiabilité du système n'était pas parfaite; de plus, sa mise en œuvre exigeait l'usage d'amplificateurs de couple hydrauliques, et je croyais avoir de bonnes raisons d'éviter l'emploi de l'huile sous pression. Les techniciens de Citroën ont créé des moteurs à fort couple, mais il ont eu, bien probablement, de sérieux obstacles à surmonter.

. Pour la fraiseuse, il n'y avait aucun doute possible: ce que nous cherchions n'existait pas dans l'industrie. La machine devait pouvoir usiner des pièces de grandes dimensions, telles qu'un pavillon, une malle, un capot ou même un côté de caisse, mais leur masse ne dépasserait guère une centaine de kilogrammes ; puisqu'elle ne devait couper que des matériaux tendres, mousse, bois, plâtre, la puissance de la broche serait. limitée à un kilowatt, mais il faudrait absolument que l'avance soit comparable à celle de la machine à dessiner, puisque si un tracé comporte par exemple une centaine de mètres de trait, l'usinage correspondant demande, pour la fraise, un parcours plusieurs dizaines de fois plus long.

Pour que la servocommande atteigne les performances indis­pensables, les chaînes cinématiques ne devaient comporter aucun jeu, ce qui excluait la présence de pignons, et peut-être même de joints de Oldham.

Quel industriel aurait accepté de se lancer dans l'étude et la fabrication d'un pareil mouton à cinq pattes, alors que ses chances de diffusion étaient minimes? La seule solution était donc de réaliser ces deux machines par nos propres moyens.

Avant de prendre une décision, la Direction générale consulta de hauts responsables, ainsi que des spécialistes de l'étude des carrosseries et de la fabrication des outillages. Sans doute avaient-ils parcouru mes notes, du moins je ne me permettrais pas d'en douter ; il paraît que les réponses furent généralement évasives, et parfois fondées sur ce silence dont parle Boileau. On y faisait référence au goùt, à l'imagination, à la finesse, à la subtilité, au tour de main, toutes choses, il faut bien en convenir, assez éloignées d'une mise en équation.

Budget

L'audace de la Direction, cependant, alla jusqu'à débloquer six cent mille francs. C'était évidemment modeste, comparé à ce que devait coùter le remplacement du vieux losange de Renault, chez tous les agents de la marque, par celui qu'avait imaginé un " designer" fameux, sans compter d'autres initia­tives esthético-publicitaires dont le siège du Point-du-Jour allait être le théâtre privilégié.

Limiter un budget au cinquième du minimum indispensable, c'était évidemment un moyen simple de faire avorter le projet. La seule chance de ne pas l'abandonner était de trouver ailleurs d'autres subsides. Au sein de la commission" Automatismes" de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (D.G.R.S.T.), j'avais souvent travaillé avec Joseph Csech, qui jouait un rôle important dans le groupe Thomson. Comme le projet était fondé sur l'emploi d'ordinateurs de taille moyenne, une société de son groupe, qui devait quelques années plus tard donner naissance à la C.I.I., s'y associa pour neuf cent mille francs. Le dernier recours était la D. G. R.S. T .

Après avoir constitué un dossier détaillé, je comparus devant cet aréopage ou siégeaient des automaticiens aussi chevronl!-és que Pierre Naslin, Marc Pellegrin et Serge Adamowicz, pour ne citer que les plus connus. Ma tâche était de leur montrer que les systèmes existants, A.P.T., Inaba, Ferguson ou Coons, avaient des lacunes dont celui que je leur proposais se trouvait exempt. Il fallait aussi les convaincre de la possibilité de l'utili­ser pour tracer autre chose que les voitures Renault et, en particulier, des avions et des coques de bateaux de toutes sortes.

La somme dont nous avions besoin atteignait à peu près la totalité des crédits dont la commission disposait, mais notre demande fut acceptée, sous réserve que les versements seraient échelonnés sur deux ans.

Il n'y avait plus qu'à pousser les études et la construction.

Étude des prototypes

Comme nous ne recherchions pas une haute precIsIOn, la machine à dessiner fut conçue comme une poutre assez légère (fig. 7), suspendue en son milieu au sommet d'un tétraèdre en

Fig. 7 Fig. 8

cornières, ce qui simplifiait le problème de son installation dans un étage. C'est Heidenhain qui fournit les capteurs rotatifs codés. Le mécanisme fut simplifié à l'extrême, les déplace­ments étant commandés par des pignons engrenant sans jeu avec des crémaillères constituées d'éléments juxtaposés. Le cahier des charges proposé aux électriciens faisait état d'une vitesse de déplacement d'une trentaine de millimètres par seconde, ce qui nous semblait énorme, par comparaison avec les possibilités d'un projeteur à qui il fallait parfois plusieurs heures pour poser une latte de cinq mètres.

La conception de la fraiseuse, dont l'étude fut confiée à l'équipe de François Pruvot, fut assez originale. Profitant du faible poids des pièces à usiner, l'appui au sol fut strictement isostatique, et un seul montant, fixe, fut utilisé pour guider un chariot portant un coulisseau muni de la broche motorisée (fig. 8). La commande des organes fut réduite à sa plus simple expression: chaque vis, du type à billes précontraintes, était liée par un joint flexible, d'un bout à un moteur à collecteur avec génératrice tachymétrique, et de l'autre, au capteur de position codé.

Pendant que les mécaniciens dessinaient et usinaient les deux machines, le service électrique et la C.I.I. étudiaient le système de servocommande dont les performances étaient à la limite des possibilités des moyens alors disponibles. C'est M. Soubrier, ingénieur de la C.I.I., qui proposa de donner au système le nom d'Unisurf, puisque toutes les courbes résultaient de la transformation d'une ligne unique, contrairement à d'autres procédés qui mêlaient les droites et les coniques.

L'ordinateur, du type CAE 530, et acheté d'occasion, n'avait pas des performances impressionnantes. En raison de la limite de sa vitesse de calcul, on dut renoncer à employer un outil sphérique, ce qui aurait obligé à déterminer, en tout point, les cosinus directeurs de la normale à la surface. Les systèmes d'introduction des données furent simplifiés; seule, la fraiseuse eut droit à un lecteur de bande perforée ; la machine à dessiner fut seulement dotée d'un petit pupitre sur lequel les coordonnées des sommets des polygones étaient inscrites sur des " décades" commandées par des molettes, et reportées ensuite, à la main, sur un livre de bord.

Démonstration devant la commission de la D.G.R.S.T.

Au bout d'un an, il fallut montrer à la D.G.R.S.T. l'état d'avancement des travaux; les machines étaient encore sous forme de pièces détachées en cours d'usinage; l'ordinateur CAE 530 n'avait rien d'exceptionnel avec les huit mille octets de sa mémoire; quant au programme, ce qui en existait se trouvait sous la forme d'un paquet de cartes.

Afin de donner à nos examinateurs une idée de l'avancement du travail, nous leur montrâmes les organes de machines en fabrication mais il était évident que, étant automaticiens, ils étaient surtout désireux d'examiner l'état de développement du programme. On prépara donc les données d'un tracé passable­ment complexe qui fut réalisé sous leurs yeux par un traceur de courbes tout à fait classique. La confiance des visiteurs nous fut vite acquise, car le dessin était la reproduction, à grande échelle, de la signature du caissier général de la Banque de France (fig, 9). On nous demanda de nombreux exemplaires, qui doivent orner maintenant les bureaux de hautes personna­lités fort étrangères, sans aucun doute, à la fabrication de la fausse monnaie.

Fig. 9

Favorablement impressionnés, sans doute, par cet exemple de notre savoir-faire, la commission n'hésita pas à nous accorder la seconde annuité de la subvention.

Depuis, je ne cesse de me demander si sa générosité n'était pas fondée sur la crainte que, si elle nous refusait son aide, nous nous intéressions à compléter la représentation des billets afin d'appliquer à notre problème financier une solution témoignant d'un esprit d'initiative du genre "do z't yourself ".

Pour la petite histoire, je puis révéler que la définition des courbes constitutives de la signature a été préparée par Christian Langlois, ingénieur du bureau d'études d'outillages mécaniques ; dans les jours suivants, son jeune fils expliqua devant ses condisciples que son père avait placé un billet de banque dans son projecteur de diapositives, et décalqué une énorme signature sur une feuille fixée au mur. Le hasard voulait qu'à la même époque la police soit occupée à débrouil­ler une affaire de fausse monnaie qui avait fait grand bruit. Par chance, ses regards ne se tournèrent pas vers nous, et le travail put se poursuivre sans recourir aux planches à dessin de Fresnes ou de Fleury-Mérogis.

Visite de D.E.A.

En 1966, deux ingénieurs italiens, MM. Sartorio et Minucciani, quittèrent Fiat, où ils travaillaient dans un service de carrosserie, pour fonder à Turin leur propre affaire, qu'ils baptisèrent" Digz'tal Electronic Automation ". Leur but était de construire de grosses machines à mesurer, afin de remplacer les systèmes assez rustiques dont se servaient les bureaux d'études de carrosserie pour mesurer les coordonnées de points caractérisant les formes d'une maquette à grande échelle.

Après avoir rencontré plusieurs de mes collègues, ils parvinrent à mon bureau et m'exposèrent leurs projets. Sans aucun doute, leur machine était bien conçue, mais elle servait à accélérer l'exécution d'une des phases du processus classique et ne pou­vait, par conséquent, trouver place dans le procédé que nous voulions créer.

Il me fallut décevoir ces deux garçons sympathiques en leur fai­sant valoir que mes projets s'éloignaient de leur conception. En me quittant, l'un deux avisa, posé sur un casier, un cube en fil de fer ; il contenait la courbe fondamentale sur laquelle était fondé le principe de notre procédé. Mon visiteur me demanda si cet objet n'était pas lié à notre méthode. Jamais je n'ai trouvé pareille rapidité de réaction et semblable discernement.

Heureusement pour D.E.A., beaucoup d'entreprises sont encore restées fidèles à l'ancienne méthode, et ses machines se sont répandues dans les cinq parties du monde.

Formation du personnel

Aucun système automatique ne peut fonctionner si l'équipe qui l'emploie n'est pas correctement préparée à s'en servir.

Pendant que se poursuivaient l'étude et la réalisation des équipements, il devint indispensable d'initier leurs futurs utili­sateurs. Au cours de réunions périodiques, des représentants des études, des méthodes et du contrôle examinèrent diverses pièces, de plus en plus compliquées, pour imaginer de quelle façon l'on pourrait les définir, ou même en modifier la forme afin de faciliter leur représentation à l'aide de nombres. Malheureusement, les principaux responsables se firent vite remplacer par des subordonnés; alors, de proche en proche, l'assistance ne fut plus guère constituée que de subalternes médiocrement préparés à comprendre et, en tout cas, dépour­vus d'autorité. C'est pourquoi le cycle de réunions n'eut qu'une durée éphémère. Il eut au moins l'avantage de montrer que, qu'elle qu'ait été la complexité des formes, une pièce pouvait se définir sans difficulté sérieuse.

L'emploi des fonctions du troisième dégré donnait déjà des résultats encourageants, mais il était évident qu'un ordre plus élevé présentait des avantages réels. Cependant, l'ordinateur n'aurait pu les traiter qu'au prix d'un ralentissement des vitesses de déplacement ; en dépit des regrets, il fallut donc décider de nous limiter aux cubiques.

Pour la même raison, nous dùmes nous résoudre à utiliser un outil pointu, car l'ordinateur n'était pas assez puissant pour calculer en temps réel la correction à apporter pour tenir compte du rayon de la fraise.

L'usinage de la fonte s'effectuant à bien plus basse vitesse, il demeurait heureusement possible d'utiliser un outil sphérique sur les fraiseuses de l'atelier des outils de presse.

Pierre BÉZIER