04 - À bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

La revanche

Les carrières politiques comportent normalement des hauts et des bas, des éclipses plus ou moins longues, au gré des change­ments de majorité. C'est la règle du jeu des remaniements minis­tériels qui n'entraîne pour les hommes écartés provisoirement du pouvoir qu'une perte de prestige assez minime. Il n'en va pas de même pour les directeurs d'une grande entreprise remplacés dans leur poste, pour une raison quelconque tenant générale­ment à un conflit interne, à un désaccord sur la politique à mener. La réputation de certains est telle qu'ils sont aussitôt sol­licités par une autre entreprise, trouvant ainsi leur revanche immédiate. Nombreux sont les exemples d'hommes de valeur qui sont venus jadis chez Renault avec de bonnes références de Citroën ou de Simca. Cela se produit en général par vagues lors d'un changement de direction générale. D'autres ne quittent pas le groupe, se voyant proposer, à titre de compensation, la prési­dence d'une filiale, en France ou à l'étranger. C'est une solution fréquente et honorable qui laisse pourtant des cicatrices invisi­bles et prépare, dans certains cas, un retour au sommet qui prend alors l'allure d'une revanche. Tout dépend de la façon dont l'opération initiale a été préparée et présentée. Quand elle est trop brutale (et le cas n'est pas rare), elle passe, aux yeux d'autrui, pour un limogeage. Il en est de même si, laissant au titulaire le bénéfice de son titre, on lui retire en fait une partie plus ou moins grande de ses attributions ou qu'on le " coiffe" par un autre directeur nouveau venu. Les paroles apaisantes qui accompagnent la décision ne trompent personne et les condo­léances des amis ne durent qu'un temps. Si l'homme est âgé, il attend la retraite, s'enferme dans sa tour d'ivoire et part un beau jour sans saluer personne: il a été neutralisé sans remous, ce que souhaitent les successeurs trop pressés...

Mais parfois le couperet tombe sur un homme dans la force de l'âge, victime de son ostracisme et qui a sans doute égratigné trop de ses confrères par des propos qu'on ne lui a pas pardon­nés. Doté d'une indemnité confortable, il quitte la maison la tête haute, affectant la philosophie et continuant à fréquenter ceux qui lui conservent leur estime. Certains ont de l'humour et ne ratent pas une occasion de prouver qu'ils sont encore et toujours le chef aimé et respecté des troupes qu'ils ont menées au combat.

Je me souviens de l'un d'eux qui, acceptant d'être remercié, n'avait pourtant pas digéré que le président n'ait pas trouvé une minute pour le recevoir alors qu'il l'avait tenu jadis en haute estime, une estime plus qu'amicale. Apprenant que tout le corps commercial était convié peu après, à l'occasion du Salon, à un dîner à bord du bateau-mouche, il s'était arrangé pour arriver de bonne heure, sans invitation. Sans vergogne, il "recevait" tout le monde à la coupée, serrant les mains avec le sourire, acceptant avec grâce des compliments mondains pour enfin redescendre sur le quai lorsque le Borde-Frétigny largua ses amarres. On parla de lui pendant tout le dîner.

Dans le même esprit, mon brillant patron pendant douze ans eut sa revanche à Deauville quelques mois après son départ de la Régie. Selon la tradition, une tradition qu'il avait instituée avec bonheur, tous nos directeurs de filiales et de succursales se trou­vaient réunis en septembre pour une convention annuelle à l'hôtel Normandy. Dispersés à travers le monde depuis l'année précédente, nous nous retrouvions avec plaisir et, dès le premier jour, une ambiance de vraie camaraderie régnait, dans le hall de l'hôtel et au bar, entre les séances. Or, cette année-là, nous retrouvâmes notre ancien directeur, venu en voisin de sa pro­priété proche de Lisieux, déclarant en souriant à ceux qui s'étonnaient de sa présence que l'hôtel Normandy est ouvert à tous les clients de passage. Selon son habitude, il accompagna le soir au casino la petite troupe de ses fidèles, une cour à la vérité plus nombreuse que jadis. D'aucuns considérèrent que sa visite n'était pas du meilleurs goût mais la plupart s'amusèrent de cette petite revanche qui était bien dans son style.

La disgrâce

Les régimes démocratiques comme les monarchies absolues connaissent les révolutions de palais : on les qualifie de réformes de structure mais c'est bien la même chose qui accompagne généralement la fusion de deux entreprises, le regroupement de deux secteurs de la même entreprise ou simplement la prise de pouvoir d'un nouveau patron, venu de l'extérieur et qui impose son équipe. En de telles circonstances, certains personnages importants tombent, comme on dit, en disgrâce. Ils sont alors tentés de se dire la victime de basses intrigues, mais ce n'est pas une bonne attitude: en se renfer· mant dans l'amertume hautaine des vaincus, ils ferment les portes autour d'eux car personne ne prendrait le risque d'offrir une nouvelle chance à celui qui l'accepterait comme une aumône indigne de lui.

D'autres, plus philosophes, acceptent leur sort et gardent le sourire, feignant de croire que la raison d'État a seule justifié leur disgrâce. Il faut certes de la force d'âme pour accepter de se voir exilé des grandes affaires de la cour mais ce répit provi­soire peut parfois être utile. N'est-ce pas le moment d'entre­prendre quelque étude de longue haleine qu'on vous abandon­nera avec reconnaissance afin de ne pas avoir à rechercher pour vous une autre occupation honorable? Si vous y mettez quelque enthousiasme, vous serez assuré du concours amical de vos anciens subordonnés. Gardez-vous de critiquer les nouvelles méthodes, évitez même de donner un conseil, attendez qu'on vous en prie à l'occasion. Faites-le alors avec discrétion, sans laisser percer la moindre satisfaction qu'on pourrait interpréter comme une revanche. On vous considérera comme un homme en réserve qui retrouvera bientôt une fonction active. Ne vous montrez donc pas trop souvent dans les allées du pouvoir, vous auriez l'air de guetter des occasions qu'on ne songeait pas à vous proposer. Bien sûr, ne vous laissez pas oublier mais faites­le toujours avec un bon prétexte. Vous connaîtrez le réconfort des poignées de mains chaleureuses qui vous aidera à supporter la solitude de votre tour d'ivoire. Vous aurez su choisir celle-ci vous-même, avant qu'on ne vous en propose une, dans un bureau convenable, un peu à l'écart, si possible dans un autre bâtiment que celui où vous avez régné mais cependant pas trop éloigné de l'état-major. En bref, entretenez, par petites touches, l'image du ministre dévoué à la cause du royaume, qui a perdu provisoirement la faveur du monarque mais qui ne souffre pas de l'injustice de sa disgrâce puisqu'il n'avait en rien démérité. Il reprend simplement son souffle, ne coupe aucun pont et attend son heure sans acrimonie. Alors seulement, le temps de sa disgrâce lui apparaîtra plus tard comme une époque heureuse de sa vie, une époque détendue, enrichis­sante, qui lui aura permis d'approfondir sa connaissance des choses et des hommes.

Le crépuscule des dieux

Le principe de Peter selon lequel, dans la vie, chacun tend vers son degré d'incompétence absolue, est désormais reconnu par tout le monde. Du moins l'admet-on facilement pour les autres.

Quant à soi, c'est une autre affaire et rares sont les hommes vieillissants qui acceptent sans amertume d'être peu à peu écar­tés du pouvoir au profit des jeunes loups impatients de prendre leur place. On les voit, dans les réunions, prendre la parole sans y être invités, dans un silence respectueux puis, constatant que leur suggestion demeure sans écho, se réfugier dans une attitude vexée et réprobatrice. Certes, ils figurent toujours en bonne place sur l'organigramme mais on leur a donné un dau­phin à qui s'adressent de plus en plus souvent les subalternes avisés. Ils veulent alors reprendre les rênes et dictent des ins­tructions qui ne seront pas observées et qu'ils se garderont de rappeler pour ne pas risquer d'être désavoués en haut lieu. Ils sentent chaque jour un peu plus que l'échéance approche et qu'on n'attend plus rien d'eux : ni promotion, ni appui d'aucune sorte, ni même un conseil dont l'origine serait vite dévoilée et par conséquent sans valeur. Les plus fiers s'accro­chent, se promènent dans les couloirs, imposent leur présence sous de vains prétextes, serrent la main de gens trop pressés, se plaignent de n'avoir pas été mis en copie de telle ou telle note, vont jusqu'à faire sentir à leurs protégés d'hier qu'ils lui doivent leur situation.

D'autres, moins nombreux, n'ont pas de ces maladresses: ils ont compris que leur temps est passé et qu'il est heureux qu'on les supporte avec déférence. Ne gênant plus personne, ils sont accueillis s'ils savent rester discrets et ne pas critiquer les réformes entreprises sans leur concours. "En ce qui me con­cerne, je n'attendrai certainement pas soixante-cinq ans pour profiter enfin de la vie", leur déclare-t-on parfois. Ils sourient et font la sourde oreille. Ils demandent à réfléchir si on leur fait des propositions concrètes puis, ayant fait leurs calculs, remer­cient gentiment et ne donnent pas suite. Ce sont des sages qui ont su mettre de l'eau dans leur vin et qu'on vient volontiers consulter à la recherche d'un renseignement qu'ils sont désor­mais seuls à pouvoir donner. Ils partiront avec la Légion d'hon­neur ou l'ordre du Mérite, sans y attacher trop d'importance, mais tout de même satisfaits d'avoir accompli leur dernier par­cours au petit trot comme ces concurrents attardés du cross des vétérans que les jeunes champions dépassent en souriant dans les allées du bois de Boulogne.

Je ne souhaite à personne toutefois de terminer sa carnere comme cet ancien et important directeur technique que j'ai connu avant la guerre. C'était un camarade de promotion de mon père qui m'avait recommandé d'aller me présenter à lui. J'avais été surpris d'être reçu aussitôt et un peu confus que cet homme grave ait pris la peine de me garder une heure dans son vaste bureau. Je m'aperçus par la suite qu'il n'avait strictement rien à faire. Il arrivait à 8 heures, posait son chapeau, lisait toute la journée des revues techniques et repartait le soir sans avoir reçu, entre-temps, un seul visiteur, un seul coup de télé­phone, une seule note de service. Pour une raison que j'ignore, Louis Renault l'avait mis à l'écart, lui retirant ses attributions et sa secrétaire mais non son bureau. Il tint le coup ainsi de longues années jusqu'à sa retraite, enfermé dans sa dignité, sans un ami pour oser lui serrer la main.

Les conditions de travail

À juste titre, le plus souvent, les employés de bureau se plaignent qu'il fait trop chaud l'été, que le chauffage est insuf­fisant en hiver, qu'on respire mal ou qu'on s'enrhume dans les courants d'air, qu'on doit travailler à la lumière artificielle ou que le soleil est mal filtré par les stores vénitiens.

Construit-on de nouveaux bâtiments ultra-modernes, c'est alors la climatisation qu'on met en cause: les secrétaires souf­frent de claustrophobie derrière les glaces hermétiquement closes, elles s'évanouissent par manque d'air, elles ont le senti­ment d'être" mises en cage" (sic) et de " tourner en rond" dans un univers cloisonné. Ceux qui se plaignaient la veille de l'entassement des bureaux collectifs trop bruyants se sentent désormais isolés dans une implantation silencieuse, sans cha­leur humaine.

Que faut-il faire pour bien faire lorsque les individus ont le sen­timent qu'il y a toujours mieux à faire? Le spectacle découra­geant d'une assemblée de copropriétaires est éloquent à cet égard! Le malheureux syndic doit affronter l'assaut d'innom­brables revendications hargneuses sur l'eau chaude qui ne l'est pas assez, l'eau froide qui est tiède, les vide-ordures bouchés par" les autres", les ascenseurs en panne, les parkings inondés, les ampoules électriques qui claquent trop souvent... Dans les immeubles bien tenus, toutes ces choses s'arrangeaient jadis à l'amiable, avec un peu de patience. Désormais, l'intolérance est la règle et, puisqu'on a élu les membres des comités d'hygiène et de sécurité, il faut bien qu'ils se manifestent pour les moindres choses afin de conserver leur audience. Certes, cette institution est une bonne chose qui oblige les responsables à se préoccuper des détails qu'ils avaient trop tendance à négli­ger. Mais faut-il, pour autant, vivre dans un climat perpétuel de protestation qui ferait croire que tout va mal? Je me sou­viens que la cantine moderne de l'usine de Flins était présentée aux visiteurs, il y a vingt-cinq ans, comme un modèle du genre.

Dans le procès-verbal d'un récent comité d'entreprise, j'ai lu que" les travailleurs y déjeunent dans des conditions épouvan­tables". La situation s'est-elle donc dégradée à ce point ou bien plutôt l'évolution des moeurs a-t-elle fait naître de nouvelles exigences? Il est bien difficile, aujourd'hui, de concilier les points de vue puisque personne n'est satisfait de rien. Les cataclysmes naturels sont considérés comme des injustices du sort que la collectivité doit réparer: un orage de grêle ou une sècheresse un peu prolongée font de votre village une "zone sinistrée", le moindre accident de travail implique la responsa­bilité de l'employeur qui n'a pas su prendre toutes les précau­tions, l'automobiliste en défaut accuse les Ponts et Chaussées qui n'ont pas supprimé le "point noir", la famille d'un opéré attaque en justice le chirurgien qui n'a pas su le guér.ïr, l'indi­vidu n'accepte plus le risque ou la fatalité: c'est à l'Et<l,t de le garantir puisqu'il a perçu ses impôts. Nous ne sommes plus des citoyens mais des contribuables. Un jour viendra où l'homme bien portant réclamera une prime pour n'avoir rien coûté à la société! Cet état d'esprit se manifeste déjà dans la question fréquemment posée par certains salariés qui s'inquiètent de savoir combien de jours de maladie il leur reste à prendre dans l'année. Ils y ont droit puisque c'est écrit en toutes lettres dans l'accord d'entreprise. Il ne faut rien laisser perdre...

Le cas untel

On reconnaît un chef digne de ce nom au fait que, dans son secteur, il y a rarement des problèmes de personnel. C'est un homme juste mais ferme, compréhensif mais respecté. Il ne laisse rien passer mais il a le courage de ses décisions. Ce n'est pas, hélas 1 le cas' général et plus nombreux sont ceux qui cherchent à se débarrasser d'un collaborateur sans donner à l'intéressé la raison véritable de sa mutation. Le responsable du personnel se trouve alors en présence de problèmes mal posés et qui seront, par là même, mal résolus. Quand la chose se pro­duit dans un service du Siège on sait rapidement à quoi s'en tenir car il y a toujours de bonnes âmes pour vous renseigner. Q},land elle survient par contre à l'étranger, parmi le personnel détaché, il faut beaucoup plus de temps pour cerner la vérité et, bien souvent, les choses s'enveniment avant qu'on ait pu intervenir. C'est alors qu'on se trouve en présence d'un "cas" complexe à arbitrer avec doigté sans désavouer l'autorité hiérarchique.

Le chef du personnel Export est placé dans la situation du juge d'instruction et doit écouter toutes les versions avant de propo­ser un rapatriement ou une autre affectation. C'est un rôle ingrat car, le plus souvent, les choses ne sont pas claires et l'on a du mal à obtenir que soient articulés par écrit les reproches justifiant la "mise à disposition du personnel". On ne peut condamner un homme sur des racontars d'autant que, lorsqu'on se risque à en invoquer quelques-uns avec prudence, l'accusé se met aussitôt à raconter tout ce qu'il sait sur les turpi­tudes du pays, ouvrant ainsi de nouveaux procès, plus graves que le premier. Vous ne pouvez plus ignorer alors qu'untel cou­che avec la femme de son directeur ou que, si on lui cherche des poux dans la tête, c'est parce qu'il a découvert certains abus. Ce genre de révélation peut aller jusqu'au chantage à demi exprimé, laissant entendre qu'en qualité de chef compta­ble, par exemple, il a dû accepter de passer certaines écritures à la limite de la légalité fiscale ... Bien sûr, il s'est couvert depuis longtemps en adressant des lettres personnelles à telle ou telle personne qui n'en a pas tenu compte mais pourrait vous le confirmer. Le dossier va devenir explosif très rapide­ment et tout le monde compte bien que vous saurez faire triom­pher la morale sans remous et qu'un jour vous annoncerez inci­demment que le "cas untel" est réglé définitivement. Il entrera alors dans le répertoire anecdotique qu'on évoque entre gens honnêtes à propos des combinards, des truqueurs, des ivrognes ou des salopards qui ont sévi pendant quelques années avant qu'on ait pu les éliminer. Ne me demandez pas des noms, j'en pourrais citer qui raviveraient des plaies cicatrisées ou pour­raient faire renaître des conflits oubliés depuis longtemps. Les prêtres sont tenus au secret de la confession. Les chefs de personnel ont une règle d'or: " N'écrivez jamais! "J'en ai déjà

trop dit...

Paul GRÉMONT