07 - M. GRILLOT, notre chef

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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M. GRILLOT, notre chef

Voilà un homme dont la valeur technique était doublée d'une personnalité particulièrement humaine. On aimait travailler avec lui, on se sentait à l'unisson, on ressentait sa protection, ce qui encourageait chacun, non seulement à faire son devoir, mais à prendre des initiatives.

C'était un chef d'orchestre incomparable, bien avant toutes les créations d'études scientifiques sur les contacts et les relations publiques. Là, il fut pour nous un novateur.

C'est un Bourguignon de Nolay, d'une famille modeste, son père est facteur des P.T.T. Là aussi, comme pour M. Jannin, c'est l'instituteur qui détecte une intelligence chez le jeune Grillot et qui insiste pour qu'il poursuive des études. Ayant suivi les cours de l'école primaire supérieure de Nolay qui pré­parait aux écoles d'Arts et Métiers, l'étudiant obtient une bourse pour entrer aux Arts et Métiers de Châlons. Mais il faut payer son trousseau; pour ce faire, avec son père, ils vont casser 60 m3 de cailloux sur les routes. Durs souvenirs qui met­tent en valeur la réussite d'un homme.

" Après trois ans d'études à l'école des Arts et Métiers, le jeune homme devance l'appel; à dix-neuf ans, ayant terminé son service militaire, il commence à travailler à Saint-Denis comme mouleur de cylindres d'automobiles, au salaire de 40 centimes de l'heure; entrée aux automobiles Delaunay-Belleville, il y est tour à tour, de 1907 à 1911 , ajusteur, vérificateur et traceur, avant de participer à l'installation d'un atelier de nouveaux moteurs dont il a suivi les études.

Chef d'atelier chez Clément-Bayard à Levallois, puis à la Société des Aéroplanes Hanriot à Reims, il quitte cette der­nière maison dont les affaires périclitent ; venant de se marier, il cherche une place stable et prend ainsi contact avec plusieurs entreprises automobiles.

Le P' juillet 1913, M. Grillot est embauché aux usines Renault pour un essai d'un mois. "Vous voyez -dit avec humour

M. Grillot -cet essai a été valable... puisque je suis encore là après plus de quarante-six ans! ".

Étant spécialisé dans le moteur d'aviation, M. Grillot reçoit son affectation comme ingénieur à la fabrication des moteurs 8 et 12 cylindres, qui sont ensuite montés sur des cellules chez Farman. L'étroit petit bureau qu'il occupe alors se trouve sur l'emplacement du futur parc 25 à aciers.

Puis c'est la guerre de 1914. Mobilisé dans l'infanterie, M. Gril­lot est blessé dans les premiers mois, hospitalisé, et ne peut retourner au front; il est alors rappelé aux usines Renault, qui intensifient leur production de moteurs d'avions. Tour à tour l'usine fabrique des moteurs 12 cylindres 120, 150, 220 et 300 ch ; M. Grillot s'occupe de la fabrication de ces moteurs et de leurs essais en vol.

En 1915, désigné pour prendre part au démontage du moteur d'un avion allemand abattu auprès de Dunkerque, il le ramène à l'usine; là, sous son impulsion, on étudie un moteur compa­rable et trois mois après un nouveau 300 ch est en essai : sans aucun arrêt, et jusqu'à la fin de la guerre 1914-1918, ce moteur sortira à la cadence de 25 par jour.

En 1917, M. Grillot devient chef des fabrications des moteurs d'avions, puis, à la fin de la guerre, chef de service du bureau central des fabrications.

Travailleur acharné, M. Grillot est, de par sa formation, un technicien de la mécanique, mais ses dons d'administrateur et d'organisateur lui permettent d'adapter ses services à l'augmentation progressive de la production, de même qu'aux

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nouvelles méthodes de fabrication employées dans l'industrie automobile. C'est ainsi que, grâce à ses qualités, M. Grillot est, successivement, chargé des fabrications générales des usines, puis nommé, en 1923, directeur des fabrications. A ce poste, il imprime aux usines un développement qui ne se démentira plus, et sa carrière se confond dès lors avec le rayonnement sans cesse croissant de la marque Renault en France et dans le monde.

Très exigeant sur la qualité du travail, M. Grillot sait pourtant obtenir l'unanimité du personnel de fabrication qu'il dirige. Arrivé tôt le matin, il part tard en fin de soirée, toujours sur la brèche, n'ignorant aucune difficulté de ses subordonnés; lorsqu'un point sensible risque de ralentir la fabrication, on le voit chaque jour tenir des réunions, prendre des décisions, don­nant quelquefois le coup de poing sur la table, mais sachant surtout animer à tous les échelons les responsables qui lui apportent leur dévouement sans réserve. Ignorant la fatigue ou le découragement, il voit les hommes à son image, mais il est toujours prêt à rendre un service personnel et sa porte est ouverte à chacun, quelle que soit sa position dans l'usine, pour donner un conseil, redresser une erreur, orienter une carrière, régler une situation morale ou matérielle délicate (1) ".

J'ai connu M. Grillot en 1931. Il m'avait fait appeler car les ateliers des forges étaient en panne de mazout (et j'étais respon­sable de la chauffe en mazout). Cet arrêt était particulièrement important car par manque de bruit M. Renault en était averti immédiatement. Je me suis rendu très inquiet à ce rel1dez-vous

-premier contact difficile -, la direction des ateliers d'entre­tien ne bronchait pas, silence! Heureusement M. Remiot avec sa droiture et son courage expliqua la raison : le responsable était l'homme de la centrale qui, au lieu de rincer la canalisa­tion comme aux forges avec du mazout léger, avait envoyé du mazout lourd faisant bouchon. Aussitôt M. Crillot m'a fait appeler pour me tranquilliser et j'ai senti toute sa bienveillance après sa colère.

C'est seulement à partir de 1935, lors de mon affectation au service de M. Lehideux, que j'ai eu des contacts quotidiens avec M. Crillot, au cours desquels j'ai apprécié toutes les quali­tés de ce chef.

M. Grillot était en quelque sorte la conscience de l'usine, non seulement les directeurs et chefs de service de sa direction venaient le consulter, mais ceux des autres directions: commer­ciale, financière, administrative, personnel. Avant de prendre une décision on venait parler avec M. Crillot. Combien j'ai vu de personnes entrer chez lui l'air soucieux, ou même découra­gés et en sortir détendus. Il savait entretenir le moral de tous dans ces contacts personnels.

Mais où M. Crillot était encore plus extraordinaire, c'est dans les événements exceptionnels qui marquèrent spécialement notre usine: grèves de 1936, mobilisation en 1939, exode, la reprise et l'occupation allemande 1940-1944, la nationalisa­tion. J'aimerais en parler, car ils mettent vraiment en valeur la personnalité de notre chef.

En 1936, au moment des grèves, beaucoup de gens rentrent dans leur coquille, pas d'histoire; alors, qui va représenter la direction des usines: M. Grillot appuyé par M. Lehideux. A eux deux ils ont eu à contenir le flot, à discuter des conditions de la reprise, à appliquer les accords patronat-syndicats. Cela se traduisait par des barèmes de salaires comparant les nou­veaux taux aux anciens, barèmes qui furent débattus pied à pied.

Pendant toute cette période trouble, avaient lieu des réunions d'information pour les directeurs et chefs de service sur l'avan­cement des démarches direction-syndicats. Là, souvent des applaudissements saluèrent en fin de réunion les exposés de

M. Lehideux et de M. Grillot. C'est là que j'ai ressenti le plus profondément cet esprit de corps Renault; tous emportés par un même élan derrière deux chefs estimés et aimés. Jamais je n'ai connu depuis des moments aussi émouvants.

L'usine reprend le travail, les barèmes sont affichés. Alors les gens de l'ombre se réveillent et critiquent ce qui a été fait : " C'est scandaleux, de telles augmentations, on aurait pu ne pas en donner autant, etc. ". Or, les augmentations représen­taient 15 à 16 % correspondant strictement aux conventions collectives établies entre le patronat et les syndicats.

A la déclaration de guerre, j'étais mobilisé à la 1'" armée aérienne; M. Grillot me fit revenir en affectation spéciale, et là j'ai travaillé encore plus souvent avec lui, M. Lehideux étant mobilisé.

Pendant cette période de guerre, il s'agissait de fabriquer le maximum de matériel pour l'armée. Les usines firent un effort important au détriment de leurs propres fabrications.

Nous avons connu de nombreuses alertes et même un bombar­dement. Au moment de l'exode, M. Crillot dut organiser le repli du matériel de guerre et notamment des chars d'assaut BI en attente de canons de 75 dont l'armée aurait dû s'occuper. Ces chars avec leurs conducteurs prirent la route de Saint­Nazaire où la fabrication devait continuer aux Chantiers de Penhoët.

M. Grillot ne partit qu'au dernier moment en avion pour Le Mans avec M. de Peyrecave et M. Lehideux.

Du Mans il a fallu se replier sur Saint-Nazaire. J'ai été chargé par M. Grillot d'aller annoncer aux Chantiers de Penhoët une arrivée supplémentaire d'ouvriers et d'en prévoir le logement (réquisition des écoles).

Pendant cette période de repli, la direction, M. Lehideux et

M. Grillot n'abandonnèrent pas le personnel et assurèrent les moyens matériels et financiers pour le faire vivre. A Saint­Nazaire, après le départ des Anglais, nous nous sommes instal­lés dans leur camp qui était bien équipé.

Au retour d'exode, on se trouva devant une situation difficile pour le réembauchage. Il fallut établir des règles. En priorité on reprenait les professionnels, puis les O.S. ; pour les femmes on ne reprenaient que les soutiens de famille ou des cas très spéciaux.

Un commissaire est nommé par les autorités allemandes, M. von Urach, de Daimler-Benz; il sait ce qu'est l'automobile.

M. Renault et les directeurs ont refusé de fabriquer des chars d'assaut pour les Allemands. Le travail reprend petit à petit; l'horaire n'est que de vingt-quatre heures, gros sacrifice pour la paye de chacun.

En novembre ou décembre 1940, les autorités allemandes nous annoncent que nous avons à fournir chaque mois un état détaillé des effectifs par catégories ouvrières et à répondre à un

(1) Bulletin d'information R.N.U.R. nO 35 -Avril 1960.

certain nombre de questions, notamment pourquoi nous ne pouvons pas faire un horaire hebdomadaire plus élevé que vingt-quatre heures actuelles.

Là il Y avait un danger certain car, par suite des conditions de réembauchage, nous avions trop de professionnels et pas assez de femmes pour une usine marchant normalement.

C'est là que M. Grillot, avec le flair qu'il avait en toutes cir­constances, a décidé de transformer 3 000 hommes en femmes, et 1 500 professionnels en o.s. dès notre première déclaration. Avec ces rectificatifs nos effectifs devenaient normaux par catégorie.

Il a donc fallu répartir par département et service nos fausses déclarations de l'ensemble de l'usine. A ce moment nous avons été fort surpris des réactions des chefs de département et de ser­vices, d'aucuns parfaitement d'accord estimant que cela proté­gerait les ouvriers de la relève et d'autres se faisant un scrupule de ces faux.

Les Allemands, pour s'assurer des effectifs, installèrent des hommes au service du personnel, qui contrôlèrent minutieuse­ment les entrées et les sorties. Ils étaient tout heureux de nous faire constater une erreur d'une unité, rectification acceptée immédiatement.

Quand ils demandaient à visiter les ateliers, nous les dirigions de préférence aux roulements à billes ou à l'équipement élec­trique où le pourcentage de femmes était fort élevé. Ils étaient d'ailleurs tout contents de visiter ces ateliers de femmes.

Nous avons couru à cette époque un véritable danger de la part de la direction du personnel qui continuait d'adresser à la direction de fabrication des effèctifs réels. Heureusement per­sonne n'a fait ce rapprochement. Je n'ai jamais compris l'entê­tement du directeur du personnel à ce sujet, bien qu'il se dise résistant.

Toute cette comptabilité en double, que je tenais, était pré­cieusement gardée dans un coffre-fort.

A plusieurs reprises les autorités d'occupation vinrent pour faire des prélèvements de personnel. J'ai assisté à l'une de ces visites. A la table de réunion le général allemand von Bock, je crois, délégué de Sauckel, était assis en face de M. de Peyrecave et, sans vergogne, lui soufflait au visage la fumée de son cigare. J'étais outré de cette insolence acceptée pour ne pas envenimer le débat. M. de Peyrecave invoqua les souffrances des ouvriers et leurs familles suites aux restrictions, aux bombardements, pour indiquer que nous avions suffisamment payé notre tribut à la guerre, sans avoir encore des prélèvements de main-d'œuvre. Ce fut une bataille pied à pied pour garder nos professionnels. Le commissaire von Urach intervint sur la nécessité de garder ces professionnels. Le général lui répondit qu'il y avait de la place sur le front russe. Dans toutes ces dis­cussion, notre fausse déclaration d'effectifs facilita notre défense.

Je pense que, grâce à l'intervention de M. de Peyrecave et de

M. Grillot, les prélèvements furent réduits au minimum, mais non annulés, ce qui conduisit malheureusement certains ouvriers en Allemagne, notamment à Stuttgart.

Après les bombardements, les demandes de prélèvements étaient automatiques, les Allemands estimant qu'on ne pouvait remettre rapidement en route la fabrication. Là, M. Grillot réa­git très vite en promettant de sortir des camions sous huit jours.

Il fit installer une chaîne à l'usine O. En prélevant sur certains camions ce qui manquait sur d'autres, on put voir sortir des camions des chaînes en peu de temps. Ce travail fut facilité par le grand nombre de camions qui se trouvaient stockés dans les rues de l'usine en attente de pièces manquantes.

Là aussi M. Grillot évitait le départ des ouvriers en Allemagne. Il faut dire que tout le monde mit du sien pour réaliser ce tour de force.

Un peu avant le débarquement, les voies ferrées ayant été bom­bardées, le ravitaillement des usines se faisait mal, nous avions pratiquement du personnel en trop. C'est alors que M. Grillot eut l'idée de prêter notre personnel là où un travail supplémen­taire était demandé, notamment chemins de fer et P.T.T., toujours pour éviter le prélèvement. Des équipes encadrées par notre maîtrise sont allées travailler à Villeneuve-Saint-Georges, Juvisy, Trappes, etc., apportant une main-d'œuvre à la

S.N.C.F. débordée par la destruction des voies et du matériel. Tous réparant et préparant la remise en état partielle en vue de la Libération.

M. Grillot.

A la Libération, les Alliés eurent des ennuis avec les moteurs de leurs véhicules, rapidement abîmés par l'usage d'une essence spéciale. M. Grillot vint à leur secours en faisant installer aux moteurs une chaîne spécialisée dans la remise en état des moteurs américains.

Puis vint la nationalisation des usines. M. Pierre Lefaucheux fut nommé président-directeur général; il s'adjoignit deux directeurs généraux adjoints: MM. Grillot et Ansay. M. Grillot pour tout ce qui était technique, M. Ansay pour l'administratif.

M. Grillot, toujours avec sa modestie, fit demander à M. de Peyrecave, alors en prison, ce qu'il pensait de sa nomination, par l'intermédiaire de M. de Sèze. M. de Peyrecave répondit:

M. Grillot, à une exposition annuelle des travaux d'apprentissage, félicite un lauréat.

A gauche, M. Gourdou, premier directeur de l'école d'apprentissage Louis-Renault.

" Tout à fait d'accord". M. Crillot alla trouver M. Lefau­cheux pour lui donner son accord et lui dire combien cela le gênait d'avoir M. Louis sous ses ordres alors que précédem­ment il était son chef. Après de nombreuses démarches auprès de M. Lefaucheux, il eut son accord pour que M. Louis soit aussi directeur général adjoint. Ce dernier n'en ayant d'ailleurs aucune connaissance.

Certes M. Lefaucheux s'était renseigné et s'il avait choisi parmi les directeurs de l'usine M. Crillot, c'est qu'il avait appris qu'il représentait bien cette usine, qu'il en était la conscience et se trouvait tout indiqué pour en assurer la pérennité.

En dehors de la remise en route des usines, une des premières préoccupations fut l'installation de la commission d'épuration, commission destinée à juger les faits de collaboration. On sait les abus qu'ont commis ces organismes improvisés. Crâce à la personnalité de M. Crillot, les dégâts furent limités à ceux qui pratiquement n'étaient pas défendables. Toutes les attaques par vengeance contre les agents de maîtrise et cadres firent long feu. Il sut faire comprendre que la marche d'une grande usine a besoin de sa machine et de ses cadres pour en assurer le fonctionnement correct.

Son élévation au poste de directeur général adjoint ne changea en rien son comportement avec tous. Il resta le chef humain et compréhensif qu'il avait toujours été.

Face à l'impulsif enthousiasme de M. Lefaucheux, convaincu du bien de la nationalisation, du comité d'entreprise, des nou­veaux rapports sociaux, il savait apporter la modération, fruit de son expérience.

A les voir travailler ensemble en pleine franchise, on sentait combien ils se complétaient. Ils dirigèrent ainsi l'extension de la Régie et la sortie de nouveaux modèles.

La mort accidentelle de M. Lefaucheux en février 1955 vint interrompre cette fructueuse collaboration. Après ce ne fut jamais pareil avec M. Dreyfus, patron très réservé, alors qu'avec M. Lefaucheux comme M. Renault qui étaient des patrons directs, on savait tout de suite la couleur.

Les années passèrent et l'heure de la retraite arriva en mars 1960. Il fut nommé conseiller, conseiller qui malgré son expé­rience n'était que rarement consulté et peu suivi de la nouvelle direction.

A la retraite il fut remplacé mais jamais égalé. Pour nous il était irremplaçable. Pendant cette période pénible il eut la consolation de voir, comme par le passé, les directeurs et les cadres venir encore régulièrement prendre conseil auprès de lui, pour le plus grand bien de tous.

Sa disparition nous causa une grande tristesse, c'était une par­tie de notre propre vie qui disparaissait avec lui. A son enterre­ment l'église de l'Assomption était trop petite pour recevoir tous ceux qui voulaient lui rendre un dernier hommage de reconnaissance.

M. Crillot restera pour nous un très grand exemple. Un chef dont la valeur technique était doublée d'une connaissance approfondie des hommes. Quel entraîneur pour nous conduire, tous d'accord, dans toutes ses entreprises 1

EdméLEPACE