04 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Le contact

Certains ont le contact, d'autres ne l'ont pas et ne l'auront jamais car c'est un art instinctif, qu'on peut développer, mais qui ne s'apprend pas. Il se pratique essentiellement dans les assemblées, les réceptions ou au hasard de rencontres. Certes, la timidité est le principal obstacle mais il est aussi des gens brillants en société, parfaitement à leur aise quand l'occasion se présente à eux et qui pourtant ne savent pas provoquer le contact.

Observez le comportement des gens dans une assistance nombreuse. Quelques·uns, et non des moindres, circulent de groupe en groupe, verre à la main, plaçant un mot ici et là, mais tournant le dos rapidement dès qu'un nouvel arrivant vient s'emparer de leur interlocuteur. Ils sont impuissants à garder le contact par une confidence, une remarque oppor· tune qui leur aurait conservé une attention exclusive.

D'autres, au contraire, amorcent des conversations soutenues dans un coin de porte, interdisant toute approche indiscrète et reprenant la balle lorsque un quidam importun s'est retiré gêné. Ils savent accaparer les gens importants afin surtout qu'on les remarque en posture de le faire. Évitant de s'imposer de façon incongrue, ils glissent au passage: "J'aimerais vous voir un instant si vous le permettez. Ce n'est pas très urgent. .. " On s'y laisse prendre car le ton laisse croire que c'est tout de même intéressant. Le tour est joué : ils ne vous lâchent plus car ils ont effectivement quelque chose à vous dire qui en vaut la peine. C'est ça le talent du contact: avoir toujours en réserve quelque chose à dire! Parfois même, s'ils ont préparé leur coup, ils ont par hasard sur eux un papier qui vous intéresse dont ils viendront vous entretenir plus tard si vous leur accordez un rendez-vous... Il Y faut l'aplomb et une apparente déférence qui désarment toute impatience à leur égard. Il faut aussi donner à ceux qui observent de loin ce conciliabule le sentiment qu'on ne les néglige pas et distribuer des regards complices, des poignées de mains chaleureuses qui laissent entendre: " Je vous verrai tout à l'heure... "

De tels hommes ne sont jamais seuls pour déjeuner: ils s'arran­gent pour être invités ou pour inviter à l'improviste une nou­velle relation qui élargira leur champ d'action. L'important, c'est que cela n'ait pas l'air prémédité mais le simple effet d'un courant de sympathie spontanée. Si le courant passe, ils vous tutoieront la seconde fois et vous appelleront par votre prénom avec une simplicité toute naturelle. À cet égard, les Américains sont irrésistibles car ils ont tous d'instinct ce pouvoir de contact: ils saluent des inconnus dans l'ascenseur et trouvent un mot aimable ; ils engagent aussitôt la conversation avec leur voisin en avion et manifestent avec chaleur que vous appartenez à la même communauté dès que vous partagez le même sort pour deux minutes, deux heures ou quelques jours. Ils vous invi­teront chez eux en toute simplicité dès que vous aurez échangé vos cartes de visite alors que les Français complexés ne le feront qu'avec beaucoup de réserve, pour rendre la politesse, en mettant les petits plats dans les grands. Nos compatriotes sont pourtant sensibles à ces marques d'amitié et se livrent entièrement dès que la glace est rompue mais ils ne savent pas comment la rompre eux-mêmes: ils n'ont pas généralement le contact facile.

L'emmerdeur

L'emmerdeur est d'un abord aimable, obséquieux même. Il n'a qu'un mot à dire mais, dès qu'il est assis, il ne vous lâche plus. Toujours poliment, il soulève une foule de questions embarrassantes, demande des précisions, prend des notes, sort des documents de sa serviette, invoque des précédents, rappelle de vieux problèmes. Il n'a rien oublié, tout est inscrit sur sa check-list, ses dossiers sont en ordre et très complets, ses calculs sont préparés: il suffit de dire oui! Au besoin, il transigera sur un point de détail pour se montrer conciliant avant d'aborder un nouveau sujet. Si vous marquez de l'impatience, il vous demandera un nouvel entretien et vous laissera un mémoire pour que vous ayez le temps d'y réfléchir. Vous savez qu'il fau­dra tout reprendre à zéro et vous vous sentez déjà battu d'avance. Brusquant les choses, vous appelez alors votre secré­taire et lui dictez sur-le-champ une note de transaction. Il vous laisse faire mais demande qu'on ajoute une clause ouvrant la porte à de nouvelles concessions. Il y reviendra, n'en doutez pas, dans six mois, dans un an, avec des arguments basés sur vos soi-disant promesses de ce jour: " Vous me l'avez écrit, rappelez-vous. C'est bien ce que vous vouliez dire... Bien sûr, cela ne s'applique qu'à mon cas particulier. Ne craignez rien, je n'en parlerai à personne. " Si, par malheur, vous vous fâchez, il laisse entendre qu'au besoin il s'adressera ailleurs mais qu'il préfèrerait n'en rien faire car il a trop de considéra­tion pour votre sens de la justice. Il est dans son droit et ne demande rien d'autre. Il s'excuse de vous importuner avec son problème mais, pour lui, c'est important: " Ce n'est pas une question d'argent mais de principe". Vous voilà sur un terrain plus noble, ligoté par les impératifs de la morale, tout près de céder à l'emmerdeur qui vous fait perdre un temps précieux. Comme il faut bien s'en débarrasser, vous lui faites verser un acompte, vous réservant d'en référer en haut lieu pour le solde, sachant qu'on coupera la poire en deux lorsque la question sera posée pour la troisième ou quatrième fois. L'emmerdeur conti­nuera à vous sourire dans les couloirs pour ménager la pro­chaine entrevue qu'il ne manquera pas de vous demander un jour ou l'autre. Car rien n'est jamais tout à fait réglé avec ce genre d'individu, au demeurant sympathique.

La thinking chair

Je me souviens d'une chronique où André Siegfried rapportait que les Américains avaient inventé la " chaise à penser". Il raillait gentiment cette singulière combinaison de spiritualisme et de matérialisme, constatant cependant que les Américains ont raison d'attacher plus d'importance que nous aux" condi­tions techniques de la pensée ", notamment de la pensée créa­trice, de l'inspiration et de l'invention. Ce" fauteuil à penser" évoque pour moi la posture des rédacteurs publicitaires que j'ai vus dans les grandes agences de Lexington Avenue, isolés dans leur petit bureau individuel, mollement étendus, les pieds sur la table et les mains croisées derrière la nuque, la pipe aux lèvres et l'œil au plafond, perdus dans une contemplation qu'on pouvait croire efficace puisqu'en fait, à la fin du mois, la production de l'agence était assurée. Quel employé français se permettrait d'affirmer qu'il travaille si son patron le surprenait d,ans une telle posture décontractée? Il est de bon ton, au contraire, de couvrir son bureau de dossiers et de paraître débordé, même et surtout si l'on perd son temps en parlottes de couloir entre deux conférences. Depuis longtemps je suggère d'appliquer en France, dans les grandes affaires, l'idée simple d'une heure par jour sans téléphone pour permettre à chacun de faire le point et de réfléchir sans être à tout moment dérangé par un appel téléphonique sans urgence véritable. Certes, une bonne secrétaire est capable de filtrer ces appels, mais, à la longue, on vous reproche d'être trop bien défendu.

Vous ne pouvez d'ailleurs vous rendre inaccessible à tous et le nombre des grands patrons est tel dans une entreprise impor­tante que cela suffit à perturber l'emploi du temps le mieux organisé. À cet égard, il faudrait interdire l'installation de ces interphones dont la sonnerie en direct intervient de façon intempestive sans souci des visiteurs que vous êtes en train de recevoir et qui n'ont pas à connaître le renseignement parfois confidentiel que votre patron vous demande sur-le-champ. C'est aussi perturbant que d'être convoqué sans délai pour intervenir sans préparation dans une réunion où la prudence vous impose de mesurer vos paroles, ignorant que vous êtes des positions prises par les uns et les autres avant votre arrivée. Au contact de différents patrons, j'ai appris que le style rapide n'est pas forcément le meilleur. Bien au contraire, j'ai apprécié très longtemps la rigueur de mon directeur qui avait attribué une fois pour toutes à ses collaborateurs une heure d'audience par semaine en dehors de laquelle il refusait de vous entendre, quoiqu'il arrive. On savait qu'il serait alors attentif à vos pro­blèmes les plus mineurs sans admettre qu'une intervention extérieure, fût-ce celle du président, vînt écourter votre heure d'entretien hebdomadaire. Cet homme organisé n'était pas, sans doute, un animateur au sens le plus" actif" du terme mais on savait avec lui jusqu'où on pouvait aller sans qu'une décision soit jamais remise en cause. Ce n'est pas toujours le cas des hommes d'imagination, toujours prêts à s'emballer sur de nouvelles formules, qui feraient bien parfois de s'isoler pour reprendre leur souffle et permettre aux autres d'en faire autant. Je m'étonne d'ailleurs que, dans l'industrie, on ignore l'institution des cabinets ministériels qui, s'ils sont parfois plé­thoriques, permettent du moins de décanter les dossiers et d'éliminer la majeure partie des raseurs. Une secrétaire cerbère ne suffit pas pour jouer ce rôle tandis qu'un jeune assistant de grande classe y ferait utilement l'apprentissage des responsabi­lités avant de voler de ses propres ailes. Et pourquoi ne pas aller parfois jusqU'à doubler, comme en Amérique, les titulaires d'un même poste de direction? Tandis que l'un travaille en coulisse, son alter ego est disponible et reçoit les visiteurs qui se présentent avec toute l'autorité que lui confèrent son titre sur sa carte de visite et son expérience de la fonction car, l'année précédente, il avait en fait exercé le commandement et connaît donc tous les rouages de son secteur. Politique de gens riches sans doute mais c'est aussi celle de bons managers dont l'uni­que souci est de faire gagner toujours plus d'argent à leur firme et qui savent qu'il est indispensable de jouer au golf à cinqheures pour garder la forme et de pratiquer souvent la " thinking chair" pour trouver de nouvelles idées. Croyez-vous qu'en France une secrétaire, au lieu de répondre que son patron est en conférence, oserait dire: " Je ne puis le déranger: il rêve. " !

De l'art de passer le temps

J'ai hésité à écrire" de perdre son temps" pour ne vexer personne : dans l'industrie on ne perd jamais son temps, les journées sont trop courtes et l'on sort le soir épuisé par une incessante course contre la montre. Et pourtant... Si le salarié était encore capable d'un examen de conscience, pourrait-il affirmer qu'à aucun moment de la journée il n'a perdu son temps? Cette remarque ne concerne pas seulement l'employé subalterne, elle s'applique à tous les échelons de la hiérarchie, sous des formes diverses.

C'est la dactylographe qu'on rencontre un peu trop souvent, sortant des lavabos ou dégustant un café près du distributeur automatique. Ou bien, elle a besoin d'un renseignement et tra­verse tout le bâtiment pour consulter une collègue. Ne parlons pas des parlotes dans les couloirs ni de son poste téléphonique perpétuellement occupé aux heures creuses par des conversa­tions personnelles.

C'est aussi l'inertie stérile du bon employé qui cultive les dos­siers en attente et s'attaque à de beaux graphiques inutiles en attendant six heures. Je ne pense pas, disant cela, aux Ronds­de-cuir de Courteline confectionnant des cocottes en papier. Non pas: il s'occupe sérieusement et ressemble plutôt à la jeune fille de bonne famille du début du siècle qui faisait de la tapisserie ou de l'aquarelle patiemment sans que cette fausse occupation ne profite à personne qu'à elle-même.

Ce genre d'activité, bien entendu, est indigne d'un cadre qui n'est jamais plus heureux qu'après un tour de force. Il s'en flatte et fait tout ce qu'il faut pour être en mesure d'en accom­plir d'autres. Ainsi ne déclenche-t-il une action qu'au tout der­nier moment et se met-il alors en quatre pour tenir le délai. Il aime bien aussi lancer dans la nature des questionnaires aussi précis que superflus dont il faudra ensuite dépouiller les répon­ses en y passant beaucoup de temps (à moins que l'enquête ne s'avère alors dépassée par les événements). Mais son sport favori est de refiler au voisin par facturation interne des frais douteux qui lui incombent, sachant pertinemment qu'on les lui redébitera après plusieurs échanges de notes. Appelez-vous cela du temps perdu?

Mais il est une autre variété d'homme bien organisé, qui souf­fre de se sentir en retard et cherche constamment à mettre de l'ordre dans son emploi du temps: il se trace un programme, révise son calendrier et passe finalement plus de temps à faire des plans qu'à les respecter. Il classe ses documents, en dresse un répertoire, range ses tiroirs, met à jour son carnet d'adres­ses, ne laisse à personne le soin de l'aider dans ces tâches impor­tantes et rentre chez lui le soir satisfait d'avoir bien" travaillé".

Quant au directeur, ses fonctions l'obligent à participer à d'innombrables réunions de direction ou de chambre syndi­cale, réceptions de délégués, séminaires et conférences, déjeuners-débats, déjeuners d'affaires ... Il est si débordé par ces occupations indispensables qu'il n'a pas le temps de prépa­rer les réunions qu'il convoque et préside lui-même, de sorte que celles-ci tournent court sans conclusions ou s'enlisent dans la confusion générale. Il décide alors de réformer les structures inadaptées de son secteur et sème le trouble dans les esprits jusqu'à ce que les choses se tassent d'elles-mêmes.

Ces quelques exemples démontrent qu'il y a mille et une façons de perdre son temps ou de le faire perdre aux autres. Il importe pourtant d'en mesurer l'incidence suivant le vieux principe de la relativité qui fait que la grosse bobine du magnétophone se déroule moins vite dans le même temps que s'enroule la petite bobine. Dans une affaire qui tourne rond, chacun travaille au même rythme, sans démultiplication, sans surmenage. Chacun prend son temps, personne ne le perd. Mais ce serait trop beau pour que ça dure 1

Derrière le décor

Certes, l'habit ne fait pas le moine. Pourtant, le bureau d'un homme est souvent révélateur de sa personnalité. Vous avez sans doute regardé, dans une revue littéraire, les photos du cabinet de travail d'un grand écrivain: elles évoquent l'homme qui a passé tant d'heures dans ce décor mieux que tout autre souvenir de sa vie. Son âme est toujours présente entre le vieux fauteuil, la lampe de bureau, les rayons garnis de livres fami­liers, les tableaux qu'il a contemplés en attendant l'inspiration...

Le bureau d'un chef d'entreprise ou celui d'un de ses princi­paux cadres est généralement moins "personnel", plus dépouillé, presque anonyme : la vie qu'il y mène n'est pas contemplative mais tournée vers l'action. Seuls, de hauts fonc­tionnaires, logés dans de vieux bâtiments de style et disposant des réserves du Mobilier national, peuvent créer une ambiance de qualité. Dans l'industrie, les impératifs budgétaires impo­sent des cloisons nettes, des meubles fonctionnels qui suppor­tent mal l'intervention du décorateur. Le plus souvent une grande carte vient égayer un mur, encadrée de graphiques aus­tères, une plante verte s'ennuie dans un coin, quelques tro­phées et souvenirs de voyage permettent d'évoquer des souve­nirs avec des visiteurs intéressés, parfois une reproduction d'un grand peintre ou un poster dénote un goût personnel mais c'est déjà trop intime : l'agrandissement photographique d'une usine est plus dans la note. Bien sûr, on remarque, sur le bureau, un beau cendrier de cristal offert par un fournisseur ou l'inévitable timbale garnie de crayons de couleur. Le tradi­tionnel sous-main en cuir ne se porte plus guère, il a disparu avec la garniture de bureau, objet de fierté de nos grands­pères, qui s'accorderait mal avec le Formica du mobilier moderne. Par contre, l'agenda, signé Hermès, témoigne encore de l'estime où vous tiennent vos relations d'affaires, de même que le beau briquet d'argent que vos collaborateurs vous ont offert à l'occasion de vos vingt-cinq ans de maison. Mais tous ces accessoires de qualité ne dénotent pas un choix origi­nal où le visiteur mal dirigé retrouverait à coup sûr" votre" bureau. Hélas! votre collègue et voisin dispose à peu près du même décor standard, sans chaleur humaine, d'où tout désor­dre est exclu. Il est mal vu d'encombrer son bureau de dossiers et de paperasses sous peine de passer pour un homme mal orga­nisé. La table rase est de règle, les tiroirs à dossiers suspendus ont été créés pour vous faciliter les choses et vous seriez un bureaucrate arriéré si vous usiez encore de chemises à soufflets bourrées de documents comme on en trouve encore dans l'Administration.

Et pourtant 1 Si l'on ouvrait le tiroir du bas, on découvrirait parfois (et enfin) le petit fouillis des objets bien personnels que chacun collectionne et cache aux regards : vieilles pipes au rebut, stylos à réparer, gadgets, porte-clefs publicitaires et autres bricoles hétéroclites. Mais c'est dans le bureau de votre secrétaire que vous ferez des découvertes étonnantes si vous avez l'indiscrétion de l'ouvrir en son absence, pour rechercher­son carnet d'adresses par exemple. Vous y trouverez des pro­duits de beauté, une glace portative, des flacons de parfum, tous ces mille riens qui encombrent les sacs de dame, même des chaussures de rechange... Vous refermerez le tiroir, un peu confus, comme si vous aviez pénétré par erreur dans l'intimité de sa salle de bain. Tout un monde secret habite votre secréta­riat aux premières heures de la matinée, un monde insoup­çonné des hommes qui ne connaissent plus que leurs soucis professionnels dès qu'ils ont franchi la porte de leur bureau impersonnel.

Paul GRÉMONT