04 - Histoire de la Dauphine (6)

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Histoire de la Dauphine (6)

La vente de la Dauphine ne rencontrait en France aucune

concurrence sérieuse, les prix ayant été fixés au départ à : 399 000 F pour la 4 CV Affaires, 481 500 F pour la 4 CV Sport

et 590 000 F pour la Dauphine.

Panneau publicitaire de la Dauphine à Los Angeles (rapport 1957).

Il en était de même dans les pays européens, les seules concur­rentes étaient :

la 4 CV dans ses deux variantes, Affaires et Sport, la Volkswa­gen dont le prix était nettement plus élevé.

Ainsi les commandes affluèrent à un rythme journalier sans cesse croissant et les délais de livraison s'allongeaient.

Six mois après le lancement, à la conférence d'études lointaines du 1"' octobre, quelques jours avant l'ouverture du Salon de Paris, l'examen des commandes reçues montrait que la Dauphine mordait sérieusement sur celle de la 4 CV Sport, mais que celles de la 4 CV Affaires augmentaient, ce qui était logique mais imprévu.

Le programme de fabrication, à partir du 1"' janvier 1957, était en conséquence fixé à 300 voitures 4 CV -88 pour l'exportation et 212 pour la France et l'Union Française: 112 Affaires et 100 Sport.

A la demande d'augmentation du programme de Dauphine, Marcel Tauveron répondait qu'elle ne pouvait se faire sans de nouvelles constructions à Flins, et qu'elle ne pourrait devenir effective qu'à Billancourt, lorsqu'on aurait atteint 1 050 Dau­phine + 3004 CV, début juillet 1958.

Quant au marché des États-Unis, Robert Lamaison, qui diri­geait la vente à New York, avait essayé la voiture avec laquelle Harry Brownbach faisait des essais d'adaptation et d'endu­rance dans le Maine, et il était persuadé que, dès que la voiture serait commercialisée aux États-Unis, c'est-à-dire à partir de juin 1957, le succès auprès du réseau serait largement assuré et il demandait que l'on envisageât, pour le seul marché améri­cain, la livraison de 25 000 voitures pour l'année 1957.

Robert Lamaison, né à Dax le 8 août 1916, était un homme énergique et un bon organisateur. Bel homme, brun aux yeux bleus, de haute taille, avec une fougue toute méridionale, il séduisait tous ceux qui l'approchaient.

Après des études secondaires brillantes, il était entré à l'École de l'Air, dont il était sorti avec un diplôme de navigant en 1938. Il avait aussitôt commencé une carrière dans l'armée de l'air et participé comme officier à la campagne de France en 1940 (croix de guerre 1939-1940).

Passé dans les rangs de la France libre, il avait continué la lutte aux commandes des chasseurs britanniques, puis après l'entrée en guerre des États-Unis, des chasseurs de l'U.S. Air Force, ce qui lui avait valu la Legion of Merit et la Légion d'honneur à moins de trente ans.

Après sa démobilisation en 1946, il était entré à la T.W.A. comme Trafic Manager, puis en mars 1947 à Air France, comme inspecteur commercial. Il n'y était resté que très peu de temps. En août 1947, il avait repris la carrière militaire, comme attaché de l'armée de l'air à Rome.

Marié en juillet 1947, avec une nièce de Pierre Lefaucheux. Celui-ci, qui avait pour lui et son attitude pendant la guerre beaucoup de considération et E.Jui appréciait ses qualités de commerçant et sa connaissance approfondie des langues anglaise, italienne et espagnole, l'avait décidé à entrer, en sep­tembre 1949, à la Direction Commerciale de la Régie, comme inspecteur à l'exportation. Il s'était distingué comme Directeur Régional, d'abord en Italie, puis aux États-Unis où la vente des voitures 4 CV était devenue préoccupante, vu les difficultés que Pierre Vignal éprouvait avec l'importateur John Green, qui devenait de plus en plus exigeant.

Le 3 octobre 1951, au cours d'une conférence qui s'était tenue dans le bureau de Pierre Lefaucheux, Robert Lamaison avait dressé un bilan désastreux de la Renault Selling Branch (R.S.B.).

Le prix de vente de la 4 CV étant fixé à 1 250 $, la perte subie par la Régie, pour un prix départ de 450 $, s'établissait à 157 000 F pour un prix de revient de 335 000 f, soit une perte de 178 000 F par véhicule.

Les perspectives d'aide à l'exportation, soit par une dévalua­tion, soit par une aide de l'État de 15 %, étant incertaines, après réorganisation de la R.S.B., Lamaison pensait pouvoir équilibrer son exploitation en vendant 60 voitures par mois, ce qui entraînerait une perte pour la Régie de 128 millions de francs par an.

Le stock, à l'époque, s'élevait à 305 000 $ pour les 350 voitures et 45 000 $ pour les pièces de rechange, soit un total de 350 000 $ pour les immobilisations au compte de la Régie.

Le plus radical paraissait de liquider le stock et d'abandonner ce marché. Mais Robert Lamaison voyait un certain nombre d'avantages à maintenir une certaine activité de la R.S.B. et à ouvrir le magasin prévu sur Park Avenue:

1 possibilité de vente directe par le magasin de Park

Avenue, 2 encaissement de commissions sur les voitures vendues en France aux touristes américains. En 1950, ces ventes avaient rapporté 7 200 $ pour 948 voitures et, en 1951, 9 112 $ pour 821 voitures,

3 prestige pour la Régie de posséder un magasin d'exposi­tion sur Park Avenue, 4 le service assuré par la R.S.B. était rémunérateur.

Pierre Lefaucheux y ajoutait la nécessité de demeurer aux États-Unis pour le moment ou arriverait la nouvelle voiture, la 1090, destinée à remplacer la 4 CV, qui répondait aux princi­pales critiques des clients américains.

Il n'y avait bien que deux décisions possibles, ou liquider le stock sans passer de nouvelle commande, ou rester en annon­çant un prix de vente de 1 300 $ et alimenter le marché à la cadence de 30 par mois en attendant l'arrivée de la 1090. La VW était vendue à 1 500 $.

Alphonse Grillot et Albert Grandjean étaient pour la première solution. Pierre Lefaucheux et Bernard Vernier-Palliez pour la seconde, et c'est ce qui fut décidé. Pierre Vignal demandait ­quoiqu'il en coûtat -de rompre le contrat d'importateur exclusif de John Green.

En 1954, les ventes de la R.S.B. étaient de 550 voitures, 125 aux U.S.A. et 434 aux touristes américains en Europe. Ces chiffres passaient à 1691, en 1955, dont 891 pour la R.S.B aux États-Unis.

Dans l'intervalle, Robert Lamaison avait développé le réseau sur tout le territoire, la R.S.B. s'étant'substituée à l'importa­teur exclusif. Il créait cinq directions régionales responsables de l'organisation et de l'inspection du réseau et quinze distribu­teurs qui passaient leurs commandes à la Renault Selling Branch, mais recevaient directement les voitures de France.

Ces distributeurs nommaient à leur tour quatre cents agents qui leur achetaient les voitures qu'ils vendaient à la clientèle.

Le magasin de Park Avenue (P. Vignal -P. Dreyfus -R. Lamaison).

Le magasin de Park Avenue à New York (rapport de gestion de 1956).

Pierre Dreyfus, qui comptait sur le succès de la Dauphine pour développer le marché exportation, se trouvait confronté à deux difficultés majeures. La première concernait les problèmes logistiques, non seulement de production, mais de livraison outre-Atlantique de 25 000 voitures dans l'année, soit 110 par jour ouvrable, réparties judicieusement sur les côtes est, ouest et du golfe du Mexique, ce qui imposait la mobilisation de moyens de transport et la constitution d'un stock de plusieurs milliers de voitures entre la sortie de la ligne d'assemblage et la livraison sur l'ensemble du réseau américain.

La seconde constituait le prix de vente de cette voiture. Une étude, faite dès février 1956, montrait que pour vendre la voi­ture au public 1 595 $, comparé à 1 531 $ pour la Volkswagen et 1 295 $ pour la 4 CV, il fallait compter sur une perte de 38 400 francs pour un prix de revient de 354 300 F, soit 10,8 % (la perte sur la 4 CV Sport U.S.A. avait été ramenée à 38 015 F soit 12 %).

La perte annuelle pour 25 000 voitures s'élèverait donc à 960 millions de francs, alors que le bénéfice total de 1955 s'était élevé à 2 624 millions.

Pierre Dreyfus ne prenait donc aucune décision, se réservant, avant de conclure, d'aller faire une enquête sur place, à l'occa­sion de l'inauguration du magasin d'exposition de Park Avenue, prévue pour mai 1957.

Il me demandait de prévenir Harry Brownback, qui avait d'excellentes relations dans l'industrie automobile américaine, et de lui demander d'organiser un séjour de quelques jours à Détroit, de lui obtenir des contacts avec les principaux patrons de l'industrie américaine, et, en même temps, de préparer pour chacun des trois groupes, une visite des usines les plus performantes.

Pierre Dreyfus n'était pas -contrairement à Pierre Lefau­cheux -un fervent des visites d'usine, mais je l'avais décidé à profiter de cette occasion pour apprécier, de visu, la puissance de nos concurrents américains.

La mission qui accompagnait Pierre Dreyfus comprenait Pierre Vignal, le colonel de Chezelle et moi-même. Nous quit­tâmes Orly le 21 mai par l'avion Air France du soir et arri· vâmes à Idlewild, aéroport de New York, le matin du 22.

A 12 heures, déjeuner de 155 personnalités à l'hôtel PIazza, puis, à 17 heures, inauguration du show-room de Park Ave­nue, où avaient été invités les concessionnaires. Une dizaine de Dauphine étaient là, pour être présentées et examinées par ce beau monde. Un buffet, très français, où le champagne coulait à flot, servi par de splendides hôtesses, donnait la note gaie.

L'accueil fut délirant. Les distributeurs prenaient le pouls de leurs concessionnaires et nous apportaient leurs réactions. Jarrard, le distributeur de la Floride, nous invitait à visiter ses installations à Pensacola, et à remettre à l'épouse du gouver­neur de la Floride, une Dauphine qu'il lui offrait en présence de la T.V. locale.

Plusieurs distributeurs nous parlaient du succès des coupé et cabriolet Karhman-Ghia auprès de la clientèle féminine et nous pressaient de compléter la gamme Dauphine avec des véhicules du même genre sur la plate-forme de la berline.

Alors que la réception s'éternisait et que -le champagne aidant -le ton des conversations montait, Pierre Dreyfus m'invitait à quitter discrètement les lieux et à dîner avec lui dans sa chambre de l'hôtel Pierre.

Nous n'étions, ni l'un ni l'autre, totalement convaincus que le succès annoncé était une certitude. Nous faisions la part de l'enthousiasme que manifeste toujours auprès des vendeurs la présentation d'un nouveau modèle, surtout avec un animateur comme Robert Lamaison. Pierre Dreyfus était particulière­ment réservé sur la production des variantes coupé-cabriolet. Mais quand je lui annonçai que j'avais demandé à Ghia de tra­cer quelques avant-projets -sans engagement -, il me demanda de câbler à Turin pour que l'on nous envoie ces quel­ques dessins d'urgence, afin de les présenter à Jarrard lorsque nous le rencontrerions la semaine suivante.

Le programme du 24 mai n'était pas moins chargé.

Le matin, visite des ateliers où étaient remises en état les voitures après leur passage en douane. Les peintures, les chromes, les glaces et les garnitures intérieures avaient besoin d'un certain nettoyage après les épreuves subies dans les transports en chemin de fer, séjours sur les quais, transbordements et six mille kilo­mètres de houle sur l'Atlantique.

Nous étions invités à déjeuner au Pavillon, le meilleur restau­rant de New York, par M_ Spanel, industriel américain du caoutchouc, qui invitait les personnalités françaises de passage à New York_ Très francophile dans la presse qu'il contrôlait, il avait été fait commandeur de la Légion d'honneur par le prési­dent René Coty, lors d'un récent voyage à Paris_ Ensuite, conférence avec tout le personnel de Renault INC_

Le 25 mai, pour nous détendre un peu de l'agitation subie depuis notre arrivée, Robert Lamaison avait retenu des billets sur le bateau qui faisait le tour de Manhattan par l'East River, le canal et l'Hudson avec salut en passant à la statue de la Liberté.

Il avait prévu ensuite l'inauguration du show-room, que venait d'ouvrir à Jamaïca le concessionnaire de Long Island, ce qui nous permit d'apprécier les encombrements de la circulation du week-end, entre Manhattan et Long Island.

Le dimanche 26 mai se terminait à Detroit, où Harry

L. Brownback nous attendait, Pierre Dreyfus et moi, les autres membres de la mission gagnant la Nouvelle-Orléans, afin d'inspecter le secteur avec le distributeur local, avant de nous accueillir le mercredi en fin de journée pour le programme organisé par le distributeur Jarrard.

Le lundi 27 mai, nous déjeunions au Club Économique de Detroit avec le président de la General Motors, Harlow

H. Curtice, et au cours de la conversation Pierre Dreyfus lui posait la question qui le préoccupait: -Notre directeur aux États-Unis prévoit la vente de 25 000 voitures au cours de la prochaine année, qu'en pensez-vous? -Étant donné la demande actuelle pour les voitures étran­gères, 7 à 8 pour cent du total me paraît possible. A vous de voir si vos 25 000 voitures peuvent s'y insérer. De toute façon, nous n'admettrons pas que les importations dépassent dix pour cent du marché. Si cela était, nous y mettrions le holà!

Puis, le repas terminé, le président Curtice nous accompagna à son avion personnel, qu'il mettait à notre disposition pour nous conduire, avec son vice-président, C. H. Kindl, responsable de l'exportation à l'usine de Flint où l'on montait des Chevrolet. Pierre Dreyfus y constata que notre usine de Flins n'avait rien à envier à celle-ci.

Le lendemain, 28 mai, était consacré aux usines Ford de River Rouge. La visite se fit le matin en voiture et nous pûmes y voir les fonderies et les forges complètement rénovées depuis ma dernière visite en 1949. Le président, Henri Ford II, nous invita à déjeuner avec lui et ses principaux collaborateurs avec qui il prenait tous les jours le repas de midi. Repas à la carte, chaque mets étant coté en calories et la boisson limitée à l'eau glacée, au lait ou au thé.

Quand le repas fut terminé, Henri Ford II nous reçut dans son bureau, en présence de Andrew Kutcher, vice-président chargé des recherches. Pierre Dreyfus lui posa alors dans les mêmes termes que la veille la question sur son opinion vis-à-vis de nos projets. Sa réponse fut moins menaçante que celle du président Curtice, sinon plus méprisante: -Vendez tout ce que vous pourrez, je ne connais pas assez ce marché pour vous dire si c'est trop ou trop peu. Ce sera au moins des dollars qu'on vous donnera contre quelque chose.

Puis, accompagnés de Andrew Kutcher, nous visitâmes très complètement le centre de recherches, aussi bien les labora­toires que les pistes d'essai où tournaient les prototypes des voi­tures des prochaines années.

Nous dînions le soir au Detroit Athletic Club, invités par Malcom Ferguson, président de la Bendix Corporation, qui ne faisait jamais une visite en France sans passer nous voir.

Pendant le repas, on m'informa que j'étais demandé au lobby. C'était Luigi Segre, président de Ghia, qui m'apportait de Turin les avant-projets des cabriolet et coupé sur plate-forme Dauphine que je lui avais demandés par câble le 23 dans la soirée.

Le 29 mai, c'était le tour de la Chrysler Corporation. Nous visi­tâmes le matin les usines de mécanique et de carrosserie de la banlieue de Detroit. Cette visite fut suivie du déjeuner avec le président Colbert, assisté du vice-présidentJ.-Carl Zeeder, qui dirigeait la technique du groupe. Le ton de la conversation fut très différent de celui des présidents de G.M.C. et de Ford, le président Colbert étant très conscient de sa faiblesse vis-à-vis de ses concurrents.

Quand Pierre Dreyfus lui posa sa question, il répondit : -Je suis dans une position plus délicate que Curtice et Henri Ford. Eux possèdent en Europe des filiales qui construisent des petites voitures concurrentes de la Dauphine. En cas de succès ici, ils pourraient toujours iinporter et vendre par leur réseau les productions de leur filiales anglaise ou allemande. J'ai demandé à Carl Zeeder, devant la menace des importations, de faire une enquête en Europe. Je vous remercie de l'avoir reçu aimablement et de lui avoir montré vos usines et vos services de recherches. Il va vous dire lui-même les conclusions qu'il a tirées de sa mission.

Carl Zeeder prit la parole :

-Au cours de ce voyage d'études en Europe, j'ai visité toutes les usines construisant des automobiles -à l'exception de Citroën où l'on a refusé de me recevoir. Ma conclusion est que l'affaire la plus intéressante est Renault à tous les points de vue et mon conseil est que c'est celle que nous devrions acheter pour nous installer en Europe.

Pierre Dreyfus, enchanté de ce jugement autorisé, souriant, répondit:

-Malheureusement pour vous, c'est la seule qu'il n'est pas possible de vendre. Elle appartient à la nation française depuis 1945.

Et il expliqua longuement à nos deux interlocuteurs quel était le statut de la Régie Nationale des Usines Renault, son organi­sation, ses résultats et ses ambitions.

Après cette prise de position, très nette, il ne nous restait plus qu'à prendre congé, avec les vœux de réussite de Colbert et Zeeder qui pensaient que, seul, Plymouth pourrait éventuelle­ment, pour son véhicule bas de gamme, subir quelque préju­dice de notre vente de Dauphine.

Quelques mois plus tard, la Chrysler Corporation achetait les usines Simca de Poissy.

Nous prenions aussitôt l'avion pour La Nouvelle-Orléans, avec escales à Pittsburgh et Birmingham, où nous arrivions à 22 heures avec un certain retard dû à une situation atmosphé­rique très orageuse sur tout le sud.

Pierre Vignal, Robert Lamaison et de Chezelle nous atten­daient à l'aéroport.

La journée du 30 mai était aussi très chargée. Jarrard nous avait rejoints à l'hôtel Roosevelt pour nous accompagner au cours de la journée qu'il nous avait organisée. Il nous condui­sit, après une rapide visite du Carré français, à l'aéroport où nous attendait l'avion qu'il avait loué pour nous transporter au cours de toute la journée.

Le départ de New Orleans pour Tallahassee.

Avant de partir, étalant les dessins sur l'aile de l'avion, je lui montrai les plans que m'avait apportés Segre la veille. Étonné de la rapidité de notre réponse, il choisit l'avant-projet de la variante à deux portes en coupé et cabriolet, et il fut convenu que si cette voiture était construite en série, on la baptiserait Floride.

Notre première étape était Tallahassee, capitale de la Floride, que l'on atteignit après avoir longé, par un temps magnifique, la côte du Golfe.

Des voitures officielles, accompagnées par des motocyclistes, nous attendaient pour nous conduire au Capitole où nous accueillit le gouverneur Le Roy Collins.

Après la visite du parlement et l'annonce qu'il avait émis le vœu que la Régie construise une usine de montage sur le terri­toire de la Floride" afin d'ennuyer les Yankees ", nous passâ­mes dans le parc où nous attendaient madame, épouse du gou­verneur, et la Dauphine qui lui était offerte.

Je lui expliquai les rudiments de la conduite de cette voiture, tandis que Robert Lamaison, aux places arrière, traduisait mes paroles.

Pendant ce temps, Pierre Dreyfus expliquait au gouverneur que nous étions très honorés de l'offre du parlement, mais qu'elle était prématurée, le succès de la Dauphine dans ce pays n'étant encore qu'une hypothèse.

Après le déjeuner à la table du gouverneur, son épouse ne venant à la fin du repas que pour sabler le champagne et pren­dre le café avec nous, nous repartions pour Pensacola où

Wendell Jarrard, après la visite de ses ins­tallations et notre présentation à la télévi­sion locale (publicité oblige), avait orga­nisé une réception et un dîner avec les dealers de Floride.

Dîner au bord de la mer, dans un nuit qu'éclairait seulement "cette obscure clarté qui tombe des étoiles". Ce qui n'était guère confortable et rendait diffi­cile le découpage des steaks grillés dans nos assiettes.

Après une traversée de la ville au son des trompes de la police, nous finissions la soi­rée dans un établissement très couleur locale, en écoutant du jazz exécuté par un orchestre de Noirs du Mississipi.

Le lendemain matin, vendredi 31 mai, notre avion particulier nous conduisait à Mobile, d'où un vol direct d'une ligne régulière nous emportait vers Washington.

Pendant ce parcours, nous tirions les conclusions de ce voyage d'études.

La première était que la façon dont nous avions été reçus à Detroit traduisait les progrès faits dans les esprits des grands patrons depuis la visite que nous avions faite, Pierre Lefau­cheux et moi, en juin 1946. Malgré le patronage de la Budd Corporation qui avait organisé notre voyage, nous avions visité les usines parmi la foule des visiteurs et aucune réception parti­culière n'avait été prévue. Nous étions considérés comme les exécutants du plan anticapitaliste du de Gaulle détesté.

Ce changement de climat était dû à l'action d'Henry Brown­back, depuis 1949 et 1952, et surtout à celle de Robert Lamai­son qui avait su acquérir la sympathie et la confiance de ses homologues américains.

La seconde conclusion était que le programme de vente de 25 000 Dauphine dans l'année ne paraissait pas impossible. Les sociologues ont montré que dans toute société civilisée on trouve toujours cinq pour cent d'anticonformistes qui, dans tous les domaines, prennent le contrepied des modes de vie courants.

Ce qui amenait à penser que, sur le marché de six millions de voitures en 1956, les voitures importées pouvaient espérer un total d'immatriculations de trois cent mille.

Robert Lamaison faisait remarquer qu'avec un réseau R.S.B. comprenant 900 dealers convenablement répartis, il n'était pas chimérique d'espérer 25 000 Dauphine, ce qui ne représentait pas 30 voitures par an pour chacun d'eux, et à peine 9 % des importations. Il ajoutait qu'il pensait faire beaucoup mieux

P. Dreyfus sur la plage de Pensacola.

dans les années suivantes et il ne présentait aucun complexe vis-à-vis de Volkswagen qui avait immatriculé, en 1956, 45 000 Coccinelles.

Après quelque repos, Robert Lamaison nous fit faire une visite rapide de la ville de Washington : la Maison Blanche, le

Washington -Devant l'obélisque: P. Dreyfus et R. Lamaison.

Mémorial Lincoln, le Capitole, le Musée national d'histoire et de technologie.

Le samedi 1"' juin, l'ambassadeur de France Hervé Alphand et son épouse nous attendaient pour le déjeuner.

Le déjeuner à l'ambassade de France, en compagnie des atta­chés commercial et culturel, fut très sympathique. Pierre Drey­fus connaissait l'ambassadeur de longue date et Robert Lamai­son entretenait avec lui et son épouse d'excellentes relations, ce qui nous valut, de la part de Mme Alphand, un air de guitare qui évoquait pour Lamaison des souvenirs de Londres en 1943­1944.

Pierre Dreyfus énonça nos conclusions et il eut un accord total de l'attaché commercial, ce qui présentait un gros intérêt pour nos relations avec le Gouvernement fédéral.

Pierre Dreyfus, Pierre Vignal et de Chezelle reprenaient l'avion pour Paris. Quant à moi, devant présenter une communication à la Convention de la Society Automotive Engineers (S.A.E.) qui se tenait à Atlantic City du 3 au 7 juin, je passai, dans la famille Brownback à Norristown (Pennsylvanie), la journée du dimanche, ce qui me donnait l'occasion de rouler en Dauphine dans le trafic américain du week-end sur route et sur autoroute.

Le mardi 4 juin, en soirée, je présentai la communication sur " les perspectives de la construction automobile en France au cours des cinq prochaines années" qui m'avait été demandée par la direction de la S.A.E.

Le papier fut lu par Archie T. Colwell, ancien président de la S.A.E., et vice-président de Thomson Products. La réception qui me fut offerte par les anciens présidents et leurs épouses, après la lecture, confirmait que la Régie était aussi bien consi­dérée dans le milieu des ingénieurs de l'automobile que par les constructeurs eux-mêmes.

Dès son retour, Pierre Dreyfus prenait les décisions nécessaires pour assurer aussitôt que possible le programme que prévoyait Robert Lamaison.

La Dauphine ayant été déjà homologuée par les autorités amé­ricaines, aucune difficulté ne se posait pour la direction des études, mais il fallait en démarrer la production et prendre les mesures indispensables pour l'expédition et le transport.

Pour des raisons fiscales, le statut juridique de l'affaire améri­caine était changé. La Renault Incorporated (Renault Inc.) succédait à la Renault Selling Branch, créée par Fernand Renault en 1908.

Alors qu'au 31 décembre 1956, 1 196 voitures, 4 CV et Dau­phine, avaient été expédiées, en 1957, ce chiffre montait à 26 226 voitures. Les prévisions de Robert Lamaison se vérifiaient.

Malheureusement pour la suite, le 9 novembre 1957, Robert Lamaison et son épouse disparaissaient au cours de la perte corps et biens de l'avion de la Pan Americain Air Line, entre San Francisco et les Îles Hawaï, où ils se rendaient pour inau­gurer, le 11 novembre, le magasin d'exposition du distributeur local. C'était la première fois que Mme Lamaison accompa­gnait son époux dans un de ses déplacement. Cette catastrophe laissait deux orphelins.

Le problème du remplacement de l'animateur qu'il était se posait d'urgence et il était indispensable que, dès le lundi 12 novembre, la situation fut éclaircie à New York. Le directeur commercial, Albert Grandjean, ne connaissant pas l'anglais, n'acceptait pas de partir immédiatement pour New York. Pierre Vignal, qui était en vacances en famille à San Francisco, se récusait. Pierre Dreyfus demanda à Bernard Vernier-Palliez de partir immédiatement. Le lundi, à l'ouver­ture des bureaux, il était sur place pour prendre les décisions nécessaires.

Robert Valode, qui était l'adjoint de Robert Lamaison et diri­geait en fait le bureau de Park Avenue pendant les absences de Lamaison, très fréquentes pour les nécessités du service, soit à Paris soit dans le réseau américain, lui parut qualifié, par ses antécédents à la Régie et son currz'culum vitae, et il le nomma sur-le-champ directeur de la Renault Inc.

L'un des six navires de la Compagnie d'affrètement et de transport (C.A.T.) débarquant 1 050 Dauphine dans un port des U.S.A. (rapport de gestion de 1957).

Robert Valode, né à Paris le 20 novembre 1913, parlait l'anglais et l'espagnol et était diplômé de l'École supérieure de commerce de Paris et de la Chambre de commerce de Madrid.

Entré aux Usines Renault le 16 novembre 1936, comme sta­giaire à la direction commerciale, il avait été titularisé comme employé de service technique en 1939. Passé employé principal en 1942, il avait été nommé ingénieur des services commer­ciaux en juillet 1946, en même temps qu'il était affecté à la

R.S.B. comme responsable de l'administration, sous l'autorité de Robert Lamaison.

Tout paraissait donc l'indiquer comme successeur. On verra par la suite que, brillant second, il n'avait pas les qualités d'un patron.

Mais le plus grave était le malaise qui, dès ce moment, allait régner parmi les principaux membres de la direction générale.

B. Vernier-Palliez avait pris la décision de nommer Robert Valode, sans consulter la hiérarchie. Ni Pierre Meilhan, prési­dent de Renault Inc., ni Albert Grandjean, ni Pierre Vignal.

Dès lors, ceux-ci se désintéressèrent de ce qui se passait outre­Atlantique et Valode ne se considéra que sous l'autorité de

B. Vernier-Palliez qui fit de très nombreux voyages aux États­Unis pour suivre personnellement la situation.

Au retour, il disait simplement, au cours de la conférence de courrier, que tout allait bien là-bas. Il n'avait évidemment pas le moyen, en deux ou trois jours, de se rendre compte de ce qui s'y passait et les programmes d'expédition augmentaient.

En 1957, pour être maître des transports, la Régie, avec le concours technique et financier de la Compagnie générale transatlantique et de la compagnie d'assurances " La Fon­cière ", avait créé la Compagnie d'affrètement et de transport, au capital de 100 000 000 F.

Cette société avait acheté et aménagé, pour ce transport, 6 liberty shzps (construits pendant la guerre pour le ravitaille­ment des troupes américaines en Europe).

En 1959, Valode avait engagé, comme directeur commercial, Kent, ancien directeur commercial chez Chrysler, et organisé -évidemment avec l'accord de Vernier-Palliez -les voyages en Europe des dealers américains, au moment des Salons de Paris, avec de grandioses réceptions où étaient invités les concessionnaires français et les cadres supérieurs des usines.

Ces banquets étaient donnés, en 1958, à l'Orangerie du châ­teau de Versailles, avec grandes eaux à la fin du repas; en 1959, aux Écuries royales de Chantilly avec concert de trompes de chasse.

(à suivre .. .)

Fernand PICARD