01 - La catastrophe du 13 Juin 1917

========================================================================================================================

LA CATASTROPHE DU 13 JUIN 1917

Le mercredi 13 juin 1917, les Pari­siens allaient vivre leur 1 .045e journée de guerre. Ils se préparaient à accueillir, dans la soirée, le général Pershing, commandant le corps expéditionnaire américain dont les premiers éléments débarcqueraient un mois et demi plus tard.

Le Conseil municipal de Paris avait, par affiches, invité la population « à se porter au-devant du général pour acclamer en sa personne l'armée des États-Unis)}. Dès 16 heures la foule se presserait aux abords de la gare du Nord. Deux heures et demie plus tard, le général descendrait du train et il serait reçu par Joffre, Viviani, Painlevé, Foch et Dubail. Passant en revue des compagnies des 230e, 232e et 237e territorial et la Garde républicaine dont la musique jouerait « La Ban­nière étoilée)}, il prononcerait ces deux mots « Splendid fellows)} (1). A ce moment-là, Billancourt aurait vécu sa tragédie.

*

* * Ce même jour, bien avant 7 heures, le jeune Raymond Mathiot quitt~it la maison paternelle, avenue Vlctor­Hugo, pour se rendre aux Usines Renault. Embauché deux années auparavant comme apprenti, il était tout fier d'être déjà petite main ajus­teur. Comme chaque jour, il retrouve­rait Duplet, son compagnon, et alors commencerait pour eux une longue journée de travail. Il ne se doutait pas qu'il allait vivre un événement qui resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Plus de cinquante années après, il s'en souviendrait encore; non seulement parce qu'il conserve­rait une cicatrice à la tête, mais aussi parce qu'il avait tout juste quatorze ans et qu'à cet âge, il y a des faits qu'on ne peut oublier.

Au même instant un garçon de treize ans prenait aussi le même chemin. Mais pour lui le sort en avait décidé autrement et cette journée serait la dernière de sa jeune vie. Jamais plus il ne reverrait ses parents, ses amis. Quelques heures plus tard, en effet, Eugène Blary aurait cessé de vivre.

Les Usines Renault en 1917

Depuis le débuts des hostilités, les Usines Renault connaissaient un dé­veloppement continu. Réduites en août 1914 à un petit noyau d'ouvriers, elles étaient très rapidement mises en état de produire fléchettes et obus, moteurs d'avions, autos-mitrailleuses, tracteurs, voitures, camions et matériel d'artillerie; enfin, le 1er mars 1917 sortait le premier char d'assaut dont la maquette avait été présentée en février de la même année.

Parallèlement, l'effectif augmentait. De 6.300 ouvriers en 1914, il attei­gnait le chiffre de 21.604 en 1917 (dont 8.732 militaires et 4.485 fem­mes). Sans relâche des terrains nou­veaux étaient acquis et la surface couverte passait dans le même temps de 76.365 m2 à 174.635. On travaillait nuit et jour. L'équipe de jour compre­nait les 2/3 de l'effectif et celle de nuit, l'autre tiers. On ne se reposait, alternativement, qu'un dimanche sur deux, jeunes et femmes compris.

L'ensemble des ateliers était réparti en usines désignées par une lettre de l'alphabet. L'usine C occupait tous les terrains compris entre les rues de Saint-Cloud, du Cours (2) et Gustave­Sandoz. A elle seule elle comptait 29.234 mètres carrés de surface cou­verte, elle était la plus importante. Le bâtiment C4, situé rue du Cours, à peu près face à la rue du Hameau (3), formait un immeuble de deux étages, long de 70 mètres et large de 40. On l'appelait communément bâtiment Boyer, du nom du chef d'atelier, ou

encore Pantz, de celui de l'ingénieur qui l'avait construit pour la somme de

310.000 francs. A l'origine il devait être affecté à la fabrication des boîtes de vitesse et des axes arrière mais, en raison des circonstances, on y avait substitué celle de matériel de guerre.

Au rez-de-chaussée se trouvait l'ate­lier nO 24 (moteurs), au premier étage l'atelier nO 31 (fraisage) et au deuxième l'atelier nO 24 (dépôt de pièces détachées finies). Près de 700 personnes travaillaient dans ce bâtiment: 400 au rez-de-chaussée, 200 au premier et 100 au deuxième.

Ce jour-là

A 7 heures précises, Raymond Mathiot était à son poste aux côtés de Duplet à l'atelier 24. Vers 9 heures 30 son attention fut attirée par les casiers remplis de pièces et fermés par des grillages « qui lui donnèrent l'impres­sion de s'abaisser)}. Il le dit aussitôt à son compagnon qui en fit part au chef d'équipe Magnier. Celui-ci donna l'ordre aux ouvriers de s'habiller. C'est alors qu'au premier étage on a vu des étincelles, ce devait être un court­circuit. M. Janin, arrivé entre-temps, fit évacuer les lieux. Plus tard, raconte Raymond Mathiot, je me suis retrouvé à (( /'artillerie )) mais je n'ai jamais su comment j'y étais parvenu.

Vers 9 heures 45, dans un fracas épouvantable, un des grands côtés du bâtiment s'effondrait. Le bruit retentit dans Billancourt. De tous côtés les ouvriers fuyaient, pris de panique. Sous les débris, des cris s'élevaient, mais personne ne songeait à y répondre. Un nuage de poussière recouvrait les lieux. Le bâtiment ne formait plus qu'un « amas de dé­combres de toute nature où s'em­mêlaient les pièces de fer des char­pentes et l'outillage détruit)}. (4)

La nouvelle de la catastrophe se répandit comme une traînée de poudre. Tandis que le personnel de l'usine, le premier moment d'affole­ment passé, commençait à procéder aux recherches, des secours surve­naient de tous côtés: d'abord les

(1)

Quels beaux garçons!

(2)

Rue de Saint-Cloud aujourd'hui rue Yv~s-Kermen Rue du Cours aujourd'hui avenue Emile-Zola

(3)

Actuellement englobée dans les ateliers des forges

(4)

«Le Matin» du 14 juin 1917

Plan du Bâtiment C 4 en 1917

troupes du dépôt de la section auto­mobile militaire, puis les pompiers de Paris et ceux de Boulogne, enfin, des formations sanitaires avec leurs voi­tures d'ambulance.

Sous la direction du colonel Cordier et de l'état-major des pompiers de Paris, on s'efforçait de dégager les blessés qui, après un pansement som­maire, étaient transportés à l'hôpital Boucicaut ou aux Petits-Ménages. Dès les premières heures, M. Malvy, ministre de l'Intérieur, M. Hudelo, préfet de Police, M. Lescouve, pro­cureur de la République, M. Moutin, directeur de la Police judiciaire, des officiers du ministère des Munitions et de nombreuses personnalités arri­vaient sur les lieux.

A 14 heures on avait dégagé 10 morts et recensé une cinquantaine de bles­sés. Vers 16 heures 30, le président de la République, Raymond Poincaré, accompagné de M. Malvy et du géné­rai Dufarge venait s'incliner devant les corps des victimes.

A 17 heures, le nombre de cadavres retirés s'élevait à 19. A l'approche du soir, la direction de l'usine faisait installer des lampes à arc au-dessus des bâtiments pour permettre aux recherches de se poursuivre pendant la nuit.

Dans le courant de l'après-midi, le ministère de l'Armement transmettait à la presse un communiqué dans lequel il déclarait: (( Ce matin une portion d'un bâtiment des établisse­ments Renault s'est écroulée. Le déblaiement a été immédiatement organisé. Un assez grand nombre de blessés a été dirigé sur les hôpitaux,

NL

a

C

!C

~I

"

en

ReAU 17.701

Emplacement actuel du bâtiment C 4

on continue le déblaiement pour voir s'il n'y aurait pas sous les décombres des blessés ou des morts. On peut espérer que le nombre des blessés ne sera pas trop considérable; un pre­mier tassement s'étant produit avant l' écroulement, l'ordre avait été donné d'évacuer l'atelier )).

Pendant toute la nuit du mercredi à jeudi et sans interruption jusqu'au samedi le déblaiement et les recher­ches se poursuivirent. Si 19 cadavres avaient été retirés des décombres, 6 blessés étaient décédés à l'hôpital Boucicaut et aux Petits-Ménages, ce qui portait le nombre de victimes à 26. Parmi ces morts on comptait deux femmes et un enfant de 13 ans, Eugène Blary. Le nombre de blessés graves s'élevait à 35, quant aux blessés légers, ils ne purent jamais être dénombrés car la plupart avaient préféré rejoindre leur domicile.

*

* *

(( Quand je me suis retrouvé à l'artillerie j'avais la tête couverte de sang. Là on m'a emmené à /'infirmerie. 1/ y avait beaucoup de blessés. Le chef infirmier qui connaissait mon père, m'a dit: (( Mon petit t'en as pris un coup )). Après m'avoir examiné il m'a dit (( on va t'emmener à l'hôpital )). En appre­nant cela j'ai préféré me sauver. Je suis allé avenue Victor-Hugo où il y avait une clinique pour les accidents du travail, là où est maintenant sténo-école. L'infirmière m'a fait un pansement et quand je suis sorti j'avais la tête enveloppée, on aurait dit une momie. Mais je n'avais qu'une

hâte, retourner à l' usine pour retrouver mon père qui était à l'époque chef de l' atelier des schrapnels. Lui aussi était dans l'anxiété et mon chef d'équipe le voyant chercher partout lui avait dit (( Ah! M. Mathiot )) et ils pensaient tous les deux que j'étais dessous. Quel soulagement quand on s'est retrouvé. ))

Les obsèques

Le lundi 18 juin, des obsèques solen­nelles furent faites aux victimes. La veille les corps avaient été transférés à l'asile des vieillards, 52, rue des Abon­dances. A 9 heures, ils quittèrent l'asile pour l'église de Boulogne où la messe fut célébrée par le curé de Billancourt et l'absoute donnée par le chanoine Gérard, curé de Boulogne.

Une foule évaluée à plus de

30.000 personnes suivit le cortège funèbre qui se déroula de l'église de Boulogne au cimetière de Billancourt, par l'avenue de Strasbourg (5). Parmi les personnalités présentes on relevait les noms de M. Painlevé, ministre de la Guerre, des généraux Galopin, Dubail, Polachi, M. Raynaud, repré­sentant le président de la République,

M. Hudelo, préfet de Police, le chef de cabinet de M. Malvy, le représen­tant du préfet de la Seine, le maire de Boulogne, des délégués de la Chambre et du Sénat, Louis Renault et de nombreux chefs d'atelier. Toutes les usines de munitions et d'aviation de

(5) Auj. avenue Édouard-Vaillant

la région avaient envoyé des délégués et de superbes couronnes.

A l'entrée du cimetière des discours furent prononcés par M. Lagneau, maire de Boulogne, René Gallot, délégué par les ouvriers des usines, Rousselle et Paul Guibourd, conseillers généraux et enfin par M. Painlevé qui adressa un suprême adieu à ces hommes, à ces femmes et à ces enfants qui « tous, ont été des sol­dats. )}

(( Quelques jours plus tard, dit Ray­mond, Mathiot, M. Renault a voulu voir les blessés. Comme j'étais le plus jeune on m'a fait passer le premier. Je me vois entrer dans son bureau. Il m'a dit: (( Alors mon petit, crois-tu vraiment que c'est de ma faute? )) Je lui ai répondu: (( Non, Monsieur, c'est la fatalité! )). Alors, il s'est retourné vers M. Bussonnais qui était son financier, (( donne... )) lui a-t-il dit, je ne sais combien il m'a donné, mais c'était un gros billet. En rentrant à la maison j'ai dit à mon père: (( Tu te rends compte de ce que M. Renault m'a donné )). Mon père n'a rien répondu.

Une émotion considérable

La catastrophe avait provoqué une émotion considérable. L'opinion, mal­gré la guerre qui tuait chaque jour tant d'hommes, n'acceptait pas qu'il en fût de même à l'arrière surtout quand les victimes étaient des femmes et des enfants. La presse d'informa­tion, malgré la censure, s'en était faite l'écho. Tout le monde voulait que la lumière soit faite sur les responsabilités encourues. A ses yeux, Louis Renault était le responsable et sa culpabilité ne faisait aucun doute. La Confédéra­tion Générale du Travail publiait dans « La Bataille)} (6) une déclaration dans laquelle elle constatait qu'... « ... il apparaît sans conteste possible que cet accident meurtrier est dû aux surcharges imposées à un bâtiment qui ne devait supporter qu'un poids bien moindre, et à la mauvaise répar­tition de ces charges.

qu'avec leurs intérêts particuliers et, dans ce but, écartent toutes dépenses nouvelles, même les plus utiles)}.

Elle réclamait, en conséquence, « qu'une enquête sérieuse soit faite par les services responsables, pour examiner la résistance des bâtiments dans les usines de munitions, inter­dire d'une facon absolue toute sur­charge et remédier immédiatement à la mauvaise répartition des ateliers et que « des sanctions soient prises et surtout prévues pour l'avenir)}. (7)

De son côté Arthur Levasseur, député socialiste du XVe, annonçait son intention d'interpeller le gouvernement sur « les causes et les graves respon­sabilités de la catastrophe )}.

Le jeudi 14 juin, le Parquet avait désigné M. Bourdeaux, juge d'ins­truction, pour procéder à une enquête sur les causes de l'accident. Le magis­trat instructeur désignait immédiate­ment comme experts MM. Balleyguier et Didelot, et chargeait les docteurs Dervieux et Socquet, médecins lé­gistes d'examiner les blessés. Ainsi allait débuter une enquête dont les conclusions ne seraient connues que de nombreuses années plus tard.

a d'ailleurs constaté que les rensei­gnements fournis de part et d'autre concordaient parfaitement et que « les causes sont définies d'une facon très complète et très simple )}. .

A. Levasseur s'interroge donc pour savoir comment l'accident s'est pro­duit et comment on a pu le laisser se produire. Il faut noter tout d'abord que « c'est un hasard, presque miraculeux, que tous (les ouvriers travaillant dans le bâtiment -G.H.) n'aient pas été victimes de la catastrophe; leur salut n'est dû qu'au sang-froid de quelques chefs d'équipe et de quelques ouvriers qui n'ont pas hésité, voyant le bâti­ment fléchir, à quitter l'atelier sans tenir compte de l'ordre donné d'y rester)}. «Au moment du fléchisse­ment, en effet, il fut demandé par téléphone, à la direction, ce qu'on devait faire; et la réponse fut qu'il fallait attendre qu'on se soit rendu sur les lieux pour examiner le danger)}. Pourtant les avertissements n'avaient pas manqué. « Depuis deux ans, des ouvriers avaient informé la direction que des craquements significatifs se produisaient dans le bâtiment. Au mois de septembre 1916, on indiquait également que des écrous d'une ferme

Il ressort essentiellement de ces faits que s'il y avait eu de la part de la direction de la maison Renault beau­coup moins d'âpreté au gain, un peu de prévoyance et un souci plus grand des conditions d'hygiène nécessaires indispensables aux conditions de tra­vail normales des ouvriers et ouvrières, cette catastrophe eût été certainement évitée. )}

Elle estimait d'autre part que « l'af­fectation des bâtiments et leur dispo­sition intérieure ne doivent pas être laissées au seul arbitre des patrons, trop souvent enclins à ne compter

L'interpellation

du député Levasseur

La discussion de cette interpellation eut lieu à la Chambre des députés au cours de la séance du 13 juillet. Après avoir donné les raisons (8) qui avaient motivé sa demande, le député Levasseur indique qu'il a pris « la précaution de conduire une enquête impartiale)}, il a obtenu tous les renseignements venant de la direction des usines et l'opinion des ouvriers. Il

(6)

Avant la guerre « La Bataille syndicaliste ». La déclaration des organisations ouvrières devait être publiée dans « La Bataille» du dimanche 17 juin mais les services de la censure s'y étaient opposés. L'autorisation fut donnée le lendemain et le texte parut dans le numéro du lundi 18 juin.

(7)

Texte signé:

J. Couergou pour le Syndicat des métaux de la Seine Prost. pour l'Union des Mécaniciens de la Seine

A. Merrheim, pour la Fédération des métaux

L. Jouhaux, pour la C.G.T.

(8)

Son intervention était due à deux causes. D'abord parce que le député Nortier (groupe de la Fédéra­tion républicaine) qui représentait la circonscrip­tion de St-Denis à laquelle Boulogne était rattachée. avait été tué en 1914; ensuite parce qu'il habitait un arrondissement limitrophe où résidaient 4 ou 5 000 ouvriers et ouvrières occupés aux usines

Renault.

du bâtiment avaient sauté et qu'on n'avait jamais fait les réparations né­cessaires. On signalait aussi, à ce moment-là, qu'une traverse métal­lique était déformée, qu'il semblait bien que cette déformation venait d'un tassement du bâtiment et qu'une catastrophe pouvait se produire. Autre renseignement très important: les fondations de ces ateliers étaient notoirement insuffisantes, surtout qu'après qu'on eût surélevé le bâti­ment sans les assujettir sérieusement.

Le patron des Usines Renault, que j'ai vu et qui m'a parlé avec la plus grande franchise, a confirmé tous ces renseignements. Pour me montrer qu'il n'avait personnellement aucune responsabilité, il m'a affirmé que, chaque fois qu'un avertissement lui avait été envoyé, il s'était empressé de faire venir l'entrepreneur construc­teur des bâtiments, pour les faire inspecter par lui. Après chacune de ces inspections, des rapports, mal­heureusement verbaux, car on n'a pu me produire aucun rapport écrit, avaient été faits, garantissant l'ab­sence de tout danger ».

D'autre part « les bâtiments avaient des étages surchargés de matières trop lourdes pour leur solidité... On m'a dit que la surcharge dans les bâtiments peut provenir de ce que dans le travail de nuit on n'a pas la possibilité d'exercer une surveillance sur le personnel; le personnel ne se rendant pas compte de ce que peut supporter le plancher, a pu surcharger au cours de la nuit en dehors de la surveillance exercée habituellement et ainsi on a pu déterminer l'accident... Il est certain que si on a surchargé ou dans la nuit ou dans le jour, on a dû le faire avec l'autorisation des chefs de service; ou si les chefs de service n'ont pas donné cette autorisation, je demande simplement où ils se trou­vaient et s'il est possible d'admettre que la surveillance du travail ne s'exerce pas aussi bien la nuit que le jour. On ne peut pas, quand même démentir cette allégation très signi­ficative, c'est qu'à l'Usine Renault on avait monté des machines pour la production du matériel lourd dans les étages, alors qu'on avait monté les machines pour la production du matériel léger dans le rez-de-chaus­sée ». Le député Levasseur indique ensuite qu'il a voulu consulter, en dehors de l'usine, des techniciens qui n'avaient aucun intérêt à soutenir une thèse plutôt qu'une autre. C'est ainsi qu'il a obtenu de l'un d'entre eux des renseignements intéressants.

« On objectera peut-être que la résis­tance avait été calculée pour que la bâtisse puisse supporter 1.200 kg au mètre carré. C'est, en effet, une indi­cation portée dans les ateliers. C'est possible, mais chaque jour nous voyons l'exemple de calculs, vrais en théorie, complètement faux en pra­tique. La première faute c'est d'avoir fait un magasin de pièces lourdes dans les étages supérieurs d'un bâtiment sans fondations... Ensuite, on a ins­tallé des machines qui, par leur trépi­dation, pouvaient amener la rupture des étages. Les vibrations sont pour beaucoup les causes de l'accident... La faute capitale est que le directeur n'ait pas eu l'idée, lors du premier craquement entendu par ceux qui occupaient l'atelier, de le faire éva­cuer... Quelques jours se sont écoulés entre les premiers craquements et le jour de la catastrophe, et rien cepen­dant n'a été fait pour protéger les vies si précieuses de ceux qui contribuent chaque jour à l'augmentation de la production ». « Pour être impartial jusqu'au bout, je dois indiquer que

M. Renault avait fait venir, quelques jours avant la catastrophe, un entre­preneur qui lui avait déclaré, après plusieurs enquêtes, qu'il n'y avait aucun danger. Pour qu'il n'y ait pas de confusion, il convient que je vous dise aussi qu'il ne s'agit pas là d'un de ces vices inhérents au ciment armé, qui surprend paraît-il tous les constructeurs; mais qu'il s'agit de constructions en fer et que la question du ciment armé doit être écartée, aucune surprise ne pouvant, dans ces conditions, subsister ». Mais le député Levasseur pense que la responsabilitéde l'État est aussi engagée « puisque l'ouvrier qui se sent menacé n'a pas le droit de quitter l'atelier où il tra­vaille, puisqu'il est réquisitionné et qu'on lui impose tel ou tel atelier; il n'a donc pas la possibilité de disposer de sa personne et, dans ces conditions, l'État doit le protéger d'une façon absolue ».

Pour conclure, il demande à ses collègues « de fixer d'une faço.n très nette et définitive la part de l'Etat et la part des usines dans les responsa­bilités et les sanctions pénales à appliquer à ceux qui sont coupables d'une telle catastrophe, qui constitue dans les conditions où elle s'est pré­sentée un véritable assassinat ... C'est l'imprévoyance qui l'a causée et on n'est jamais trop sévère envers ceux qui en sont responsables ».

Dans sa réponse Albert Thomas, ministre de l'Armement et des fabri­cations de guerre, tout en refusant le mot assassinat -«on pourrait, dit-il, employer un terme plus acceptable, en parlant d'homicide par impru­dence », indique que c'est justement dans cette hypothèse qu'une instruc­tion a été ouverte, une enquête judi­ciaire et des expertises commencées. En conséquence, c'est cette enquête qui établira dans quelle mesure la responsabilité du directeur des Usines Renault est engagée ou celle des

Les victimes

BLARY Eugène, Henri 13 ans -Apprenti MORIN Isidore, Louis 16 ans -Journalier ELBRACHT Armand 17 ans -Magasinier JOLY René, Alfred 17 ans -Mécanicien LE COMTE Camille 18 ans -Magasinier PASQUIER Charles 19 ans -Employé BOURDET Marie 21 ans -Ouvrière BOULIS Tahar 22 ans -Journalier LE MERER Francois 27 ans -Mécanicien KUNZLI Rodolphe 28 ans -Ajusteur ADOU Émile 32 ans -Mécanicien LE GUEN Francis 32 ans -Mécanicien MEUNIER Jules 32 ans -Mécanicien LARDEUX Fernand 34 ans -Mécanicien AUDEBERT Alexandre 37 ans -Ajusteur COLLET Augustine 39 ans -Journalière FREMY Émile 40 ans -Journalier TRIPIER Charles 42 ans -Mécanicien DERNONCOURT Émile 43 ans -Soldat VACAVANT Albert 43 ans -Mécanicien JOYEUX Léonard 50 ans -Mécanicien BOUQUET François 59 ans -Puisatier DESTRE Louis 64 ans -Serrurier FISCH ER Eugène 65 ans -Mécanicien RIBREAU Louis, Pierre 67 ans -Mécanicien JONNART Jean, Nicolas fi7 ans -Mécanicien

entrepreneurs qui ont construit le bâtiment. En ce qui concerne les familles atteintes par la catastrophe, le nécessaire a été fait par la maison Renault, tous les salaires seront payés jusqu'au premier versement de l'assu­rance et si les sommes payées sont insuffisantes, les compléments néces­saires seront versés par les établisse­ments Renault. Quant à la responsa­bilité de l'État le ministre ne voit pas, dans cette affaire, comment elle serait engagée.

Par contre, il y a lieu d'organiser un service qui permettrait de prévenir dans la mesure du possible, des catas­trophes comme celle-là. Ce service a été créé depuis six mois et il a été invité à étendre sa surveillance jus­qu'ici appliquée à d'autres points essentiels, par exemple, la protection contre les attentats ou contre l'incen­die, et sa mission nouvelle est de recueillir sur la sécurité offerte par les bâtiments des usines de guerre tous les renseignements qui lui seraient fournis, en particulier par les déléga­tions ouvrières, afin de permettre d'ouvrir les enquêtes techniques nécessaires.

Reprenant la parole, le député Levas­seur, indique qu'il ne déposera pas d'ordre du jour comme sanction de la discussion. Il retient seulement des déclarations du ministre qu'une enquête judiciaire est ouverte et qu'elle devra nécessairement aboutir à fixer les responsabilités, les causes de l'accident et à proposer les sanc­tions pénales. «Je crois, en effet, que si on frappe les coupables, les pré­cautions redoubleront et qu'ainsi on évitera des accidents)}. Par contre, il n'a pas été convaincu par ce qu'a dit le ministre en ce qui concerne la responsabilité de l'État. « La situation des ouvriers mobilisés n'est pas celle des ouvriers du temps de paix. Il y a des garanties nouvelles à leur donner au point de vue financier, étant donné les conditions dans lesquelles ils travaillent. L'État qui réquisitionne les ouvriers et les oblige à travailler à tel endroit plutôt qu'à tel autre, a, envers eux, des obligations particulières)}. Pour conclure le député Levasseur précise que « si les sanctions ne sont pas suffisantes)} il se réserve de reprendre la question pour demander à la Chambre de nouvelles sanctions « qui, sans doute, ne seront pas de même ordre, mais qui, en tout cas, permettront de faire réfléchir)}.

Les responsabilités

Il appartenait donc à la justice de déterminer les responsabilités encou­rues. Deux parties se trouvaient en cause: !'ingénieur-constructeur Pantz et la direction des usines, chacune des deux rejetant sur l'autre les erreurs commises.

Les conclusions des premiers experts furent vivement combattues et deux nouvelles expertises furent ordonnées. Enfin, le 31 octobre 1929, après douze années de procédure, la cour d'Appel statua en dernier ressort.

Elle avait en sa possession le rapport des derniers experts MM. Menot, Séjourné et Cellerier, daté du 29 avril 1927. Ces derniers relevaient des défauts dans le métal qui avait servi à la construction du bâtiment (le contrat imposait de l'acier de premier choix et convenable à l'usage auquel il était destiné, mais M. Pantz avait fourni non pas de l'acier, mais du fer commun hétérogène, à impuretés locales, ayant une certaine fragilité qui diminuait sa résistance aux trépi­dations et qui n'était même pas du fer industriel). Ils constataient des fautes dans les calculs (calcul des poutres, des rivets et des boulons d'attache), et enfin des surcharges réelles le jour de l'accident, notam­ment au deuxième étage.

Cependant, après avoir relevé ces différents aspects et « malgré tout leur désir et leurs tentatives d'entente ils ne purent se mettre d'accord et durent se résoudre à formuler des avis de minorité et majorité».

Les experts de la minorité, d'accord en cela avec les trois premiers et les trois seconds experts, estimèrent que la responsabilité de l'accident incom­bait uniquement au constructeur qui, aux termes de ses conventions avec la maison Renault, l'avait acceptée sans restrictions.

Quant aux experts de la majorité ils estimaient: «que la responsabilité de la maison Pantz doit être considérée comme engagée par suite de la construction de l'édifice fait contrai­rement aux règles de l'art, que la maison Renault a, de son côté, encouru une certaine part de respon­sabilité en surchargeant, de façon continue, certaines parties de la char­pente par de lourds casiers, au point d'y déterminer des dépassements sen­sibles du travail du métal, et ce, sans avoir fait préalablement procéder à des vérifications expérimentales que !'intensité du travail de guerre aurait dû conseiller. »

Après une longue délibération les juges, estimant que les faits étaient imputables aux circonstances, pro­noncèrent la relaxe des deux parties. Quant aux familles des victimes elles avaient obtenu les réparations aux­quelles leur donnaient droit les obliga­tions imposées par la loi en matière d'accident du travail. Ainsi prit fin une affaire qui, en son temps, avait soulevé une si légitime émotion.

Un pan de mur

et quelques tombes

Le temps et l'oubli ont p.assé. Du bâtiment sinistré il y a cmquante­quatre ans il ne reste plus qu'un pan de mur noirci devant lequel, chaque jour, défilent des milliers de personnes qui ne peuvent soupçonner le drame qu'il a vécu.

Et, si un jour vos pas vous conduisent au cimetière de Billancourt, prenez l'allée centrale jusqu'à l'endroit mar­qué « 6e division». Là, à main droite vous y trouverez quelques pierres tombales toutes grises et comme abandonnées. Parmi elles peut-être trouverez-vous celle sous laquelle repose Eugène Blary ...

Gilbert Hatry

Elisabeth Hausser; Paris au jour le jour (Les Éditions de Minuit -1968) Journal officiel (Séance des débats parlementaires du 13 juillet 1917) Journaux: « Le Matin», « Le Petit Journal», « La Bataille» (du 13 au 19 juin 1917) Dossier Pantz (Archives R.N.U.R.) Témoignage de Raymond Mathiot État civil de Boulogne et de Paris 15e Registre du cimetière de Billancourt et de l'asile des Vieillards (recherches par C, Alexandre) Photographies Archives R.N,U,R. et R. Mathiot

Carte R. Cau Affaire Pantz -rapport des experts -29 avril 1927

37

==================================================