05 - Mon témoignage

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MON TEMOIGNAGE

Avant 1914, la place Nationale connaissait un signe particulier: char­mante place bordée de bancs et de fusains elle recevait l'harmonie de Boulogne-Billancourt. Tous les mer­credi soir y était donné un concert auquel assistaient de très nombreux auditeurs du quartier (dont j'étais pour mon grand plaisir).

Un certain lundi matin, le 8 octo­bre 1917, sans tambour ni trompette, la porte principale des Usines Renault de cette même place fut franchie par un gamin de treize ans accompagné de son père. Ce dernier portait au bras gauche un brassard noir sur lequel se distinguait l'indication de mobilisé comme affecté spécial à l'Usine Renault.

Le bureau d'embauchage était là, dès l'entrée à gauche, installé dans l'an­cien pavillon de Madame Renault mère. Pendant les quelques semaines qui suivirent, mes activités eurent leurs débuts au service photo (identité, documents industriels, machines, etc. et tirage des « bleus» pour les diffé­rents bureaux d'études).

Très peu de temps après un collègue de mon père, contremaître de l'atelier de précision à l'AO.C., m'a pris comme apprenti ajusteur. Ce contre­maître devint plus tard directeur des fraiseuses Gambin. Il se nommait Micochet.

Quels sont les événements qui mar­quèrent mes premières prises de contact avec l'Usine?

A l'Artillerie (bâtiments N) on y fait des pièces et organes d'artillerie et j'y vois prendre naissance du « char d'assaut» dont un exemplaire existe encore dans le parc de la Direction. Les essais de ce char avaient lieu dans un terrain, boueux à souhait, qui se nomme actuellement le parc 25

(aciers pour décolletage et gare routière), alors que, gosse curieux, je me trouvais dans un petit coin.

Fabrication des obus de 75. Diffé­rentes méthodes: décolletage sur tour Potter multi-barres, forge et exten­sion (déjà) à chaud aux ateliers de

M. Gourdou qui était le Maître de forges. Là, j'ai vu ce travail d'enfer exécuté par des hommes dont le torse nu ruisselait de sueur, parfois par des soldats rappelés du front qui portaient comme vêtements de travail la culotte de drap, bleue ou kaki, les bandes molletières et les brodequins. Les «conditions de travail» ne vinrent que beaucoup plus tard.

A ce sujet j'ai vu l'atelier de mon père (dit: la galvanoplastie) où flottaient les émanations mêlées de cyanure, vapeurs cuivreuses des bains chauds et poussières des tourets à polir et où les moyens d'aspiration et ventilation très rudimentaires étaient à l'origine d'intoxications fréquentes.

L'atelier de traitements thermiques (dit: la cémentation) à C 1 à l'empla­cement même où d'autres traitements thermiques plus modernes ceux-là sont installés. C'était alors une antre noire où aucune lumière ne pouvait pénétrer au travers des vitrages sur­chargés de poussière de charbon de bois provenant du décoffrage des obus après cémentation. Les lampes élec­triques sous toitures subissaient le même sort. Les équipes de jour et de nuit s'équivalaient dans le sens de l'éclairage.

Plusieurs intoxications carboniques eurent lieu dans le passage souterrain sous la rue Émile-Zola (alors avenue des Tilleuls), celles-ci avaient pour origine le gaz pauvre alimentant les fours. Si les actuels occupants de ces bâtiments C 1 avaient connu cela ils s'estimeraient maintenant heureux de leurs « conditions de travail». L'évo­lution en est extrêmement sensible quoique souvent critiquée. Il y a évi­demment, toujours mieux à faire.

Quelques anecdotes sur «le Patron». Ainsi que certains le savent encore, Louis Renault était un « toqué» de la mécanique et descendait très fré­quemment « dans la rue », je veux dire dans les ateliers. Ils s'intéressait aux moindres détails de ce qui s'y faisait souvent, il prenait les manivelles d'un tour ou d'une fraiseuse démontrant « la bonne manière». Sa personnalité ni sa personne n'étant pas toujours connues de ceux qu'il abordait, des petites frictions verbales s'ensuivaient parfois entre l'ouvrier et cet intrus inconnu qui se pemettrait de leur « en remontrer ».

Un camarade du service «chronomé­trage » s'était fait arracher le bras acci­dentellement en réglant une mise en route sur tour vertical multi-postes Bullard. Ce genre de mutilation catas­trophait toujours le patron. Un jour qu'il passait dans l'atelier il vit encore sur un Bullard un compagnon y tra­vaillant avec des manches de veste largement flottantes. Il lui demanda d'arrêter tout de suite sa machine, lui retroussa ses manches en lui disant: {( Ne crois-tu pas mon gars qu'il y a assez d'accidents comme cela?».

Il avait l'art d'exiger beaucoup et vite. Ce qui est remarquable c'est que ses demandes arrivaient toujours à être satisfaites en temps et en qualité. Les fonderies étaient déjà à leur empla­cement actuel et la rue Gustave­Sandoz qui longe les bâtiments était dans un état lamentable. Un jour plu­vieux cette rue était remarquablement boueuse lorsque le Patron y passa. Un « tacot» l'éclaboussa d'une façon non moins remarquable à son grand scandale. Furibard, il donna l'ordre à ses services d'entretien de mettre cette rue en état dans les vingt-quatre heures. Le délai fut tenu, on y avait {( mis le paquet». Il faut spécifier qu'à cette époque il n'y avait pas les moyens modernes actuels qui eurent permis cette réalisation sans trop de mal.

Parmi ses dadas existait un bateau de plaisance {( Le Chryseis» muni, évi­demment, d'un moteur Renault, qui retenait pour lui des attentions parti­culières et nous, compagnons de l'A.O.C. précision, étions très souvent mis à contribution pour des exécu­tions rapides et bien faites. Je n'ou­blierai pas, dans les travaux à exécuter vite avec des soins tout particuliers, qui n'excluaient pas la finition soignée, de nombreuses pièces moteurs et organes de voitures devant être présentés aux salons de l'automobile du Grand Palais. Il va sans dire que ceux-ci étaient réclamés seulement les tout derniers jours avant l'ouverture. Les journées de dix-huit heures de travail n'étaient pas rares et, très régulière­ment, deux fois par semaine, du matin six heures et demie au soir vingt-deux heures trente.

Ces quelques notes jetées sur le papier sont, bien sûr, un peu décousues et je demande toute l'indulgence de ceux qui les liront. Je les ai rédigées dans un petit coin de campagne, au soleil et au calme, chez mon frère aîné qui, lu+aussi, a travaillé très tôt aux Usines -Renault (de 1915 à 1927). Il a fait ses débuts au service télépho­nique et, durant ce temps, a eu l'occasion de faire, pour le Patron, un appareil copié sur gramophone qui permettait l'enregistrement sur cylin­dre de cire, de comptes rendus ou toute conversation n'ayant pas pu être entendus par lui-même à ce moment. Il écoutait après coup l'enregistrement ainsi réalisé (le magnétophone n'était pas encore né).

Louis Renault savait, à ses heures, être un admirateur du beau sexe quand cela le méritait. Une légende, courue en son temps; je la rappelle sans pour autant en garantir l'authen­ticité:

A la création des modèles Viva, Prima, Celta et Mona, l'appellation de ce der­nier était, paraît-il, partie de l'admira­tion qu'il avait pour une jeune fille, membre du personnel téléphoniste et qui était d'une beauté à vous couper le souffle, prénommée Mona (faites ce que vous voulez de cette légende et de cette Mona).

Revenons à nos travaux spéciaux réa­lisés à l'A.O.C. précision. Cet atelier avait la chance de posséder des pro­fessionnels de grande classe et les ingenleurs des bureaux d'études venaient y faire exécuter des proto­types de nouveaux outillages ou organes voitures. C'est ainsi que j'ai eu à exécuter les premières filières d'éti­rage, hexagonales, composées de six coussinets réglables et rectifiables, ceux-ci en acier rapide à 18 % T.V. offrant une bonne précision et une récupération prolongée. Le principe en avait été rapporté des États-Unis par M. Tordet (je crois).

Par contre, parfois des échecs étaient au bout des essais, exemple l'em­brayage à turbine (type transfluide) réalisé pour la première fois en 1924. Boîte et turbine en aluminium et... le «fluide}) un métal: du mercure...

Hélas, que de difficultés pour obtenir l'étanchéité des joints, d'une part, et très rapidement le mercure corrodait l'alu et en faisait une belle bouillie.

L'ingénieur mécanicien avait oublié de consulter les chimistes qui lui eurent, peut-être, donné l'alarme contre un tel contact et ses dangers.

Parmi d'autres travaux réalisés dans notre atelier il y eut les premiers poinçons et matrices d'emboutissage des ailes de garde-boue, en formes arrondies en tous sens et qui com­mençaient à remplacer les simples garde-boue en tôle cintrée en S avec simples nervures et bords tombés repliés sur eux-mêmes (genre taxis de la Marne). Ces poinçons et matrices étaient en fonte spéciale.

A propos de voitures anciennes, j'eus à faire, parmi mes travaux de jeune ouvrier, la réduction au 1/1 Oe d'un des premiers modèles de voitures Renault munis d'un moteur De Dion­Bouton à 1 cylindre, soupapes laté­rales et qui fut offerte à Louis Renault. Longtemps elle fut dans son bureau.

Sans souci d'ordre chronologique, en écrivant le nom de De Dion-Bouton il me revient que mon père avait exercé son métier de galvanoplaste chez De Dion-Bouton (à Courbevoie je crois) avant que d'entrer chez Renault en 1910 (il y travailla jusqu'en 1922 pour s'établir à son compte à Issy-Ies­Moulineaux). Au début de son activité à Billancourt il découvrit accidentelle­ment un procédé de protection par­tielle de l'acier contre la cémentation.

Ainsi que je le déplorai plus haut son atelier de traitements électrolytiques fonctionnait dans une atmosphère remarquablement acide et tout ce qui était acier, le petit outillage en par­ticulier, était rapidement rouillé. Afin d'obtenir une protection à peu de frais il fit cuivrer clés, marteaux, tournevis, etc. Ces derniers, conçus en acier de cémentation, avait une résistance mécanique à la torsion très discutable et lorsqu'il cassaient, le méplat extrême était meulé pour une remise en forme, puis après plusieurs meulages, la couche cémentée dis­parue et il les redonna à cémenter. Seules les parties non cuivrées lais­sèrent passer la cémentation. Le pro­cédé était trouvé. Une de ses premières applications fut le cuivrage des arbres à cames des moteurs d'avion très longs et fragiles. Les cames protégées du cuivrage par anneaux de caout­chouc étaient seules cémentées et trempées. Le procédé fut. employé, je crois, jusqu'au moment où fut appli­quée la trempe partielle par haute fréquence sur aciers spéciaux.

Je ne voudrais pas trop approcher de l'époque actuelle et vais arrêter ce bric-à-brac de souvenirs anciens vus et vécus pendant ma longue activité aux Usines Renault.

René G~RARD

aux Usines du 8 octobre 1917 au 31 décembre 1969

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