02 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Le ver dans le fruit

Un grand patron avouait un soir à Jacques Chancel qu'il faisait confiance aux hommes car il est fatigant de se méfier constam­ment et qu'en définitive cela ne modifie pas grand-chose: ce qui doit arriver arrive de toute façon.

A moins d'être vraiment naïf on devine en effet, à certains signes, ce qui se prépare contre vous. Il est alors trop tard pour réagir: l'intrigue suit son cours, plus ou moins rapidement, mais elle aboutira si elle repose sur une base solide que vous ne pouvez pas contester. Les plus clairvoyants en ont conscience mais préfèrent le plus souvent ne pas voir les choses en face. Il est tellement plus honorable de se prétendre la victime du coup bas d'un arriviste. On peut parfois en retarder les conséquences et sauver les apparences mais, lorsque le ver est dans le fruit, celui-ci est gâté irrémédiablement. Quand on lit Saint-Simon, on peut croire que les intrigues de cour étaient prépondérantes dans la conduite des affaires du royaume. En fait, elles n'ont jamais empêché la compétence des grands hommes de s'affirmer au détriment des médiocres.

J'ai trop souvent participé à l'examen des projets d'affectation pour ignorer qu'à plus ou moins long terme le sort de certains hommes était réglé dans les esprits sans qu'ils s'en soient doutés. Leur successeur était déjà désigné et préparé à la fonc­tion bien avant que la décision soit prise de le nommer. Le pré­texte du remplacement pouvait alors paraître injustifié à la " victime ", mais ce n'était en fait qu'un prétexte contre lequel il eût été vain de lutter. Il arrive parfois qu'un patron vous dise clairement : " Je ne joue pas l'homme, je joue le ballon. " Mince consolation qui vous permet de sauver la face. Le plus souvent, par contre, on n'a pas le courage de vous expliquer franchement vos insuffisances et l'on vous berce de vains espoirs : " Il est temps que vous preniez le virage en vue de nouvelles fonctions. Il y a trop longtemps que vous avez quitté la France. Les choses ont évolué. Vous allez faire un stage de gestion afin de connaître les nouvelles méthodes. Nous comprendrions très bien cependant que vous décidiez de nous quitter. Nous vous donnerions alors tout le temps de chercher une autre situation. Mais, encore une fois, nous ne vous met­tons pas à la porte. Votre expérience nous sera très utile dans un autre domaine... " Vous comprenez que votre avenir est désormais limité mais vous vous sentez trop âgé pour prendre un nouveau départ et vous accusez, bien à tort, le fidèle adjoint, en qui vous aviez toute confiance et qui vous a trompé en jouant son jeu dans la coulisse. Vous vous reprochez de lui avoir mis naïvement le pied à l'étrier mais vous savez bien, au fond de vous-même, que cela devait finir ainsi un jour ou l'autre. Vous travaillerez alors à vous remettre en selle sans amertume ni arrière-pensée. On vous en saura gré et vous aurez parfois la satisfaction de voir votre successeur se casser les reins après avoir fait illusion pendant quelque temps.

Le dernier pot

Rien de plus conventionnel, à la longue, que ces réceptions données par ceux qui partent à la retraite aux amis qui ont cotisé pour leur offrir un cadeau.

La foule, plus ou moins nombreuse, se presse à 18 heures, attendant debout les discours et le moment de boire la pre­mière coupe de champagne. C'est parfois assez long car les " personnalités" invitées se doivent d'arriver un peu en retard pour montrer qu'elles sont retenues par des occupations impor­tantes. Enfin, quelqu'un prend la parole. Suivant le niveau hiérarchique du futur retraité, c'est un grand directeur ou un simple chef de service. Celui-ci s'est renseigné la veille sur les étapes de la carrière du récipiendaire, nourissant son allocu­tion d'anecdotes révélées le plus souvent par l'intéressé lui­même. Le style est familier, spirituel ou grandiloquent, suivant le talent et l'âge de l'orateur. Quelques menues erreurs de date provoquent des rectifications dans l'assistance et font passer le courant de l'émotion en soulignant la sincérité des regrets qu'on éprouve toujours à voir partir un vieux collaborateur très méritant 1Heureusement, on sait que celui-ci possède un violon d'Ingres et que sa retraite sera très occupée par de multiples travaux...

Vient alors le moment attendu, celui du remerciement. Per­sonne n'échappe aux conventions, ni même aux platitudes de rigueur, d'autant que, le plus souvent, elles ont été soigneuse­ment rédigées afin de ne rien oublier: " C'est trop, vraiment c'est trop, je n'ai pas mérité de tels éloges! Ils s'adressent en fait aux membres de ma fidèle équipe qui m'a toujours aidé dans ma tâche. Si j'ai fait tout ce que vous avez dit, c'est que j'ai tou­jours eu des patrons remarquables (en citer quelques-uns). Et puis, la solidarité de la grande famille Renault n'est pas un vain mot. Toute ma vie je me souviendrai des épreuves sur­montées, des tours de force accomplis grâce à l'esprit de corps qui a toujours animé la Régie... " Cette évocation s'accom­pagne le plus souvent de quelques étranglements de voix mais le recours au petit papier permet de conclure sur des remer­ciements pour le magnifique cadeau et par l'invitation (tant attendue) à boire à la santé des jeunes générations qui reprennent le flambeau.

Mettant à profit les applaudissements et les congratulations, les plus malins manœuvrent pour assaillir, au premier rang, le buffet où les serveuses débouchent les premières bouteilles. On ne pense plus guère au héros du jour mais on est heureux de retrouver de vieux amis perdus de vue par le fait des décentrali­sations. C'est grâce à eux et à travers eux que les véritables sou­venirs renaissent et qu'on sait gré au partant d'avoir donné à chacun l'occasion de les raviver. Les plus jeunes, pressés par la vie, sont partis à l'anglaise tandis qu'un noyau compact d'hommes d'un certain âge continue d'évoquer le passé en buvant de nombreuses coupes.

Il est rare qu'on déroge à ce protocole traditionnel. Il est plus rare encore qu'un esprit libre se permette une allusion voilée à l'amertume des dernières années. Nous attendions tous une séance explosive lorsque prit sa retraite une de ces " grandes gueules " qui ne se cachaient pas de cntiquer ouvertement depuis longtemps "les incohérences de la Direction Générale". Nous nous régalions à l'avance d'un discours plein de verve. Il nous fallut écouter, hélas, un petit couplet du genre: "Je suis très honoré, Monsieur le Directeur, que vous ayiez accepté de présider ce soir cette petite réunion... "Faut-il donc tant de courage, au soir de sa vie, pour dire enfin tout ce que l'on a sur le cœur? J'avoue avoir eu un peu de peine en assistant aux adieux de mon père, acceptant pour argent comptant les fleurs dont le couvraient certains de ses collègues dont il faisait pourtant peu de cas...

Poisson d'avril

Je ne crois pas inutile de placer à la fin de mes souvenirs cette mince anecdote: tout ce qui s'en suivit n'aurait pas existé si elle avait pris une autre tournure. C'eût été regrettable, vous en conviendrez, si vous m'avez fait l'amitié de parcourir ces chroniques jusqu'au bout.

A ma sortie d'H.E.C., j'avais répondu à une offre d'emploi du service Publicité des Usines Renault, par une vocation bien arrêtée de me lancer dans la carrière publicitaire, mais aussi parce que j'avais conservé un souvenir émerveillé d'une visite que j'avais faite avec mon père des ateliers de Billancourt, vers l'âge de douze ans ... A quoi tiennent les choses!

Nourrissant de bons espoirs mais n'ayant pas reçu de réponse définitive, j'avais fait appuyer ma candidature par une relation de ma famille. Le temps passait et je n'entendais plus parler du poste proposé. Il faut rappeler, à cet égard, aux jeunes généra­tions' qu'une crise sévère sévissait en France dans les années trepte et que ma candidature n'avait pas rencontré plus de succès auprès d'autres entreprises.

En attendant d'avoir une situation, je terminais en amateur ma troisième année de droit et menais assez joyeuse vie : l'un n'empêche pas l'autre. J'avais la chance en outre de disposer d'un petit appartement laissé vacant par une vieille tante, ce qui m'assurait une indépendance que je n'ai plus retrouvée depuis lors. Or donc, rentrant à l'aube un matin de printemps, en compagnie d'un bon copain que j'hébergeais parfois, je trouvai, glissée sous ma porte, une lettre de cinq lignes des Usines Renault me convoquant le matin même. Mon ami, aussi joyeusement éméché que moi-même, s'écria: " Tu ne vois pas que c'est une blague: nous sommes le 1" avril l " Nous nous couchâmes sans plus réfléchir mais, au réveil, sur le coup de midi, je descendis téléphoner à tout hasard. Une voix sèche me répondit: " Monsieur, chez Renault, on arrive à 8 heures! "

Je bredouillai une vague excuse et me présentai une heure plus tard, assez penaud et très inquiet en me disant : "Ça commence mal! Je ne resterai sans doute pas longtemps dans cette boîte... "

J'ai pris ma retraite après quarante-deux ans et neuf mois passés sous le signe du losange. Mais on retint toutefois sur ma première paye les quatre heures de retard du 1e, avril, car on ne badinait pas avec ces choses, en ce temps-là.

La galerie de portraits

(en guise de conclusion)

Il est temps de vous faire un aveu: les chroniques que vous avez lues ne sont pas celles que je voulais écrire. Mon idée était plus ambitieuse. J'ai manqué de souffle, hélas, pour devenir le Saint-Simon de la Régie Renault, le La Bruyère du XX· siècle, pêchant ses Caractères dans le vivier d'une grande entreprise! Je considère avec mélancolie mon plan initial où, dans un bel élan, j'avais dressé la liste de tous les hommes que j'ai fréquen­tés, soigneusement répertoriés sous des rubriques générales: les arrivistes et les modestes, les faux-frères et les fidèles, les démerdards et les amorphes, les prétentieux et les braves types, les originaux et les méticuleux, les malins et les scrupuleux, les excités et les flegmatiques, les animateurs et les exécutants, les bons vivants et les inquiets, les grandes gueules et les refoulés, les suffisants et les idéalistes, les emmerdeurs et les gars sympa­thiques, les hommes brillants et les vaseux, les caractériels et les sages, les rigolos et les flegmatiques, les intrigants et les désin­voltes, les peaux de vaches et les têtes de Turc, les grands sei­gneurs et les minables, les hommes d'action et les paresseux, les susceptibles et les gens heureux...

Oui, je vous l'assure, ma liste existe, elle comporte une cen­taine de noms, dont beaucoup de vieux amis qui ne seraient sans doute pas heureux de leur étiquette. Je renonce pourtant à ce projet assez cruel bien que je sache que les Français se sont toujours régalés de pamphlets et de "Petite Histoire". L'homme de la rue connaît mieux les maîtresses de Louis XV que les noms de ses ministres, il est avide de révélations sur la vie privée de nos grands hommes et colporte volontiers tous les ragots indiscrets dont on lui fait confidence. Il est heureux, en somme, de découvrir que les vedettes du jour ont, comme lui, de petits et grands malheurs, et ne manque pas de se réjouir de leurs faiblesses.

Fallait-il donc exploiter cette veine et livrer en pâture à la mal­veillance les mille et une anecdotes recueillies tout au long de ma vie concernant des hommes par ailleurs remarquables ou simplement valables? J'y renonce, quitte à décevoir l'attent~ de tous ceux que je rencontre et qui ne manquent pas de me due, l'œil allumé: " Alors, Grémont, où en est votre Galerie de Portraits ? " Pour les satisfaire, il serait trop facile de leur fournir ma liste, à condition, bien sûr, d'en effacer leur nom!

Paul GRÉMONT