02 - La Bataille de la 4 CV

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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La Bataille de la 4 CV

Depuis 1972, nous avons déjà publié, dans ce même bulletin, de nombreux témoignages et docu­ments sur les différents aspects de l'histoire de la 4 CV. Le présent article veut atteindre trois objectifs:

-continuer à apporter des pièces nouvelles au dossier (par exemple, la réflexion de la direction, dès avril 1940, sur une petite voiture populaire, ou le rôle propre de P. Mendès-France, dans l'élaboration des statuts de la Régie) ;

-rectifier quelques erreurs qui se sont glissées dans les articles précédents (sur la date d'entrée en fonctions du ministre Marcel Paul, ou sur le nom du théâtre où jouait le chansonnier Edmond Meunier) ;

-enfin, tenter une synthèse provisoire des éléments de l'histoire de la 4 CV qui paraissent acquis à l'heure actuelle, mais que, bien entendu, de nou­veaux témoignages ou documents, fournis notam­ment par nos lecteurs, peuvent remettre en cause.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous reste à signaler qu'une première version de cet article est parue dans le nO 9 -février 1979 -de la revue mensuelle (( l'Histoire)) (57, rue de Seine 75006 Paris).

Louis Renault en 1924 (photo Taponier, archives de la Section d'Histoire des usines Renault).

Le premier Salon de l'automobile après la fin de la Deuxième Guerre mondiale ouvrit ses portes à Paris le premier jeudi d'octobre 1946. Le public en retint avant tout la présentation d'une toute nouvelle voiture, la 4 CV Renault. Ce lancement n'était pas seulement le résultat d'une longue chaine d'efforts techniques, industriels et commerciaux, ce qui est le cas de n'importe quel modèle. Il était aussi, le fruit d'une série de batailles politiques, ce qui est un destin peu commun pour une voiture.

Jusqu'alors, les modèles que les usines Renault de Billancourt avaient produits depuis leur fondation, en sep­tembre 1898, par les frères Renault, n'avaient dépendu que de décisions économiques et techniques. Celles-ci prises avant tout par Louis Renault. Alors que tout dans ses ori­gines le vouait à être un patron de type traditionnel (1), (une famille de marchands-fabricants du textile, des études qui ne dépassent pas le baccalauréat), Louis Renault incarne dans la France du premier tiers du XXe siècle un type nouveau d'entrepreneur, à mi-chemin de l'Amérique. Il répète souvent : «Vivre c'est consommer". Partisan passionné de la croissance économique, adepte enthousiaste de l'im­pératif industriel, il a su voir et faire grand. Il a bâti la plus importante entreprise française. Pourtant, cet admirateur de Ford ne va pas jusqu'au bout. Sa voiture demeure encore un produit de semi-Iuxe. En 1935, il se refuse à adopter un modèle franchement populaire (2), et s'il est impressionné en 1938, par sa découverte, au Salon de Berlin, de la Volkswagen (3), il n'en modifie pas pour autant sa gamme de modèles dans l'immédiat.

La guerre mondiale et l'occupation allemande vont pousser Renault hors des sentiers battus. Elles font germer l'idée, formulée dès avril 1940, d'un modèle adapté à la pauvreté et à la pénurie d'une «économie d'après-guerre" (4). D'où le projet d'une petite 4 CV. Mais, précisément, la mise à l'étude de la 4 CV a d'emblée une dimension politique. Ceux qui l'entreprennent en octobre 1940 sont deux résis­tants : le directeur des études et des recherches des usines Renault, Charles-Edmond Serre, et son principal adjoint,

Fernand Picard. Or, les autorités allemandes avaient pré­cisé aux constructeurs d'automobiles français qu'en vertu du traité d'armistice de juin 1940, toute étude de véhicules nouveaux était formellement interdite. Par conséquent, pré­parer la naissance d'un nouveau modèle, c'était, pour Serre et Picard, un moyen parmi d'autres de refuser d'obtempérer à l'occupant. Le bureau d'études de Renault se trouva donc contraint de travailler à la réalisation de la 4 CV, dans les conditions de secret les plus totales. La clandes­tinité fut la règle absolue, aussi bien pour les études préli­minaires et les avant-projets que pour la fabrication des maquettes, puis du moteur et des deux premiers prototypes. Apparemment en pure perte. Louis Renault, lorsque Serre, au printemps 1943, lui avait présenté le prototype 4 CV. l'avait fait essayer et l'avait condamné sans appel. Son état d'esprit a changé depuis avril 1940 : Il ne croit plus à l'avenir de la petite voiture. La poursuite du projet n'aurait donc pas été possible sans les circonstances politiques de la Libération. Les partis de gauche' et les gaullistes entendent que l'État prenne en main les secteurs clés de l'économie, pour en conduire la rénovation. Ils tiennent aussi à sanctionner les personnes physiques et morales dont l'activité sous

(1)

Voir notamment le récit d'Ernest Fuchs, «Louis Renault », Billancourt, S.A.U.R., 1935, 11. 3.

(2)

Patrick Fridenson, «Histoire des U8ines Renault », T. 1., Paris, Éd. du Seuil. 1972. 11. 199-200.

(3) Lire le témoignage de Jean-Albert Grégoire. «l'Aventure automo­bile ». Paris. Flammarion. 1953. 11. 157-162. -Interview de

M. François Lehideuœ. 10 février 1972.

(4) Archives nationale8. 91 AQ h. note non 8ignée. émanant de la Direction de la Société Anonume des Usines Renault, 11 avril 19hO. J'avais attiré. dès 1972. l'attention sur ce document dans mon «Histoire des Usines Renault ». 011. cit.• 11. 285.

Pierre Lefaucheux devant une 4 CV en 1949 (Archives R.N.U.R.).

l'Occupation a, selon eux, «procuré un avantage à l'ennemi ». Le 27 septembre 1944, le gouvernement de Gaulle décide la réquisition en usage des usines Renault; le 4 octobre, il leur désigne un administrateur provisoire, Pierre Lefaucheux, et le 16 janvier 1945, paraît l'ordonnance de nationalisation qui crée la Régie Nationale des Usines Renault (5). Les héritiers de Louis Renault, qui détenait 96 % du capital de sa société, sont expropriés sans indem­nité. L'ordonnance précise: «Les méthodes de production et de vente, n'ayant plus pour fin dernière la prépondérance d'un individu, seront désormais empreintes du souci d'amé­liorer la fabrication, dans /'intérêt du pays et pourront ins­pirer les autres firmes demeurées propriété privée ». Il s'agit donc de faire de Renault une entreprise témoin. A la prudence de Louis Renault, est substitué l'esprit offensif de Lefaucheux, le dynamisme fait homme. Lefaucheux est né en 1898, l'année où a été fondée l'usine Renault. C'est un bourgeois et un grand industriel, comme Louis Renault. Mais sa carrière est différente. Ingénieur sorti de l'Ëcole centrale, docteur en droit, il a exercé son activité' loin de l'auto­mobile, dans la construction des fours pour usines à gaz. Il a déployé toute sa hardiesse dans la résistance armée, mais a aussi participé à l'élaboration des projets économi­ques de la Résistance pour l'après-guerre. Critique impi­toyable de l'égoïsme et de la sclérose de la bourgeoisie traditionnelle, il aime déclarer : «C'est d'un cœur léger, que nous verrons disparaÎtre le patron propriétaire de son affaire et se réaliser son remplacement par un chef d'indus­trie» (6). Dès le 9 octobre 1944, il se rend au bureau d'études et le 10, il décide de faire reprendre les essais et les études arrêtées de la 4 CV, réservant sa décision finale entre la 4 CV et un autre prototype, beaucoup plus

traditionnel, une 11 CV; qu'avait préféré Louis Renault

en septembre 1943.

Pourtant, là encore, des décisions d'ordre politique supé­

rieur vont intervenir, et menacer l'avènement de la 4 CV. Dès la Libération, le directeur-adjoint des industries méca­niques et électriques au ministère de la Production indus­trielle, Paul-Marie Pons, met au point un plan de cinq ans de la construction automobile (1946-1950). C'est le premier plan économique d'après-guerre, même s'il se limite à la reconstitution du parc automobile français (7). Mais ce n'est pas le seul plan pluriannuel consacré à un secteur de l'industrie qui ait été élaboré après la Libération : il en naît bientôt un autre pour les machines-outils, un troisième pour les chemins de fer, un quatrième pour l'hydroélectricité (8). Lorsque Jean Monnet, en 1946, lança son plan global de modernisation, le plan Pons lui fut intégré, mais il dut être révisé peu après, sur la base d'un projet établi par un dirigeant de la Régie Renault, Gilbert Liscoat (9). Dans sa version initiale, ce plan prévoit une répartition autoritaire des fabrications entre les différents constructeurs : les modèles, dont le nombre sera réduit, seront produits en plus grandes quantités et coûteront ainsi moins cher. Dans sa première mouture, il élimine totalement Renault du marché des voitures particulières, cantonnant la Régie dans les véhicules industriels lourds aux côtés de Berliet, firme alors également placée sous le contrôle de l'Ëtat (qui

(5)

Résumé commode des lIrincillaux textes officiels dans : Roaer Seydoux et J!Jdouard Bonnefous (sous la direction de), «L'année lIolitiQue 19J,4-1945 », Paris, J!Jd. du Grand Siècle. 1946. 11. '19-81.

(6)

Patrick Fridenson. «Intervention Il lIr01l0s de la communication de M. Bouvier », dans : Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale. «La Libération de la France ». Paris. J!Jd. du C.N.R.S.• 19'16, 11. 86'1-8'12.

(7) Paul-Marie Pons. «Proaramme Quinquennal de l'industrie auto­mobile française ». Paris, J!Jd. de la Documentation Française. 1945 et son article lIaru dans la revue de l'Oraanisat'on Civile et Mili­taire (mouvement de résistance dont P. Lefaucheux et F. Picard étaient membres) : «Un 1Ilan Quinquennal de l'industrie auto­mobile française ». «Les Cahiers Politiques ». mai 1945. 11. 52-64, et .iuVn 1945. 11. 54-68.

(8)

Renseianement fourni lIar mes collèaues Phililllle Mioche et Richard F. Kuisel. Que .ie remercie ici.

(9)

Pierre Aubé. «Inaérences allemandes dans l'activité industrielle. Monoarallhie A.I.3 : «Automobiles et Cycles ». Paris. Imprimerienationale. 1948. 11. 42-43.

l'a enlevée à Marius Berliet, pour y tenter une expenence de gestion ouvrière) (10). Un autre haut fonctionnaire du ministère de la Production industrielle, Pierre Dreyfus, va jusqu'au bout de cette hypothèse, en sûggérant à Lefaucheux la création d'une entreprise nationale du véhi­cule industriel, regroupant Renault et Berliet (11). Une bataille à fronts renversés s'engage de janvier à octobre 1945. Lefaucheux, pourtant tout aussi ardent pianiste que Pons, lutte contre son ministère de tutelle, avec le soutien unanime des cadres de la Régie Renault, pour faire inscrire Renault (avec soit la 4 CV, soit la 11 CV) dans la section voitures particulières du programme Pons. En revanche, tous les constructeurs privés, malgré leur hostilité de principe à la planification, soutiennent le projet Pons, car ils espèrent qu'il portera un coup à l'entreprise nationalisée qu'est Renault.

Début novembre, Lefaucheux a gagné. Il a obtenu de Pons et du gouvernement le maintien de Renault dans la produc­tion des voitures particulières. La Régie est même autorisée à faire simultanément les outillages de la 4 et de la 11 CV. Reste à choisir entre celles-ci, c'est-à-dire entre deux politiques différentes. Sans oublier la possibilité de repren­dre à titre transitoire la 6 CV Juvaquatre d'avant-guerre. Pons a seulement fait savoir qu' «il désire tout de même qu'une priorité soit donnée à la 4 CV", mais Renault pour­rait, s'il le désire, «obtenir de commencer par la 11 CV",

Le 9 novembre 1945, Pierre Lefaucheux réunit dans son bureau les dix-huit membres de l'état-major de la Régie, pour une conférence destinée à fixer le programme quin­quennal des fabrications Renault dans le cadre du plan Pons. Sur ces dix-huit personnes, toutes, sauf une, étaient déjà en fonction sous Louis Renault. Il en a consulté individuellement douze, dans les deux semaines qui ont pré­cédé. Les deux tiers de celles-ci se sont tout à fait naturel­lement prononcées, comme l'avait fait Louis Renault en 1943 : pour la 11 CV. Au cours de la conférence, après avoir écouté divers avis, techniques, commerciaux et finan­ciers, Lefaucheux tranche. Il déclare : «La solution à pren­dre n'est peut-être pas celfe qui est la plus évidente. Il est certain que la fabrication la moins coûteuse eut été celle qui aurait été adoptée avant la guerre. En ce moment, le marché n'est et ne sera plus le même. (. . .) La 4 CV est bien dans la ligne générale d'évolution du pays et (. . .) il faut la faire le plus vite possible. (. . .) Enfin, il faut faire la 4 CV en grande série. (. . .) La seule raison qui nous amène à faire la 4 CV est la question de prix : entretien et pre­mière mise. Nous ne pouvons obtenir un prix de vente bas qu'en fabriquant en grande série. Donc, il faut éliminer la solution de faire simultanément, au début, la 4 CV et la 11 CV. Il faut porter résolument tous nos efforts sur la 4 CV'" La décision du chef de l'entreprise nationalisée va ainsi à l'encontre des vœux de la majeure partie des cadres hérités de Louis Renault. Mais elle diffère aussi des sou­haits de son propre supérieur hiérarchique, Paul-Marie Pons, du ministère de la Production industrielle. Dans le cas où Renault opterait pour la 4 CV, Pons lui fixait comme objectif d'en produire 170000 en 5 ans. Lefaucheux, lui, retient le chiffre de 200000, soit 18 % de plus que le plan. La 4 CV, conçue par Edmond Serre et Fernand Picard, n'était cependant pas encore au bout de ses difficultés. Le 21 novembre 1945, le socialiste Robert Lacoste, qui avait été un des responsables de la désignation de Lefaucheux à la tête des usines Renault, est remplacé au ministère de la Production industrielle par un communiste, également syndicaliste C.G.T. de l'électricité, Marcel

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Paul (12). Au début de mai 1946, Marcel Paul, sans consulter Lefaucheux (qui est, lui, proche des socialistes), fait venir à Meudon deux prisonniers de guerre allemands, Ferdinand Porsche, le père de la Volkswagen, et son gendre Pieech (13). Il s'agit d' «essayer d'utiliser au maximum J'ex­périence acquise par cet ingénieur en matière de construc­tion automobile et de construction d'usines". Il devait notamment émettre des remarques et des suggestions sur la 4 CV. En elle-même, cette initiative n'a rien d'original. Aussi bien les Anglo-Saxons que les Soviétiques ont utilisé après la guerre les capacités et les talents de savants et d'ingénieurs allemands qu'ils avaient faits prisonniers. Mais ce geste, à sa manière, est significatif de la conception que les communistes se font alors des rapports entre l'État et l'entreprise nationalisée. Le ministre décide, le respon­sable de la firme nationale se borne à exécuter. Lefaucheux, fidèle en cela aux positions du reste de la gauche, reven­diquait son libre arbitre de chef d'entreprise. Il dénia donc aussitôt à Porsche le droit de «porter un jugement sur la 4 CV", limitation à laquelle Marcel Paul ne consentit qu'en juillet. Et Lefaucheux réussit à empêcher des réunions de travail sérieuses jusqu'à l'automne, moment où Porsche devait constater: «L'état d'avancement de l'outil/age de série rend maintenant impossible d'éventuelfes modifica­tions de quelque importance» et dès lors se borner à indi­quer des «remarques de détail sur la 4 CV». " est vrai qu'on était alors à cinq jours de la présentation de la nouvelle voiture à la presse... Le même ministre, Marcel Paul, avait essayé la 4 CV en septembre. Il avait accordé à Lefaucheux un soutien somme toute restreint: «Je vous fais confiance, mais sachez bien que si cette affaire était un fiasco, je vous en tiendrais responsable. (. . .) fi y a aussi une batailfe de la petite voiture. Je souhaite que Renault la gagne, car c'est une Régie Nationale". On comprend que l'état-major de Renault ait accueilli sans tristesse le départ de Marcel Paul du ministère de la Production industrielle,

le 28 novembre 1946. A la fin janvier 1947, Renault obtient enfin du socialiste Robert Lacoste qui, succédant à Marcel Paul, est redevenu le 17 décembre 1946 ministre de la Production industrielle (14), l'éloignement de Porsche et Pieech, qui furent aussitôt réincarcérés à Dijon.

(10)

Sur BerHet à cette évoque. voir Gérard Védas. «Recherches sur les usines Berliet de 1911, à 191,9 », mémoire de maîtrise. Univer8ité Paris J. 1977. v. 59-77.

(11)

Édouard Seidler. «le roman de Renault ». Lausanne. Edita. 1973.

v. 54.

(12) «L'année volitique 191,1,-191,5 ». ov. cit.. v. 352-353.

(13)

Un voint de vue vroche de la famiZZe Porsche dan8 : Peter MuZZer. «Ferdinand Porsche. Ein Genie unserer Zeit ». Gradl!!, Leovold Stocker Verlaq. 1965. A comvarer avec: Ferdinand Picard. «Naissance de la 1, CV». «de Renault Frères à Renault Réoie Nationale ». no 10 ..iuin 1975. v. 128-131.

(14)

André Sieofried et Édouard Bonnefous (sous la direction de), «L'année volitique 191,6 ». Paris. Éd. du Grand Siècle. v. 279 et 285.

Le 12 août 1947, la première 4 CV de sene quittait les chaînes de montage de l'île Seguin, à Billancourt. 1 105499 autres exemplaires allaient suivre, jusqu'en juillet 1961. Dès 1947, Renault devenait le premier constructeur français, place que la Régie devait conserver durant de longues années. En 1950, la production de Renault dépasse celle de Citroën de 63 %, celle de Peugeot de 114 %, celle de Simca de 325 %.

Cette reprise foudroyante de la production automobile fran­çaise avait deux raisons principales. L'état du parc automo­bile d'abord : la guerre avait provoqué la destruction de 30 % des voitures. Celles qui subsistaient avaient un âge moyen supérieur à douze ans, et une proportion importante des véhicules était en mauvais ou très mauvais état. Bien entendu, le prix des voitures d'occasion -les seules dis­ponibles -, était devenu prohibitif (15). Les motivations de beauc,ùup de Français, ensuite: ils avaient le désir de rouler à bon compte, malgré les restrictions d'essence. Un ingé­nieur, qui était devenu le chef du département 76 de Renault, Paul Pommier le souligne: « il faut bien se rappeler que dès après la défaite de juin 1940, il ne fut plus question de circuler en voiture, sauf autorisation tout à fait extra­ordinaire: six ans, sept ans, huit ans de privation, soit par réquisition légale, soit par réquisition arbitraire, soit par manque de carburant, soit par interdiction ministérielle

pure et simple de rouler, avaient fait naÎtre des désirs exacerbés de redécouvrir les joies de la voiture, mais sur­tout, ae la petite voiture, car six ans de guerre, plus une sévère défaite [ ...l avaient notablement amputé les pouvoirs d'achat» (16).

D'où l'intérêt très vif qu'ont suscité les premières 4 CV dans le public, provoquant des attroupements dès qu'elles s'arrêtaient dans une rue. Ainsi, Paul Pommier, étant allé en 4 CV faire des achats aux Galeries Lafayette, en août 1946, trouva «plusieurs centaines de curieux, d'envieux, agglutinés autour de la voiture» et dut faire appel à la police, afin de pouvoir accéder au véhicule, au milieu des questions qui fusaient de la foule. Cependant, ces réactions

Extrait d'une carte murale pour écoles primaires, dans les années 1950, montrant aux élèves la fabrication des 4 CV. La 4 CV est présentée comme un symbole de la modernisation de la France (carte la coopération pédago­gique à Montmorillon (Vienne); collection particulière de M. J.-F. Trogrlic).

favorables de l'opinion se teintaient d'un léger septicisme envers deux des caractéristiques les plus nouvelles des 4 CV : ces voitures «semblaient minuscules ", elles «intri­guaient avec leur moteur à l'arrière ", comme l'a bien noté Marcel Tauveron, qui était alors chef du département 74 (17). La taille de la 4 CV, la place de son moteur, ont été les thèmes d'une multitude d'histoires qui ont circulé de bouche à oreille. Elles ont fait de la 4 CV, une des cibles favorites des caricaturistes et des chansonniers (18). La 4 CV recevait des surnoms sans complaisance : «le hanneton", «la puce", «la petite motte de beurre» (19). Mais, peu à peu, la voiture conquit la sympathie de l'opinion, comme en témOigne la chanson du chansonnier Edmond Meunier, « Sa 4 CV", lancée en 1947, au théâtre de Dix Heures (20).

Cependant, certains des brocards lancés contre la 4 CV n'étaient pas innocents. Ils s'inscrivaient dans une campagne de dénigrement contre la nationalisation (21). La direction de la Régie Renault dut donc dépenser beaucoup d'énergie, pour démentir les rumeurs les plus extravagantes, à coup

(15) Geornes Toublan. «Étude du marché de la 4 CV». «de Renault Frères... ». no 11. décembre 1918. '11. 238.

(16)

Paul Pommier. «Le dé'l1artement 16 ». «.de Renault Frères... », no 11. décembre 1915. '11. 189.

(17)

Marcel Tauveron. «La 4 CV dans les MlIartement8 de carr088erie et de montane ». «BuZZetin Technique de la R.N.U.R. ». no 21. avril 1954. Rellroduit dans le no 16 de notre revue• .1uin 19"18.

11. 184.

(18)

On les retrouvera dan8 : Fernand Picard. « Nai88ance de la 4 CV». article cité. 11. 133. et dans JaCQUe8 Borné et Nicolas Viasnoff. «La 4 CV». Paris. BaZZand. 1911.

(19)

Édouard Beidler. «Le roman de Renault ». 0'11. oit.. '11. 64.

(20)

Le texte en e8t rellroduit dan8 notre revue. no 12 . .1uin 1916.

(21)

On en trouvera QuelQue8-un8 dans : George8 ToubZan, «Étude du marché de la 4 CV». article cité. 11. 241.

de mises au point précises. Dans le texte de la conférence que la mort l'a empêché de prononcer, le 11 février 1955, Pierre Lefaucheux jugeait encore nécessaire de «préciser en particulier, car il faut bien rire un peu, que la maison Citroën a fixé elle-même le prix de sa 2 CV et que ce n'est pas sur /'intervention de la Régie Renault qu'elle vient d'en augmenter le prix» (22). En mal comme en bien, l'opinion établissait donc nettement le lien entre le statut d'entre­prise nationalisée et cette 4 CV, dont la production allait sans cesse croissant.

C'est bien son statut d'entreprise nationalisée qui permit à Renault de s'adapter facilement à ces niveaux de produc­tion, sans précédent en France.

D'une part, jouant un rôle de pointe dans l'industrie fran­çaise, la Régie Nationale avait les coudées plus franches pour innover dans les domaines technique et commercial. Le lancement de la 4 CV donna lieu à un véritable bond en avant, de la mécanisation et de l'outillage, y compris par l'apparition de machines automatiques : les machines­transferts. Les progrès ainsi réalisés furent l'oeuvre de grands ingénieurs, comme P. Debos, P. Bézier, P. Pommier. De même, la diffusion de la 4 CV fut préparée par la créa­tion, pour la première fois chez un constructeur d'automo­biles français, d'un service d'études de marché, confié à

G. Toublan.

D'autre part, la Régie disposait d'un atout majeur: l'enthou­siasme de son personnel. Ce que Lefaucheux appelait

« une mystique de la nationalisation chez les ouvriers, qui ont fondé sur elle des espoirs vagues et précis tout à la fois, qui y ont vu l'amélioration prochaine de leur sort maté­riel, et l'élévation de leur personnalité» (23). A quoi, s'ajou­tait l'idéal productiviste de la C.G.T. : «nous pensons qu'il est nécessaire que les usines Renault deviennent une entre­prise moderne, bien équipée, avec une production d'un haut rendement, susceptible d'égaler les meilleures entreprises américaines et soviétiques », déclarait par exemple, le secré­taire du Syndicat des métallos C.G.T., Nennig (24). Il y a

donc un lien indissoluble entre la 4 CV, telle qu'elle a vu le jour et la nationalisation de Renault. Mais la volonté qu'avait Lefaucheux d'étendre le marché ne lui était pas propre.

Entendons-nous bien. Les grands constructeurs français seraient de toute façon venus, un jour ou l'autre, à la petite voiture. Les véhicules de petites cylindrées s'étaient déve­loppés au cours des années 30, dans les gammes de constructeurs anglais, italiens et allemands (25). En France, le plan Pons, dès octobre 1944, prévoyait la fabrication en série d'une voiture 4 CV, par les sociétés Panhard et Simca. Il s'agissait alors du prototype conçu par l'ingénieur Grégoire, à partir duquel a été réalisée la Dyna Panhard (2'"). C'est du reste un argument que Lefaucheux n'a pas man­qué d'utiliser, durant la réunion du 9 novembre 1945 : « Nous ne serons pas seuls à faire des 4 CV. Panhard et Simca vont en faire aussi et il y a des positions à prendre, par la première qui sortira ». De même, il serait absurde d'attribuer surtout à des considérations politiques le choix fait par Lefaucheux, en faveur de la 4 CV. Lui-même, nous l'avons cité, raisonne d'abord en terme de prix de vente du

(22) Archive8 de la Ré.Qie Renault.

(23) Archive8 de la Rénie Renault, texte de la conférence prononcée par P. Lefaucheux, le 15 février 1952, au Club d'Efficience de la Sui88e Romande, réuni à Lau8anne. '/J. 12.

(24)

«Le8 u8ine8 Renault », «La Vie Ouvrière », 5 octobre 1944. Remarque analonue dan8 un reportane 8ur Renault paru dan8 «La Vie Ouvrière ». en mar8 1945.

(25)

Jean-Pierre Bardou et autre8 auteur8, «La révolution automo­bile », Pari8, Albin Michel, 19"1"1, P. 16"1-168. 1"10 et 172.

(26)

Jean-Albert Grénoire, «Cinquante an8 d'automobile ». pari8, Flammarion. 19"14. P. 401-421.

Extrait de la même carte murale.

produit fabriqué. Les conditions de l'économie française et l'appauvrissement de la clientèle ne permettront pas à un modèle cher de se vendre en grandes quantités. Or, Lefaucheux entend convertir son entreprise (et l'industrie française) à la production de masse, aux méthodes «amé­ricaines» de construction. Il adopte donc la 4 CV, car elle se vendra facilement, ce qui rendra possible d'amortir rapi­dement le nouveau matériel, indispensable pour passer à la grande série (27).

Il n'en paraît pas moins établi que, sans la nationalisation, Renault n'aurait pas pris le tournant de la petite voiture si vite et que la 4 CV figurerait peut-être dans la centaine de prototypes Renault qui n'ont jamais vu le jour. Or sa fabrication par une entreprise nationale a donné en fait à la 4 CV une double valeur symbolique. Sur le plan tech­nique, Lefaucheux disait en 1947, sa fierté de présenter

«une fabrication en grande ~érie, utilisant des procédés entièrement conçus par ses ingénieurs et ses techniciens, d'une voiture également sortie tout entière de nos bureaux d'études et de nos services d'essais» (28). Sur le plan économique, c'était l'entreprise nationalisée qui allait per­mettre aux Français d'accéder à la consommation de masse. Et Lefaucheux de déclarer cette même année : «1/ faut que disparaisse cette notion vraiment périmée de l'auto­mobile, objet de luxe, restant l'apanage des privilégiés de la fortune. (. . .) La totalité de notre effort se portera (. . .) sur une voiture agréable, certes, mais susceptible, par son bas prix d'achat, son coût réduit d'entretien et sa faible consom­mation en essence, d'être accessible à des couches d'ache­teurs qui doivent s'étendre au fur et à mesure que se reconstituera le pouvoir d'achat des Français" (29). Dès 1946, «augmenter le bien-être général, en mettant l'auto­mobile à la portée du plus grand nombre" figurait au troi­sième rang des «buts principaux", que Lefaucheux assi­gnait à la Régie Nationale (30). Il faut dire que les ouvriers ne formaient, en 1929, que 2 % des acheteurs de voitures neuves en France, alors qu'ils représentaient 45 % du marché théorique. Cependant, l'évolution défavorable du pouvoir d'achat, de 1946 à 1948, ne leur permit pas d'ac­céder immédiatement à la voiture. Ce n'est qu'à partir de 1949 qu'ils devinrent un élément de plus en plus essentiel de la clientèle. En 1955, ils constituaient 16 % des acheteurs de voitures neuves en France, et 38 % des acheteurs de 4 CV.

Encore a-t-il fallu, pour que la 4 CV puisse voir le jour, qu'il ne s'agisse pas d'une nationalisation de type étatiste, jacobin et centralisateur. Il y avait, en effet, désaccord à la Libération, entre les organisations issues de la Résis­tance, sur les rapports qui devaient exister entre l'État et les nouvelles entreprises nationales. Pour les communistes, la majorité des cégétistes et pour les gaullistes, les entre­prises publiques devaient être étroitement subordonnées à l'État. En revanche, la gauche non communiste et les cen­tristes du M.P.R. voulaient leur accorder une grande latitude d'action, vis-à-vis de l'État. Si le P.D.G. de la Régie Renault, Lefaucheux, a pu tenir tête à des interlocuteurs aussi différents que Paul-Marie Pons et Marcel Paul, c'est parce que l'ordonnance de nationalisation avait reconnu, à la Régie Renault, une très large autonomie de gestion. Cette situation favorable n'était pas due à la seule action de

P. Lefaucheux durant la préparation de l'ordonnance. Elle portait aussi la marque de P. Mendès-France, ministre de l'Économie nationale, qui avait fait prévaloir, le 16 novem­bre 1944, le point de vue suivant lequel «il appartient au directeur général d'organiser lui-même sa gestion comme il l'entend» (31). Ce que le successeur de Lefaucheux,

P. Dreyfus, devait appeler, en 1977, «la liberté de réussir» (32).

La 4 CV Renault a donc été rendue possible, par la ren­contre de techniciens inspirés et d'une nationalisation douée d'une large autonomie. Elle ouvre la voie à la consommation de masse, car l'augmentation du pouvoir d'achat des Français, intervenue à partir de 1949, a été en priorité consacrée à l'achat de voitures. Première des petites voitures qui ont permis à la France de se doter d'équipements de fabrication en grande série, grâce à la conquête du marché des salariés, elle a aidé la France à quitter une société de pénurie, où les élites de tous les bords ne voyaient de salut que dans l'accroissement de la production. Elle est une des clés de la modernisation de la France contemporaine.

Patrick FRIDENSON

(27)

Jean-Michel Six. «Nationalisation : re8tructuration capitaliste et l1e8tion ouvrière ». mémoire de D.E.S.• de science8 économiques. Université Paris X. 1975. 'Il. 52-53.

(28)

Archives de la Rél1ie Renault, rapport annuel de l1estion pour 1945.

(29)

:bdouard Seidler. «Le roman de Renault ». oP. cit.. 'Il. 66.

(30)

Archives de la Rél1ie Renault. rapport annuel de l1estion p(>ur 1947.

(31)

Archives Nationales, F 60897. compte rendu 4e la séance du Comité économique du l1ouvernement, du 16 novembre 1947.

(32)

Titre de son livre paru aux éditions Simoën.