06 - Front populaire aux usines Renault

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Front populaire aux usines Renault

La reprise du travail

Aux usines Renault, les luttes du printemps 1936 se déroulent en deux phases, en deux occupations successives: la première le 28 mai, jusqu'à 18 heures, et la seconde du 4 au 13 juin.

L'accord avec la direction, le 29 mai, est dérisoire et est à l'ori· gine des premières tensions entre les ouvriers et les organisa­tions : dans d'autres entreprises, la satisfaction des revendica­tions exprimées est bien plus importante. Le 4 juin, l'usine est réoccupée. Alors que les accords Matignon sont signés le 8, que la direction en accepte des clauses, les délégués refusent la négociation. Les organisations entament une "phase du silence" qui durera trois jours, jusqu'au Il juin. L'accord offi­cieux, pour l'ensemble de la métallurgie, est signé le 12 juin au soir; les revendications présentées par les ouvriers de Billancourt sont amplement satisfaites : reconnaissance du droit syndical et des délégués ouvriers, hausse des salaires, garantie de l'emploi, contrat d'apprentissage. L'évacuation est décidée et le 13 juin on organise un défilé triomphal.

La presse de gauche est muette sur les conditions réelles de la reprise: l''' Humanité" titre simplement, le 15, que" victo­rieux, les métallurgistes de Renault et Citroën reprennent aujourd'huz' le travail ", et le 16, une petite photo paraît, en première page toujours: "les ouvriers rentrent chez Renault ".

La reprise du 14 juin s'avère encore plus difficile que celle du 28 mai ; une partie des ouvriers estime que si "avec douze jours de grève on a tant obtenu, avec vzngt-quatre jours on obtiendra le double " ; les" gauchistes" sont les porte-parole de cette opposition aux directives du sommet des organisa­tions (1).

Comme en écho aux propos de Maurice Thorez -"il faut savozr terminer une grève ", le Comité exécutif de la Fédéra­tion des métaux " met en garde les travailleurs contre la déma­gogz'e de certazns quz' poussent les ouvrz'ers à contznuer le mouvement, même quand ils ont obtenu satisfactz'on ".

Pendant que " la Vz'e Ouvrz'ère "affirme que " depuis la cessa­tion de la grève, le travail s'est effectué normalement (aux usi­nes Renault) ", "l'Étzncelle "signale que "après la magniF­que lutte, quelques confHts ont surgz' à la reprise du travail ". L'organe du P.C.F. de Boulogne est en cela d'accord avec la direction de l'entreprise, dont les archives foisonnent d'exem­ples sur les offensives de la " base " dans les ateliers: la grande différence avec l'avant-juin, c'est la signature et l'application des conventions collectives.

Pour les ouvriers de la métallurgie parisienne, l'accord date du 3 juillet 1936 et comporte plusieurs additifs; la C.G.T. est le seul interlocuteur du patronat. Outre les augmentations de salaires, le point-clef de ces accords est la reconnaissance des délégués ouvriers, du droit syndical et de son corollaire : des organisations ouvrières fortes. La vie quotidienne de l'ouvrier va se transformer, du moins dans l'immédiat.

(1) Interview, 25-5-1975.

Salaires -Délégués syndicaux et congés payés

C'est la fête. L'ouvrier se .. sent plus riche" et moins rivé à la chaine avec l'apparition de la semaine des deux dimanches et des congés payés. Tous les espoirs sont permis pour la suppres­sion ou, au moins, l'amélioration du .. bagne Renault ".

En moyenne, les salaires augmentent nominalement de 15 %. A Billancourt, certaines rémunérations doublent grâce aux minz'ma garantis par la convention collective. Les femmes et les apprentis sont défavorisés, lésés: 4,24 francs par heure pour une manœuvre femme, 5 francs par heure pour un homme; et 3 francs par heure pour un apprenti de 14 ou 15 ans.

L'événement, pour une certaine catégorie de salariés -notam­ment les contremaitres -c'est la mensualisation. L'augmenta­tion des salaires horaires peut susciter une baisse concertée des rendements dans les ateliers; la mensualisation est, de son côté, prétexte à l'assouplissement individuel des horaires: .. z1 Y a Plus d'absences que les années précédentes, surtout parmi le personnel ancz'ennement à l'heure" (2). Ces 15 % d'augmen­tation sont en fait 35 %, puisque désormais les 40 heures par semaine sont payées 48. Mais l'application de la loi est sans cesse reportée, sous la pression des industriels. Elle ne participe à l'euphorie de la reprise que comme une victoire obtenue mais pas encore matérialisée. Quant à la semaine des 8 X 5, elle fera l'objet de constantes récriminations de 1936 à 1938, les horaires appliqués lui étant supérieurs ou... inférieurs.

Dès avant les congés payés, l'amélioration de la .. condition de bagnards " est au premier plan. Les ouvriers" ne sont plus des bêtes", et les anciennes méthodes sont révolues, .. elles ont vécu". Selon un ancien, les transformations matérielles dans l'usine sont si importantes .. qu'on ne saz't même Plus quoi demander ". (3).

Un ouvrier envoie à!''' Étincelle " un poème qui résume les espérances de l'immédiat après-juin :

"En avant!

Az'nsz' que ces bagnards blêmes courbant l'écMne

Devant l'autorz'té quz' toujours les domine

L'ouvrier, de tout temps, fut un pauvre exploz'té,

Un bâtard, un rebut de la Socz'été.

Pour luz', poz'nt de plaisirs, mais de sombres alarmes

La misère, la faz'm, la tristesse, les larmes;

Il n'attendaz't pour te1'me à son malheureux sort

Que le berceau glacé, lz'vide, de la mort.

Sur son front courageux que la sueur inonde

Passait ce doute affreux, n'être rien dans un monde

Sz' ce n'est un rouage, un outz'l, une maz'n,

Ainsz' que dz't la loi, un matérz'el humaz'n !

Oh fvz'vre enfi'n, revendz'quer la terre,

Il se sent pris soudaz'n d'une saz'nte colère,

Non! z1 ne sera Plus le jouet d'un tyran,

Cet or qu'z'lluz' donne, cet or z'lluz' reprend!

Ah ! tremblez désormais, vautours z'nsatz'ables,

Vos trônes vont crouler, leurs bases sont frz'a bles,

Aujourd'hui l'on comprend, le peuPle est éclairé;

Il réclame ses droz'ts, et las d'être leurré

Les arrache lui-même aux mains des parasz'tes ;

Ce chancre venimeux, hideux tas de termz'tes,

Debout pour le bonheur, on le retz'ent captif.

Ouvrz'er, hâte-toz~ le contrat collectif

Est le gage certaz'n d'une belle VZ·ctozTe.

Ton front doz't se parer des lauriers de la gloz're ;

Ne compte que sur toi, sur ton autorz'té,

En avant pour la Paz'x, le Paz'n, la Liberté! "

Tous les espoirs semblent permis, puisque même l'ennemi immédiat, l'ennemi le plus proche, la maitrise est terrorisée. La majorité des contremaîtres bat prudemment en retraite devant la vague qui déferle ; une partie s'inscrit pourtant à la

C.G.T. Mais leur statut de mensualisés met cette catégorie socioprofessionnelle en retrait par rapport aux ouvriers, renforce leur rôle d'intermédiaire.

Entre 1936 et 1939 s'effectue un double mouvement de la part des organisations et de leur base: celui de la " main fraternelle tendue aux chefs", mot d'ordre du sommet, et celui de la méfiance, de l'hostilité de tout ou partie de la base.

A la reprise du travail, le délégué fait office de contremaître: baisse autoritaire des cadences, détermination des horaires de travail, va-et-vient permanent entre les ateliers: .. les délégu~s ont constitué une manière de comz'té z'ndépendant, ne se livrant en faz't à aucun travaz1 et se substz'tuant en fait à la maîtrise dans les atelz'ers (4). Les usages sont transformés et les chiffres éloquents,' alors que la convention.collectzve (artz'cle 3) donne 10 heures par mois au délégué pour remPlir son mandat, dans un atelz'er quz' produz't durant 174 heures en juillet 1936, le délégué n'est présent que 74 heures; en août, z1 ne journit que 25 heures de travaz1 sur 105; en septembre 10 sur 210, et en octobre 9 sur 144 ". L'abs€ntéisme augmente de juillet à octo­bre, .. certaz'ns délégués n'apparaissent à leur atelier qu'à titre accz'dentel " ; on peut donc estimer que la vague revendicative est loin de refluer à la reprise du travail.

La direction est conciliante: jusqu'au mois d'octobre, les man­datés perçoivent l'intégralité de leur salaire, F. Lehideux esti­mant qu'il s'agit là .. d'une période d'adaptation".

Mais le vrai symbole de la victoire ouvrière de juin est sans doute le départ pour les congés payés: .. tant que la boîte n'a pas été fermée, les gars n y ont pas cru ".

Les métallos se dispersent mi-août, le plus souvent en train et munis des .. billets Lagrange ". Un train complet part pour Nice; ce voyage est organisé par la section C.G.T. et se renou­velle en 1937. Il en coûte 700 francs par personne et les syndi­qués applaudissent leur section.

A leur retour, les ouvriers décrivent abondamment leur séjour dans les journaux de l'entreprise, l''' Étz'ncelle " et surtout 1'" Unité". Quand les chaines s'arrêtent, l'action militante continue.

(2)

.. Unité ", avril 1937 et Archives R.N.U.R., note du 7-6·1937.

(3)

Interview du 25-5-1975.

(4)

Archives R.N.U.R., note du 11-9·1936.

C'est par le contact avec les paysans que les ouvriers découvrent la province (5). Mais le voyage lui-même est décrit avec un lyrisme teinté de nationalisme ; on ne tarit pas d'éloges sur" le magnifique décor de notre beau pays ", sur" ces beaux paysa­ges ", " les Alpes chevaleresques et leurs riantes vallées ", " le patrimoine de notre pays". On voit alors" le vrai visage de son pays, privilège jusque-là réservé aux riches" et on souhaite " que la Côte d'Azur soit bientôt aux travailleurs français ce que la Crimée est aux travailleurs soviétiques " ...

Là, les métallos retrouvent la santé, " se remplissent les pou­mons pour reprendre le travail pendant un an ". Mais, si ces congés sont dus au Front populaire, " (auquel) nous ne serons jamais assez reconnaissants ", il ne faut pas oublier " tout ce qui reste à faire pour nos frères paysans ( ...) et resserrer les liens fraternels qui nous unissent à eux ".

Pour amorcer cette union, le citadin partage les travaux et la vie des campagnards, même si " le manche de la fourche laisse des traces dans les mains" et même s'il n'apprécie pas immé­diatement à sa juste valeur " le sublime travail des vaillants pêcheurs ".

Les métallos sont le plus souvent bien accueillis, logent chez l'habitant dont les conditions de vie les surprennent. "J'ai vu moz·-même en Bretagne un dmetz·ère où la majorüé des tombes étaü des jeunes de 12 à 20 ans dont les parents n'ont jamais eu la possz·biHté de leur donner le nécessaire à la croissance ", raconte le secrétaire de l'atelier 214. "Et comment s'en éton­ner lorsque l'on saü que les ouvriers des champs gagnent de 10 à 15francs parjour? que les ouvriers agn·coles sont logés dans une même chambre avec un lü pour deux, souvent sans drap et avec des couvertures malPropres. Les chambres : des taudis, des déPendances de l'écun·e, ou encore le grenier, et même l'étable où ils respzTent l'az·r empesté des animaux ".

Pour les propriétaires et les métayers, la vie est à peine plus douce: le lait leur est acheté 0,90 franc le litre puis revendu à la ville 1,60 francs; et "pour faz·re ferrer un cheval, û faut compter 80francs, soit 20francs de fer, il me semble que par là il Y a trop gros binéfz"ce sur cette matz·ère quz· est tournée par les forges et adén·es ".

Mais surtout, "L'Ogre (quz· afferme) a les dents longues" et finit par chasser les paysans, "au lieu de les laisser dans leur terre à y respzTer le bon air et donner de la valeur à leur bien ".

Certaines analyses de l'exode rural sont plus incisives: "dans ces villages du haut Morvan, beaucoup de foyers sont déserts, ceux quz· restent sont les vz·eûlards et les enfants ; les causes de cette désertion sont mulNPles, d'une part, la guerre de 1914­1918, d'autre part, le chômage, les difjïcultés toujours crois­santes pour vivre, l'attrait des grandes vzUes, au travaû moins pénible et Plus rémunérateur. Dans ces vz1lages, l'urgence des grands travaux se faü particuHèrement sentir ".

La solution? Le programme du Front populaire, "pour met­tre fin aux manœuvres de ceux qui affament le peuple de France ; en prison les spéculateurs, les fauteurs de vz·e chère ", qui se gorgent de bénéfices; après l'Office du blé, il faut créer l'Office des engrais et améliorer les coopératives qui" paz·ent zTréguHèrement et znterdisent au paysan de fazTe son beurre ". Il faut promulguer des lois sur le métayage, mettre sur pied des assurances contre les calamités agricoles. Le paysan est ''fad­lement la proz·e des aventun·ers et des maquzgnons modernes, horde de gens sans scrupules : banques pour ses économz·es, trusts réglant le pnx d'achat de ses produits, se partagent le Plus clair du fruit de son travail ". Il faut donner aux paysans la retraite, les allocations familiales, les congés payés.

Il faut lutter contre "les z·ndivz·dus à la solde de Dorgères", contre les idées répandues par leur presse, idées qui dénoncent les 40 heures et les congés payés comme fauteurs de vie chère ; " ces mensonges et ces calomnies ( ...) expliquent le manque de compréhension (des ouvriers par les paysans) ".

En Bretagne, "on est stupéfié de la mentaHté des paysans (. . .), û ne faut pas causer avec eux de notre grande C. G. T., car û n'existe poznt de journaux de la classe ouvn·ère (. ..) et le clergé y est (aussi) pour quelque chose ". La quintessence et la finalité du discours ecclésiastique n'échappent pas à un métallo qui a assisté à un pardon breton : "des chants, des cantiques, des vozx s'élèvent, plaz·ntz"ves dans la nuit, mélancoliques et tristes, appelant à la souffrance physique et morale et non à la joie et à la gaz·eté (. . .). Le curé prêche. Prédica#on phûosoPhique, cer­tes, comparaisons multz"ples de la Vz·erge et de son enfant à la paysanne et son bambt"n, dont les prêtres devraz·ent montrer l'exemPle. Pères de l'Église, ne devraient-z·ls pas être pères de famûle ? (. . .). Hommes znstruüs, sachez discerner la réalité de la virtualité, sachez constater le présent avant l'avenir ( .. .). Je ne porte pas attez·nte à votre foz· qui parfois atteint le fana­tisme (. . .). Ne critz"quez pas, n'insultez pas, ne bafouez pas ces hommes quz· ont réalisé un pas en avant dans le régz·me sodal. Essayer de Her le paysan, l'ouvn·er, le Pêcheur, pour défendre leurs revendications sodales et vivre heureux ". Toute la straté­gie de la gauche est inscrite dans ce texte : joie et fête après la victoire ouvrière, soutien à la famille, tolérance et "maz·n ten­due ", et enfin, Unité.

Unité qui doit aider à l'éducation des paysans, dont seule une minorité est organisée ; "ûfaut que vous compreniez, camara­des paysans que vous arracherez toutes vos revendz·cations quand vous serez réunis, grouPés fraternellement dans vos Comités de défense, dans votre Syndicat ". Pour commencer, il faut informer, contre-informer, envoyer des journaux "sz· nécessaire, à l'éducation de la classe ouvrière". "Pas un de nous ne doit déchirer le journal, mais le leur fazTe parvenir ".

Certes, cet enthousiasme, cette activité ne sont sans doute pas le fait de tous les métallos, et ces récits datent de 1937, après un an d'efforts soutenus du P.C.F. pour la liaison ville-campagne. Mais il n'empêche que les congés payés, tout en développant le tourisme et le" secteur tertiaire ", font redécouvrir aux métal­los un monde qu'ils croyaient enfoui grâce à leur action, celui

(5) L'analyse est basée sur les articles de l''' Unité" de septembre 1937 (jour­nal de la section C.G.T. Renault, mensuel).

de l'opposition, celui de la réaction: "c'est le Moyen Âge ", remarque l'un deux, et un autre conclut son récit sur ces mots:

"nous marchons vers un monde meilleur, z1 ne faut pas de retardatazTes ".

Mais, dès la rentrée 1936, la réaction patronale commence à se faire pressante, la direction de l'usine s'est ressaisie.

La réaction patronale

Durant ces quelques semaines, la toute-puissance patronale n'a été mise qu'entre parenthèses. L'impression de victoire défini­tive sur" la délation, le mouchardage, la terreur usüés en per­manence contre tous ceux soupçonnés d'avozT des z'dées subver­sives, avec au bout le renvoz' et la misère" n'a été qu'un sursis. En septembre, un responsable syndical est renvoyé; les diri­geants demandent instamment aux métallos de ne pas céder à la provocation. L'organisation syndicale recommande" de la pa#ence aux camarades (. . .) et z1 est temps que cela cesse et que le patronat applique les lois votées ". Les 40 heures ne seront appliquées qu'en décembre 1936 et la direction s'emploie à contrer l'influence de la C.G.T. : "M. Lehz'deux, homme puissant de la banque et de la Bourse, Crozx de Feu z'mportant de surcroît (. . .), organise en personne l'actz'on (. . .) et engage des hommes sûrs ( .. .) qui (en cas de grève) auraient à intervenzT ( .. .), se dingeant vers les portes, les défonçant et provoquant des bagarres afin de faz're zntervenir la polz"ce et de discrédüer les travazUeurs en grève (6). Même si ce plan paraît un peu caricatural puisque l'usine compte peu de " Croix de Feu", il n'en reste pas moins que la direction ne se laisse pas abattre. L'embauche massive nécessitée par les 40 heures se révèle à double tranchant pour les organisations.

Les nouveaux arrivants sont placés dans les équipes de jour ; peu à peu, il y a des déplacements et les militants passent dans les équipes de nuit ; puis dans les équipes de nuit ont lieu des mutations sous prétexte de manque de travail.

Si la direction tente la conciliation, elle se heurte -du moins au début -à un-e attitude intransigeante : "que cherche-t-on ? Faire crozTe à la masse des travailleurs que la direc#on (. . .) est revenue à de mez1leurs sentiments et qu'après tout (elle) n'est pas si mauvaise qu'on pourraü le croz're ; la manœuvre est assez adroüe, mais elle Pêche par la base" (7).

Très rapidement, la direction sanctionne: elle interdit à la

C.G.T. de diffuser la " Vie ouvrière" en novembre 1936 et fait preuve de fermeté vis-à-vis des délégués dès octobre. Une note de F. Lehideux du 1er octobre 1936 stipule que "la récep#on des délégués ne se fera qu'une fois par mois -sauf cas excep­tionnel -qu'z1s ne sont Plus habz"Htés à présenter des réclama­tz'ons ne concernant pas leur secteur et que les heures d'actzvüé sont strictement lz"müées à 5 heures par quznzazne ".

On peut se demander si ces notes sont appliquées. Les délégués adoptent plusieurs attitudes successives: en décembre 1936, ils poursuivent la direction devant le tribunal des prud'hommes

" prétendant que la totalité du temps passé à leurs fonc#ons de délégués doü leur être payée ". Ils sont déboutés et condamnés

de plus à un franc de dommages et intérêts. C'est peut-être à partir de cette époque qu'une seconde technique est employée; elle consiste à faire, parmi les ouvriers, une collecte pour dédommager le délégué ; cette forme de solidarité ne satisfait d'ailleurs pas les syndicalistes révolutionnaires qui esti­ment que les compléments devraient être prélevés sur la caisse syndicale. Enfin, d'autres formes sont envisagées pour pallier l'intransigeance patronale: au polissage, les ouvriers font des pièces pour leur délégué. Si le nombre d'heures attribué aux délégués ouvriers s'avère insuffisant, les organisations -qui ont contresigné la convention collective -ne tentent aucune action pour corriger ces faiblesses même quand, en 1938, les clauses de l'accord deviendront de plus en plus restrictives.

Le patronat restaure son autorité à d'autres niveaux : les cadences augmentent, et, pour l'ouvrier qui ne les tient pas, il y a "des dz'mz'nu#ons horaz'res allant jusqu'à 0,60 F entre juillet et septembre ".

La grande illusion s'estompant, les ouvriers s'aperçoivent que l'usine n'a guère changé dans le fond, même si pour la forme ils ont plus de facilité pour présenter leurs récriminations.

Certes, les salaires ont été augmentés en juin; mais le coût de la vie croît rapidement. La productivité et les cadences sont toujours le lot quotidien. Les 40 heures posent problème, les droits syndicaux sont rognés et les rapports avec les chefs difficiles.

L'après-juin

Les salaires

Alors que les archives Renault mentionnent de nombreuses menaces d'arrêts de travail, seul dans toute la presse 1'" Unüé " pose souvent "l'angoissant problème du coût de la vz'e : les ouvn'ers de l'avz"a#on s'aperçoz'vent avec terreur que leur pou­voir d'achat dz'mz'nue chaque jour ". Les revendications visent aussi à l'uniformisation des salaires, non pas entre les différents spécialistes, manœuvres, professionnels, moins dans les diffé­rentes parties de l'usine, puisque" entre les salazTes de la car­rosserie zndustn'elle et ceux de la grande usz'ne z1 y a, dans cer­taines catégories, une différence de 2 francs par heure ; cer­tains chefs de service emPêchent l'établissement de salaires nor­maux dans leurs ateliers ". La paie est un moyen de pression constant de la part du contremaître qui fixe la production minimale, et accepte ou refuse les justifications de tel ouvrier " qui n'est pas dans les temps ". Mais des conflits d'ateliers sur­gissent aussi pour la suppression du travail aux pièces.

Dès novembre 1936, les métallos demandent" une augmenta­tz"on de 15 % pour permettre de remettre, par suüe de l'aug­mentatz"on z1licite du coût de la vz'e, les salaires au niveau du coût de la vie actuelle ", et appuient leur revendication d'une

(6)

.. Humanité ", 23·7·1936.

(7)

.. Étincelle ", 12·9·1936 (hebdomadaire du P.C.F. à Billancourt).

grève de cinq minutes le 2 décembre 1936. La hausse n'est pas accordée et, à la fin du même mois (31 décembre 1936), les députés votent la première loi sur la conciliation et l'arbitrage. La procédure du règlement des conflits entre patrons et ouvriers (et par exemple les salaires) se fait alors en deux temps (tentatives de conciliations échelonnées) ; s'ils échouent, l'arbi­trage s'impose. Dans chaque département, est constituée une Commission paritaire de concilation dont les membres doivent être désignés, les uns par l'organisation patronale la plus repré­sentative (C.G.P.F.), les autres par l'organisation des travail­leurs la plus représentative ( ...). A l'échelon national, est cons­tituée de la même manière, pour chaque branche industrielle, une Commission paritaire professionnelle nationale qui con­naît les conflits demeurés sans solution dans le cadre départe­mental. Si l'accord n'est pas réalisé à cet échelon, un arbitrage intervient (8).

Les sentences arbitrales (dernier stade) concernent le plus sou­vent les réajustements de salaires; ceux-ci ont lieu après exa­men Piir les différentes commissions conciliatrices départemen­tales et nationales, soit directement par surarbitrage lors de la parution des indices du coût de la vie.

Malgré de nombreuses demandes ouvrières, l'échelle est pro­mise mais non accordée quand la guerre est déclarée.

En fait, les effets des hausses de salaires obtenues lors de l'après-juin 1936 s'estompent progressivement. Même dans la métallurgie, secteur industriel combatif et doué d'organisa­tions fortes, le pouvoir d'achat augmente peu pendant le gou­vernement de Front populaire et après; la hiérarchie des salai­res attaquée en juin 1936 semble se stabiliser ensuite.

Un syndicat fort et structuré n'a pu empêcher cette dégrada­tion et, au fil des mois, la victoire de juin se consume, les heu­res de travail ne sont que peu conformes aux 40 heures, la pro­ductivité augmente dans les ateliers, le "bagne" Renault redevient une réalité.

Durée du travail et productivité

La question des heures de travail revient sans arrêt dans la presse. La " semaine des deux dimanches" n'est obligatoire dans la métallurgie qu'en décembre 1936, mais ce retard pro­voque peu de récriminations directes; la demande d'applica­tion est mêlée à des déclarations plus générales réclamant la fin du blocus espagnol et des provocations des Croix de Feu.

L'entreprise doit faire face aux 40 heures et l'embauche est massive ; les délégués demandent que soit "prioritaire le per­sonnel ayant quitté l'usine par manque de travat? et dont les délégués avaient remis la liste ".

La politique d'adaptation de la S.A.U.R. se fait en deux temps: une embauche relativement restreinte d'O.S. que l'on forme rapidement, (les effectifs augmentent de 1 402 person­nes du 21 juin 1936 au 28 novembre 1936) ; puis des comman­des. de machines pour une somme de 30 millions passées à la Frànce, la Suisse, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et les

U.S.A. : "d'unefaçon Plus générale, la direction lance à lafois

un programme de travaux neufs et un Plan d'amélz"oration des installatz"ons existantes, dans les proportions respectives de 60 et 40 % "(9).

Cet aspect économique de la loi des 40 heures, aspect positif, permet un rajeunissement de l'industrie française dans son ensemble et des usines Renault en particulier, et est peu compris par les organisations ouvrières: "nous pensons que, dans l'esprü du législateur, cette loz' devait servzT à résorber le chômage, ce que les ouvrz'ers pensent aussz·. A l'atelz"er 48, une ouvrz'ère faü en 9 heures 180 pz'èces, et la machine les fera en 2 heures. Les ouvrz'ers et ouvrières ont faü une pétz"tion .. nous voudrz'ons qu'on arrête l'z'nstallation de nouvelles machznes "(10). Les ouvriers font d'ailleurs des efforts person­nels, dans la mesure de leurs possibilités, par la réduction du chômage, en réduisant leurs horaires pour éviter le débau­chage. Mais quelques volontés individuelles, même addition­nées, ne sauraient mettre en échec les nécessités du profit industriel.

Et ces nécessités sont d'autant plus transparentes que nombre d'ateliers n'assurent même pas 40 heures, alors que dans d'autres, voisins, c'est la bataille des heures supplémentaires: " en ce qui concerne les 40 heures -quz' soz'-disant d'après le Comité des forges mettent .entrave à la productz"on -chez Renault la moz"tié des ouvrz'ers ne font que 37 heures 30, voire 35 heures par semaz'ne, et que d'azlleurs la directz'on faü faire en dehors du travail" (11).

" Nous réclamons du travat? .. il Y en a .. nous voulons le faz're ! Les ouvrz'ers combattent le système du travaz1 saisonnier "parce que le droü pour l'ouvrz'er de manger n'est pas saison­nz'er "mais surtout parce que" les retards s'accumulent dans les lz"vraisons ". Le système de chômage partiel, de "mise à la Pêche ", est d'autant moins goûté que la direction fait récupé­rer les fêtes légales, comme la Pentecôte.

Les décrets-lois de août puis novembre 1938, qui autorisent 48 heures de travail par semaine pour la Défense nationale, suscitent des protestations de principe puis violentes : les ouvriers des usines Renault se mettent en grève et sont évacués par les forces de l'ordre le 24 novembre 1938.

Pour la C.G.T, les baisses d'horaires, même quand elles sont récupérables quelques mois plus tard, "sont organisées par le Comité des forges pour porter attez'nte à la loz' des 40 heures SZ· durement acquise (. . .) .. le patronat essaz'e de diviser les travaz1­leurs pour mieux reprendre tous les avantages qu'z1s ont acquis (12).

(8) A. Sauvy: "Histoire économique ... " + 2 P 248.

(9)

P. Fridenson : "Histoire des usines Renault" p. 270 SQ et AN·91AQ64.

(10)

" Vie ouvrière ", 15·10·1936.

(11)

"Humanité "et' Peuple ", 6·12·1937· "Populaire ", 7-12-1937 -" Vie ouvrière ", 4-2-1937 (27 heures/Si).

(12)

" Vie ouvrière ", 17-2-1938.

En fait, l'explication est peut-être moins caricaturale, l'entre­prise devant effectivement affronter des difficultés économi­ques' une baisse continue des commandes d'automobiles. Il faudrait se demander pourquoi Renault diminue les horaires et licencie, alors que les commandes ne sont pas honorées, comme au printemps 1938. Tout ce qui diminue la masse sala­riale est rentable, les nouvelles machines augmentant considérablement la productivité. C'est pour cette raison que la direction licenciera plusieurs centaines d'ouvriers en novembre 1938, prenant prétexte de la grève qui éclate le 24 novembre 1938.

La rénovation de l'outillage industriel de 1936/1937 suscite les mêmes protestations que la rationalisation quelques années auparavant. Mais la machine pose aussi le problème de la pro­ductivité, thème majeur et constant des revendications ouvrières.

Après juin 1936, les organisations ouvrières adoptent une posi­tion ambiguë, différente de celle de la base. Et lorsque la semaine de 40 heures est dénoncée par le patronat, la C.G.T. explique que non seulement les rendements ne baissent pas,mais qu'ils augmentent, grâce â la bonne volonté ouvrière: " (depuis les grèves de 1936 et l'applicatz"on des 40 heures), au senn:ce des dynamos, à la fab'dcation des bougies, augmenta­tion du rendement horaire (. . .) ; au décolletage, on faisait, avant juz'n 1936, 12 et 14 heures, certains ateliers pratiquaz'ent les trois-huit, la consommatz"on d'ader étaz't de 750 à 800 ton­nes par mois; maintenant avec un effectif moindre, l'applz'ca­tion des 40 heures et deux équzpes au Heu de trozs, la consom­mation est restée la même (. . .) ; les ouvn'ers se trouvent dans des meilleures conditz"ons physiques et morales, z"ls peuvent pro­duire davantage" (13). Les organisations exploitent donc le double aspect du machinisme: générateur de chômage, mais aussi de productivité accrue...

Une partie de la base est sans doute disposée à " retrouver une cadence normale de la productz"on française ", désirant que " la renommée du travaz"l que nous produisons garde toute sa puissance sur le marché" (14). Mais les métallos mènent aussi une lutte journalière contre les cadences, et se plaignent des chronométreurs : "nul ne peut nz'er l'offensive actuelle du chronométrage dans notre atelz'er (.,.) ; nous sommes décidés à réagir". La détermination scientifique des rendements est attaquée dans sa forme: "nous savons que le chronométreur a une tâche ingrate~ mais rien ne l'emPêche de la faz're humaine­ment, et sans emPloyer les méthodes de l'adjudant PUch ". " Les ouvn'ers sont des hommes et non des bêtes ".

Les revendications prennent plusieurs formes : critiques ouver­tes des cadences imposées ou demande de personnel supplé­mentaire : "on nous avait promis que dans le courant décem­bre dzx distn'buteurs et dix manœuvres supplémentaires ainsi que deux convoyeurs auraient été embauchés: nous constatons que n'en n'a été fait ". Ou encore : "la direction a lz'cendé 72 de nos camarades femmes à l'ateUer 125, prétextant une sup­pression d'emPlois, alors que maz'ntenant la mazn-d'œuvre manque au 125 ".

Conditions de travail et hygiène

Les conditions de travail sont le problème quotidien de la vie de l'ouvrier. Elles apparaissent surtout dans les journaux pro­ches de la " base ", "Étincelle ", " Vz'e Ouvn'ère ", "Unité " et sont permanentes dans les cahiers de revendications. Une nécessité méritée par leurs services, voilà comment les ouvriers considèrent les conditions de travail : à meilleure hygiène, meilleur rendement: "Renault a l'une des Plus grandes usznes du monde; il doit en tenir compte, la grandeur de son usz'ne et l'améUoration de sa productz'on doivent être en liaison avec le respect des lois sodales, de l'hygiène, de la sécun'té de ceux quz', chaque jour, contn'buent à son agrandissement" (16).

A l'atelier 283, par exemple, on se demande comment le tra­vail peut être effectué : 1° par temps de pluie, c'est une véritable écumoire qui asperge les voitures dont les ouvriers supportent les conséquences ; 2° un caniveau venant de la peinture, et où l'eau devrait s'écouler normalement, est plein de vase, des émanations en ressortent et rendent le travail intenable ; 3° les prises de courant deviennent de moins en moins utilisables ; 4° à la sortie de l'atelier (...) pour arriver aux pendules, nous devons patauger dans une boue constante sur une longueur de 30 mètres ".

En 1937, le " bagne" n'a que peu changé d'aspect. Les cou­rants d'air sont constants et les ouvriers demandent l'installa­tion de braseros pour réchauffer l'atmosphère pendant l'hiver. L'hygiène progresse à pas lents, "les ouvn'ers demandent que les douches ne soient pas le pn"vz1ège de certains corps de métier ".

Certes, des toilettes ont été installées, mais de façon parcimo­nieuse et hâtivement; "à pez'ne installé, il faut battre en retraite devant les trombes d'eau que déverse l'appareil; nous exigeons de l'eau pour le nettoiement des waters et non pour un autre usage ". "Nous n'avons jamais demandé àtravaz1ler dans un cadre luxueux, mais tout de même pas à être mis au niveau de cet animal domestique à poil rude ".

Le ton humoristique cède à l'animosité quand les travailleurs relatent les véritables dangers de leur métier. La toxicité de certains produits fait des ravages; "les ouvn'ers voudraient Men savoz'r ce qu'a conclu l'znspecteur du travail lors de sa der­nz'ère visite (. . .), ils souhaitent que bz'entôt ils pourront respirer de l'az'r quz' ne soit pas saturé de vapeurs d'acide ". A l'atelier 125, le travail s'effectue par 35° dans les émanations d'alcali.

(13)

"Humanzié ", 21-9-1937,

(14)

"Unité ", août 1937.

(15)

Idem,

(16)

" Vie ouvrière ", 16-12-1937_

Quelquefois, des ventilateurs sont installés, mais au nickelage­chromage, "les ventûos ne donnent pas en dehors, mais dans l'usine... ".

Les ouvriers de la trempe et de la cémentation, "consâen­cieux, et même Fers d'un travaû qu'ils exécutent dans une atmosphère surchauffée, où û a été enregistré Jusqu'à 580, ren­due pratiquement irresPirable de par les émanations de cya­nure, sel de Plomb et poussières de cément, (sont) exposés à des températures excessives, surtout au moment du déchargement des fours (J 000 0 et Plus) ", ce qui occasionne de multiples brûlures.

Comme le service d'hygiène est peu intéressé par ces cas, "mais au fait! existe-t-il .7 nous ne l'avons Jamais vu "et que les mas­ques de protection ne peuvent être portés pendant huit heures, on s'en remet parfois à la Science: "nous conservons l'espoir que les chz"mistes, s'intéressant à notre sort, trouveront un pro­duit moins nocif, ayant les mêmes propriétés que le trichlore ".

Les accidents du travail peuvent être à effet lent et sournois, comme pour les intoxications, ou à effet rapide et sans appel.

Les revendications pour une plus grande sécurité sont couran­tes, et la mauvaise volonté de certains supérieurs évidente ;

" les chefs refusent de szgner des bons pour se rendre chez un médeân lorsque cela est nécessaire ; un camarade ayant reçu des déchets de tôle dans l'œz1 voulaü, après un pansement, se rendre chez l'oculiste. Il se heurta à un refus ".

Grévistes de l'atelier modelage métal.

Les équipes de travail ne sont même pas munies d'une boite à pharmacie et, "parfois, par manque de soins immédiats, une coupure s'envenime et c'est l'amputation d'un dozgt ou d'une maz·n ".

Le premier accident mortel après la reprise du travail est d'ail­leurs dû à une infection : "à l'atelz"er 206, notre camarade Dufour, père de deux enfants, fut vz"c[z·me d'un accident de tra­vaû, sans gravz·té d'abord, coupure à la maz·n ; ce camarade se faü soigner d'abord à l'znFrmerz·e, ensuüe à la clz"nz·que déPen­dante de cette dernière (. .. ) ; 48 heures après, notre camarade décédaz·t des suz"tes de son acâdent ".

Les chefs et les conventions collectives

Parallèlement aux conditions matérielles de travail, les ouvriers dénoncent les conditions "morales " qui leur sont imparties, à savoir les rapports avec les chefs.

Une ouverture est pourtant tentée vers les contremaîtres ; lors d'une réunion syndicale, le délégué demande" que les ouvrz·ers az·ent une attz"tude de bons camarades envers nos camarades de la maîtrise "; "les délégués ouvriers collaborent loyalement avec la maîtrise (. . .) ; que les camarades de la maîtrise leur accordent leur confiance, et ·ils seront payés de retour ". Des signes de cette entente apparaissent parfois, comme lors de col­lectes organisées conjointement par les ouvriers, techniciens et agents de maitrise.

Mais ces exemples sont très rares, et l'union des exploités contre les exploiteurs, "l'unz'on pour combattre l'ennemz' commun" (17), ne se fait pas, malgré la volonté des organisa­tions, A ce propos, il est amusant de noter que dans le numéro du 12 septembre 1936 de l'''Étz'ncelle " paraît un article relati­vement violent d'une ouvrière contre le contremaître de l'ate­lier 190 ; dans le numéro suivant (27 septembre 1936), un rec­tificatif est inséré: "l'artz'cle s'est glissé par erreur dans les colonnes du journal; nous nous excusons auprès de ce contre­maître estz'mé par tout le personnel Placé sous ses ordres ", Quelques mois plus tard (20 février 1937), le même communi­qué passe à nouveau, mot pour mot, et cette fois sans rectificatif 1

Le contremaître, "quz' vient par ses méchancetés troubler l'harmonz'e des rapports ", reste le symbole de la domination patronale au sein de l'atelier, et ce d'autant plus qu'il affiche généralement des positions de droite: "à l'atelz'er 283, l'ex­contremaître factieux p, " cherche dans les coz'ns sombres quel­ques fragments de Croz'x de Feu, hélas perdus" (18), Pour prouver sa soumission, la maîtrise brime les ouvriers, "refu­sant de contrôler les pz'èces (et ensuz'te ne les payant pas) ",

Elle entrave l'action des délégués et émet des jugements de valeur : "un certaz'n contremaître appelle à son bureau un ouvrz'er qu'z'l a surpris à parler une mz'nute avec le responsable syndz'cal du secteur et le réPrz'mande en ces termes,' "je n'az'me pas vous voz'r causer avec cet z'ndz'vz'du, z'l n'est pas z'ntéressant et vous dévz'e de la bonne voz'e "(19),

Parfois, on estime que les contremaîtres assurent leurs fonc­tions grâce à des protections: " doz't-on vous rappeler que votre grade de contremaître vous le devez à une protectz'on quz' va de paz'r avec vos très grandes capacz'tés au travaz'l, tant au poz'nt de vue manuel que technz'que ? Peut-on vous prévenz'r de la chose suz'vante " sz' l'ouvrz'er étaz't récompensé selon ses capacz'tés et non selon sa haute protectz'on, nous en connaissons quz' seraz'ent non pas contremaîtres, mais balayeurs" (20),

L'incapacité peut aussi être traitée ironiquement: "un evene­ment sensatz'onnelfut observé la semaz'ne dernz'ère dans nos ate­liers ; une métamorphose complète, une mue précz'pz'tée, un embellzssement inespéré d'un de nos chefs d'équz'pe passé contremaître; le comPlet z'mpeccable remPlace l'ancz'enne tenue raccourcz'e de notre amz', la chemise au col semz'-rz'gz~de et au nœud soz'gné faz't Place au faux-col accordéon et au chapeau -ce chapeau abritant la haute intellz'gence de notre héros délaissant la casquette de salopard; et, camarades, pardonnez-moz', j'allais oublz'er le prz'ncz'pal " la tenue de l'homme à son travaz'l, cette blouse blanche, z'mmaculée, impo­sante, orz'gz'nale même, Pauvre amz', nous ne sommes pas jaloux (.,.J, nous savons que tu n'es pas à ta Place, que d'autres que toz' par leur ancz'enneté, leur qualz'té professz'onnelle et leur

z'nz'tz'atz've mérz'taz'ent d'être contremaîtres" (21),

Des contremaîtres" regrettant le temps bénz' où z'ls pouvaz'ent exercer tout à leur aise leur dz'ctature féroce sur ces pauvres hères" s'exercent, en compensation, au rôle de mouchards, Cette forme d'action sournoise que l'ouvrier de l'après-juin croit" révolue" a certes diminué, mais existe encore, Les agents de renseignements existent, officieusement, "font profz't de ce qu 'z'ls entendent pour prouver leur zèle au chef de servz'ce ", En fait, les ouvriers épaulés par leurs organisations sont supposés avoir" nettoyé" l'usine de ses trois polices, mais l'efficacité n'a pas été totale, En 1938, l''' Humanz'té " rapporte que deux hommes, dont un officier de réserve, s'exercent au tir au pistolet dans une cour de l'usine: "n'étaz'ent-ce pas des Croz'x de Feu s'entraînant à la guerre cz'vz'/e ,~ " (22),

(17)

"Étincelle ", 20-2-1937,

(18)

"Étincelle ", 20-2-1937 et 24-4-1937,

(19)

Idem,

(20)

Idem, 25-5-1937,

(21)

"Étincelle ", 22-5-1937,

(22)

"Humanité ", 20-9-1938,

Ouvriers et organisations s'attachent aussi et surtout à défendre l'esprit et la lettre de la convention collective, souvent attaquée et dont le renouvellement annuel est d'autant plus difficile que les salaires y sont inscrits. En 1937, les métallos accepteront un report de la mise à jour. En janvier 1938, les conventions sont à nouveau reconduites, en principe pour deux mois, et les ouvriers des usines Renault .. s'élèvent contre cette pause à sens unz'que ".

En fait, une nouvelle convention ne sera signée que début mai, après une grève de plusieurs semaines dans la métallurgie pari­sienne. Elle augmente quelque peu les salaires, institue des délégués à partir de cinq ouvriers au lieu de dix, mais leurs pré­rogatives sont réduites, ils ne peuvent exercer leurs fonctions que dans les deux dernières heures de la journée, ne peuvent quitter l'atelier, et le suppléant ne peut entrer en fonction qu'en cas d'absence du titulaire.

La convention de 1938 confirme aussi l'interdiction du licen­ciement .. contraz're au droü syndical" et déclare que" les offi­cines de Placement, de racolage autres que les oJJzânes habz'­tuelles devront être supprz'mées ". Ces deux points sont sans arrêt bafoués par la direction, qui s'emploie à limiter le droit syndical au strict minimum, en appliquant la lettre de la convention ; elle interdit la diffusion de la .. Vie Ouvrz'ère " dans l'enceinte de l'usine, puis .. transforme les vestzaires en cellules de discipHne : défense d'y distrz'buer des avis de réu­nion, défense d'y faire pénétrer les journaux mis à l'index, défense d'y vendre les tz'mbres syndz'caux "(23).

Bien que l'article 3 spécifie que" la Hberté d'opz'nion " existe, la censure de journaux est légale, et les cégétistes signalent les faits sans les combattre, demandant aux vendeurs" de se tenz'r à l'extérieur de l'usz'ne ".

Le viol du deuxième alinéa de l'article 3 : .. les emPloyeurs s'engagent à ne pas prendre en considératz"on le faü d'apparte­nz'r ou de ne pas appartenir à un syndz'cat pour arrêter leurs décisions en ce quz' concerne l'embauchage, la conduüe ou la réPartz"tz'on du travaz1, les mesures de discipHne ou de congédz'e­ment ", est assez fréquent, mais manié avec précaution par la direction de l'usine.

Le déplacement des ouvriers d'un atelier à l'autre est une tacti­que simple qui .. désagrège la base fondamentale du travaz1 dans toute son organisation syndicale et sociale ".

Mais les mises à pied et les renvois de délégués sont monnaie courante. Lors de la grève d'une heure du 10 novembre 1937 -pour le pain, la paix, la liberté, la garantie des conventions collectives -les sanctions pleuvent : renvois et mises à pied illi­mitées de trois délégués et de neuf responsables qui, pourtant, .. n'ont faÜ que suivre les dz'rectz"ves de leurs organisations syndz'cales; (. .. ) certains sont accusés d'avoir emPêché des per­sonnes étrangères à l'entreprise de pénétrer à l'z'ntérz'eur "(24). Bien que .. les 2 000 responsables syndz'caux (. . .) soz'ent prêts à envisager avec leur syndicat toutes mesures utz1es ", il semble que les réintégrations n'aient pas eu lieu.

Lorsque les protestations sont suffisamment véhémentes, des délégués sont réintégrés, mais changés de secteur, comme

C. Daude qui passe de l'usine 0 à Caudron, en avril 1937.

Mais, à la même époque, lorsqu'un autre délégué, Vidal, est licencié, les organisations demandent aux métallos" de ne pas tomber dans la provocatz"on ", de rester .. calmes ".

Les renvois se multiplient à la mi-1938 ; lors des licenciements en nombre, les syndicalistes sont, en quelque sorte, prioritaires aux yeux de la direction.

Ils visent les délégués mais en fait tous les ouvriers sont mena­cés, surtout à partir de juillet 1937 : la rubrique de la .. Vz'e Ouvrz'ère " .. est-il vrai" en juin-juillet 1938 regorge d'exem­pIes: au polissage, licenciement pour une réclamation; ate­lier 26 : licenciement pour n'avoir pas récupéré le lundi de Pentecôte ; atelier B : deux jours de mise à pied pour avoir égaré un outil; atelier 273 : renvoi d'un ouvrier qui refuse -après une opération qui le prive d'un biceps -de soulever des poids de 90 à 100 kg sans palans; polissage: 15 jours de mise à pied pour avoir recueilli pour ses enfants un reste du lait distribué.

Pour l'ouvrier licencié, l'embauchage s'avère souvent difficile; comme l'article 20 de la convention collective stipule que" les emPloyeurs feront connaître leurs besoz'ns de mazn-d'œuvre aux offices pubHcs parz'tazres de Placement (. . .) az'nsz' qu'aux syndz'cats professionnels ouvriers et patronaux ", la direction s'adresse effectivement au .. Syndicat professz'onnel "du même nom et d'extrême-droite... Les ouvriers connaissent bien .. l'oJJicine de la rue Lecomte ", fief de l'extrême-qroite et qui procure des places aux .. chômeurs en faisant pression pour qu'ils adhèrent à son syndicat ", et .. les sz'nguHères sirènes que sont, entre autres, La Roque et Dorz'ot, promus pour la circonstance au grade d'agents recruteurs du patronat ".

Cela devient presque un monopole, .. seules ou presque les organisatz'ons P.S.F., P.P.F. ou le Syndz'cat mazson (ayant) prz'orüé sur l'embauche ", mais nombre de travailleurs ne sont pas dupes et déchirent ensuite leur carte pour adhérer à la C.G.T., ou votent pour elle (25).

Vérification faite de cette .. seconde identz"té morale", l'ouvrier n'est d'ailleurs pas au bout de ses peines, dont l''' HumanÜé " dresse un tableau peu reluisant: .. on mesure la cage thoracique, les biceps, la ceinture et le tour des cuisses (. . .), malheur à vous si une infime difformüé, quiPour­tant n'emPêche nz'l'habz1eté ni la vzgueur dans le travaz1, appa­raît. Ilfaudra aussi soulever à une hauteur donnée des poids de divers calz"bres, avozr la vue bz'en nette et la chevelure z·ntacte.

(23)

"Humanité ", 19·11·1937 et 6-12-1937 -" Vie ouvrière ", 25-11·1937· " PeuPle ", 19-11·1937.

(24)

"Humanité ", 28·7-1938.

(25)

Idem.

C'est tout juste si on n'est pas oblz'gé de courir le 100 mètres, de démontrer ses connaissances culz'nazres et de s'excuser d'avozr des cors au Pieds" (26).

On s'aperçoit que finalement les revendications n'ont que peu évolué après juin 1936, que le " bagne Renault" existe tou­jours, que les lois de la productivité et du profit restent des constantes. Les métallos sont de plus en plus amers au fil des jours, quand il faut bien constater que le patronat empiète len­tement mais sûrement sur les avantages acquis. L'examen des documents montre que certaines revendications sont privilé­giées par la presse : ainsi l''' Humanz'té " insiste-t-elle sur les acquis de juin, tels que les conventions collectives et leurs conséquences, mais ne s'attarde pas sur les conditions matériel­les du travail; de même, les inévitables affrontements avec les " chefs", dont la description est l'apanage de 1'" Étz'ncelle "et de 1'" Unz'té ", sont" censurés" dans le quotidien du P.C.F. qui développe sa politique de Front français.

Il serait possible de multiplier les comparaisons, de souligner que le "Populaire ", le "PeuPle ", "Syndicats" s'attardent peu sur les revendications, et que l'extrême-gauche développe un discours plus axé sur les causes que sur les effets, sur le fond que la forme de l'exploitation capitaliste.

Quand et comment les revendications sont-elles satisfaites? Influent-elles sur les relations entre le " base" et le " sommet" des organisations? Quels types de conflit suscitent-elles avec la patronat? Et comment sont-ils résolus?

Force est de constater que les organisations privilégient certai­nes revendications et négligent les formes d'action qui ne cor­respondent pas à leur politique générale, comme les grèves d'atelier.

Sylvie SCHWEITZER

(26) Idem, 24-5-1938_