05 - Quarante-sept ans de tôlerie (1918-1965)

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Quarante-sept ans de tôlerie (1918-1965)

En 1915, à douze ans et demi, après le certificat d'études, j'entrais à la poste comme porteur de dépêches à Billancourt, ce qui me permit de parcourir et de connaître toutes ces rues qui furent absorbées par l'usine ensuite : la rue Gustave­Sandoz, au bout de laquelle était l'entrée de l'usine Renault Frères, la rue Gabrielle, la rue de l'Ile, la rue Théodore, la rue du Hameau, le Hameau fleuri, l'avenue du Cours. Je pédalais pendant deux ans et demi dans Billancourt. Sur les conseils d'un copain, je me présentai chez Renault en février 1918. Trop'vieux pour être groom, j'entrais en qualité d'aide-tôlier à l'atelier 47, exactement le même atelier que je quittai pour la retraite sous le nO 38.40.

Nous étions par équipe de trois, un compagnon, un manœuvre et un jeune. Nous avions des bons pour faire vingt-cinq pièces (capots ou carters) en partant de la tôle; pas de la tôle polie, de la tôle noire qui, sous la morsure de la cisaille, nous proje­tait de la calamine et, quand vous en receviez dans les yeux, vous demandiez un bon de sortie pour vous rendre chez le pharmacien de la rue de Clamart (notre atelier se trouvait dans la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres) qui, après vous avoir soulagé, vous remettait ce que l'on appelait: " le complet Renault ", c'est-à-dire un paquet d'ouate, un petit flacon de collyre, un compte-gouttes et une paire de lunettes noires. Vous n'aviez plus qu'à retourner reprendre le travail.

Il y avait en 1918 plusieurs Russes blancs -d'anciens officiers ­dans l'atelier. Nous avions aussi comme perceuse une femme russe, certainement chez elle, en Russie, une femme du monde car tous les matins tous les Russes venaient lui baiser la main ; dans un atelier de tôlerie, cette mondanité n'étai~ pas chose courante. A la fin de la guerre, ils disparurent petit à petit.

En fin de quinzaine, c'était le compagnon qui réglait son équipe avec les bons, et pouvait se permettre d'augmenter ses équipiers, dans une certaine mesure, bien entendu. C'est dans cette période que j'ai connu un compagnon peu ordinaire; il était aussi habile de la main gauche que de la main droite, ce qui lui permettait de travailler avec une grande rapidité, et, en plus, un vrai sauvage au boulot. Il avait acquis une telle avance de bons que, lorsque l'on changea la méthode et que l'on eut des bons pendulés, il vint avec son équipe pendant trois semaines faire acte de présence pour épuiser son avance. Incapable de rester à rien faire, il fabriquait des porte-savons et des cendriers. Je ne faisais malheureusement pas partie de cette équipe.

Le jour de l'armistice, nous nous tenions tous derrière la porte, attendant la nouvelle et, à Il heures, quand les portes s'ouvri­rent, nous nous répandîmes dans les rues annonçant la nouvelle.

En 1920, une grande crise de chômage: 70 % de l'atelier licencié; des soupes populaires place Nationale et place de l'Église pendant un an ; j'occupe cinq ou six emplois: chez Astra, Euzenat et Mourot, dans la porcelaine, dans la plomberie à la Villette, etc. On ne vous embauchait pas pour longtemps, c'était une drôle de crise. Enfin, un an après, je fus rappelé à l'usine.

Pour le Salon, c'était toute une préparation. Certaines pièces étaient faites en laiton et polies, les châssis également polis et peints, car ils étaient présentés nus. Les derniers jours, il n'était pas rare de travailler toute la journée, d'aller manger et de revenir vers 8 heures du soir pour passer la nuit à l'atelier de montage où nous avions la visite du patron vers 2 ou 3 heures du matin. C'était véritablement une période de fièvre.

En 1924-1925, nous avions la fabrication des capots 15' R.A. -18' P.Z. -40' N.M. en aluminium. Ces capots et leurs calandres étaient assemblés par soudure autogène. Cette sou­dure étant faite en angle, les meilleures soudeuses étaient très recherchées. C'était un travail aux pièces, et le capot terminé devait offrir une ligne parfaite de continuité avec la calandre et les capots, surtout le 40e était très long; la lime anglaise ne chômait pas. Chaque capot était contrôlé avant d'être des­cendu du montage et poinçonné, travail assez pénible: dix heures par jours, six jours par semaine, aucune envie d'aller au p'tit bal du samedi soir.

Vers 1929-1930, apparurent les embouts des calandres Monaquatre et Primaquatre, et nous utilisions la soudure élec­trique -l'atelier 260 M.P.R. fut créé. Nous faisions toutes les pièces de rechange tôlerie, les radiateurs et réservoirs, nous étions installés rue de Saint-Cloud, en face de l'atelier 41 ; nous avions aussi les autobus P.N. -T.N. Deux ou trois ans plus

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tard, nous revenions dans notre bâtiment au étage, nous étions alors quatre équipes: Études, hors série, M.P.R. tôlerie,

M.P.R. ferblanterie et diverses pièces d'autorail (calandres, réservoirs, etc.).

Après les Salons, en novembre, il y avait une baisse de travail, et nous recevions l'ordre de licencier 10 % du personnel. C'était de très mauvais moments à passer, le choix s'avérait parfois fort difficile à faire.

En 1938, nouvelle occupation -la paie des ouvriers -et je crois me souvenir qu'un référendum pour la reprise du travail se fit dans un pavillon de l'exposition porte de Versailles et, un matin, en arrivant près de l'usine au coin de la rue de Saint­Cloud, je rencontre plusieurs de mes compagnons en larmes, la police avait procédé à l'évacuation de l'usine à l'aide de bom­bes lacrymogènes. Ils me racontèrent leur nuit, gaiement, à la rigolade, pendant que de grosses larmes coulaient de leurs yeux rougis.

En 1938-1939, nous travaillons pour les chars (plancher en tôle gaufrée et casier à obus duralumin). En août 1939, je reçois ma feuille de route, quoique mobilisé à l'usine, direction Ans-sur­Moselle dans le génie, et ce fut mes débuts dans le bâtiment, ou plutôt dans la construction d'un pavillon pour officier destiné a être monté à l'arrière du front. Ce pavillon étant un prototype reçut pas mal de visiteurs galonnés, alors que nous nous inter­rogions sur la drôle de guerre que nous préparions. Trois mois plus tard, j'étais rappelé à l'usine sans avoir pu contempler notre chef-d'œuvre terminé.

Je reprends ma place à l'usine. En juin 1940, nous recevions l'ordre de rejoindre Saint-Étienne par nos propres moyens.

A droite, André Raviot expliquant à un visiteur argentin l'emploi du Zamack.

Puis, vint 1936, la grève, l'occupation à la tôlerie. Tout se Ce fut l'exode avec mon beau-père et ma femme. Nous ne par­passa sans heurt, nous entrions et sortions sans opposition. Les vînmes jamais au but, croisant au passage les Allemands qui chefs d'équipe, qui n'avaient que la paie comme différence, étaient partout sur les routes du retour. furent nommés officiellement et passèrent au mois. J'étais dans ce cas depuis 1932. Ce fut aussi mes premières vacances, vacan­En juillet 1940, je réintègre l'usine comme tôlier, ayant été ces qui n'avaient pas à cette époque l'importance vitale qu'on comme tout le monde licencié le 30 juin 1940 avec indemnités leur accorde actuellement. (8 730 francs).

En mai 1941, je remonte en grade, maître-ouvrier. Nous travaillons en équipe, et dans l'équipe de nuit, nous mangions à la cantine. Jamais plus, je ne mangerai autant de harengs saurs à la purée de pois que je n'en ai mangé pendant cette période. Le travail se faisait au ralenti ; nous prévenions les requis, quelques-uns partirent en Allemagne. Les alertes, les bombardements, les déblaiements en 1943 ; notre bâtiment fut coupé en deux. Nous nous rendions compte des destructions en nous rendant au travail le matin.

En juin 1944, le manque de matière et l'activité réduite, nous sommes détachés à la S.N.C.F., notre équipe, destination Le Blanc-Mesnil. Notre train s'arrêtait à Drancy et nous aperce­vions les Allemands qui entassaient dans des wagons à bestiaux, avec brutalité, les juifs de tous âges, femmes et enfants qui erraient de terreur. Le temps de réparer quelques wagons, et trois mois environ après nous revenions à l'usine. C'est l'épuration, notre chef d'atelier est licencié, le patron est arrêté et meurt le 24 octobre.

En novembre 1944, nommé chef d'équipe spécialisé; en juillet 1945, chef d'équipe de fabrication, je cumulais les promotions, je l'avoue. Nous étions devenus la Régie Nationale.

Les pièces de rechange ayant été retirées de nos fabrications, nous occupions deux étages du bâtiment: le 1"' et le 4e• Il nous restait le hors série et un peu d'études, dont le plancher de la 4 CV en études, et le démarrage de la présérie. Nous avions un grand marbre de cinq mètres sur lequel nous montions les sections de la maquette et nous assemblions le plancher à l'aide d'une grande pince en C allongé, munie d'une tête pivotante nous permettant d'accéder par-dessus les longerons jusqu'au milieu du plancher pour la soudure. Nous avions en perma­nence à l'atelier un spécialiste de la soudure électrique pour le réglage des pinces et le contrôle de la soudure.

En novembre 1945, contremaître 1<' échelon, je prends la direction de l'atelier; les études prennent de plus en plus d'importance.

En juillet 1946, contremaître 2e échelon. En 1949, je suis en rapport direct avec Rueil qui devient mon principal fournis­seur de travail. Nous héritons de l'étude et du démarrage en présérie de tous les planchers des voitures nouvelles. La qualité et aussi la conscience professionnelle des compagnons et des chefs d'équipe me permettaient d'accepter et d'entreprendre n'importe quel travail.

En avril 1951, je suis nommé chef d'atelier.

En 1955-1956, un ancien ouvrier de l'atelier, passé au chrono­métrage, et chef de section, vint me proposer d'essayer un alliage : le zamack, qui pourrait nous rendre des services pour des petits bricolos. Nous étions loin de penser quel usage et quelles réalisations nous pourrions tirer de ce matériau.

Nos progrès rapides dans l'emploi du zamack nous permirent de prendre la fabrication en études et le démarrage des bras de suspension AV. et AR. de roues qui, comme les planchers, devinrent la spécialité de l'atelier et là, se posèrent souvent des problèmes qu'il fallait résoudre : la profondeur des emboutis

sans affaiblir l'épaisseur de la tôle -nos méthodes d'emboutis­sage intriguèrent les outilleurs qui vinrent se renseigner -et aussi le volume des outils le jour où l'on eut trente bras de sus­pension de camion en 35/10. Il nous fallut alors couler un outil d'environ 250 kilos, la longueur du bras étant de 60 à 70 centi­mètres. Notre bain, trop petit, nous obligeait à faire deux cou­lées. Après la première coulée, il fallait chauffer au chalumeau pour garder la surface liquide en attendant que le deuxième bain soit fondu. Cette deuxième coulée terminée, nous devions continuer à chauffer jusqu'au refroidissement du corps de l'outIl pour éviter la formation de poches intérieures consécuti­vesÎl un trop rapide refroidissement. Commencé à 6 h 30 du matin, nous le terminions à 20 heures. Il n'y avait plus qu'à le sortir de sa boîte ; le procédé employé pour le refroidisseme"ut était valable pour tous nos outils. Les ateliers d'outillage nous rabotaient les deux faces, perçaient et posaient les fixations, et nous avions à l'atelier 83, à côté du nôtre, deux presses hydrau­liques à notre disposition pour emboutir. Mais, pour cette série en 35/10, elles se révélèrent impuissantes à terminer l'embou­tissage. Il nous fallut aller au châssis, de l'autre côté de l'ave­nue, pour finir les emboutis; nous aurions été incapables de faire une autre série car, sous l'énorme presse, notre outil était littéralement écrasé.

L'ingénieur Grégoire, envoyé par le bureau d'études, vint un jour nous exposer son problème. Il s'agissait de sa suspension à coussin d'air qu'il voulait adapter sur nos voitures. Il avait besoin d'emboutis que personne ne pouvait lui faire très rapi­dement. Grâce à une astuce d'emboutissage et au zamack, il eut satisfaction et m'adressa un livre dédicacé.

En janvier 1960, je passais cadre. En 1963, nous démarrions le plancher de la R 16V C'était la dernière longue série que je devais voir sortir et ce fut celle qui devait nous poser le plus gros problème que nous ayons eu à résoudre. En octobre 1964, la maison Létang-Rémy qui devait fabriquer les calandres ne pouvait en sortir à temps pour la présentation de la voiture, et aucune maison n'acceptait d'entreprendre ce travail. Convo­qués à la direction, mon patron et moi, la question nous fut posée: étions-nous capables de faire des calandres dans le délai demandé. Étant donné l'importance, la difficulté du travail et la responsabilité que nous devions prendre, nous hésitions, mais devant leur insistance nous acceptâmes de faire l'impossi­ble ; la grille se composait de cinq éléments, ce qui représen­tait, avec les emboutis préliminaires, une dizaine d'outils à couler.

Sans tarder, nous mettions les maquettes en route, sur lesquel­les nous réalisions les pièces types, travail assez délicat car il s'agissait de barreaux et les outils terminés, nous passions à l'emboutissage, et malgré toutes nos tentatives de recuit sur les flancs, les barreaux cassaient; c'était l'échec. Nous conti­nuions nos essais sans résultat et le délai approchait. Enfin, une nuit où j'en oubliais de dormir en retournant sans cesse le problème, je trouvais la solution en me rappelant qu'en 1938, pour les casiers à obus dont les côtés étaient en duraI de 40/10, nous avions buter sur le même obstacle. Nous avions un bord de 50 millimètres à plier d'équerre et nous avions cassé pas mal de pièces avant de trouver la solution.

Dès le matin, en arrivant, je demandai à un compagnon de me passer sur un plan une très mince pellicule d'huile. Je pris un châlumeau et, chauffant la pièce, je fis disparaître totalement l'huile. C'était là l'extrême limite du recuit. Le temps de refroi­dir le plan et nous nous précipitions à la presse où notre outil restait monté en permanence, et à notre soulagement ce fut la réussite complète. Je m'empressais de la porter à mon patron qui, tout comme moi appréhendait l'échec. Il nous restait à terminer une grille complète qui, après présentation, devait partir chez Létang-Rémy qui, après avoir trempé les pièces dans un bain, les polissait, leur donnant cet aspect inoxydable. Ce fut une belle réussite pour l'atelier.

J'ai eu beaucoup de jeunes à l'atelier, mais je n'ai jamais hésité quand il s'agissait de leur promotion de me séparer, quand l'occasion s'offrait, d'un élément qui, souvent, me faisait défaut par la suite. A l'occasion d'une visite faite quelques jours avant mon départ, je rencontrai justement l'un de ces jeunes qui me déclara: " Monsieur Raviot, vous m'avez bien souvent engueulé, nous vous trouvions parfois dur avec nous, mais j'ai compris depuis que c'était pour notre bien et je vous en remercie. " Il ne pouvait me faire un plus beau cadeau pour mon départ.

Il y avait au département 38 une camaraderie et une ambiance dans la maîtrise, peu ordinaires, qui nous permettaient

d'organiser des banquets et des départs en retraite dans la gaieté, dont tous se souviennent.

Le jour du départ, je ne quittai pas tout le personnel de l'atelier sans peine et sans émotion; on ne travaille pas si longtemps ensemble sans qu'il ne se crée une grande amitié entre nous. J'avais toujours eu une grande confiance en eux. Était-elle réciproque? je le crois, car j'ai toujours pu résoudre en camarades nos difficultés, même syndicales, et tous aimaient leur métier.

Nous étions bien isolés dans notre bâtiment de quatre étages; nous n'avions jamais vu d'Allemand dans l'atelier pendant la guerre. A plusieurs reprises, par contre, seul de nos présidents­directeurs, M. Lefaucheux nous rendit visite, s'intéressant à notre travail et posant des questions. J'ai eu l'avantage, dans mes années de maîtrise, d'avoir des supérieurs qui m'ont tous accordé leur confiance, quoique je fasse ou que j'entreprenne. Ils m'ont laissé une grande liberté d'agir, qu'ils en soient ici remerciés, si toutefois un jour (? ? ?) ils prennent connaissance de ces souvenirs qui ne représentent qu'une cinquantaine d'années de travail et n'ont vraiment d'intérêt que pour celui qui les a vécues.

André RAVIOT