01 - Billancourt sous les bombes

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Billancourt sous les bombes

Pendant la dernière guerre mondiale les forces aériennes alliées ont mené quatre attaques sur les usines Renault de Billancourt: le 3 mars 1942 (usine A), le 4 avril 1943 (usine A), le 3 sep­tembre 1943 (usine 0), le 15 septembre 1943 (usine A et usine 0)_

Les raisons invoquées par les Alliés pour justifier ces bombar­dements étaient de trois ordres_ D'abord: " Renault travaille pour l'Allemagne" ; ensuite: " décourager la main-d'œuvre française de contribuer à l'effort de guerre allemand (...) ", enfin" démontrer au peuple français la puissance offensive de nos bombardiers" (1).

Renault travaillait en effet pour l'Allemagne en lui fournissant des camions. Cependant il ne fabriquait, ni ne réparait de tanks, contrairement aux affirmations alliées. La confusion venait de l'utilisation par les Allemands de l'atelier Fiat­Astra (2) qui, réquisitionné en août 1940 au bénéfice de Daimler-Benz, était affecté à la réparation de chars français B 1 et R35, d'automitrailleuses Panhard et d'engins anglais capturés lors de la campagne de France (3). Quant à " décou­rager la main-d'œuvre française de travailler pour l'Alle­magne", l'impact des bombardements reste à étudier. Par contre, la démonstration de la puissance offensive des bombar­diers ne fit aucun doute, notamment parmi ceux qui subirent les attaques et y survécurent.

Le premier bombardement de Billancourt (4) qui allait ouvrir l'ère de la destruction de nombreux sites industriels français, ne fut pas décidé sans de nombreuses discussions dans les milieux politiques et militaires britanniques qui avaient conscience des problèmes de tous ordres qui ne manqueraient pas de se poser. Ce fut le cabinet de guerre britannique, présidé par Winston Churchill, qui, le 2 février 1942, prit la décision. Pour les autres attaques, l'initiative appartint au commandement allié.

Renault en tant qu'objectif

Dans un rapport de janvier 1947, l'U.S. Strategie Bombing Survey, créé par le secrétaire d'État américain à la Guerre le 3 novembre 1944, décrivait ainsi Renault" en tant qu'objec­tif" : "L'usine Renault présente la forme d'un éventail qui commence à un square de Billancourt et va en s'élargissant sur une importante superficie le long de la Seine. Elle comprend également l'île Seguin. Dans sa plus grande dimension elle couvre 792 mètres sur 610 mètres. Dans cette zone les bâti­ments en béton armé sont serrés les uns contre les autres ( ...). Il s'agit principalement de bâtiments à un étage; ceux de l'île Seguin datent d'environ 1934, les autres d'environ 1925.

" Renault est une usine de fabrication de véhicules à moteur très intégrée qui possède même d'importants ateliers fabri­quant des machines-outils_ Elle produit ses propres roulements à billes et ses propres pneus ainsi que de nombreuses pièces des­tinées à la revente tout comme à son usage. Elle a un important service de réparation de camions. Le montage final des camions se fait dans l'île Seguin, celui des moteurs et des châs­sis dans deux services, hors de l'île. Toute la zone est une masse complexe d'ateliers d'usinage. L'usine 0 est une usine beau­coup plus petite séparée de Renault géographiquement, mais pas en ce qui concerne sa fonction. On y trouve des ateliers de menuiserie et on y fabrique des pièces détachées ".

(1)

Lettre 3.46368/D.C.A.S. du vice-maréchal de l'Air N.-H. Bottomley au commandant en chef du Bomber Command en date du 5 février 1942.

(2)

Aujourd'hui disparu, il était situé à l'angle de l'avenue du Général-Leclerc et de la rue de Bellevue.

(3)

.. On peut estimer qu'au total environ 1 100 chars sont passés en réparation", arch. S.H.U.R., note du 5 octobre 1944, non signée.

(4) Cf .. Le bQIllbardement du 3 mars 1942 ", .. De Renau/i frères à Renault Régie Natio­nale ", juin 1974, pages 1 à 24.

Le mardi 3 mars 1942 la première attaque est menée par l' avia­tion anglaise (R.A.F.) à basse altitude (environ 1 200 mètres). Elle se poursuit durant plus de deux heures (de 21 h 10 à 23 h 15), avec la participation de 232 appareils surgissant en trois vagues successives déversant 542 bombes.

Les trois autres attaques sont le fait de l'American Air Force (A.A.F.) à haute altitude (entre 6 000 et 7 000 mètres) et de courte durée. Le dimanche 4 avril 1943, à 14 h 15,88 bombar­diers larguent 650 bombes en trois minutes. Les bombarde­ments du vendredi 3 septembre à 9 h 15 et du mercredi 15 sep­tembre à 19 h 45 sont considérés par les militaires américains comme une attaque en deux temps ayant pour objectifs, le 3 septembre, l'usine 0, Citroën et Caudron, le 15 septembre les mêmes, plus Billancourt. 27 appareils participent à la pre­mière phase, 61 à la seconde: au total 640 bombes larguées.

La caractéristique principale de ces opérations est la grande dispersion des points de chute (tableau 1). Si la R.A.F. peut jeter 45 % de ses projectiles sur la cible, l'A.A.F. n'enregistre que 41 % le 4 avril et 21 % les 3 et 15 septembre. Il en résulte, d'une part, que le nombre de victimes sera très élevé hors de l'enceinte de l'entreprise et, d'autre part, que les pertes maté­rielles pour Renault seront moins importantes que l'envisageait le commandement allié.

Les victimes

Si l'attaque du 3 mars 1942 fut la plus meurtrière (tableau 2), il n'en reste pas moins que pour l'ensemble des raids on compte 1 059 victimes, atteintes mortellement, et 1 049 blessés graves dont certains décèderont ultérieurement. Le bombardement du 4 avril 1943 restera gravé dans les mémoires ; effectué un dimanche il provoqua une hécatombe à la station de métro du pont de Sèvres et une panique tragique sur le champ de courses de Longchamp. Par contre, à l'intérieur de l'usine on dénombra 7 tués le 3 mars 1942, 6 le 4 avril 1943 et 4 les 3 et 15 septembre.

Les pertes matérielles

Les pertes matérielles causées par les bombardements furent loin d'atteindre mortellement le potentiel industriel de Billancourt comme le montre le tableau 3 ci-contre. On remar­quera qu'en ce qui concerne le parc de machines-outils, le pourcentage de destruction totale n'atteint pas 8 %. Cepen­dant, après le 3 mars 1942, " la pluie et la neige ayant persisté pendant tout le mois de mars, les machines qui n'étaient plus protégées par un toit, ou qu'on avait sorties pour permettre le déblaiement des débris, se sont rapidement détériorées (5) ".

Quant aux bâtiments, selon les Américains, pour une surface totale construite de 639 680 m 2, seuls 46 142 m2 furent endom­magés structurellement, soit 7,2 %.

Les pertes de production

Pour les Américains (6) "les bombardements ont privé l'ennemi de 7 221 camions par rapport à la production prévue, soit 6,7 mois de production si on se réfère aux chiffres anté­rieurs à l'attaque ". Par contre, dans son rapport tendant au classement de " l'affaire Renault" (7) le Commissaire du gou­vernement indique que "pour un programme imposé de 41 909 véhicules, 34 232 furent produits ce qui fait un défaut de 7 677 unités. L'examen comptable établit que le nombre de véhicules consacrés aux Allemands s'est élevé à 34 017 plus 60 tracteurs agricoles ".

Cette perte est due certes aux attaques aériennes, mais égale­ment à la chute de productivité de la main-d'œuvre (moins 8 % selon les Américains), au manque de matières premières surtout au cours du premier semestre de 1944.

Le graphique 4 montre que, sauf en février 1942, la produc­tion mensuelle réalisée n'a jamais dépassé le programme prévu même si ce dernier était revu en baisse après chaque attaque.

(5) U.S. Bombing Survey. division Munitions. janvier 1947.

(6) Ibid.

(7) Arch. S.H.U.R.• carton 23.

PRODUCTION PRÉVUE ET RÉALISÉE ENTRE SEPTEMBRE 1940 ET MAI 1944 (en nombre de camions: 1 camion léger = 1 -1 camion moyen = 1,6)

Légende: _ _ _ _ _ Prévisions mensuelles pour la production de camion ____ Réalisations mensuelles

Comme conséquence des bombardements on constate une brus­que chute de la production, suivie d'une forte reprise ; la période la plus significative se situe entre mars 1942 et avril 1943, singuliè­rement en septembre 1942, mois durant lequel la production de 1 600 unités aura été la plus élevée de la période d'occupation.

Quant au nombre d'heures productives par ouvrier, il a été en baisse constante comme l'indiquent les tableaux 5 et 6.

On remarquera que c'est pendant la période de la " drôle de guerre" que l'effort productif a été le plus important.

Les reconstructions

Après le 3 mars 1942 la décision de reconstruire l'usine fut prise par la Direction (8) ; décision confirmée par une demande allemande du 14 mars transmise à laS.A.U.R. le 22 avril par· une note du secrétaire d'État à la Production industrielle. La même décision fut prise après le 4 avril 1943 sur l'injonction de Pierre Laval, président du Conseil des ministres du gouverne· ment de Vichy.

Le tableau 7 détaille les délais qui furent nécessaires pour remettre l'usine en état de produire. Ils varient de 4 mois à 7 mois et demi selon l'importance des bombardements et plus de 2 500 000 heures de travail furent nécessaires. Le tableau 8 précise quant à lui les quantités de matériaux employés.

Bien entendu, par reconstruction, il ne faut pas comprendre une remise en état à l'identique, mais seulement une recons­truction permettant une reprise rapide d'activité dont le gra­phique déjà cité montre que la production peut redémarrer, certes à faible cadence, dès le mois suivant les attaques.

Le bilan

Selon les militaires américains le bilan des bombardements de Renault se soldait par un .. fardeau économique" caractérisé par un .. détournement de matériaux et de main-d'œuvre" en vue de la reconstruction; des changements dans la qualité des produits, une baisse de la productivité de la main-d'œuvre, une atteinte au moral du personnel, en effet, .. les bombardements de nuit étant supposés être les plus dangereux, les ouvriers de Renault se sont montrés réticents aux équipes de nuit dont dépendaient l'entretien, le fonctionnement des forges, des fonderies et des centrales électriques ".

Enfin" l'expérience de Renault montre que des attaques de l'importance de celles qui ont été menées contre cette usine doivent être répétées pendant deux ou trois mois si l'on veut bloquer la production durablement. La récupération devient plus difficile après chaque raid, et donc la .. police .. peut être faite à des intervalles de plus en plus longs. Par contre,.

(8) cf" Louis Renault, patron absolu ", pages 387 et suivantes, notamment le discours de René de Peyrecave du 13 avril.

La reconstruction du bâtiment A après le bombardement du 4 avril 1943.

les dégâts physiques très lourds infligés à ce genre d'usine ne semblent pas très payants, puisqu'aucune des trois attaques n'a entraîné ne serait-ce que 15 % de dégâts structurels aux bâtiments" (9).

Ainsi les bombardements de Renault n'avaient pas anéanti le potentiel industriel de Billancourt et Pierre Lefaucheux pou­vait déclarer (10) " ... encore endommagées en 1944, les usines n'étaient que partiellement reconstruites, mais étaient cepen­dant capables de reprendre, assez rapidement, une production réduite ".

Gilbert HATRY

(9)

U.S. Bombing Survey, division Munitions, janvier 1947.

(10)

Conférence de Reims, Il décembre 1948 .

POINTS DE CHUTE DES BOMBES

3 mars 1942 4 avril 1943 3 et 15 septembre 1943 Remarques

Nombre de points de chute identifiés .......... 542 450 640

RÉPARTITION (hors de l'usine) Boulogne-Billancourt ....................... Meudon-Bellevue . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . Issy-les-Moulineaux ....... ', ............ -.. Sèvres .................................... Paris ....... , ........................... , . Divers .................................... 174 11 27 52 159 33 3 1 41 10 46 21 109 31 226 69 Bois de Boulogne inclus Suresnes et XVI' arrondiss.

(dans ['usine) Usines Renault proprement dites ............. Bombes non éclatées ........................ 278 34 203 15 138 12

Bombes dites" efficaces .. ................ ,_. 244 188 126

Tonnage d'explosifs" efficaces .. ............. 72 t 94 t 32 t

Poids moyen des bombes .................... 295 kg 500 kg 250 kg

Tableau 1

VICTIMES DES BOMBARDEMENTS (y compris la PériPhérie)

Dates Nombre de morts Nombre de blessés graves

3 mars 1942 391 254

4 avril 1943 291 394

3 septembre 1943 86 190

15 septembre 1943 291 211

Total .................... 1059 1 049

Tableau 2 Le bâtiment F2 après le bombardement du 4 avril 1943.

PERTES MATÉRIELLES

A. -MACHINES-OUTILS 3 mars 1942 % 4 avril 1943 % 3 et 15 septembre 1943 %

Machines détruites ..... " ........ , ............... 721 4,90 238 1,70 113 0,82

Machines gravement endommagées .................. 578 3,92 397 2,82 322 2,35

Machines légèrement endommagées ................. 1 809 12,26 894 6,37 1062' 7,77

Machines intactes ................................ 11 638 78,92 12506 89,11 12 188 89,06

Total ........................................... 14 746 100 14 035 lOO 13685 100 • Ce chiffre comprend un très grand nombre de machines de taillage d'engrenages dont beaucoup. mécaniquement intactes, durent cependant être démontées entièrement pour subir un nettoyage complet.

B. -BÂTIMENTS 3 mars 1942 4 avril 1943 3 et 15 septembre 1943

Nombre de bâtiments atteints ...................... 19 35 11

% de la surface construite .......................... 11,08 % 8% 1,92 % 14,81 % . Usine 0

Superficie des bâtiments détruits ou fortement endommagés .............. , ..................... 38376 m' 22695 m' 7536 m' 9 695 m' -Usine 0

Bâtiments légèrement endommagés ................. 25077 m' 23148 m' 3455 m' 2 189 m' -Usine 0

Tableau 3

HEURES PRODUCTIVES MENSUELLES (*)

Mois Janvier .................... Février . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . Mars ...................... Avril . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mai .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Juin . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . Juillet ... , ................. Août ................ ,_ .... Septembre . . . . . . . . . . . . . . . .. 1939 1940 2606 2 220 2 362 2 394 2535 2 546 3257 2 853 2504 3 III 2984 2479 985 1 552 639 1941 1942 1943 845 779 748 760 859 852 979 939 982 1 082 575 460 1944 523

., .................

.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . .

.... , ... , .............

1 720 712

1 604 587

2203

26791

ELLES PAR OUVRIER

Nombre d'heures Nombre d'ouvriers

mensuelles productives par ouvrier

779000 628000

Janvier 1943 Décembre 1943 748000 422000

Janvier 1944 Mai 1944 523 000 ll8 000

Tableau 6

24807 19339 105 114

20360 15747 109 60

15818 16079 53 37

16032 17434 49 36

16269 12698 46 33

12780 13734 41 8

Bombardements 3 mars 1942 DÉL Période de récupération 2 mois (déblaiement) AIS DE" RÉCUPÉRATION"

5 mois 1/2 (remise en état

4 avril 1943 des bâtiments) 5 mois 1/2 (déblaiement

3 et 15 septembre 1943 et remise en état des bâtiments) 4 mois (déblaiement

Total des heures ...... et remise en état des bâtiments) ..................... 2634339

Tableau 7

MATÉRIAUX DES DIFFÉRENTES .n..a:.'U'U'~,

Désignation

2800000 1 500000 20000 m2

Vitres ..................... .

230000 m2 Mastic .................... .

700 t Bois de sciage .............. .

3200 m'

2300 t 490 t

1 390 t 640 t 120 t

4090 t

4360 t

2280000

1 300000

15000 m2

125000 m2

400 t

3450 m'

752 t

140 t

366 t 720 t 70 t 2048 t 1 002 t

625000

900000

9500 m2

lO6 000 m2

318 t

2 lOO m3

Tableau 8

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