03 - Souvenirs d'un outilleur : de la 4 CV à la Dauphine

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Souvenirs d'un outilleur :

de la 4 CV à la Dauphine

o. -Données du problème

Pour les services de méthodes et de production, le problème fondamental de la mise en production de la Dauphine, ainsi qu'il était posé par les instructions de la Direction Générale en date du 6 janvier 1954, pouvait s'énoncer brièvement:

" Fabriquer un véhicule dont la caisse est entièrement nou­velle, et dont les organes mécaniques diffèrent peu de ceux de la 4 CV.

Cadence horaire = 45.

Début de la production: décembre 1955.

Condition supplémentaire = pendant la période de transition, ne réduire à aucun prix la cadence de production de la 4 CV ".

1. -Examen du problème

Si les carrossiers avaient hérité d'un épineux problème, les mécaniciens n'étaient pas, en dépit des apparences, beaucoup plus favorisés.

1.1. -Modification des pièces

En effet, au cours des huit années écoulées depuis la naissance de la 4 CV, certaines pièces mécaniques, et parfois des plus importantes, avaient subi des modifications. Les unes étaient la conséquence de progrès technologiques ; les autres prove­naient de l'application d'organes existants sur de nouveaux ensembles : camionnette, minitracteur, propulseur marin, groupe électrogène, etc.

Pour effectuer les opérations supplémentaires, on avait, au coup par coup, utilisé des équipements simples; cette solution n'était qu'un pis-aller coûteux, et il importait d'intégrer ces travaux dans des ensembles à haut rendement.

1.2. -Cadence

Quant à la cadence, c'était une autre affaire.

Dix ans auparavant, contre l'avis des gens" raisonnables ",

Pierre Lefaucheux avait décidé que l'on construirait trois cents

voitures par jour. Sans aucun doute, la survie de Renault a été

fondée, pour sa plus grande part, sur ce pari que les augures

qualifiaient d'insensé.

La fabrication, d'ailleurs, n'avait pas encore atteint sa pleine

cadence que notre patron confiait à Fernand Picard son regret

de n'avoir pas osé en demander le double.

Il avait montré, dans plusieurs domaines, qu'il préférait la guerre de mouvement à la guerre de positions et le raid de cavalerie à la défense d'une ligne fortifiée; pour qui savait son allant et son audace, il ne pouvait faire de doute que la limite horaire de quarante-cinq, qu'il nous avait initialement assi­gnée, serait tôt ou tard largement dépassée et plus probable­ment tôt que tard.

Déjà, la borne de trois cents par jour, fixée en 1946 pour la 4 CV, avait été franchie par efforts successifs, mais avec fort peu d'adjonctions de moyens nouveaux, pour atteindre, en 1954, plus de six cents; mais on ne pouvait faire fond, à long terme, sur des solutions précaires qui exigeaient de permanen­tes acrobaties.

Ce grignotage perpétuel avait donné naissance à un théorème

qui circulait parmi les techniciens, et qui s'énonçait ainsi :

" On peut toujours produire 10 % de plus sans équipement

supplémentaire".

Mais comme il faut quand même être parfois raisonnable, on

l'avait complété par un corollaire:

" Il ne faut pas appliquer le théorème plus de quatre fois par

mois ".

Des gens irrévérencieux avaient même attribué à cet ensemble une douteuse paternité, bien qu'il n'ait figuré dans aucun traité de mathématiques et de gestion.

Pierre Debos, qui dirigeait l'ensemble des services de Métho­des, nous donna son accord pour que nous visions une cadence horaire voisine de soixante, en laissant dans les chaînes quelque place pour des machines de complément mais, pour les machi­nes spéciales, c'était la pleine production qu'il fallait atteindre.

Bien nous en a pris d'interpréter largement les ordres, car c'est finalement plus de cent mécaniques à l'heure qu'il nous fallut réaliser.

1.3. -Implantation

En étudiant les équipements de la 4 CV, le Bureau d'études d'outillages mécaniques (B.E.O.M.) et les Méthodes avaient travaillé en plein accord; Alfred Derungs avait, en particulier, délégué au B.E.O.M. le soin de rédiger les gammes de fabrica­tion des pièces usinées sur machines spéciales; mais l'étude de l'implantation n'avait pu être conduite en même temps, car l'attribution des surfaces n'était intervenue que plus tard; Paul Pommier avait dû s'en occuper personnellement, aidé par Maurice Gautier et Armand Michelat.

Cette fois, il n'y avait plus place pour l'improvisation; afin de réduire les coûts de la main·d'œuvre consacrée à l'exécution des usinages, il fallait pousser à fond l'automatisation car la manutention à cadence élevée des pièces lourdes aurait exigé des efforts excessifs, mais il était également indispensable d'automatiser des opérations dites" secondaires" : manuten­tion et transport des pièces, contrôle du bon état des outils et de la précision des opérations fondamentales, collecte et évacuation des copeaux et distribution des liquides de coupe; l'assemblage était longtemps resté le parent pauvre, tout simplement parce qu'il pouvait, au pire, s'accomplir sans le concours d'un outillage perfectionné; pendant beaucoup d'années la situation était synthétisée par le sigle" L.A.S.D. "

qui signifiait" L'Atelier Se Débrouillera", et il n'aurait pas été

logique de laisser une telle situation se prolonger encore. Pierre Debos avait bien compris l'enjeu de cette partie, qui pouvait fort bien engager gravement l'avenir de la Régie.

Dans sa note nO 8789 du 16 mars 1954, diffusée pour exécu­tion, il avait précisé clairement les règles qui devaient nous gui­der dans l'accomplissement de notre travail.

Cette note a été reproduite dans l'annexe nO 1 de l'étude de

F. Picard publiée dans le fascicule nO 27 paru en décembre 1983.

2. -Moyens

Sur quels moyens pourrions-nous compter pour accomplir la mission qui nous était ainsi tracée de manière succincte?

2.1. -Surfaces

Il était évident que l'accroissement de la cadence exigerait impérativement l'augmentation des surfaces nécessaires à l'implantation des chaînes.

Puisque Billancourt était bourré à bloc, il fallait trouver un exutoire. Il fut donc décidé que la fabrication des moteurs, des boîtes-ponts et des directions demeurerait sur place et que tout le train de roulement, fusées, têtes d'essieu, bras de suspension, cardans, bras d'essieu, coquilles, tambours, moyeux, arbres de roues, différentiels, etc., serait construit au Mans.

Pour le couple réducteur, un problème se poserait puisque la couronne serait taillée au Mans et le pignon à Billancourt. Il serait donc indispensable d'améliorer la précision de l'usinage puisque l'on ne pourrait plus profiter pleinement des possibili­tés du rodage et de l'appariement.

2.2. -Machines et équipements

Comme pour la 4 CV et la Frégate, les machines classiques seraient achetées à l'extérieur, pour le plus grand nombre aux U.S.A., Renault restant par ailleurs fidèle à sa politique de construire ses propres machines spéciales.

2.3. -Argent

Les bilans de Renault, à cette époque, étant régulièrement bénéficiaires, nous pouvions espérer que l'argent ne nous serait pas aussi parcimonieusement accordé qu'en 1946-1947; cependant nous avions appris, au cours d'années de vaches maigres, à faire, comme le cuisinier de Molière, " de bonne soupe avec peu d'argent ", et il ne fallait pas songer à nous écarter d'une stricte économie.

2.4. -Délai

Le délai avait été nettement spécifié dans la note de Pierre

Lefaucheux.

Rappelant nos souvenirs du lancement de la 4 CV et de celui de

la Frégate, nous pouvions imaginer sans peine qu'il ne serait

pas facile à respecter, et cela nous promettait des séances ora­

geuses pour les conférences sur l'avancement du programme.

3. -Solution

3.1. -Ligne générale

Le problème présentait un double aspect : pour les pièces en

alliage léger, culasse, carter de boîte, pompe à huile, collecteur

d'admission, pompe à eau, etc., les vitesses de coupe étaient

suffisamment élevées pour que le temps de cycle soit ramené à

une valeur acceptable; au contraire, pour les pièces en fonte

ou en acier, il faudrait doubler ou tripler certaines machines

ou subdiviser autrement les opérations longues; le premier cas

était, par exemple, celui des alésages des lignes principales ou

le fraisage des grandes faces du carter-cylindres, le second se

rapportait particulièrement à l'ébauchage des lignes et des

faces ou au forage des longs trous de distribution d'huile.

La première condition à remplir, celle qui gouvernerait tout le

travail à effectuer, c'était de déplacer une cinquantaine de

chaînes correspondant aux pièces principales, soit à peu près

vingt pour les organes du moteur, une quinzaine pour la boîte

et le mécanisme de direction et autant pour les pièces affectées

au Mans.

Pour chacune d'elles, on aurait donc à procéder successive­

ment aux opérations suivantes:

1) préparer le terrain destiné à la recevoir, en y installant les

réseaux de distribution de fluides -électricité, air comprimé,

eau, liquides de coupe -, les caniveaux de collecte et d'éva­

cuation des copeaux, les fosses spéciales pour les liquides desti­

nés aux rectifieuses ou aux machines à pierrer, les emplace­

ments des convoyeurs aériens et les chaînes de transport au sol.

En même temps, travailler en trois équipes afin de constituer

une avance de pièces destinée à alimenter la chàîne de mon­

tage pendant la période d'arrêt de la ligne de fabrication.

2) démonter, réviser, transporter, installer et remettre en

route la nouvelle chaîne ainsi transformée, avec ses machines,

ses équipements, ses appareils de contrôle et ses moyens de

manutention.

Modifier l'espace ainsi libéré pour le rendre apte à recevoir une

autre chaîne.

Bien entendu, on pouvait envisager de conduire simultané­

ment la modification de plusieurs chaînes, pourvu que cela soit

compatible avec la capacité d'absorption des divers corps de

métier impliqués dans l'opération.

Pour tracer les plans d'installation, avec les caniveaux, les

fosses de collecte et de traitement des déchets et des liquides, et

les convoyeurs, il était nécessaire de disposer des plans

d'encombrement et de scellement de chaque machine et de

chaque appareil. Pour les matériels classiques, il était assez

facile de les obtenir, mais ceux des machines spéciales -trans­

ferts, plateaux pivotants ou postes fixes -ne pourraient être

définis que lorsque l'étude serait suffisamment avancée.

Toute cette transformation comportait une centaine d'étapes,

et chacune fut schématisée sur un exemplaire du plan d'ensem­

ble représentant les bâtiments U, V et W.

C'est l'équipe de Roger Leroy qui fut chargée de tenir à jour

l'unique exemplaire de cet important document ; dès qu'une

péripétie imprévisible venait bouleverser cette ordonnance, il

était indispensable d'en tirer sans délai toutes les conséquences, parfois nombreuses et bien gênantes. Quand un retard se pro­duisait au cours d'une remise en route, nous voyions avec angoisse fondre la réserve de pièces pendant que les équipes d'entretien et d'outillages se démenaient nuit et jour.

Il était évident que la conception des systèmes de transport et de manutention avait une influence déterminante sur la répar­tition des chaînes dans un atelier, et une liaison permanente s'établit avec la Direction des travaux neufs et d'entretien (D.T.N.E.) et, en particulier, avec Roger Rival.

Le problème ainsi posé était tout à fait fondamental. Pendant longtemps, l'usage avait prévalu de disposer les chaînes d'usi­nage perpendiculairement à la ligne d'assemblage, située à peu près dans l'axe de l'atelier. Ainsi, chacune livrait ses pièces ter­minées près de l'endroit où elles venaient s'intégrer dans l'ensemble en cours de montage; les pièces brutes étaient natu­rellement distribuées à la périphérie du bâtiment, à l'entrée de leur propre chaîne.

Pour remédier aux conséquences d'un arrêt intempestif d'une chaîne d'usinage, on conservait quelques dizaines de pièces ter­minées et prêtes à livrer au poste d'assemblage.

Entre les machines, on réservait les allées nécessaires pour le passage des bennes de ramassage des copeaux, et des tonneaux de distribution des liquides de coupe.

Ainsi, les transports et les manutentions occupaient une part importante de la surface de l'atelier; cela employait aussi un personnel dont la tâche n'était guère attrayante et, de plus, la valeur des matériels, chariots à fourche, bennes, tracteurs n'était certes pas négligeable.

Depuis 1947, toutes les machines-transferts déversaient leurs copeaux et leur réfrigérant dans des caniveaux munis de chaî­nes racleuses; après quelques mises au point, tout avait fonc­tionné de manière satisfaisante, et il n'y avait plus qu'à généra­liser la méthode.

Il fut donc décidé que la distribution des pièces brutes emprun­terait une large allée à la périphérie des bâtiments et qu'un réseau de caniveaux couvrirait tout l'atelier. Il convenait natu­rellement de ne pas mélanger les déchets de différentes natures qui, essorés et comprimés, seraient renvoyés aux fonderies.

L'atelier des moteurs fut donc séparé en quatre zones: dans l'une se trouvaient les pièces d'acier, bielles et culbuteurs; dans la deuxième, des pièces en alliages légers, collecteurs d'admission, pompes, pistons, la culasse étant installée au bâti­ment W ; la troisième fut réservée aux pièces en fonte ordi­naire, carters-cylindres, chemises, volants, collecteurs d'échap­pement, arbres à cames; enfin, il était indispensable de mettre à part les copeaux de la fonte spéciale des vilebrequins, car ils contenaient des additifs qu'il ne fallait pas retrouver dans le métal des autres pièces.

Dans le bâtiment V, les boîtes-ponts et les directions trouvèrent place. Le ramassage des copeaux fut assez facile, car on ne pro­duisait là que des pièces en acier ou en métal léger.

Pour recueillir les pièces terminées on installa dans le bâti­ment U une chaîne à balancelles qui les amenait aux postes de montage correspondants. Un système de cames identifia chaque balancelle en agissant sur des distributeurs électriques pour les aiguiller automatiquement vers les postes de charge­ment et de déchargement, ou pour les remettre en circuit dans le convoyeur général dès qu'elles seraient disponibles.

Le transport des pièces de machine en machine à l'intérieur des chaînes méritait aussi que l'on y porte attention. Trop souvent, des chocs laissaient des traces qu'il fallait ensuite éliminer à l'aide d'une lime douce ou d'une meuleuse portative. C'étaient les causes principales du bruit des pignons de boîte. Le vocabu­laire billancourtois s'était d'ailleurs enrichi du mot" dégnon­nage ", officiellement porté en gamme pour désigner les opéra­tions d'enlèvement des traces de chocs, ou " gnons".

3.2. -Conditions complémentaires

Avant de décrire plus en détailles solutions mises en œuvre, il semble nécessaire de rappeler quelles étaient les raisons qui, hormis l'accroissement de cadence, nécessitaient des change­ments, parfois profonds, dans nos méthodes de fabrication.

En bref, l'on peut dire qu'elles se ramenaient à trois: quelques pièces avaient été modifiées, il fallait améliorer la précision de certaines opérations, l'assemblage et les essais nécessitaient une modernisation.

3.2.1. -Modification des pièces

Depuis 1947, des modifications étaient intervenues, malS la mutation en cours en laissait présager d'autres.

Bien entendu, on traitera surtout le cas des pièces principales, laissant de côté celles dont l'évolution ne poserait pas de pro­blème sérieux.

Dans le train avant, les amortisseurs Renault avaient été rem­placés par des appareils télescopiques fournis par une autre maIson.

En conséquence, les pièces forgées du quadrilatère articulé avaient cédé la place à des bras en tôle emboutie et soudo­brasée.

La fabrication des corps et des pistons d'amortisseurs ne nous avait pas causé trop de soucis, mais il n'en allait pas de même avec les leviers forgés; ce n'est pas la précision, fort modeste d'ailleurs, qui nous valait des cheveux blancs, mais la ténacité des copeaux qui, dans cet acier, formaient des touffes difficiles à évacuer. Les pièces étaient usinées sur des machines à plateau pivotant, dont les opérateurs passaient le plus clair de leur temps, crochet en main, à nettoyer les outillages porte-pièces. Ceux-ci étaient d'ailleurs assez compliqués, et Gabriel Decaux, patron de la section, responsable des opérations de perçage, d'alésage et de taraudage, les avait surnommés" les jardins suspendus de Babylone". Bref, la modification nous avait débarrassés d'un travail particulièrement empoisonnant.

Le changement du quadrilatère articulé avait aussi entraîné une modification dans l'axe d'articulation dit "croix de Lorraine". Cela n'entraînait pour nous aucune difficulté sérieuse, mais quelques garagistes mal informés ont commis des erreurs qui ont coûté un train de pneus à de malheureux clients et jeté, à cause de quelques brebis galeuses, un reflet regrettable sur la réputation de notre réseau.

Pour réduire notre charge d'investissements, et pour donner en même temps un regain de vigueur aux fabricants d'équipe­ments, Pierre Lefaucheux avait résolu de confier à des fournis­seurs la production d'organes que nous avions nous-mêmes assurée, faute parfois d'avoir trouvé un partenaire assez puissant.

Ainsi, il avait été décidé que nous achèterions nos cylindres et

maîtres-cylindres de freins à Bendix-Lockheed.

Après remise en état, nos machines furent expédiées à Beau­

vais, et je crois bien qu'elles y tiennent encore honorablement

leur place trente ans plus tard.

Évidemment, ce n'est pas sans regret que les techniciens virent ainsi partir des fabrications qu'ils croyaient avoir bien maîtri­sées; à mieux y réfléchir, il faut convenir que notre patron avait vu juste et que nous n'aurions pu faire progresser du même pas toutes les fabrications si l'on n'avait pas" largué" les freins, les dynamos, les démarreurs, les radiateurs, les phares, etc. ; les services des Méthodes et de l'Outillage se seraient hypertro­phiés, et tout ralentissement de notre développement se serait traduit par des excédents de personnel bien difficiles à résorber.

L'on pouvait prévoir aussi que, travaillant pour plusieurs constructeurs et, par conséquent, à plus forte cadence, un fabricant d'équipements ferait davantage de progrès et favori­serait une normalisation profitable pour tous.

Les négociations préliminaires m'avaient donné l'occasion de rencontrer deux hommes dont le nom brille d'un vif éclat dans le panthéon de la mécanique automobile; l'un était René Coa­talen, qui fut ingénieur en chef de Sunbeam et qui détint simultanément, avec ses moteurs, les records du monde de vitesse sur terre, sur l'eau et dans les airs; l'autre était Louis Perrot, qui avait tout simplement inventé, aux environs de 1920, le freinage sur les roues avant.

Cela m'intimidait beaucoup d'avoir à rencontrer ces deux hommes de réputation mondiale, mais leur simplicité et leur gentillesse me mirent vite à l'aise.

Si la boîte de vitesses, le réducteur et le différentiel n'avaient pas subi de modification importante au cours des années, il n'en était pas de même pour le moteur.

D'abord celui dont la cylindrée était de sept cent quarante­cinq centimètres cubes avait été complété par une variante de huit cent quarante-cinq. Il existait donc deux types de chemises et de pistons, dont les diamètres étaient respective­ment de cinquante-quatre millimètres et demi et de cinquante­huit millimètres.

Sur la culasse, l'application des groupes moteurs sur plusieurs types de véhicules ou d'ensembles avait exigé le déplacement des trous d'alimentation d'eau; les taux de compression s'étaient diversifiés en conséquence, et aussi parce que les voitures expor­tées devaient s'accommoder de carburants dont l'indice d'octane et la teneur en plomb tétraéthyle variaient d'un pays à l'autre.

Sur les collecteurs étaient apparues des prises de thermostat et

des commandes de volet de réchauffage. Les coussinets minces en tôle régulée avaient été utilisés sur les bielles de la Frégate, et la transformation des chaînes fut l'occasion d'appliquer ce perfectionnement à celui de la 4 CV. La difficulté n'était pas seulement de respecter une tolérance serrée en alésant un acier passablement dur (H2, 95 hbar), mais d'obtenir un excellent état de surface afin que le contact entre le coussinet et le corps de bielle assure l'évacuation des calories. Le problème avait été convenablement, sinon aisé· ment, résolu pour la Frégate, et nous croyions pouvoir transpo­ser sans difficulté la solution.

Nous croyions ... mais la malice de la mécanique était là pour nous rappeler sévèrement que la règle de trois n'est pas souvent utilisable dans notre métier.

La bielle avait perdu le petit ajutage qui projetait, à chaque tour de vilebrequin, une minuscule giclée d'huile sur le bas de cylindre.

Cette modification nous avait enlevé un souci, car le perçage d'un trou oblique de deux millimètres dans un matériau coriace n'était certes pas une partie de plaisir. En compensa· tion, les tolérances furent resserrées à la fois sur l'épaisseur de la tète de bielle et sur la largeur des manetons du vilebrequin.

Le carter-cylindres n'avait guère subi de modification majeure, tout au plus quelques perçages ou fraisages supplémentaires, et la suppression de l'écran protégeant les bas de cylindres contre un excès de projections d'huile; un problème important était d'automatiser la manutention et le transport; pour déplacer chaque minute, et même moins, une pièce de vingt-trois kilo· grammes, on ne pouvait se contenter de moyens rudimentaires, et les palans pneumatiques eux·mêmes n'y auraient pas suffi. Dans la chaîne alors existante, vingt opérations se succé­daient ; chaque pièce était donc au moins vingt fois déposée et reprise, ce qui faisait environ quinze mille manipulations cha· que jour; or, le logement d'embrayage était fermé par une barrette assez mince, qu'un choc pouvait fèler ; quoi d'éton· nant à ce que nous perdions quotidiennement une dizaine de pièces bonnes à riblonner, ce qui représentait une perte sèche voisine de quinze cents francs; il était facile d'imaginer que, en triplant à la fois le nombre des opérations et leur cadence, la fatigue des opérateurs ferait monter la quantité et le prix des rebuts de façon significative. La seule solution valable était donc de pousser très loin l'automatisation du transport et du chargement des pièces.

À cela, les gens " sérieux" objectaient que les Américains se contentaient d'utiliser des palans rapides pour constituer, le long des chaînes, une véritable muraille de carters·cylindres dont chacun pesait bien soixante ou quatre-vingts kilogram· mes, en y employant une main-d'œuvre de couleur et spéciale­ment athlétique.

Comme ces réserves de pièces étaient toujours largement comp­tées -la crainte de "panner le montage" n'est pas un syndrome exclusivement billancourtois -, il fallait organiser systématiquement leur rotation afin que les pièces posées au sol n'y séjournent pas trop longtemps, car elles s'oxyderaient inévi­tablement.

Pierre Debos était bien d'avis que nous n'avions pas à maintenir prudemment un retard de quelques années par rapport à l'indus­trie américaine, et il nous accorda le droit d'automatiser à fond.

3.2.2. -Augmentation de la précision

Ainsi, les modifications intervenues depuis 1947 posaient quel­ques problèmes bien définis, mais nous pensions que l'opéra­tion en cours nous donnait une occasion d'améliorer nos méthodes de production, soit en abrégeant les temps d'opération, soit en resserrant les limites de certaines tolérances, et Pierre Debos nous accorda sur ce point son total appui. Jo Kettering, grand ingénieur américain, n'a-t-il pas dit: " Le progrès consiste à ètre raisonnablement mécontent de ce que l'on a déjà ".

Le Bureau d'études désire, et c'est tout naturel, que les pièces vitales d'un mécanisme soient exécutées avec la plus grande précision, mais les possibilités des services de production sont limitées par la dispersion des machines, la finesse des moyens de mesure, les variations de la température ambiante et aussi par l'habileté et la vigilance des opérateurs.

Lorsque la dispersion totale est incompatible avec les exigences des Études, il ne reste plus, comme ultime ressource, qu'à trier les pièces, et à n'apparier entre elles que celles qui sont de caté­gories correspondantes. Cela exige des opérations supplémen­taires et, par conséquent, coûteuses; il reste toujours des pièces en attente d'une contrepartie et il en résulte un alourdisse­ment, onéreux lui aussi, du stock stagnant. De plus, cela entraîne des complications et des risques de malfaçon dans l'exécution des travaux d'après-vente.

Enfin, lorsque l'intransigeance des Études nous contraignait à l'aveu de notre incapacité à lui donner satisfaction, il ne restait plus que le recours au procédé dit de la " dérogation". Cela signifiait que le tout puissant Contrôle était prié de détourner le regard ou de fermer les yeux, pour quelques temps, sur les dépassements que nous étions dans l'impossibilité de maîtriser, étant entendu que les choses rentreraient dans l'ordre sans trop tarder. Que de ténébreux marchandages à propos de ces déro­gations, au cours des interminables réunions du Bureau central de production !

Vue dans son ensemble, la qualité des mécanismes de la 4 CV était quand même acceptable, et le succès de la voiture en était la meilleure preuve. Cependant nous voyions, d'année en année, s'accroître les exigences, et nous sentions bien que cer­taines pratiques n'étaient, à tout prendre, que des palliatifs dont il faudrait bien nous débarrasser sans trop attendre.

Pignons fous

Par exemple, il fallait choisir, l'un après l'autre, chacun des pignons fous engrenant avec un arbre secondaire, dit" quatre­z-étages ", de la boîte de vitesses : il existait, pour cela, des machines d'essai qui rappelaient quelque peu les détecteurs d'azimut et de site dont notre artillerie antiaérienne (A.A.A.) disposait aux plus beaux jours de 1940, et que la malice des canonniers désignait sous le nom de " Grandes oreilles".

En dépit de l'eXpérience et de l'habileté des opérateurs, le silence n'était pas la caractéristique majeure de nos boîtes, et il fallait impérativement améliorer la qualité de nos pignons pour lutter contre une concurrence qui commençait à nous talonner.

Plusieurs pièces du moteur sollicitaient aussi notre attention.

Arbre à cames

L'arbre à cames est une pièce longue et flexible, soutenue par deux paliers extrêmes et une portée centrale. En dépit des pré­cautions prises lors de la rectification finale, les trois paliers n'étaient pas parfaitement alignés; cela engendrait un effort supplémentaire sur le palier central, avec le risque d'usure cor­rélatif ; il n'y avait d'autre solution que de redresser à la presse les pièces fléchies_ C'était une opération coûteuse, nécessitant l'intervention d'une main-d'œuvre particulièrement qualifiée_ Et puis ce n'était sans doute qu'un palliatif, car une pièce redressée reste soumise à des contraintes internes et rien ne garantit qu'elle ne tendra pas à reprendre peu à peu une forme voisine de celle que l'on a essayé de corriger-Il y avait donc là un problème à résoudre.

Bielle

Parmi les pièces mécaniques, une des plus difficiles à fabriquer

est, sans contredit, la bielle. Non pas que sa forme soit bien

compliquée puisqu'il s'agit, en bref, d'obtenir deux alésages

précis, bien ronds, et parallèles.

Le problème, quant à son énoncé, tient donc en peu de mots,

mais derrière lesquels se cachent de redoutables exigences ; l'un des alésages est muni d'une tolérance de treize millièmes de millimètres, et l'autre de huit; à l'intérieur de cette der­nière, il faut encore distinguer trois classes et cela signifie, en clair, que l'ovalité et la conicité ne doivent pas dépasser un millième et demi.

Or, le moteur étant du type" long" (alésage = 54,5 ; course = 80), la bielle est mince et élancée; le moindre effort la fait flé­chir et il est bien difficile de la fixer, pour lui faire subir une opération d'usinage, sans la déformer-

La vérification du parallélisme s'exécutait à l'aide de deux mandrins longs de deux cents millimètres, et l'opérateur dispo­sait d'une griffe pour corriger le faux parallélisme. Comme pour l'arbre cl cames, on peut douter de l'efficacité à long terme de la correction ainsi pratiquée par l'application d'une contrainte située au-delà de la limite élastique.

Vilebrequin

Le vilebrequin, lui aussi, est une pièce très difficile à fabriquer­Il est relativement flexible, et le redressage à la presse a long­temps été une opération indispensable.

L'équilibrage pose aussi un sérieux problème; son énoncé est bref car il consiste à " faire coïncider un des trois axes princi­paux de l'ellipsoïde central d'inertie avec l'axe de rotation".

Derrière la simplicité trompeuse de cette définition se dissimule une opération particulièrement délicate : d'abord, à l'aide d'un système électronique perfectionné, on mesure le déséquili­bre en faisant tourner rapidement le vilebrequin sur des paliers suspendus élastiquement ; ensuite, on ôte la matière excéden­taire en perçant des trous dans les contrepoids, mais, si le désé­quilibre est trop grand, le Contrôle rappelle la Production à l'ordre en faisant observer que, si le Bureau des études a prévu des contrepoids, c'est afin qu'ils s'opposent, au moins partielle­ment, aux efforts engendrés par le déplacement des bielles et des pistons, et non pas pour donner l'occasion d'y percer beau­coup de trous.

Il devenait donc indispensable d'agir à la fois sur la précision des modèles et des moules de fonderie et sur la méthode de détermination des points de centre.

Carter-cylindres Pour le carter-cylindres, nous étions toujours tenus de respecter la très étroite tolérance, onze millièmes de millimètre, sur l'alé­sage de la ligne des paliers de vilebrequin, mais il fallait aussi réduire la dispersion sur l'entraxe des logements des pions de centrage du carter de distribution et de celui de la boîte-pont, et sur la distance entre le vilebrequin, le pignon intermédiaire de distribution, l'arbre à cames et l'axe de commande de l'allu­mage ; la dispersion sur le diamètre des logements des huit poussoirs des culbuteurs était également à la limite de l'accep­tation.

Assemblage En dépit de la précision de la plupart des pièces, le montage d'un moteur faisait encore appel, en 1955, à des pratiques arti­sanales qui résultaient d'une longue tradition. Par exemple, la qualité de l'assemblage d'un piston, d'une bielle et de leur axe était jugée par l'effort qu'il fallait exercer pour faire basculer le piston par rapport à la bielle; on devait

parfois essayer plusieurs pièces avant d'obtenir un résultat satisfaisant. Pour accorder une chemise et un piston, on mettait celui-ci en

place tout en interposant, entre la jupe et le fût, une lamelle de clinquant; on extrayait alors celle-ci en la tirant par l'intermé­diaire d'un dynamomètre, et l'intensité de l'effort mesurait l'accord, ou le désaccord, des dimensions.

Ces procédés, on le voit bien, étaient assez subjectifs et leur emploi révélait l'imperfection des méthodes d'usinage ; en conséquence, les clients devaient procéder eux-mêmes, pen­dant plusieurs milliers de kilomètres, au rodage du véhicule que le sort leur avait attribué.

3.2.3. -Expérience acquise

Comparé à l'effort que nous avons accompli en 1945-1947, celui qui nous était échu se révélait à la fois plus important -puisque la cadence à obtenir était beaucoup plus élevée -et plus facile à effectuer car nous disposions d'une certaine expérience.

Pendant sept ans, le fonctionnement de nos chaînes nous avait fait toucher du doigt les points faibles; en revanche, des crain­tes s'étaient dissipées: par exemple, dans certains cas il nous avait paru bien risqué de fonder toute la sécurité des mécanis­mes d'une machine sur le fonctionnement d'un relais magnéti­que ; après quelques centaines de milliers de fonctionnements, un arc intempestif n'allait-il pas souder les bornes d'un contact et laisser un organe franchir la limite assignée à sa course ?

Pour nous prémunir contre les conséquences fâcheuses d'une défaillance éventuelle, nous avions doublé des distributeurs et des relais parmi les plus importants. Grâce à un entretien pré­ventif soigneusement organisé par le Service électrique, l'évé­nement redouté ne s'est jamais produit en sept ans, bien que l'ensemble des relais ait, pendant ce temps, totalisé presque quatre milliards de coupures.

En étudiant les chaînes pour la Frégate, mises en service en 1951, nous n'avions pas hésité à multiplier les machines­transferts, et plusieurs dépassaient vingt-cinq mètres de lon­gueur, c'est-à-dire le double de la plus grande de celles de la 4 CV ; nous avions, au cours de leur exploitation, acquis des connaissances fort utiles sur la longévité des outils coupants, et nous savions que l'on pouvait, sans inconvénient, en placer une centaine sur une seule machine, puisque les arrêts pour rem­placer un outil cassé ne risquaient pas de se multiplier.

Dans les machines de la 4 CV, beaucoup de têtes multiples por­taient le plus grand nombre possible de broches, et celles-ci étaient parfois très rapprochées, au détriment des règles de normalisation; elles ressemblaient à des bottes d'asperges, disaient les régleurs, plutôt qu'à d'honorables mécanismes. Le but était évidemment de réduire le nombre des unités autono­mes d'usinage, mais l'échange des outils et de leurs rallonges était rendu bien plus difficile, et nous avions résolu de ne pas continuer à fond dans cette voie.

L'étude des équipements de la 4 CV avait exigé une large improvisation, puisque le problème était pour nous entière­ment nouveau à la fois par la forme des pièces et, surtout, par la cadence de production; la normalisation s'était effectuée à mesure que se présentaient les difficultés.

Alors, chaque semaine, les chefs de section du B.E.O.M. se rassemblaient pour commenter et décrire les initiatives enga­gées depuis la précédente réunion; la doctrine s'élaborait et se précisait en même temps que se développait notre travail.

Cet échange de connaissances avait joué un rôle capital; aussi, dès que la pression fut un peu tombée, chacun des chefs de sec­tion fut chargé de rédiger un bref rapport sur une des questions dont il avait été spécialement chargé pendant cette période.

Après mise au point et homogénéisation, ces textes furent ras­semblés pour former un manuel tiré à de nombreux exemplai­res et remis aux dessinateurs du B.E.O.M. Il fut vite connu sous le nom de " la bible" ; d'autres, considérant qu'il fallait chaque jour le méditer en lisant un de ses chapitres, l'avaient baptisé" le bréviaire".

Bien qu'il ne fût pas aussi intangible que les livres sacrés, il constituait un guide dont Pierre Debos avait signé l'introduc­tion.

Texte de l'introduction

Pour quelques collègues soigneusement choisis, j'avais agré­menté chacune des têtes de chapitre de quelques citations appropriées, parfois apocryphes et souvent un peu corrosives. L'exemplaire remis à Pierre Lefaucheux était bien entendu exempt de toute épigraphe irrévérencieuse. Je soupçonne Pierre Debos, qui partageait avec notre patron un goût pro­noncé pour l'humour, de lui avoir montré son propre exem­plaire. Quelques semaines plus tard, celui-ci me déclara que le document qu'il avait reçu lui paraissait constituer un bon ins­trument de travail, mais qu'il avait l'impression qu'il n'était pas tout à fait complet. Je pris un air innocent pour exprimer ma surprise. Mon interlocuteur arbora alors sa physionomie la plus présidentielle, la plus impassible, pour me confirmer l'existence d'une lacune et son désir de la voir combler; dans son faciès presque figé, ses yeux dissimulaient mal une intense envie de rire; je n'eus plus qu'à m'exécuter et le document remis à jour lui fut promptement rendu.

(à suivre)

Pierre BEZIER