10 - La liberté de réussir

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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LA LIBERTÉ DE RÉUSSIR

Le livre que M. Pierre Dreyfus a publié en 1977 sous ce titre aux éditions Simoën est à marquer d'une pierre blanche.

D'abord, parce qu'il constitue une première dans l'histoire des usines Renault. Aucun de ses deux prédécesseurs n'avait eu le temps ou le goût de de se mettre ainsi... à l'ouvrage.

Ensuite, parce que de façon plus générale dans l'industrie auto­mobile mondiale, rares sont les mémoires de grands construc­teurs. On pense tout de suite au livre d'Alfred Sioan, de la General Motors, mais si on y ajoute un autre Américain, Hiram

P. Maxim, un Allemand, August Horch, la boucle est vite bouclée.

Et même, rares d'entreprises à par écrit leurs l'histoire de la dirigée. Pour la

sont les chefs avoir consigné réflexions sur firme qU'ils ont France, au XXe

siècle, on ne peut guère citer que Jules Hure, de B.P., et Émile Girardeau, de la C.S.F.

P. Dreyfus : le passage d'un nombre très restreint de modèles à une gamme diversifiée, l'institution d'une planification à moyen puis à long terme, la conduite d'une politique financière continue et imaginative auprès de l'État et des marchés finan­ciers internationaux. Bref, ce qui a permis à la Régie de tenir au milieu d'une concurrence inter­nationale exacerbée.

Une défense des nationalisations «à la française», comme on disait à la Libération, c'est-à-dire évitant les deux risques paral­lèles de la bureaucratie et de l'égoïsme du profit, gardant la souplesse nécessaire à qui affronte la concurrence tout en préservant les intérêts (parfOiS contradictoires en partie) de l'État et du Personnel. Sur ce point, ce livre constitue une réponse de plus à la campagne contre la Régie menée en perma­nence depuis 1945 par des hommes politiques, des publiCiS­tes ou des chefs d'entreprises. Mais il a aussi tenu sa place

-sans compter, dans un style Pierre Dreyfus dans le concert de réflexions

beaucoup moins sérieux, Marcel Dassault.

Bref, l'historien se réjouit de la seule existence de ce livre. Son préjugé favorable est confirmé par l'intérêt de son contenu. Il y a, en effet, dans ce livre, plusieurs thèmes importants.

Une histoire de la Régie, non seulement sous Pierre Dreyfus, mais aussi sous Pierre Lefaucheux. Elle est beaucoup plus cohérente et rigoureuse que le point de vue présenté par Édouard Seidler dans le «Roman de Renault ». Elle n'esquive pas les difficultés (ainsi la campagne menée contre Renault dans la crise monétaire de 1968-1969). Mais surtout elle apporte au grand public des informations très neuves, par exemple sur la 4e semaine de congés payés, décision prise de son propre chef par la Régie (1), ou sur la rapidité de réaction de la Régie dans la crise pétrolière et économique de 1973-1975. On voit mieux les élé­ments de continuité entre les deux Pierre (Dreyfus et Lefaucheux) : la volonté d'exporter, le désir de renouer une politique contractuelle avec les syn­dicats. On saisit mieux aussi l'originalité de sur les nationalisations qui a

dominé la politique française

jusqu'aux élections de mars 1978. Est-il besoin de préciser que les vues de Pierre Dreyfus dans ce domaine ne diffèrent pas de celles de son prédécesseur?

Une réflexion sur les conditions de la gestion et de la croissance d'une entreprise moderne, en per­pétuel bOUillonnement. A rapprocher des ouvrages successifs de deux dirigeants de la General Motors, Sioan et Frederik Donner, de celUi du patron de Volvo ou de celUi du responsable de la Shell anglaise (2).

Un autoportrait d'une extrême discrétion. Des débuts dans les affaires familiales du commerce international du café et de la lampe. «Mais je ne me sentais pas heureux dans ce métier. Je souhaitais déjà m'occuper d'intérêts publics»

(page 15). Très tôt, une option socialiste, jamais abandonnée. Enfin, le service de l'État, comme « grand Patron sans capital », hanté par le souci de préparer l'avenir «par des actions préCises visant des buts proches», de «scander un temps

toujours compté », et apprenant à ne pas se « lais­ser fasciner par les difficultés, dans des situations incertaines et risquées, mais à chercher toujours à passer entre les écueils» (page 210).

On regrette que l'auteur soit resté si discret sur lui-même. De même les pages consacrées aux rapports avec le personnel ou avec les consom­mateurs laissent parfois le lecteur un peu sur sa faim. Mais il ne faut prendre ces quelques remar­ques que comme une conséquence du vif intérêt que l'on prend immanquablement à la lecture de ce livre.

Dans les temps difficiles que nous vivons, il faut saluer la franchise avec laquelle ce livre traite du passé de la Régie et la confiance avec laquelle il envisage son avenir. Face à l'atmosphère de secret qui pèse trop souvent sur les affaires françaises, ce livre rompt avec une tradition de silence, au profit d'un intérêt pour l'histoire que le public et en particulier les universitaires apprécient chaleu­reusement. Enfin, le lecteur ne peut qu'être sensi­ble à la qualité littéraire de ce livre, qui, de pro­blèmes complexes, voire austères, sait tirer la matière de pages allègres.

Patrick Fridenson

(1)

Ce qui confirme le8 hypothèse8 formulées par Jean-Luc Bodiguel, «La réduction du temps de travail », Paris,Éditions Ouvrières, 1969.

(2)

Respectivement : Alfred Sloan, «Aventures of a white­collar man », New York, 1941 et «Mes années à la General Motors », Paris, Édition8 Homme8 et Techni­ques, 1967. Frederick Donner, «The world-wide indu8trial enter­prise : its challenne and promise », New York, Mac Graw-Hill, 1967 : pehr Gyllenhammar, «People at work », Londre8 Addison-Wesley, 1977 : Paul Hill, «Towards a new philosophy of manane­ment », Londre8, Gower Pres8, 1971.