04 - 41 ans aux Usines Renault

========================================================================================================================

41 ans aux usines Renault

Maurice Allard

Je suis entré à l'usine Renault le le, avril 1930 ; j'avais vingt­trois ans.

Après mes études secondaires, j'ai préparé des grandes écoles mais je n'ai pas été reçu. C'est pourquoi, à l'issue de mon ser­vice militaire, un de mes oncles, qui travaillait à l'usine, m'a dit : "Si tu veux entrer chez Renault, tu peux t'inscrire à un cours d'élèves voyageurs qui va durer une quinzaine de jours; cela peut te donner une formation commerciale intéressante."

J'ai donc suivi ce cours et au bout des quinze jours on m'a dit que ce n'était qu'un premier aperçu et que rien ne valait, pour bien connaître les rouages de l'entreprise, les machines et leur fonctionnement, une formation sur le tas pendant plusieurs années.

C'est alors que je suis devenu employé de fabrication et plus précisément graphiqueur. A cette époque, la discipline était extrêmement sévère.

J'habitais rue Blanche, c'est-à-dire très loin de Billancourt. Je prenais donc le métro, qui, en 1930, s'arrêtait à la porte de Saint-Cloud, et puis le tramway qui effectuait des navettes entre la porte de Saint-Cloud et l'usine. Les rames étaient prises d'assaut car leur capacité était très insuffisante par rapport au débit du métro.

De véritables grappes humaines s'agrippaient aux voitures. Inutile de dire que le contrôle des billets était quelque peu aléatoire. L'important, c'était d'arriver avant la fermeture des portes de l'usine à 7 h 30.

Depuis le terminus de l'avenue Édouard-Vaillant, en effet, une dérivation aboutissait place de l'Église et il fallait ensuite aller à pied jusqu'à la place Nationale.

Si on arrivait à 7 h 31, les portes étaient fermées et ne rou­vraient qu'à 8 heures. On perdait donc une demi-heure, ce qui avait une incidence importante sur le salaire : en effet, non seulement, un certain nombre de demi-heures et d'heures "sautaient", mais la prime de régularité, élément non négli­geable du salaire, disparaissait, elle aussi.

En outre, les ouvriers n'avaient pas de congés et quand on avait besoin de s'absenter pour des motifs personnels, c'était tout une histoire. Il fallait passer par la voie hiérarchique en présentant force arguments.

Je crois cependant me rappeler qu'à l'époque, on avait tout de même la semaine anglaise, mais la discipline restait très stricte.

Le métier de graphiqueur

Je crois utile de préciser ce qu'était l'activité de graphiqueur parce que c'est une fonction qui a disparu depuis lors.

Cela consistait à suivre la fabrication des pièces à partir de la matière première jusqu'au montage sur les véhicules.

Ces pièces, assemblées, constituaient des organes; c'est ainsi que j'étais chargé des ponts arrière des 7 tonnes, les pro­grammes de fabrication étant fixés chaque quinzaine.

Le graphiqueur devait déterminer, en liaison avec le bureau central, le nombre de pièces nécessaires à la fabrication des ponts : celui-ci figurait sur ce qu'on appelait des cartons, comportant la nature des pièces à produire et les quantités qui pouvaient varier sur chaque carton, de 5, s'il s'agissait de gros­ses pièces comme les essieux, à 10 pour les roulements, à 15 pour les fusées, tandis que les petites pièces, axes, écrous pouvaient faire l'objet de cartons de 50 ou 100. Grâce à ces cartons, le graphiqueur suivait les pièces à partir du moment où elles étaient lancées par le bureau central jusqu'à celui où elles arrivaient au montage en chaîne sur les ponts et, au-delà, jusqu'à la chaîne de montage des camions.

L'établissement de graphiques d'approvisionnement par rap­port aux programmes prévus constituait l'essentiel de l'activité de ceux qu'on appelait les "graphiqueurs", dont la responsabi­lité s'étendait, en outre, à la relance éventuelle des fabrications nécessaires.

C'était une tâche relativement facile dans les périodes d'eupho­rie, au cours desquelles on pouvait se permettre de constituer en magasin, à proximité de la chaîne, des stocks suffisants pour amortir les à-coups de la fabrication.

Cependant, on s'est aperçu très rapidement que des stocks trop généreux constituaient une charge financière qu'il fallait réduire au strict minimum.

Les pièces devaient donc arriver quasiment à la demande, le jour exact où on en avait besoin. Pour certaines pièces dont le délai de fabrication était d'une quinzaine de jours, telles celles qui devaient subir un traitement thermique puis une rectifica­tion, c'était très difficile.

Il arrivait, parfois, une "tuile" qui tournait au désastre. Parti­culièrement en fin de modèle, lorsque le nombre de pièces à lancer était arrêté par le bureau central. Un inventaire était effectué. Il se pouvait alors qu'on constate que le nombre de pièces était insuffisant et ne correspondait pas au nombre d'essieux prévu: ou bien, il s'en était perdu en cours de route, ou bien, certaines avaient été détériorées, mais n'avaient pas été remplacées, dans l'espoir qu'on les récupérerait. S'agissant de pièces importantes, s'il fallait demander une relance de fabrication pour terminer une série, c'était l'aveu d'une erreur dont les graphiqueurs portaient la responsabilité.

En ce qui me concerne, un jour, il m'a manqué un carton de cinq essieux de sept tonnes, ceux des plus gros camions de l'époque, ce qui avait déclenché une affaire considérable. J'ai fouillé partout, en particulier sur le parc de l'artillerie où se trouvaient entassés des essieux de tous modèles, sauf les cinq qu'il me fallait.

La fin de série arrivant, on relança tout de même la fabrication de cinq essieux, ce qui provoqua un gros émoi. Une discipline aveugle me rendit responsable et il fut décidé de m'infliger une amende malgré mes protestations. Lors du règlement de ma paie, je constatai que le décompte était exact, mais que l'amende avait été déduite des espèces qui m'étaient versées. Alors je protestai en disant: "Je veux bien qu'on me mette une amende, si telle est la règle. Encore voudrais-je, au moins, qu'elle me soit notifiée." Il m'a été répondu que c'était l'usage et que le montant de l'amende serait versé aux œuvres sociales, comme un don volontaire de ma part. Ce procédé m'a ulcéré.

J'aurais pu, en effet, accepter la mesure prise à mon encontre bien qu'elle soit retombée sur le "lampiste", mais ce prélève­ment autoritaire et hors comptabilité de l'amende sur mon salaire m'avait choqué.

Quelques mois après, j'ai retrouvé mes essieux, mal étiquetés, sur un parc à ferraille brute. Ils ressemblaient à ceux qui étaient empilés là. Cet incident m'a marqué, car il n'y avait aucune faute professionnelle de ma part.

Sans transition, de la fabrication aux transports des voyageurs

Après quelques mois passés comme metteur au point aux essais spéciaux en 1932, le directeur commercial m'a appelé un soir. "M. Renault est lassé, me dit-il, de voir les cars Citroën sillon­ner les routes de France : il veut créer un réseau de cars Renault. On a embauché, à cet effet, un directeur qui vient du contentieux des Autoplaces G7, je crois, M. Champomier. Parmi les gens qui pourraient le seconder, ayant une formation mi-technique, mi-générale, celui qui me semble le mieux convenir, c'est vous. Par conséquent, vous partez demain à Rouen."

Dans la capitale normande, nous avons vécu, M. Champomier et moi, une aventure sensationnelle: nous n'avions pour nous battre contre les cars Citroën de 25 places que des petits O.S., châssis de 1000 à 1200 kg, d'une dizaine de places.

Malgré les difficultés de la concurrence de Citroën et des trans­ports départementaux -à cette époque, la création de lignes d'autocars n'était pas encore soumise aux règlements de la coordination rail-route -, nous avons commencé avec cinq petits autobus, grâce à l'appui d'une filiale, la Société rouen­naise des automobiles Renault. Cette dernière, en effet, dispo­sait de vastes locaux, de moyens de formation et d'ateliers d'entretien mécanique permettant de compenser l'absence d'une flotte de remplacement.

Avec M. Champomier, nous avons ensuite monté les centres de Caen, Toulon, Marseille et Limoges et finalement, le centre d'autocars de Paris, la "C.E.A." (Compagnie d'exploitation automobile) qui a pris une certaine ampleur.

L'idée de M. Renault n'était pas tellement d'exploiter des lignes de transport, mais d'inciter les clients à acheter des véhicules Renault. A part la C.E.A., société spécialisée qui ne faisait que du transport, toutes les sociétés de province ont été vendues à des transporteurs locaux ; ce qui était finalement le but de l'opération.

En 1936, dans tous les centres, des mouvements sociaux ont abouti à la signature relativement aisée de conventions collec­tives, étant donné le petit nombre des salariés concernés dans chaque cas.

Des autocars aux services sociaux

Je me suis occupé des cars jusqu'en 1937, je crois. Ensuite j'ai réintégré Billancourt, au service de vente de véhicules de trans­port en commun aux sociétés ayant des contrats avec des départements ou des villes. J'ai poursuivi cette activité jusqu'à la guerre.

Mobilisé en 1939 et fait prisonnier, j'ai été rappelé pour repren­dre un poste chez Renault où je suis revenu le 2 mars 1942. Le lendemain, j'ai été convoqué chez Jean-Louis Renault. Celui·ci n'ayant aucun poste commercial à me proposer, m'a affecté, à ma demande, à la fabrication: "Vous allez travailler avec moi, me dit-il, et prendre en charge le service des suggestions que je vais créer." I! s'agissait du S.I.L.A.P. : service de liaison et d'amélioration de la production.

Au cours de l'entretien, Jean-Louis Renault m'a fait part des améliorations apportées depuis le début de la guerre aux ins­tallations sociales de l'usine : nouvelles infirmeries, crèches, maison de la jeunesse, que j'ai visitées le jour même.

Dans la nuit du 3 au 4 mars 1942, un bombardement mit l'usine sens dessus dessous. Le lendemain matin, le fils du patron me déclarait qu'il n'était plus question de S.I.L.A.P., mais qu'en raison des énormes problèmes qui se posaient, il prenait en main personnellement celui des sinistrés. Quant à moi, je m'occuperais avec lui des problèmes de déménage­ment, de relogement, de fournitures indispensables à ceux qui, n'ayant absolument plus rien, seraient relogés, sans omettre l'approvisionnement des cantines. Mais au préalable il a fallu procéder à des opérations de déblaiement, dont certaines se sont avérées très pénibles.

Une fois assurés les premiers secours aux sinistrés, on se préoc­cupa d'organiser des colonies de vacances. Je me suis alors chargé de l'intendance du camp de Nemours, ancien camp militaire qui accueillait les enfants du personnel. La direction nous laissait une grande liberté de négociation pour le ravi­taillement, consciente qu'elle était de la mauvaise condition physique des enfants, insuffisamment nourris. Bien encadrés par des cheftaines qui faisaient régner avec souplesse une excel­lente discipline, les enfants ont, très vite, été adoptés par la ville de Nemours. Les opérations de ravitaillement, n'ayant donné lieu à aucun marché noir pouvant nuire à nos jeunes pensionnaires, nous ont permis d'obtenir beaucoup de concours sur le plan local et régional.

Du 15 juillet au 15 septembre, le camp a reçu, chaque année, de 700 à 1000 enfants de huit à quinze ans, pendant un mois.

I! avait été créé, entre temps, une direction des services sociaux composée de MM. Longchamp et Guillemard, tandis que le directeur du camp de Nemours était M. Pinay. J'avais été rat­taché à cette direction, et plus spécialement au comité social, en dehors des périodes de vacances à Nemours.

En 1944, l'aspect militaire de Nemours faisait courir un risque considérable aux enfants. On pouvait craindre en effet que, malgré la protection de la Croix-Rouge et toutes les informa­tions communiquées aux forces alliées, des bombardements ne soient effectués par erreur. C'est pourquoi il fut décidé de rem­placer cette colonie de vacances par un placement familial dans le Jura.

Une zone de placement avait été délimitée par le ministère de l'Intérieur. Nous avions rencontré les municipalités des villages concernés. Celles-ci nous avaient mis en rapport avec des habi­tants acceptant de prendre des enfants moyennant une indem­nité forfaitaire relativement basse, les familles ont néanmoins accompli ce geste bien volontiers. A raison d'une dizaine d'enfants par village et d'une cheftaine pour deux villages, nous avons pu assurer une surveillance relativement aisée et organiser des promenades groupées.

C'était évidemment très différent de la vie du camp. Beaucoup d'enfants, notamment les plus petits, ont moins bien supporté cette forme de vacances car ils se sentaient plus isolés qu'à Nemours.

Je suis resté à la direction des services sociaux jusqu'en 1948. J'étais devenu cadre I1IB tout en étant resté hors contrat pen­dant près de trois ans. C'est à cette époque qu'est intervenue la rupture entre les services sociaux et le Comité d'Entreprise, qui avait été créé à la Libération.

Au service de la garantie

En 1948, j'ai été nommé adjoint de M. Dupuich, chef de ce service où je suis resté jusqu'à mon départ en retraite. J'ai pris la succession de M. Dupuich, lorsque ce dernier est parti à la retraite en 1965. Précisons que mes responsabilités s'éten­daient, en premier lieu, à la garantie proprement dite et, en particulier, au remplacement des pièces défectueuses, mais je me suis aussi attaché à informer le service de renseignements techniques afin que celui-ci puisse exploiter la répétition des erreurs et en tirer des enseignements pour améliorer la qualité avec le bureau d'études et la fabrication. L'expérience m'a prouvé que la loi statistique des 20/80 se vérifiait: on peut dire que 80 % des dépenses de garantie sont causées par 20 % d'incidents répétitifs. Finalement, pour la clientèle, un inci­dent grave qui reste isolé, entraînant, par exemple, le rempla­cement d'un véhicule, a des conséquences sans rapport avec la répétition de défauts mineurs sur une série de véhicules. La tenue de statistiques extrêmement précises m'a permis de cerner ce problème de la répétition des incidents et d'acquérir une connaissance approfondie des numéros de série à partir desquels la fabrication avait été remise en ordre.

Comme beaucoup d'autres, j'ai eu la possibilité, dans la maison, de trouver, un jour ou l'autre, une voie correspondant à mes moyens et à mes aspirations.

Les activités sont, chez Renault, d'une telle diversité que bien rares sont ceux qui n'ont pas eu l'occasion de changer de fonctions...

J'ai trouvé que l'ambiance de travail en milieu ouvrier était bonne. S'il y a eu, bien sûr, des mouvements de grève, je n'ai, quant à moi, pas connu de violences. Mes rapports avec mes supérieurs ont été très satisfaisants puisque je rencontrais fré­quemment mon directeur, et ceci dans un climat excellent.

Le changement qui m'est apparu entre la période d'avant­guerre et celle de l'après-guerre est, sans doute, caractérisé par un assouplissement de la discipline et, parallèlement, par une certaine perte d'autorité de la hiérarchie.

Maurice ALLARD