10 - La quille
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LA QUILLE
Oui, parmi nous, prétendra n'avoir jamais dit ou pensé : "VIVEMENT LA QUILLE!"
Souvenez-vous
Potache, elle revenait tous les ans vers la mi-juillet, synonyme de fins d'études plus ou moins laborieuses. Ouvrant l'heureuse perspective des grandes vacances, c'est-à-dire du ciel bleu, du soleil, des flâneries, des balades et des baignades avec les Copains et les Copines, elle faisait disparaître les pions, les profs, les interrogations écrites et orales, les salles d'études, les tableaux noirs et tant d'autres tourments.
Puis, tout au moins pour ceux d'entre nous qui servirent dans l'Armée Française en qualité d'artilleur, de cavalier ou de sapeur, nous avons célébré son culte de façon très ~érieuse, barrant jour après jour, avec impatience, l'éphéméride de l'Espérance.
Nul ne peut oublier le jour béni où
il honora le PERE CENT. Le caractère sacré de cette ceremonie n'échappe à personne et son cortège rituel de chants, de danses et de ripailles ne peut être troublé par quiconque et surtout pas par l'adjudant de service.
Mais tout ceci, nous vous le certifions, n'appartient pas qu'aux coutumes estudiantines et militaires, car la "quille" fait également partie du folklore Renault et a sa propre originalité.
D'abord, l'espèce concernée est différente et ne peut se confondre avec potaches et bidasses.
La moyenne d'âge de nos récipiendaires conte plus volontiers fleurette avec la soixantaine bien sonnée. Les cheveux ne sont ni hirsutes ni coupés à la longueur réglementaire. Ils sont, le plus souvent, soit rares soit largement argentés. La veste gêne parfois aux entournures mais ce n'est ni en raison d'une croissance trop rapide, privilège des adolescents, ni en raison d'un équipement standard fourni par un fourrier distrait ou malicieux. C'est surtout parce que l'embonpoint a pris au fil des ans... une certaine envergure et que l'élégance et les
modes sont devenues des soucis très
lointains.
Bref, nos quillards à nous ont, en défi
nitive, le profil qui sied à de futurs
jardiniers, pêcheurs à la ligne ou phi
latélistes, à moins qu'ils ne devien
nent membres actifs de notre section
d'histoire.
Mais voyons, de plus près, l'histoire
de la quille à la Régie.
L'un des secteurs où ce folklore
existe depuis plus de dix ans se
situe là où beaucoup d'entre nous
ont commencé leur carrière profes
sionnelle, c'est-à-dire à l'école d'ap
prentissage désignée, depuis deux
ans, C.F.P.T.R.
La quille y naquit un jour d'une bonne
blague que firent, en septembre 1960,
deux joyeux lurons, Maillard et Maro
tine, maîtres d'apprentissage tourneur,
à leur collègue le Père Lefebvre, sur
nommé "La Toile" en raison de son
prénom Emery!
Des générations d'apprentis se sou
viennent encore de celui-ci, Maître
d'apprentissage soucieux du respect
des règles d'art de sa profession;
nul plus que lui n'aimait le bel ou
vrage.
Aussi, nos deux lascars estimèrent-ils,
fort justement, que la consécration
d'une telle vie professionnelle ne pou
vait se traduire que par la remise
d'un objet symbolique tourné aux
dimensions réglementaires. Pourquoi,
dès lors, ne pas confectionner une
quille qui serait remise à l'intéressé
lors du "pot" traditionnel offert, en
son honneur, à la grande famille de
l'école à l'occasion de son départ
en retraite?
Inutile de préciser que tous les pré
paratifs se firent en cachette du Père
Lefebvre alors qu'une bonne partie
de l'école était au courant, bien sûr!
Arriva le grand jour.
Réunis autour du héros de la soirée,
tous ses collègues étaient là. En quel
ques mots très simples, le Directeur
félicita l'intéressé et l'assura de
l'affection de tous. Lorsqu'il eut ter
miné, le Père Lefebvre cachait tant
bien que mal son émotion, et c'est
sans doute celle-ci qui l'empêcha de
ruban tricolore au bout duquel scintillait une magnifique quille en duralumin sortie subrepticement de sa veste quelques instants auparavant. Stupeur du Père Lefebvre! Hilarité et applaudissements de ses collègues. Tout y était.
Le canular était réussi, tout le monde était content, y compris l'intéressé qui, après un moment d'ahurissement compréhensible, appréciait en connaisseur le cadeau gravé à son nom.
Marcel Boucher, titulaire de la quille no 30.
Perplexe, -le duralumin étant plutôt rare à l'école, -il demanda : "Mais où avez-vous piqué ce duraI ?"
Et, à sa confusion, il lui fut répondu :
"Dans ton tiroir, bien sûr t" d'où une exclamation spontanée : "Ah t les
v...s ",
Ainsi était née la OUILLE.
Depuis ce jour mémorable, un rite est
établi dont le cérémonial est scrupu
leusement respecté. Au rythme de
quatre à cinq par an, chaque retraité
de l'école hérite du même emblème
tourné aux dimensions réglementaires.
Un registre très officiel a été ouvert
et le préposé m'a précisé que la der
nière quille portait le numéro 30.
Désormais, la remise est faite solen
nellement.
Devant le "front des troupes", le
Directeur de l'école félicite le quillard,
passe le ruban et donne l'accolade
comme il se doit.
Alors, avouez-le, comment mieux
concilier sentiments et dignité, tradi
tion et humour, folklore et vie profes
sionnelle?
Paul PAROT.