02 - Quelques souvenirs

========================================================================================================================

QUELQUES SOUVENIRS...

M. Ernst-Metzmaier Cà gauche) au côté de M. Grillot.

En hommage à Louis Renault le génial créateur de notre Usine et à Monsieur Berre qui ont été mes initiateurs à la technique automobile.

... d'événements auxquels lai été directement mêlé et particulièrement à propos de la naissance et des premiers pas du char Renault FT.

canon Filloux GPF,· c'est-à-dire à grande puissance Filloux.

C'est au colonel Estienne que revient l'honneur d'avoir pensé le premier à doter notre armée d'une artillerie ou plutôt d'une nouvelle arme constituée par des chars d'assaut. Nous savions déjà que les Anglais construisaient un gros char qu'ils appelaient «Tank" pour la raison que les pièces de blin­dage étaient livrées aux constructeurs sous la désignation de tank (c'est-à­dire réservoir) pour éviter d'attirer l'attention des espions éventuels. Ces engins avaient pour effet de remonter le moral des soldats qui les baptisaient «Crème de menthe". Disons tout de suite que le colonel Estienne était aller­gique à l'appellation tank et qu'il ne connaissait que «char d'assaut".

Le 1or décembre 1915, le colonel Estienne écrit au général Joffre pour lui proposer de faire des chars d'as­saut, en lui disant qu'il pense à Renault pour les construire.

Le 20 décembre 1915, une première demande est faite à Renault; Estienne veut un char de 12 tonnes; de même que le commandant Férus, Renault trouve ce char trop lourd. Après cette première entrevue, Estienne s'en retourne.

Le 26 décembre 1915 a lieu une entre­vue entre Estienne et Pétain qui assure à Estienne qu'il aura un an pour pré­parer une arme nouvelle, ce qui satis­fait pleinement ce dernier.

Le 18 janvier 1916, le colonel Estienne est reçu par Joffre. Estienne pense faire construire un char par Brillé du Creusot, un char de 13,5 tonnes avec un canon de 75 court et 2 mitrail­leuses. Il propose une commande de 400 chars; le Creusot 1 ivre 100 chars le 25 août.

A ce moment-là, naît une rivalité entre les hommes du front et ceux de l'ar­rière; le colonel Rimailho, affilié à Saint-Chamond et faisant partie en quelque sorte des gens de l'arrière, propose ce qu'on pourrait appeler le char de l'administration. Saint-Cha­mond et Schneider s'opposent donc dans la guerre. Saint-Chamond fait un char de 23 tonnes avec canon de 75 et 4 mitrailleuses.

Le char Schneider, comme celui de Saint-Chamond, sont gênés par leur avant en porte à faux qui les empêche de franchir des tranchées et qui font que, lorsque le char pique du nez dans une tranchée, il ne peut plus s'en sortir.

Nous arrivons maintenant à un beau dimanche de 1916. Je rappelle qu'à ce moment-là on prenait parfaitement la guerre au sérieux et on travaillait dimanches et fêtes. Ce jour-là on devait peut-être quitter un peu plus tôt et j'avais reçu des billets pour aller voir à la porte Saint-Martin jouer « la Flambée ». Au milieu de l'après-midi, vers trois heures et demie, nous avons la visite au bureau d'études de MM. Renault et Serre avec le colonel Estienne qui pense tout de même encore à un char plus important. On discute tout l'après-midi jusqu'à 8 heures du soir et c'est le colonel Estienne qui n'était pas tout à fait convaincu de faire un char léger, qui tenait en somme un peu tête à Renault; mais on s'est séparé à 8 heures du soir, chacun restant à peu près sur ses positions. Du coup, entre paren­thèse, je fais observer que, au lieu d'aller voir jouer « la Flambée », c'était ma soirée qui l'était, flambée ! ...

A la suite de cette visite, M. Renault nous donne l'ordre de préparer 12 avant-projets. Les 10 premiers étaient relatifs à des chars relativement lourds du type Estienne, le N0 11 était relatif au char léger juste pour deux person­nes, un conducteur et un tireur avec un canon de 75 court ou une mitrail­leuse. Le 12· était relatif à un camion sur chenilles dont j'ai déjà parlé plus haut, dérivé du tracteur Holt à 3 cha­riots au lieu de 2, pour transporter le canon Filloux.

M. Renault nous alloue généreusement trois mois pour sortir un prototype.

En octobre 1916, le colonel Estienne demande au général Mourret de voir le projet de char léger. Mourret ne bouge même pas, ça ne l'intéressait pas. Au bout de quelques semaines arrive une commande de camions à chenilles. Renault qui s'attendait à une commande de chars est furieux mais continue tout de même l'étude et la construction du prototype de char. Le 13 décembre 1916, Renault reçoit la commande de ... un ... char. Le 30 décembre 1916, une maquette en bois est présentée aux gens de l'arrière dont Mourret fai­sait partie. Ce dernier trouve la solu­tion Renault pas au point : centre de gravité un peu trop à l'arrière; il trouve aussi le char trop léger, il prétend qu'il n'est pas habitable, qu'au bout de 10 minutes de tir les occupants seraient asphyxiés. Il avait tout Simplement oublié que le ventilateur de refroidis­sement du radiateur aspirait son air directement dans le compartiment avant où se trouvaient les deux occupants de sorte que l'air de ce compartiment était renouvelé en quelques secondes. Là­dessus Renault continue tout de même la construction du prototype dont les essais ont lieu vers fin janvier 1917.

Ici je rappelle un épisode assez amu­sant. M. Renault m'avait demandé de faire en sorte que le char soit le plus léger possible et par conséquent de faire des organes très légers; ainsi, en particulier, il m'avait donné comme consigne de faire pour le dossier du siège du conducteur une simple sangle. En fin janvier 1917 le prototype sort,

M. Renault monte dedans et l'essaye; il arrive en face d'un tas de copeaux, face à l'atelier qui s'appelait déjà, à ce moment-là, l'Artillerie et il lui prend fantaisie de monter ,sur ce tas de copeaux avec le char.

L'appareil commence donc l'ascension du tas de copeaux en se dressant presque à la verticale; du coup,

M. Renault bascule en arrière, casse le dossier du siège trop léger et tombe à la renverse les quatre fers en l'air dans le char. Nous nous attendions à nous faire «enguirlander» à sa sortie mais, pas du tout, M. Renault a trouvé le moyen de se remettre d'aplomb et de regagner son poste de commande, car le char, qui avait continué imper­turbablement sa course était descendu bien tranquillement de l'autre côté.

En sortant du char, M. Renault me

prend à part et me dit : "Tout de

même, mon vieux, il faudra me faire

quelque chose de plus solide, vous

me ferez un dossier articulé en tôle

emboutie ». A la suite de cet essai

et de quelques petites mises au point,

le 22 février ont lieu des essais sur la

berge de la Seine où M. Renault a 'bien failli entrer dans l'eau avec le char et n'a pu s'arrêter qu'à la der­nière minute par suite d'un mauvais réglage de l'embrayage.

Petit à petit on a apporté au char une série de petites modifications et de perfectionnements, par exemple l'ad­jonction d'une queue à l'arrière pour lui permettre de franchir des tranchées relativement larges.

Les modifications successives ont porté principalement sur la commande du ventilateur. Les premiers chars étaient munis d'une chaîne en cuir constituée de maillons articulés; ceci ne tenait pas très bien; on a successivement essayé des courroies plates et finale­ment on est arrivé à une courroie tra­pézoïdale en caoutchouc entoilé qui a donné de très bons résultats.

L'administration militaire avait créé une formation appelée D.M.A.P., qui se réu­nissait en conseil tous les 8 ou 15 jours et à laquelle assistait mon adjoint,

M. Conques, chargé spéCialement de la partie administrative de l'affaire. Au cours de ces conseils bien des opi­nions étaient émises au sujet de modi­fications et de perfectionnements, mais surtout il paraît qu'on ne s'y ennuyait pas. Très souvent, M. Conques nous rapportait quelques anecdotes et quel­ques plaisanteries, en particulier quel­ques maximes que je me permets de rappeler ici et qui n'ont évidemment rien à voir avec la mécanique mais qui montrent un peu dans quelle atmos­phère de bonne humeur se passaient ces réunions.

Voici quelques-unes de ces maximes :

-Ne jamais exécuter un ordre avant de donner au contrordre le temps maté­riel d'arriver.

-Toute autorité qui donne un ordre doit se ménager une victime éventuelle d'un grade inférieur mais suffisant.

-Il n'y a pas d'affaires urgentes, il n'y a que des affaires en retard.

-Ne jamais, quoiqu'il arrive, chercher à comprendre, ce qui se résumait par les lettres majuscules N.J.Q.Q.A.C.A.C.

-Il vaut mieux avoir tort avec ses chefs que raison à soi tout seul.

-Il y a deux sortes d'initiatives, la positive et la négative. La positive consiste à exécuter un ordre qu'on n'a pas reçu et qu'on aurait dû recevoir; la négative consiste à ne pas exécuter un ordre qu'on a reçu rnais qu'on n'au­rait pas dû recevoir.

Mes souvenirs ne sont plus très exacts en ce qui concerne la signification du sigle D.M.A.P. dont on désignait cette commission, mais ces quatre lettres étaient souvent traduites humoristique­ment par «Démolition du Matériel, Abrutissement du Personnel ».

En conclusion, nous pouvons dire que malgré les obstacles soulevés par les commissions administratives. c'est

M. Renault qui a eu raison d'insister dans son idée de char léger, fabriqué en très grand nombre.

L'avenir l'a d'ailleurs prouvé car malgré certaines réelles petites imperfections le char a fait du bon travail ce qui lui a valu comme chacun sait, le surnom de Char de la Victoire.

Pour terminer je me permettrai de citer une petite anecdote dont j'ai été l'ac­teur pendant la guerre de 1940-1944 et qui montre que s'il y avait quelquefois des frictions entre l'administration et l'armée combattante chez nous, il en était ainsi même chez nos adversaires.

J'en veux pour exemple l'histoire sui­vante qui est relative à une livraison de camions que nous faisions dans les années 1942 et pour lesquels nous devions fournir des notices aux Allemands.

Ceux-ci nous avaient bien précisé que la notice qui existait ne leur donnait pas satisfaction; ils nous avaient donné comme modèle une notice d'un camion allemand qui était, ma foi, très bien. Les figures étaient tellement bien faites qu'il n'était pas besoin de se reférer plusieurs fois au texte pour consulter les numéros des figures, ceux-ci figuraient sur une feuille de papier calque qui était rabattue sur la photographie et qui portait les numéros dans un ordre bien déterminé et clair et qui permettait de mettre immédia­tement en concordance texte et image.

Évidemment nous n'étions pas très chauds tous, pour travailler rapidement pour les Allemands. Nous faisions en quelque sorte notre petite résistance perlée et ça faillit nous jouer un mau­vais tour.

Un jour du mois de juillet 1942, on me demande de descendre à une des sal­Ies de conseil au 1er étage du pavillon de la Direction à l'usine avec mon adjoint, M. Geiger, qui était chargé de faire le texte en allemand pour la nou­velle notice. MOi-même je m'occupais de l'ensemble et de la réfection des dessins. Évidemment, à ce moment-là, la notice n'était pas tout à fait prête.

J'arrive donc avec mon collègue dans une salle avec une table à tapis vert et toute une réunion d'officiers allemands en grande tenue. Tout autour, des colonels, des capitaines, etc. M. Von Urach, commissaire alle­mand de l'usine, présidait la séance, Geiger et moi étions debout. A ce moment, M. Von Urach se lève, passe dans le bureau d'à côté et revient nous apportant lui-même deux chaises (ceci dit en passant). Alors celui qui paraissait être le chef de la délégation m'adresse la parole sur un ton tout à fait arrogant et me demande com­ment il se fait que les notices ayant été commandées depuis plus d'un an n'étaient pas encore prêtes.

Je voyais que l'atmosphère commençait à chauffer et j'avais peur de ne pas rentrer chez moi ce soir-là. Comme j'avais pris la précaution d'apporter la vieille notice de notre camion et la notice que les Allemands nous avaient donnée comme modèle, je réponds en disant: «C'est bien cette notice-là, la vieille dont vous ne vouliez pas? Vous avez précisé que c'était sur ce modèle de nouvelle notice que vous vouliez avoir votre notice pour notre camion. D'accord. Vous n'ignorez pas que pour faire ce travail il a fallu refaire tous les dessins et les textes, vous n'igno­rez pas non plus qu'au 3 mars 1942 notre bureau d'études qui était au çJeuxième étage s'est retrouvé au rez­de-chaussée, tout le bâtiment n'avait plus qu'un mètre de hauteur. Par consé­quent tous les textes et les dessins ont été anéantis et il a fallu tout recommencer avec cette aggravation que les vieux dessins qui nous avaient servi de modèles pour faire les nou­veaux avaient été détruits également ".

Voilà alors les deux moitiés de la table qui se dressent l'une contre l'autre, les officiers de l'armée combattante disant: «Oui, c'est toujours la même chose, vous autres de l'administration vous ne voyez que la forme, la forme, toujours la forme et pendant ce temps­là on se fait casser la figure sur le front pour une question de forme, simplement! ».

Je leur avais dit avant: « Si vous aviez voulu l'ancienne notice il y a déjà plus d'un an que vous l'auriez car nous en avions des stocks».

A ce moment je sens que l'on me pousse du coude du côté droit: c'était le capitaine allemand qui était assis à ma droite et qui me dit bonjour fort aimablement. Je le regarde. Je ne le reconnais pas. Il se nomme, C'était M. M..., un constructeur alle­mand de boîtes de vitesses qui était mobilisé, naturellement, et qui était venu deux ans avant me présenter son système de boîte de vitesses avec syn­chronisation automatique et il me dit : «Je me rappelle très bien que vous m'avez reçu il y a deux ans et vous m'avez reçu fort aimablement. J'ai bien compris que vous aviez vous-même votre système et vous m'avez dit que, le cas échéant, vous feriez appel à moi si le besoin s'en faisait sentir. Je vous remercie encore de votre accueil et puis ne vous en faites pas, vous voyez ils « s'engueulent ", ça va s'arranger ". Effectivement après un échange de mots plus ou moins vifs, celui qui paraissait être le chef dit : «Enfin, trêve de discussions. Quand pouvez­vous nous donner la notice? ». Elle était presque terminée mais j'ai encore demandé un mois. Il me dit: «Oui, je vous donne un mois et c'est tout ».

On s'est donc séparé mais j'avais eu chaud...

La notice une fois prête leur a été livrée un mois après, mais les camions avaient déjà été tous détruits à la guerre. Ceci donne encore un exem­ple de la concurrence qu'il peut y avoir entre l'administration et l'armée agissante.

Enfin, je dirais pour en terminer avec le char FT que lorsque le 11 novembre 1918 l'armistice fut signée, nous nous trouvions à la tête d'un stock très important d'organes pour le char. Sur demande de M. Renault et pour utiliser au maximum ces organes nous avons d'abord confectionné un tracteur très puissant qui a été livré à la ferme de

M. Renault, à Herqueville, et qui faisait tous les gros travaux: dessouchages, dépannages, etc., et que les gens de la ferme avaient baptisé "Clemenceau» car c'était «l'homme de la situation ».

Par la suite, toujours avec les mêmes organes en stock nous avons fait des tracteurs agricoles plus légers, des chars forestiers, des chars alpins et même des chars de traction de péniches.

Rodolphe ERNST-METZMAIER