04 - "Corre" : un cas pour Renault

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CORRE : un cas pour Renault

En cette année 1899, l'éclectisme dont fait preuve M. J. Corre -négociant en voiturettes automobiles, alors installé 5 et 10, rue Danton à Levallois-Perret -mérite, sans conteste, une mention particulière. En effet, dans cette période de balbu­tiements pour la naissante industrie automobile, ce négo­ciant avisé a choisi d'emblée d'inscrire à son catalogue les Marques qui deviendront les plus prestigieuses: Renault, Peugeot et de Dion-Bouton. Pour compléter cette gamme,

M. Corre, commerçant qui se double d'un industriel décidé, fabrique et vend ses propres tricycles et quadricycles à pétrole. La réussite financière vient donc normalement ré­compenser la clairvoyance de cet homme bivalent, tout à fait « dans le coup » de l'automobile.

Puis, la naissance d'un nouveau siècle étant -comme cha­cun sait -particulièrement propice aux grandes décisions,

J. Corre -commerçant et J. Corre -industriel décident, d'un accord qui ne pouvait être que commun, d'ajouter, dans le commerce florissant des voiturettes, un bénéfice industriel à un bénéfice commercial: la décision de fabriquer une voi­turette Corre était donc prise.

Pour passer à l'exécution, le plus logique n'était-il pas de choisir un modèle, si possible le meilleur, parmi les véhi­cules déjà commercialisés puis de le reproduire: la voitu­rette Renault fut ainsi retenue et la fabrication commença dès le début de 1901.

Et voilà pourquoi, en ce beau mois de juillet 1903, par suite d'une décision de M. le président du Tribunal de la Seine (prise en application de l'article 47 de la loi du 5 juillet 1844 et suite à une demande de M. Louis Renault, « co-directeur» de la société Renault Frères), il allait être procédé à une « saisie descriptive » d'une ou plusieurs voiturettes Corre, afin de définir dans quelles mesures elles constituaient une contrefaçon des voiturettes Renault.

Il convient de noter, ici, que le Président du Tribunal de Commerce avait, préalablement, pris la prudente précaution de réclamer à L. Renault le dépôt d'une somme de mille francs devant être affectée, éventuellement, à une garantie de dommages et intérêts qui pourraient être ultérieurement attribués aux saisis; rapportons aussi -pour ceux qu'inté­resse l'évolution du « coût de la justice» -que l'action ainsi intentée figure dans les comptes de la société Renault Frères, pour cinq francs et soixante trois centimes.

Les brevets incriminés sont : essentiellement, le brevet français nO 285753 du 9 février 1899 pour une transmission par joint de cardan et surtout un mécanisme de transmission et de changement de vitesse pour voiture automobile -le fameux brevet de la prise directe -puis, accessoirement, de deux brevets Renault (311 544 du 10 juin 1901 et 321 433 du 27 mai 1902), l'un pour embrayage progressif à cône, l'autre pour un dispositif de segments extensibles pour freins ou pour embrayage. Ce dernier dispositif -au vrai pas très original -est représenté sur le croquis qui accom­pagne cet article.

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Voici donc, ce 22 juillet 1903, arpentant les trottoirs de Courbevoie en direction de l'atelier de peinture de

M. Delalande, 33, rue Louis-Blanc et qui est sous-traitant de

M. Corre, une délégation en canotier, le veston sur le bras, et qui comprend: M. Louis Boulard, huissier près le Tribu­nal civil de la Seine, assisté de M. Josse, ingénieur-conseil à Paris, et accompagné de M. Coste, commissaire de police d'Asnières (requis pendant l'absence pour congés de son collègue de Courbevoie; à cette époque, il existait déjà officiellement, au moins pour la police municipale, le classi­que congé d'été) ; fermant la marche, deux témoins prévus à l'avance par M. Josse, MM. Boulnois et Fabre. Même si les lilas sont morts, ces rues étroites de banlieue, bordées de pavillons, sentent bon l'été; presque la campagne.

Le premier contact se révèle orageux et M. Delalande ­peintre à la tête près du bonnet -résiste très mal à la tenta­tion de jeter toute la délégation sur le trottoir; l'autorité du " commissaire de police remplaçant» évite, de justesse, et après bien des palabres, une irréparable insulte à la Justice; la discussion prolongée a cependant permis à M. Delmotte, chef d'atelier de M. Corre, mystérieusement prévenu, d'ac­courir à toute allure pour défendre, autant que faire se peut, les intérêts de son employeur.

On constate donc que, dans l'atelier, il existe cinq voitures Corre que M. Delmotte affirme être identiques et dont il désigne l'une d'elles pour servir de base à l'établissement du procès-verbal. Le méfiant M. Josse -qui représente, bien sûr, les intérêts Renault -préfère choisir, lui-même, un autre échantillon.

Une fois le couvercle de boîte de vitesses ôté, la descrip­tion, contradictoire, commence; l'énoncé en devient aujour­d'hui inutile car M. Josse a fait joindre au procès-verbal un croquis qui démontre, sans la moindre équivoque, qu'il s'agit bien de « la prise directe »; M. Delalande s'étant retiré dans sa tour d'ivoire, M. Delmotte voudra bien, quand même, apposer sa signature avec celle des témoins.

Le « cas Corre » établira, sans bavures, une jurisprudence qui permettra à L. Renault d'établir, avec les utilisateurs du brevet de la prise directe, un contrat type -bien connu -et générateur de " royalties ».

Après cet affrontement juridique, J. Corre continuera à fabri­quer des voiturettes -qui comportent la prise directe et dont la silhouette rappelle les Renault -et sa gamme, en 1906, comprendra des voitures de 1,2 et 4 cylindres de 8 à 20 CV ; elles seront régulièrement inscrites en course et figureront très honorablement dans de grandes épreuves; une Corre remporta même la Coupe des voiturettes en 1907. C'est à cette époque que ces voitures prendront la désignation de Corre-la-Licorne -puis rapidement La Licorne -et que

J. Corre quittera la société qu'il avait fondée avec succès pour continuer, à Rueil, à fabriquer, jusqu'en 1914, ses voi­turettes.

L'activité de La Licorne, après de beaux succès commer­ciaux aux alentours des années 1930 avec une 5 CV 950 cm3 et des époques qui furent difficiles, s'éteindra, après la pré­sentation au Salon 1949, d'un exemplaire unique, d'un su­perbe cabriolet 14 CV, dans les bâtiments de ce qui est, aujourd'hui, la succursale Renault de Courbevoie.

R.-P. LAROUSSINIE