04 - La culture en forme de losange

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La culture en forme de Losange

Les fêtes et les spectacles organisés par

l'association "Loisirs et Culture" du Comité

d'établissement de l'usine Renault de Billancourt (1948-1960)

L'usine, avec le jardinet, constitue une des images-blasons des représentations de la banlieue, et son rôle, comme celui de ses ouvriers, a toujours été important dans l'histoire des fêtes et des spectacles qui se sont déroulés à la périphérie des métropoles. Au c~urs des quarante dernières années, le budget culturel des comités d'établissement dont les entreprises n'avaient pas essaimé hors de la région parisienne pouvait rivaliser avec celui des collectivités locales où les entreprises étaient implantées. On connaît encore leur réputation en matière de promotion d'artistes et de spectacles (1).

Il a été possible d'avoir accès aux archives de l'association "Loisirs et Culture" du comité d'établissement du Centre industriel de Billancourt des usines Renault, grâce à la générosité du secrétaire du comité d'établissement, de la secrétaire de l'association, et à celle de Jean-Pierre Urvoy, de Pierre Virolle, de Jean Doutre et de René Lajarrige, anciens présidents et élus au conseil d'administration de l'association.

Nous voudrions tenter de rendre compte de la politique des fêtes et des spectacles de cette association, qui eut valeur d'exemple, à l'intérieur du mouvement ouvrier et au-delà de celui-ci. L'étude sera cepen­dant limitée à la période 1948-1960.

Les paternalismes industriels, avec la santé et la moralité des ouvriers, ont toujours inscrit les loisirs de ceux-ci au chapitre de leurs préoccupations et de leurs œuvres sociales. Louis Renault n'a pas fait excep­tion. Gilbert Hatry (2) indique, parmi la création d'autres "œuvres" pendant la première guerre mondiale, celle du Club olympique des usines Renault en septembre 1917 (le C.O.B. aujourd'hui), celle en 1918 d'une société musicale, la mise en place de conférences "sociales et littéraires", salle du Point-du­Jour, dont la fréquence paraît avoir été irrégulière et les sujets disparates: de "l'effort américain pendant la Guerre" (26 décembre 1918) à la "consommation de l'alcool" (août 1919) en passant par "deux commentaires de l'œuvre de Courteline" (avril 1919). Étudiant les années trente, l'auteur signale "une vie associative stagnante" (3) bien qu'il mentionne un "groupement artistique" de 240 membres et en 1935, avec 145 membres, la reconstitution de l'Harmonie. Bien que les documents mentionnés n'en fassent pas état, on peut penser qu'à l'intérieur de l'usine, ou dans une salle des fêtes, un gymnase ou une clairière voisine, ces groupes aient mis en place des concerts, des représentations, des fêtes, qui ont contribué à l'animation des dimanches d'été de Boulogne, de Meudon ou de Sèvres. Fêtes dociles auxquelles se sont opposés les parodies carnavalesques et les défilés allégoriques de 1936 décrits par Sylvie Schweitzer et Jean-Paul Depretto (4).

(1)

Ainsi en 1984 le budget du comité d'établissement des usines de Saint-Cloud des Avions Marcel-Dassault-Bréguet-Aviation accordait-il à l'action culturelle dans les meilleures années jusqu'à 8% des 3 milliards de son budget total.

(2)

Gilbert Hatry : Louis Renault, patron absolu, Paris, Éd. Lafourcade, 1981, p. 76 et suivantes.

(3)

Gilbert Hatry, ouvrage cité, p. 281 et suivantes.

(4)

Jean-Paul Depretto, Sylvie V. Schweitzer: Le communisme à l'usine. Vie ouvrière et mouvement oUTnier chez Renault. 1920-1939. Paris, Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux et du synd!calisme, E.D.I.R.E.S., 1984.

Mises en place pour des objectifs sociopolitiques antagonistes, ces pratiques d'animation culturelle faisaient au total la preuve de l'aptitude de l'usine, en tant que structure économique et administrative, à prendre l'initiative de telles pratiques, comme celle de l'aptitude de ses ouvriers à en apprécier la qua­lité et même à en être les acteurs.

C'est de cette certitude et de cette sorte d'univers de besoins que devront tenir compte à partir de la nationalisation les ser­vices du comité d'entreprise nouvellement installé. Pour les satisfaire et les développer, choisir ou en orienter le sens dans le cadre d'une politique culturelle de la classe ouvrière.

Le mémoire de maîtrise de Anne-Sophie Perriaux (5) décrit et analyse les affrontements entre les organisations syndicales et la direction de la Régie de janvier 1945 à 1952. Ce sont ces conflits et les difficultés de faire respecter les attributions dévo­lues aux comités d'entreprise par les dispositions légales de 1946 qui ont amené les membres élus du comité d'établisse­ment de Renault Billancourt, où, est-il besoin de le rappeler, la C.G.T. était majoritaire, à constituer au sein du C.E. une association loi de 1901 "Loisirs et Culture" dont le titre décrit les attributions. Dans une lettre au ministre de la Culture du gouvernement socialiste du dernier septennat, Pierre Virolle, ancien élu de la commission culturelle, écrit: "Dès l'applica­tion des décrets de 1945 créant les comités d'entreprise, les élus du personnel de la grande entreprise... prenaient en main la gestion des activités sociales et leur animation."

L'intense volonté de réussir et l'enthousiasme qui caractérisait cette période exaltante allaient permettre la création d'activi­tés culturelles et socioculturelles très diverses, jamais réalisées auparavant sur les lieux proches du travail, et qui, plus tard, grâce aux luttes qui suivirent, ont pénétré dans l'entreprise même.

La loi permettait aux travailleurs, dans le cadre des comités d'entreprise, la mise en place de commissions sociales paritaires pour proposer et contrôler les moyens mis en œuvre. Très vite apparurent les limites imposées à la représentation et à la par­ticipation quantitatives du personnel à ces instances. Il fut décidé la création d'une association culturelle régie par la loi de 1901. "Cette forme d'organisme permettait une plus large participation et un pouvoir de choix et de décision en accord avec les adhérents... L'association dite "Loisirs et Culture" vit le jour en 194_8. Elle fut reconnue d'utilité publique par le ministère de l'Education nationale" (6).

Quelques lignes plus loin, en faisant après trente-cinq ans d'activité un bilan, l'auteur tente une synthèse des objectifs de l'association:

"-Recherche constante de nouveaux adhérents actifs, sur les lieux de travail, en liaison permanente avec le collectif diri­geant de l'association.

-La prospection aux fins de contacts et de dialogues entre les créateurs, artistes, scientifiques, etc., et les travailleurs, fait partie de l'action menée.

-La proposition d'activités diverses, non restrictives, incluant à la fois des pratiques d'initiation et celle d'une recherche plus exigeante, est faite par les sections de discipline variées ...(7)"

En résumé, la vocation de "Loisirs et Culture" est d'agir avec ses adhérents en considérant la cohabitation du travail, des loi­sirs et des sports, des activités culturelles en général comme élé­ments constitutifs de la vie humaine.

Cette action comprend des étapes dont certaines déjà franchies ont marqué l'existence de "Loisirs et Culture" d'une manière positive. Exemple : la pénétration des activités dans l'usine, sur les lieux du travail, n'entravant en rien celui-ci. Cette initia­tive s'est heurtée aux obstacles multipliés par la direction de l'entreprise.

Contournant ainsi l'exercice d'un contrôle par la direction de l'entreprise et les tentatives d'éviction progressive des représen­tants du personnel, la constitution d'une association financée à la fois par des subventions du C.E. (8 à 10 % du budget global) et par les cotisations de ses membres (8) devait permettre alors le développement d'un programme culturel "de combat", revendiquant pour les ouvriers le droit d'accéder aux expres­sions les plus élevées et les plus renommées de l'activité cultu­relIe, comme le droit de manifester leurs intérêts sur les lieux mêmes de la production industrielle : antennes de la biblio­thèque sur les chaînes, bibliobus, permanences du C.E. à l'intérieur de l'usine. Mais, pour être apposées dans les ateliers, les affiches de "Loisirs et Culture" n'en devaient pas moins être soumises au "visa de la direction", les documents de l'époque en portent la traëe.

L'association elle-même est gérée par un conseil d'administra­tion de.5 membres élus par les adhérents en assemblée géné­rale, et de 7 membres désignés par le comité d'établissement (situation 1949) parmi lesquels se trouvent nécessairement 1 ou 2 membres de la commission culturelle du C.E. Quotidienne­ment, le fonctionnement des sections de l'association est assuré par un administrateur employé par le C.E. mais nommé par le conseil d'administration de "Loisirs et Culture", choisi soit parmi le personnel du C.E., soit parmi les adhérents de "Loi­sirs et Culture" dans l'usine. Il est assisté selon les périodes d'une ou de plusieurs secrétaires et dans ces dernières années d'un animateur. Il revient encore, et dans ces premières années d'activité que nous étudions, il est d'abord revenu à "Loisirs et Culture" d'assumer la gestion de la bibliothèque qui compte plus de 50 000 volumes et qui a accueilli plus de 500 personnes par jour.

En 1955, le projet de budget, pour 7 000 adhérents, détaille une subvention de 24 035 736 F, et pour les activités perma­nentes mentionne les postes, outre celui de l'administrateur, d'un démarcheur-chauffeur et de deux employées administra­tives. La bibliothèque, elle, emploie 6 personnes.

Tel est le cadre institutionnel qui sous-tend l'organisation des fêtes et des spectacles dans l'usine ou pour les travailleurs de l'usine. Il faut souligner sa stabilité depuis les origines puisque, depuis 1948, on ne compte que 4 présidents de l'association et guère plus d'administrateurs, à peine un tous les dix anS.

(5)

Anne-Sophie Perriaux : La·création du comité d'établissement de Renault­Billancourt, 1945-1952. Mémoire de maitrise sous la direction d'Antoine Prost, 1982­1983.

(6)

"Loisirs et Culture", Rapport à Monsieur le ministre de la Culture. Multigraphié, Boulogne-Billancourt, février J983, p. 7.

(7)

"Loisirs et Culture" -Rapport à Monsieur le ministre de la Culture, op. cit., p. 8.

(8)

La cotisation à l'association "Loisirs et Culture" est volontairement peu élevée: 1949 : 20 F mensuels, 1950 : 50 F annuels. Elle ouvre droit à une participation de l'ensemble de la famille de l'adhérent aux activités de l'association. Il n'y a pas ici de solution de continuité entre la vie au travail et la vie hors travail des individus.

Dix ans de spectacle de la culture

Il existe à la Régie Renault de Boulogne-Billancourt une sorte de génie pour organiser le spectacle du quotidien et de l'excep­tionnel, des heurs et des malheurs, pour les autres et pour soi­même. Le gigantisme autrefois exceptionnel de l'entreprise, le caractère exceptionnel, la valeur d'exemple de son histoire sociale, culturelle, technique et économique, ont suscité une sorte de fascination chez les artistes, les hommes politiques et les chercheurs en sciences sociales.

Il fallait donc opérer cette synthèse organique des fêtes et des célébrations ouvrières tolérées par le patronat (9) avec celles imposées par le mouvement ouvrier, avec également les recher­ches et les productions culturelles de l'époque utilisant le spec­tacle comme mode d'expression (théâtre, cinéma, danse, concert et pourquoi pas expositions) et on peut penser que le pari a été tenu jusqu'à maintenant.

La volonté des animateurs de "Loisirs et Culture" est de ne jamais exclure de la fête-distraction le plaisir ludique, le plaisir de la compréhension ou de la création symbolique de la qualité la plus haute, pas plus que de séparer de la "culture cultivée" la fête des corps ou celle de l'amitié.

Malheureusement, comme beaucoup d'archives quotidiennes du mouvement ouvrier, les archives de "Loisirs et Culture" souffrent de graves lacunes pour les premières années de fonc­tionnement de l'association. Les informations que nous donne­rons ici résultent de recoupements d'un classement en cours de ces archives, de fonds d'archives privées et du dépouillement du journal du comité d'entreprise L'Accélérateur (mai 1946-décembre 1948), auxquels se sont ajoutés des entretiens d'histoire orale (10). La discontinuité et, nous l'avons déjà signalé, les lacunes de nos sources pour les deux premières années d'activité de "Loisirs et Culture" ne permettent pas de dresser un inventaire complet de son rôle en matière de promo­tion de fêtes et de spectacles, au moins dans les deux premières années d'existence de l'association, de 1948 à 1950.

La continuité

Anne-Sophie Perriaux écrit dans le mémoire de maîtrise déjà cité: "De 1948 à 1950, les activités du C.E. connaissent une double évolution: certaines ne correspondant plus aux besoins du personnel disparaissent, d'autres sont orientées conformé­ment aux consignes de la C.G.T. pour devenir les instruments du combat idéologique."

La formulation est péremptoire, le souci d'une didactique sociopolitique existe et est particulièrement sensible à "Loisirs et Culture" dans la gestion de la bibliothèque. Mais, à l'étude des faits, sur le terrain, le "verrouillage" des activités par la

C.G.T. est infiniment moins ferme que les écrits ci-dessus le laissent supposer. Cependant l'auteur met en évidence la sensi­bilité de l'activité de l'association aux besoins et aux goûts de ses adhérents, ouvriers, employés et cadres de l'usine. ~ans ces conditions, si l'on considère la stabilité de la gestion de l'asso­ciation que nous avons signalée plus haut, la continuité d'une activité, d'une fête constitue un indice fiable de son succès, de son intégration dans la culture de l'usine.

Depuis 1945, la création de "Loisirs et Culture", et jusqu'en 1951-1952, au début d'une période de crise grave dans l'histoire du comité d'établissement (11), la commission cultu­relle du C.E. puis "Loisirs et Culture" ont assumé les fêtes et les spectacles installés par le comité social des années de guerre et désormais incontournables. Ainsi de l'Arbre de Noël et de la Fête des Mères, mais aussi de l'Harmonie, de la chorale et du groupe Théâtre qui avaient survécu à la guerre. Les fêtes prises en charg~ par la direction ont été également assumées, comme la Saint-Eloi de l'école d'apprentissage qui comportait, après un repas, un spectacle de théâtre amateur, des chants, des cadeaux, et un jour de congé (12). L'Accélérateur (nO 7, janvier 1947) rend compte de la Saint-Éloi du 30 novembre 1946, repas de choix "où la saveur de la crème au chocolat fut particulièrement goûtée, chefs-d'œuvre offerts par les appren­tis à leurs aînés selon la règle non écrite des fêtes corporatives, récompenses "en nature et en espèces" aux apprentis les plus talentueux, et une allocution de M. Cazenabe, secrétaire du comité d'établissement: "... La question de l'apprentissage est le souci constant du comité d'entreprise et de la section syndi­cale... Jeunes amis, soyez animés de la volonté d'apprendre... En déployant un esprit de solidarité entre vous dans une disci­pline librement consentie, vous deviendrez des ouvriers haute­ment qualifiés, ce qui assurera votre avenir, l'avenir de la

Régie et en même temps celui de la France républicaine et démocratique, qui a tant besoin de sa jeunesse pour relever les ruines accumulées par l'envahisseur nazi et les traîtres."

Quelques années plus tard, moins explicitement normative, la Saint-Éloi offerte aux apprentis deviendra jusqu'à son extinc­tion à la fin des années soixante une fête pour les jeunes de la Régie où le C.E. leur permettra de côtoyer des personnalités du spectacle et du sport, établissant pour eux, le temps d'un repas, une traversée miraculeuse des univers sociaux, tout étant alors possible.

Les documents d'archives mentionnent, pour une année non précisée entre 1950 et 1955 : "Apprentis, jeunes, professionnels, stagiaires, le samedi 30 novembre, au traditionnel repas de la Saint-Éloi, vous déjeunerez avec Gilbert Bécaud, Yves Deniaud, Cora Vaucaire, Jean Bobet, Maurice Baquet, Antonin Magne, René Gary, Jo Lefèvre. Présentation du film "Étoiles et tempêtes". Un cachet apposé sur le tract mentionne encore : "Dernière minute: Gérard Philipe sera présent". Une participa­tion aux frais de 250 F est alors demandée. En 1955, pour le même prix, le repas de la Saint-Éloi réunira avec les jeunes de l'entreprise "Yves Montand et Simone Signoret, Raymond Bussières et Annette Poivre, le trio Raisner, le trio Erivan, l'accordéoniste Serge Carini (un ouvrier de l'entreprise formé à la section Accordéon de "Loisirs et Culture"), le compositeur Jean Wiener, la chanteuse Marie Laurence, le jeune fantaisiste François Deguelt ainsi que des champions sportifs.

(9)

La célébration de la Saint-Éloi aux ateliers des forges et fonderies, tolérée à Billan­court, est officialisée à Renault-Douai par l'existence d'un jour férié. (Entretien Roger Sylvain, administrateur C.G.T. de la R.N.U.R., octobre 1986).

(10)

Entretien Pierre Virolle, René Lajarrige, Jean Doutre, octobre 1986.

(11)

A cette époque correspond de la part de la C.G.T. une volonté de raffermissement idéologique de l'activité du C.E., qui coïncide avec la scission des activités sociales gérées par celui-ci, désormais réparties entres les attributions du C.E. et celles de la Direction, un conflit grave avec la Direction à propos des locaux de la bibliothèque ayant conduit à un déménagement brutal, en l'absence de ses responsables. Ceci avant 1953, les conflits que l'on connaît et leurs répercussions sur le fonctionnement du C.E.

(12) Noëlle Gérôme : La Saint-Éloi aux Forges de l'Usine Renault de Billancourt. Culture industrielle et luttes de classes. Second Forum international sur la culture ouvrière et le mouvement ouvrier, Actes à paraitre, Vienne, Europa Verlag.

D'autres fêtes ouvrières seront encore réinterprétées. En 1954, la première "Nuit de Loisirs et Culture", sur laquelle nous reviendrons, consacre une partie de la soirée dans la salle du

T.N.P. au palais de Chaillot à l'élection de la Catherinette Renault 1954, Simone Thomas, dactylo au département 37 dans l'île Seguin (13), selon les décisions d'un jury composé de Jean Vilar, de Bernard Blier, de Jean Deschamps, de Monique Chaumette! d'Yves Montand et de Gérard Philipe.

Nous nous sommes attardée sur l'histoire de ces fêtes tradition­nelles mal connues, parce qu'elle éclaire bien le sens que les fondateurs ont voulu donner à l'activité de "Loisirs et Culture" : ouvrir chaque aspect de la vie ouvrière dans l'usine vers la possibilité d'accéder directement à l'expression symbo­lique la plus haute, offrir aux ouvriers la possibilité de rencontrer concrètement les lieux et les agents de la production culturelle la plus exigeante comme ceux de la "culture de masse" véhicu­lée par les moyens audiovisuels. La fête en se constituant en spectacle devenait action sociale, et tout spectacle devenait une fête pour être mieux ancré dans la vie ouvrière. On connaît l'iconographie célèbre des bals du T.N.P.

Reprise et transformation des fêtes traditionnelles, à partir de 1956, "Loisirs et Culture" a eu l'initiative de la résurrection de l'une d'entre elles à l'intention des enfants : le défilé de la Mi-Carême au square Henri-Barbusse proche de l'usine, défilé sur le thème des provinces françaises, bal costumé, spectacle permanent de marionnettes, clowns, cascadeurs, acrobates, concours de déguisements, friandises (14), ce qu'on appellera plus tard une animation de quartier. Au cours des années sui­vantes, la fête de la Mi-Carême pour les enfants prendra la forme d'un gala dans une salle de spectacle de la ville (au Pathé-Palace, "la plus belle salle de Boulogne") ou dans une salle parisienne. La séance de 1959 eut lieu à l'Alhambra et présentait les ballets des Cosaques de l'Ukraine suivis de la pro­jection du film de Roger Pigault : "Le Cerf Volant du Bout du Monde", celle de 1960 utilisait la salle Récamier du T.N.P., le gala de 1958 enfin était consacré aux sports et à l'acrobatie et se déroulait au stade Pierre de Coubertin.

La fête et le spectacle

Expression d'une identité culturelle

a) L'activité des sections de "Loisirs et Culture"

L'activité de certaines sections impliquait directement l'organi­sation de fêtes et de spectacles, ainsi de la section théâtrale, de l'Harmonie, de la chorale, du Caméra-Club et plus tard de)a section "Variétés". La fréquence de ces fêtes, l'ampleur et les tendances de leur programmation varient selon le degré de vitalité des sections comme varie le lieu des représentations. De plus l'ensemble des sections présente, en un seul spectacle, une fois par an, un panorama de ses activités, le plus souvent au théâtre d'Issy-Ies-Moulineaux ou à la salle des fêtes de Boulogne-Billancourt.

La fanfare de "Loisirs et Culture" qui a succédé après une crise à l'Harmonie, et qui est composée en 1956 de "cinquante musi­ciens avec uniformes et fanions, tous travailleurs de chez Renault", effectue rituellement et annuellement une "sortie" d'un week-end en province (1951 : La Ferté-Macé, Pré-en-Pail,

_0 Verneuil), où, aux étapes, après un hommage au monument aux morts et un concert à la population, un apéritif-repas

scelle l'entente entre les ambassadeurs des ouvriers de la Régie et les populations provinciales. A la belle saison, la fanfare anime les fêtes des villes de banlieue. En 1956, elle a ainsi effec­tué 45 sorties, et pour les mois de mai et juin, elle s'est produite à Saint-Cloud, à Fontenay-aux-Roses, à Saint-Denis, Alfort­ville, Romainville et Saint-Ouen.

Les représentations de la section théâtrale ont réuni jusqu'à 400 personnes pour une représentation du "Oiel et l'Enfer" d'après Mérimée au Trianon-Palace de Boulogne-Billancourt.

Enfin, il était possible en 1956 à la section "Variétés", après quelques mois de fonctionnement, de monter pour 500 specta­teurs un spectacle de music-hall (chansons, poésie, clowns, acrobaties) entièrement produit par les travailleurs de l'usine (15).

b) La démocratisation de la culture pour les travailleurs de la R.N.U .R. : des spectacles dans l'usine, des fêtes et des spectacles dans Paris

Dès les origines la volonté de rompre les frontières entre le monde ouvrier et celui de la culture a fait organiser des ren­contres apparemment paradoxales entre les créateurs et les ouvriers, les lieux de la production et ceux de la culture.

Le projet de budget de 1955 donne un aperçu du cadre de cette organisation. On prévoit ainsi "6 grandes soirées à l'usine au sortir du travail" et deux grandes fêtes annuelles, une fête de printemps consacrée aux variétés et une fête de fin d'année "à haut intérêt culturel".

Après l'interruption des séances du Ciné-Club en 1952 pour non­conformité de "la Baraque" aux normes de sécurité, on prévoit en 1956 trois séances de cinéma à l'Artistic-Palace. Ceci n'est pas exclusif de l'organisation des autres manifestations que nous avons indiquées plus haut, ni de l'organisation par la bibliothè­que, ou telle autre section, de rencontres, de débats, de confé­rences, d'expositions, qui peuvent être considérés comme autant d'autres spectacles. La série d"'animations" organisées en 1956 par la bibliothèque autour du roman de Roger Vailland 325 000 Francs en constitue un exemple. Le tract de présenta­tion précise: "Vendredi 1er juin, à 18 h 30, à la bibliothèque, 119, rue du Point-du-Jour, un écrivain, Roger Vailland, prix Interallié, vous parlera de son roman 325 000 Francs, une actrice, Jeanne Moreau (la petite fleuriste de Pygmalz"on) vous lira quelques pages de 325 000 Francs, un champion, Jean Robic (le populaire "Biquet") sera présent pour évoquer l'ambiance de la course cycliste décrite dans 325 000 Francs." Les "accroches", comme on dirait en langage de publicitaire, ici, sont multiples. Elles font référence aux différents univers de légitimité auxquels peuvent être sensibles les travailleurs de l'usine : celui de la pratique d'un sport populaire, celui de la

(13)

Bulletin de "Loisirs et Culture", nO 63, décembre 1954.

(14)

Bulletin de "Loisirs et Culture", nO 66, mars 1955.

(15)

14 janvier 1956 : Gala du groupe "Variétés:

Accueil en musique: formation Serge Carini, Fred Gamondes, violon.

Présentation: Danelyne.

Abdallah Sadoui, chanteur (répertoire de Francis Lemarque).

Jacqueline Ingrassia, chanson.

Danelyne, poèmes.

Les Deux Gaspards, duettistes-fantaisistes.

Gavotte et Menuet.

Les Marcelys, trio d'acrobates.

Jo et Alex, chants et danses antillais.

notoriété du monde du spectacle, du cinéma et, à l'époque, du théâtre de boulevard, et enfin la notoriété littéraire. Un syncré­tisme culturel au service d'une réflexion sociopolitique et une démonstration de la possib~lité d'une continuité de l'activité réflexive et symbolique légitiment en même temps un lieu que son apparence modeste et sa localisation dans la proximité de l'usine auraient pu rendre négligeable.

De cet esprit participe l'organisation de concerts dans "la Bara­que" avant la désaffectation de celle-ci, Maurice Maréchal et Havrard, en 1951-1952, Montand avec son orchestre présenté par Francis Crémieux le 6 mai 1953 à la cantine C 9, les Ires Olympiades internationales de Chant Choral organisées place Nationale devant l'entrée principale de l'usine les 7, 8 et Il juin 1956 par séance d'une demi-heure à partir de 12 h 30.

Les abords de l'usine et des locaux du C.E. sont, on le voit, mis eux aussi à contribution, la salle du cinéma voisin, l'Artistic­Palace, entre deux séances ordinaires, a abrité bien des fêtes et des spectacles pour "Loisirs et Culture" à la période creuse de 18 h 30. Les trois grands spectacles cinématographiques annuels par exemple, et, parmi eux, en 1956 un débat sur les "cinéastes et la liberté d'expression. Le public français a-t-il les films qu'il désire ?", un débat public entre Claude Autant­Lara, Louis Daquin, Jean-Paul Le Chanois, Alain Resnais, Chris Marker et la salle, suivi de la projection de Nuz"t et Brou'illard avant sa sortie dans le circuit commercial. Dans un autre domaine, le 22 octobre 1957. à 18 h 30, un gala mis en place pour un anniversaire de la bibliothèque célébrait Paris en chansons avec Cora Vaucaire, Paris et le film avec la projec­tion de Toute la mémoz're du monde d'Alain Resnais et Notre­Dame de Pans de Georges Franju.

C'est encore à l'Artistic-Palace que l'on dut accueillir en 1963 Jacques Brel qui avait proposé de venir faire gracieusement son récital à l'intérieur de l'usine et pour lequel, devant le refus de la direction de l'usine, "Loisirs et Culture" avait dû adopter cette solution. Toute u!le usine cernée par l'activité culturelle, et bientôt l'usine elle-même investie. Mais quelle que soit la valeur des intervenants, les conditions du combat demeuraient rudes et jamais la direction de l'usine n'a accordé à ses salariés l'espace, la "Maison de la Culture", "un complexe. culturel regroupant toutes les activités de l'association, dans l'entreprise ou aux abords immédiats de l'entreprise", encore réclamé à Jack Lang, ministre de la Culture, en 1983 dans un rapport

déjà cité.

L'ouverture des lieux de spectacle pariSIenS aux ouvriers de Renault est une constante de l'action de "Loisirs et Culture". Les premières séances du Ciné-Club se sont tenues à la salle de cinéma du musée de l'Homme et en 1951 la section théâtre donnait sa représentation annuelle dans de petits théâtres pari­siens. Mais c'est en 1954 avec la première Nuit de "Loisirs et Culture" au T.N.P. du palais de Chaillot que commence la légende : 2 700 spectateurs de l'usine, la salle comble le 27 novembre pour Lorenzacdo, mis en scène par Jean Vilar, interprété par Gérard Philipe. La représentation est suivie de l'élection de la Catherinette mentionnée plus haut. La même année, en décembre, la salle Pleyel sera retenue pour une ses­sion "Musique et Cinéma" autour de Glinka. En 1955, on réservera le théâtre Sarah Bernhardt "pour les travailleurs de la Régie" lors d'une représentation des Sordères de Salem et le théâtre Antoine pour Nekrassov. En novembre 1955, la 2eNuit de "Loisirs et Culture" adoptera sa formule définitive : apéritif-concert à 19 h 30, spectacle cette année-là : Marz'e

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Tudor, mise en scène de Jean Vilar (Maria Casarçs, Roger Mollien, Philippe Noiret, Georges Wilson, Monique Chaumette), puis bal avec attractions.

Les années suivantes, outre la Nuit de "Loisirs et Culture" à Chaillot, l'association retiendra pour ses adhérents deux spectacles et deux salles de théâtre par an : l'Œuvre (Les Bas­Fonds), les Bouffes-Parisiens (Pygmalt'on), la Comédie­Française (Le Bourgeois Gentz1homme), le théâtre de la Porte­Saint-Martin (La Belle Arabelle), la Gaîté-Montparnasse (Douze Hommes en colère), l'Opéra-Comique (Carmen), etc., et en 1956 l'Opéra pour Les Indes Galantes dont 1 848 billets furent vendus en un jour.

Si l'on ajoute à cela, bien que ce ne soit pas l'objet de cet exposé, l'organisation de nombreuses conférences et exposi­tions littéraires, artistiques, scientifiques, on mesure quantita­tivement et qualitativement le rôle joué par l'activité de l'asso­ciation et du C.E. dans la dynamique culturelle de la région parisienne: diffuseur, initiateur, mécène, partenaire social à l'égard des créateurs. Vingt ans plus tard d'autres formes de collaboration seront mises à l'épreuve (16).

c) Les fêtes de l'Vsine

C'est aussi dans ces dix ou quinze premières années qu'ont été mises en place la plupart des fêtes calendaires qui, avec la Nuit de "Loisirs et Culture" et le gala de la Mi-Carême pour les enfants, rassemblent depuis près de quarante ans maintenant les travailleurs de l'usine de Billancourt et leurs familles, le plus souvent hors de l'emprise urbaine de l'usine (au moins pour les fêtes de cette période) (17). On célèbre ainsi la période du Nouvel An avec l'organisation de réveillons-surprises en des lieux pittoresques de la région parisienne, un bal d'hiver, à la mairie du Ve le plus souvent, avant que ne soient organisées, dans les décennies qui vont suivre, avec l'achat et l'aménage­ment du terrain de Mennecy, les fêtes de l'été et la fête d'automne "du retour" qui renouent avec la tradition des fêtes champêtres du mouvement ouvrier (18).

Le comité d'entreprise Renault et son association "Loisirs et Culture" n'ont pas été les seuls, ni dans la région parisienne, ni dans les banlieues industrielles, à faire œuvre spécifique de dif­fusion et d'animation culturelle. Le travail de Georges Bertrand sur les activités culturelles du comité d'établissement des Avions Marcel-Dassault-Bréguet-Aviation de Saint-Cloud en fait preuve. Mais pour la période 1950-1960 sur laquelle porte principalement cet exposé, l'usine Renault de Billan­court avait -on le sait -valeur de symbole en même temps qu'elle constituait l'une des plus grandes usines de France. On peut donc penser que les caractéristiques et les résultats de l'activité de "Loisirs et Culture" ont, sinon servi de modèles, du moins de références à l'activité des commissions culturelles

(16)

Cf. Société Française, nO hors série, Compte rendu du colloque Renault organisé par "Loisirs et Culture", sur le thème "Recherche et Technologie", préparation aux Assises Nationales de la Recherche, 198!.

(17)

Les fêtes de nationalités, notamment celle de l'Aid-el-Kébir, n'ont de succès que si elles se déroulent dans le voisinage immédiat de l'usine comme si les familles de tra­vailleurs immigrés répugnaient à des déplacements hors des itinéraires connus (entre­tien Jacqueline Gautier, administrateur "Loisirs et Culture", 1984),

(18) D. Tartakowsky : De la banlieue verte à la banlieue rouge, l'espace desfêtes ouvrières, communication à la journée d'études "Culture et banlieue",

d'autres C.E., à l'organisation et à l'orientation du travail d'artistes et d'autres institutions culturelles, enfin à une poli­tique de recherche et de diffusion culturelle dans les banlieues industrielles qui s'est, à partir de la fin des années 60, fondée sur l'existence d'un public constitué et structuré par l'activité didactique menée des années durant à l'intérieur des comités d'entreprise.

Il faudrait encore d'autres études pour évaluer la part prise par ces activités dans la genèse de goûts ou de carrières individuels, directement ou à l'intérieur de groupes familiaux, dans la familiarité et les relations de liberté à l'égard des productions culturelles dominantes, dans l'ouverture du domaine des choix. D'autres études encore sur l'aspiration et la réalisation de cette aspiration aux pratiques artistiques d'amateur, sur la révélation et la mise en œuvre d'aptitudes à organiser des ren­contres, des fêtes et des loisirs à l'origine de bien des fonctions sociopolitiques, à l'extension enfin d'une prise de conscience de la légitimité et de la spécificité d'une pratique ouvrière de la "culture". Et sans doute y a-t-il une "culture en forme de losange" qu'il convient de ne pas laisser détruire.

Noëlle GÉROME

Chargée de Recherches au C.N.R.S. -GRECO 55 Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme

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