02 - Polémique à propos d'un moteur

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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POLÉMIQUE

A PROPOS D'UN MOTEUR

Bien des «Histoires de l'Automobile» accordent encore à Fernand Forest une place essentielle dans la nais­sance du moteur dit «moderne,,; on s'interroge d'ailleurs, au passage, sur la valeur relative de cet épithète éter­nel, mais constamment vieillissant. Certains dictionnaires, y compris le petit Larousse illustré, n'hésitent pas, quant à eux, à présenter parmi d'au­tres gloires contestables et surannées, ce petit Auvergnat comme le père du moteur à explosion. L'unanimité des opinions de ces amateurs d'histoire en images d'Épinal se fait, en général, sur un désintéressement prodigieux, insensé, de ce génial chercheur né à Clermont-Ferrand en 1851 et mort, dans le dénuement comme il se doit, en 1914. Un de ces panégyristes n'hé­site pas à écrire dans un « mémoire" destiné à élever un monument à

F. Forest «en 1901, à l'Exposition de l'Automobile, 135 stands sur 136 mon­traient les inventions de F. Forest".

Si la statistique fait apparaître, à suf­fisance, l'exagération du propos, on peut surtout déplorer qu'il ne soit pas fait mention du nom de l'unique créa­teur, fleur d'espérance dans un pre­mier «Salon de l'Automobile" aussi misérable.

Il était, dans ces conditions, inélucta­ble que «Renault Frères", construc­teur en vue de voiturettes en ce début de siècle, ait à connaître comme tout un chacun parmi ces infortunés expo­sants, les poursuites du pseudo-père du moteur à explosion. L'exposé de cette polémique originale fera appa­raitre un portrait de F. Forest -à un moment déterminé -très sensible­ment différent de celui que tracent d'ordinaire ces historiographes à la petite semaine, plus soucieux d'esprit cocardier que de vérité historique.

Or donc, le 24 décembre 1903, Paris, qui vit frileusement, s'intéresse -de façon plutôt réduite, il faut bien le dire -à l'Exposition des Automobiles au Palais des Champs-.Élysées. Au milieu des carrosseries qui abandon­nent à peine l'aspect hippomobile, évoluent des élégants aux moustaches en pointe, guêtres et bottines à bou­tons, qu'accompagnent de flexibles créatures aux robes entravées. Parmi cette assistance compassée, s'agitent les tristes silhouettes, en jaquette et chapeau melon, de Me Legendre, huissier de· justice, accompagné de

STAND RENAULT

à «l'Exposition des Automobiles» en 1904 au «Palais des Champs-Élysées ".

M. Bouvret, expert près la cour d'appel, conseil et porte-parole de

M. Fernand Forest. Ils vont, d'expo­sants en exposants, pour choisir un «bouc émissaire»; ils vont effectuer la saisie -premier acte de leur pro­cédure -d'un véhicule qui présen­tera à titre exemplaire, à leur sens, une contrefaçon flagrante du brevet pris le 22 décembre 1891, sous le nu­méro 218.205, par MM. Forest et Gallice, et qui couvrirait à peu près l'ensemble des moteurs exposés.

On notera, dès le début de cette aven­ture, que M. Gallice, co-propriétaire du brevet et qui apparaissait, en fait, comme un véritable «bailleur de fonds ", se désolidarise de l'action entreprise par M. Forest. Sans en tirer de définitives conclusions, on peut ce­pendant relever que cette première démarche -sans le secours de l'ha­bituel financier -apparaît déjà, dans son contexte, comme très étrangère à la légende tissée autour de la per­sonnalité désintéressée de F. Forest.

La saisie effectuée, avec scellés sur le stand « Renault Frères" -on ima­gine le mini-scandale ainsi créé ­conduit quinze mois plus tard, le 1er mars 1904, à une assignation de­vant le tribunal de la Seine, dont voici le texte:

«attendu que le requérant a perfec­tionné d'une façon toute nouvelle les moteurs à gaz et à pétrole à quatre cylindres, en utilisant complètement la détente du gaz provenant de la dé­flagration ;

Dessin accompagnant le brevet FOREST et GALLICE.

«attendu qu'il arrive à ce résultat en commandant les soupapes d'admission qui jusqu'alors étaient restées libres; que cette commande a lieu au moyen de cames fixées sur un arbre animé d'un mouvement rotatif et solidaire de l'arbre moteur;

«attendu que, dans ce but, il a pris à la date du 22 décembre 189l, un brevet qui lui a été délivré sous le numéro 218.205 et, à la date du 3 juin 1 901, un certificat d'addition;

«attendu que ce brevet est caracté­risé plus spécialement par la combi­naison des organes suivants ; la un arbre portant les cames qui comman­dent les soupapes d'admission; 20 un conduit intermédiaire allant du carbu­rateur aux quatre cylindres qu'il réunit entre eux et au dit carburateur;

"attendu qu'au mépris des droits du requérant, le surnommé a fabriqué des moteurs dont les soupapes sont com­mandées par des cames montées sur un arbre animé d'un mouvement rota­tif, solidaire de celui du moteur et dont les cylindres sont réunis entre eux par un même conduit intermédiaire abou­tissant au carburateur».

Voici donc exposées les prétentions de M. Forest qui revendique, en bloc, outre un dispositif de transfert des gaz d'un cylindre à l'autre (totalement étranger, en particulier, ?u moteur Renault) l'invention de l'arbre à cames, du diagramme de distribution, de la commande des soupapes d'admission et, plus vaguement, du collecteur d'admission.

Il paraît inutile de décrire ici le mo­teur Renault, bien connu des ama­teurs : quatre cylindres borgnes cou­lés par paire; plus révélateur nous semble l'examen du brevet de M. Fo­rest. Les spécialistes en matière de brevets industriels s'accordent à re­connaître l'existence fréquente d'un curieux phénomène d'additions ulté­rieuresqui fait surgir longtemps après, d'entre les lignes, par la seule imagi­nation à retardement du preneur de brevets, des intentions qui n'avaient, à l'origine, jamais effleuré l'esprit de l'inventeur. En la matière et, dans ce cas particulier, on peut considérer

F. Forest comme un maître absolu. En effet, le brevet invoqué -largement exposé et commenté dans le «Traité des Moteurs à gaz et à pétrole» du professeur Aimé Witz publié en 1900 -concerne uniquement, dans un quatre cylindres vertical, un système de transfert d'une partie de la cylin­drée à comprimer, toujours la même, de cylindre en cylindre grâce à un conduit commun; le but expliqué étant d'aboutir en fin de détente à la pres­sion atmosphérique et les avantages espérés une douceur de fonctionne­ment et une consommation réduite. On notera par parenthèse que ce dispo­sitif avait été imaginé dans l'esprit du constructeur de moteurs pour bateaux qu'était F. Forest -établi quai de la Rapée -et s'appliquait à un moteur lent, très éloigné du moteur d'auto­mobile.

Encore que sur ce point la querelle soit parfaitement gratuite puisque le moteur Renault n'utilise pas le pro­cédé décrit, on doit à la vérité histori­que de dire qu'un autre français

M. Charon, constructeur de moteurs fixes, avait déjà imaginé et breveté le 6 février 1888, sous le numéro 188.579 un dispositif identique. On notera d'ailleurs que, ayant au moment des faits exposés plus de 15 ans, ce bre­vet, dont le texte essentiel est donné ci-dessous était alors acquis au do­maine public :

«le piston revient en arrière et re­foule dans un tuyau spiral la partie du mélange explosif qui, n'ayant pas été utilisé dans cette première aspi­ration, le sera à l'aspiration suivante ... Le régulateur, par /'intermédiaire de la came à étages ou en cône rend varia­bre la fermeture de cette soupape; elle se produit toujours entre les deux cinquièmes et les quatre cinquièmes de la course rétrograde... Dès que la soupape d'admission est fermée, et elle se ferme en un point variable sous l'action du régulateur, le piston conti­nue sa marche en arrière et vient comprimer la partie du mélange explo­sif contenue dans le cylindre ".

On voit donc que ce qui constitue le brevet «de base» était déjà et de­puis longtemps, bien connu. Jusque­là, on peut croire qu'il ne s'agit que d'un, curieux et double manque d'infor­mation : le premier sur l'antériorité; le second sur le fait que le moteur Renault n'utilise aucun système de transfert des gaz. Par contre, la suite des «attendus» fait apparaître de la part d'un industriel en moteur et de son ingénieur conseil» présumé spé­cialiste, un trop explicable parti pris d'assimilation, compliqué d'ignorance délibérée du passé. S'il n'est de pire sourd que celui qui ne veut entendre on doit admettre que M. Forest et son « conseiller technique» M. Souvret ont atteint, là, les limites extrêmes de la totale surdité. Il est en effet impos­sible de croire, de bonne foi, même en 1891, que jamais des soupapes d'admission n'avaient été commandées par des cames montées sur un arbre mis en rotation par le moteur. Sans remonter à la plus haute antiquité de la came et du levier qu'elle actionne, en se limitant aux moteurs à gaz ou à pétrole, en sélectionnant les dispo­sitifs les plus ingénieux on peut enco­re, en remontant le temps à l'envers, dresser une liste non exhaustive mais

néanmoins très édifiante.

En 1889, le Français Genty dépose, en date du 21 septembre sous le nu­méro 200.900, un brevet qui comporte essentiellement une came sur laquelle roule un galet relié à la commande de soupape.

Cette came est fixée en bout de l'ar­bre moteur et comporte une série de profils; si la soupape d'admission s'ouvre toujours au même point de la course du piston elle se ferme par contre plus ou moins tard, suivant que le galet roule sur l'un ou l'autre des profils, le déplacement latéral étant obtenu grâce à une liaison mécanique avec un régulateur centrifuge.

Brevet GENTY (1889).

Voici donc, déjà pulvérisées et de belle façon, les prétentions de M. Fo­rest sur sa création originale d'un dia­gramme de distribution puisque, pour lui, la levée des soupapes est toujours fixe alors que M. Gent y a préalable­ment imaginé en complément un dispo­sitif à fermeture variable.

En Angleterre, à la même époque, en décembre 1889, F. Dürr imagine un dispositif qui sera couvert par le bre­vet français nO 202.563 : toujours un arbre commandé par le moteur et por­tant un disque à plusieurs bossages destiné à commander par l'intermé­diaire de leviers les soupapes d'admis­sion et d'échappement. Pour l'admis­sion air-mélange, l'organe de com­mande intermédiaire est constitué par un balancier pouvant tourner autour d'un axe fixe. L'extrêmité du balancier agit comme levier pour produire l'ou­verture de la soupape d'admission; l'autre extrêmité de ce balancier sert d'intermédiaire entre la came et la tige de la soupape. Cette disposition origi­nale -et qui constitue l'intérêt essen­tiel du dispositif -empêche la came de venir frapper obliquement la tige de la soupape et de la fausser; dans le même souci pratique un doigt a été interposé aussi entre la came et la tige de la soupape d'échappement.

Brevet DORR (1889).

En France à nouveau, en 1888, couvert par le brevet 193.083, un dispositif dû à Lefèvre présente une commande de l'admission par une came qui se dé­place, le long de son axe sous l'effet d'un régulateur. A cette période s'in­tercale le brevet concernant le moteur Charon, à transfert de cylindrée mais qui comporte également une soupape d'admission et des cames profilées.

Brevet LEFEBVRE (1888).

En 1887, c'est la « Compagnie Fran­çaise des moteurs à Gaz" qui fait breveter sous le numéro 184.117 un dispositif assez laborieux dans lequel, par l'intermédiaire d'un complexe sys­tème de leviers, des cames comman­dent l'ouverture et la fermeture de l'admission et de l'échappement.

Brevet COMPAGNIE FRANÇAISE DES MOTEURS A GAZ (1887).

C'est aussi, en 1886, le Français Gardie qui, sur un curieux moteur aux soupapes à flanc de cylindres, a ima­giné une série de cames qui action­nent l'admission et l'échappement; no­tons que la came d'admission est de forme hélicoïdale et que son déplace­ment, le long de son axe, est comman­dé par un régulateur. En 1886, ce sont aussi les Anglais Hess et Wilberg qui ont pensé à un rudimentaire sys­tème de cames et de leviers (brevet français nO 176.159).

Encore des Anglais, Lindley et Word­wortt (patente anglaise 3.668) qui, en 1883, commandent par cames et le­viers l'admission et l'échappement d'un moteur fixe. Des Anglais tou-

Brevet GARDIE (1886).

jours : Faircet et Preston (brevet fran­çais nO 151.147) qui commandent par l'intermédiaire de leviers appuyés sur une série de cônes l'admission et l'échappement de leur moteur. C'est encore l'Anglais Summer qui, sur un dispositif d'un beau dessin, commande l'admission et l'échappement par des cames montées sur le même arbre. C'est enfin à August Otto, authentique

Brevet OTTO (1877).

inventeur des premiers temps du mo­teur à explosion -brevet 118.9.222 du 10 juin 1877 -que doit être, vrai­semblablement, attribuée la plus an­cienne mais cohérente imagination d'une soupape d'admission comman­dée par came et levier.

Ce tour d'horizon, peut-être fastidieux, démontre trop largement l'indécence des affirmations de F. Forest et, si avant de conclure sur cette ques­tion de cames et de réglage de l'ad­mission, nous examinons rapidement le dispositif qui équipait le moteur Renault du «Salon 1903", c'est bien surtout pour revenir à une solide réa­lité et abandonner le monde imaginatif mais fumeux de M. Forest.

C'est en effet Louis Renault, confor­mément aux accords conclus avec ses frères sur ce plan dès la création de la Société, qui a pris en son nom, le 31 octobre 1902, sous le nu­méro 326.017, un brevet concernant un «système de levée progressive des soupapes dans un moteur à explo­sion" appliqué sur les quatre cylin­dres exposés en 1903.

Le dispositif décrit permet de faire varier progressivement, sous l'action d'un régulateur, la hauteur de levée des soupapes d'admission et d'échap­pement. La came agit sur la tige de soupape par l'intermédiaire de deux leviers (c et d), les axes d'oscillation de ces deux leviers sont situés sur un troisième (h) symétriquement de part et d'autre de l'axe d'oscillation. Le levier (d) en contact avec la sou­pape comporte, en sa partie inférieure, un bossage (j) en contact permanent (en m) avec un plan (k) taillé dans l'au­tre levier (c) qui roule, lui, sur la came. Suivant l'inclinaison du troisième le­vier (h) la hauteur (p) occupée par les deux leviers (c et d) se trouve modi­fiée. Il est donc possible en déplaçant convenablement -manuellement ou à l'aide d'un régulateur -le levier (h) d'obtenir toutes les levées de la tige de soupape depuis zéro jusqu'à une hauteur égale à celle du bossage de la came.

On le constate une nouvelle fois ; rien, dans ce dispositif d'une belle inspiration mécanique qui s'apparente, de près ou même de très loin, au bre­vet invoqué par M. Forest qui, emporté par son goût de la polémique, décida néanmoins de poursuivre également, toujours sur des bases aussi précaires, Marius Berliet puis Panhard et Levas­sor. On peut apprécier tout de même ce choix judicieux qui témoignait, cette fois, d'un beau sens de la réalité quant à l'avenir commercial -donc financier -des firmes choisies parmi 135 exposants dont beaucoup n'auront qu'une existence fugitive.

A la vérité, ce procès absurde ne fut jamais plaidé : le tribunal renvoya le dossier devant des experts qui, affolés par son inconsistance et son carac­tère nettement farfelu, ne déposèrent jamais officiellement, leurs rapports.

Bien réconfortante, sur le plan humain, fût, par contre, la position de Louis Renault, première cible judiciaire de

F. Forest qui, après avoir fait dire dans les jours qui suivirent la saisie, aux représentants de son adversaire qu'il «ne se contenterait pas de voir

M. Forest faire retraite estimant trop facile de tenter, à tout hasard, une action et de se relever simplement en constatant son insuccès» renonça sur la simple demande du marquis De Dion (convaincu, semble-t-il d'un dérè­glement mental chez F. Forest) à une action en dommages et intérêts.

Si le rôle de F. Forest dans l'Histoire de l'Automobile se révèle donc inexis­tant, on doit à sa mémoire, par delà cet incident de parcours, de dire qu'il fût un remarquable constructeur de moteurs marins et son ouvrage «Traité des bateaux automobiles» en apporte un exceptionnel témoignage; à ce titre, se trouvent vraisemblablement justi­fiées les rues et les places qui portent son nom dans diverses villes de France.

Ainsi se termine donc une curieuse polémique à propos du moteur à explosion qui aura, malgré tout, fourni l'occasion originale de rechercher les véritables traces de ce qui est main­tenant l'Histoire.

R.P. LAROUSSINIE

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LES JOUETS DE FRANCE

Tous les enfants, grands et petits, connaîtront un rare plaisir à posséder de tels jouets qui sont la reproduction exacte des modèles de série. C'est, en même temps, un moyen éducateur de grande vulgarisation. On crée l'at­mosphère, l'ambiance qui répond aux aspirations modernes de la jeunesse.

Cette initiative de Louis Renault est des plus heureuses. Voici le poste des sapeurs-pompiers; la coquette Celta­quatre et son garage; une Nerva­sport aérodynamique et un puissant camion; le tracteur agricole, sa mois­sonneuse, un râteau-faneur, une herse, le hangar qui doit les abriter. N'est-ce pas concourir à fertiliser la jeune ima­gination que de lui fournir ainsi ces évocations de la réalité, qui permet­tront de développer une vision nette des choses, puissant facteur pour la formation du bon sens, cette qualité si rare et si précieuse.

(<< OMNIA", de Février 1935)

Ci-contre, reproduction de la Nervasport des records d'avril 1934, d'après le jouet créé par L. Renault (dimensions 0,18XO,05). (Collection G. Hatry).