09 - Aux agents Renault

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AUX AGENTS RENAULT

Elle est assez curieuse et prophétique aussi, cette allocution prononcée au cours d'une réunion d'agents Renault le 4 juillet 1905, au restaurant Pic à Valence. Prophétique, si l'on songe aux taxis de la Marne qui emmenèrent en quelques heures, 4.000 soldats de Gagny à Nanteuil-Ie-Haudoin près du front, au début de septembre 1914. Prophétique encore à propos de la prise directe qui a fait une longue carrière mondiale.

Mes Chers Collègues,

Je tiens à remercier en votre nom Monsieur Hugé, Directeur Commer­cial des Usines Renault qui préside aujourd'hui notre table, d'avoir bien voulu nous présenter lui-même le nouveau modèle Renault que vous avez sous les yeux et qui sera révélé au public en octobre pro­chain sous les verrières du Grand Palais.

Les Usines Renault dont l'effectif est déjà de trois cents ouvriers, se développent de jour en jour. On peut prédire que l'époque n'est pas éloignée où elles atteindront le chiffre de mille ouvriers. Les réali­sations techniques -admirez la ravissante deux places que vous avez sous les yeux -sont tout à fait remarquables chez Renault.

Grâce à Renault des conceptions nouvelles et définitives sont lancées: Plus de moteur à l'arrière comme chez Panhard ou de Dion. Le diffé­rentiel qui était fixé au châssis dans le vis-à-vis de notre concurrent de Puteaux est maintenant placé logiquement sur l'essieu arrière.

La commande de la bOÎte à vitesses autrefois et toujours chez de Dion, placée sous la direction se trouve ici facilitée par un levier à la droite du conducteur. Le moteur comporte des soupapes latérales directement soulevées par l'arbre à cames, ce qui apporte un per­fectionnement indéniable par rapport aux solutions que nous avons connues de soupapes renversées commandées par des articulations compliquées. La transmission se fait par prise directe en troisième vitesse sans interposition d'aucun engrenage. Nous voilà loin des voitures qui, il y a sept ou huit ans remportaient la course Bordeaux­Paris avec des moteurs horizontaux.

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Par contre, la prévision de voir rouler

100.000 voitures en France dans les cinquante ans était vraiment trop modeste puisqu'on estimait le parc français à 4.000.000 d'automobiles au 1er janvier 1955 (1).

Et quel manque de prudence de l'ora­teur sur les immenses possibilités d'évolution de la technique! Que pouvons-nous penser aujourd'hui du caractère définitif attribué à certaines conceptions Renault de 1905 telles que:

-plus de moteur à l'arrière;

-la commande de la boîte de vitesses sous le volant remplacée et facilitée par un levier à la droite du conducteur;

-les soupapes latérales.

Je ne sais ce qui avait fait qualifier les Auvergnats de l'époque «d'arriérés» mais, issu d'une province limitrophe, je me souviens très bien de la terreur qu'éprouvaient encore les gens des campagnes vers 1920, devant les rares engins automobiles. On retrouve cette crainte dans la délibération du Conseil Municipal d'une petite com­mune, qui me fut rapportée par le secrétaire de Mairie, à propos d'une subvention demandée par un trans­porteur de la ville voisine.

Il proposait de faciliter grandement les déplacements des habitants en faisant traverser la commune par un autobus qui assurerait la liaison entre la sous­préfecture et un chef-lieu de canton,

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Je n'en finirais pas si je voulais vous énumérer les cent innovations que comporte ce nouveau modèle Renault que Monsieur Hugé a bien voulu faire amener pour vous et présenter dans les jardins du Restaurant Pic.

Cette démonstration atteste une fois de plus la vitalité de l'industrie française. Seize ans seulement après que l'édification de la Tour Eiffel ait affirmé au monde entier que seule la France était capable d'élever une construction de 300 mètres. Cinq ans seulement après que le Chemin de Fer Métropolitain ait apporté aux Parisiens la facilité des transports rapides, Renault s'affirme comme étant le constructeur le plus désigné pour réaliser des véhicules qui per­mettront la vulgarisation de l'automobife. En la personne de Mon­sieur Hugé, félicitons donc les Usines Renault de leurs réalisations qu'atteste le phaéton 7 chevaux que vous avez sous les yeux en nous souvenant qu'il est le frère cadet de la magnifique Renault de course qui remporta, avec Sciz, la victoire au récent circuit d'Auvergne.

Dans les campagnes les plus reculées les courses d'automobiles vulgarisent ce sport nouveau et parmi les Auvergnats arriérés qui regardaient tourner les bolides à quatre-vingts à l'heure, ne se décou­vrira-t-il pas un jour un champion du volant?

Si aujourd'hui ce moyen de locomotion est réservé aux gens très fortunés, est-ce vraiment une utopie de penser que dans cinquante ans nous aurons cent mille automobiles en France? Qui sait, si un jour nous ne verrons pas des Chefs d'Industrie, des propriétaires de domaine et jusqu'à des médecins se servir d'automobiles d'une façon utilitaire pour leurs déplacements? Le fiacre, la charrue et le fardier restant l'apanage du cheval, ne verrons-nous, ou nos enfants -les rues de nos grandes vifles sillonnées par autant d'automobiles que d'attelages? Et si jamais -à Dieu ne plaise -la France était attaquée, qui sait si nous ne verrions pas l'automobile venir à notre secours et plusieurs centaines de voitures comme celle-ci amener aux frontières nos fantassins en pantalons rouges?

distants de 45 kilomètres. Non seule­ment le Conseil Municipal décida, à une forte majorité, de refuser de sub­ventionner cette opération, mais aussi de s'opposer, par tous les moyens, au passage d'un tel véhicule sur le terri­toire de la commune. La ligne fut ouverte plus tard et les chiens, cochons, poules, oies, canards durent apprendre à s'écarter du chemin de cette sorte de diligence dépourvue d'attelage traditionnel et qui annonçait si bruyamment son approche.

En Auvergne, Monsieur Marquès ne trouva pas autant d'hostilité officielle. Il put lancer, en 1921, un autobus entre Clermont-Ferrand et Lempdes (9 kilomètres) et, après deux ans d'exploitation, alors que les gens du pays boudaient encore l'autobus, c'est une subvention qui sauva la ligne (2).

Et n'oublions pas ce que l'automobile doit au pneu démontable auvergnat. Il reste regrettable que notre prophète de l'automobile n'ait pas laissé son nom à l'Histoire Renault.

Jean GUITTARD

(11ILes Salons de l'automobile de Paris et de Londres 1955 -R. Le Grain Eiffel -Journal de là S.I.A., décembre 1955.

(2) Prospérité no 8 -Mars 1931 HÉd. Michelin).

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