03 - Les usines Berliet 1895-1949 (1)

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Les usines Berliet 1895-1949 (1)

Les débuts

Marius Berliet est né à Lyon, en 1866. Petit-fils de paysans de Décines, à 10 km à l'est de la capitale rhodanienne, il est l'aîné des sept enfants d'une famille de tout petits indus­triels de la Croix-Rousse, spécialistes dans le satin, les rubans, les chapeaux; cette famille austère qui appartenait à la «Petite Église» de la Croix-Rousse (opposée au Concordat de 1802) vivait encore, à la fin du siècle dernier, dans la tradition janséniste.

Il quitte l'école religieuse à 16 ans, et le lycée Ampère à 17 ans, pour prendre la tête de l'entreprise familiale. Mais il continue à enrichir ses connaissances, en suivant les cours du soir, et surtout en lisant énormément; c'est dans la revue « La Nature» qu'il découvre l'univers des voitures automo­biles, pour lesquelles il ne tarde pas à se passionner, au grand désespoir de ses proches -(en particulier de son père, très attaché à sa petite entreprise textile). En plus du temps qu'il consacre à cette dernière, ce bourreau de travail se renseigne sur toutes les nouveautés de l'auto, dessine des moteurs, finalement, construit en 1895, une voiture rudimen­taire, avec des pignons et des engrenages en fonte et un frein constitué par une béquille traînant sur le sol, qui ter­mine sa première équipée dans la vitrine d'une charcuterie de la montée de la Grand-Côte. Marius Berliet se rend vite compte qu'il lui faut dépasser le stade de l'amateurisme. Or, cette fin de siècle voit justement l'installation à Lyon d'un grand nombre de constructeurs, faisant de la ville l'un des tout premiers centres français de l'automobile.

Après les premières expériences du transporteur Gabert, en 1883, et du fabricant de cycles Patay en 1887, les chantiers de La Buire, spécialisés dans le matériel ferroviaire, ont construit entre 1830 et 1895 quelques véhicules automobiles à vapeur. A la même date, certains constructeurs adoptaient la voiture à pétrole : ainsi les frères Rochet, fabricants de cycles associés à Schneider, et les deux ingénieurs associés Audibert et Lavirotte, s'inspiraient de l'exemple des firmes parisiennes de Dion-Bouton et Panhard et Levassor.

En septembre 1896, une grande course Paris-Marseille-Paris (dont les cinq premières places sont remportées par ces deux firmes) passe dans la région; elle passionne nombre de Lyonnais. Parmi eux, les tréfileurs d'acier Teste et Moret, qui se lancent à leur tour dans l'aventure automobile, et sur­tout Marius Berliet. Il vient de s'installer à son compte dans un petit atelier des Brotteaux et exécute alors sa première commande: celle d'un tulliste lyonnais. En 1897, la Berliet nO 2 roule; elle est encore bien rudimentaire avec ses ban­dages en caoutchouc plein, son allumage par incandescence et sa faible puissance mais beaucoup plus originale que celle des autres constructeurs de la région, qui se contentent d'imiter les moteurs adoptés par Panhard et Levassor ou de Dion-Bouton (Daimler, Phénix et Aster). Audibert et Lavirotte acceptent de faire construire par Marius Berliet, dans leurs ateliers, un troisième véhicule: celui-ci apporte d'intéressantes innovations dans les domaines du refroidis­sement et du graissage, mais Audibert et Lavirotte, le trou­vant insuffisamment puissant, mettent fin à leur collaboration avec Berliet.

Le succès

Marius est obligé de revenir à son petit atelier des Brotteaux qu'il agrandit de 90 à 250 m2, et dans lequel, avec l'aide de 4 ouvriers, il construit d'autres voitures : 4 exemplaires seulement sortent en 1899, à l'époque où les frères Renault songent à la première série de 25 véhicules.

Marius Berliet a de grandes ambitions, mais ne veut à aucun prix tomber sous la tutelle des financiers : toute sa vie, il fera tout pour conserver son indépendance. Mais cela sera­t-il possible? La qualité de ses modèles, qui ne tarde pas à s'affirmer (avec, en 1901, une 4 cylindres de 22 CV à 4 vitesses, montée sur un châssis métallique renforcé par une charpente en bois, carrossé en Phaéton, 2 places; en 1902,

une 16 CV inspirée de la précédente, et une 8 CV à chaîne, dont le prix de revient est de 4 918,80 F et le prix de vente de 11 000 FI), aboutit à un incontestable succès commercial. Berliet doit s'agrandir.

Or, en 1901, Audibert et Lavirotte ont dissout leur société à la suite d'échecs financiers. Leur usine est à vendre: grâce à l'argent fourni par la clientèle, aux prêts de certains parents et à l'aide, modeste (23000 F) -les financiers lyonnais, pru­dents, apportent encore peu de fonds à l'industrie automo­bile naissante -d'un commanditaire, le patron du textile Alfred Giraud, Marius Berliet achète en 1903, les 10000 m2 de l'usine et engage Émile Lavirotte comme directeur commercial. Il emploie alors 250 ouvriers, employés et cadres, et produit 300 châssis par an.

Quelques mois plus tard, Marius Berliet connaît la chance de sa vie : Albert J. Pitkin, président-directeur général de « l'American Locomotive Corporation », lui propose 500000 francs-or contre la licence de fabrication pour les États­Unis des châssis Berliet, qu'il juge les plus solides du monde, et donc les meilleurs sur les difficiles routes améri­caines. En souvenir de cet événement, Berliet adoptera pour symbole à partir de 1908, une locomotive vue de face, qui, de plus en plus stylisée, transformée petit à petit en un simple cercle traversé par une flèche, ne cessera jamais d'orner l'avant des véhicules sortis des usines lyonnaises.

En même temps, la présidence de la République adopte les voitures Berliet.

Marius Berliet au volant de la nO 12.

Désormais, l'ancien fabricant de chapeaux a réussi : grâce à l'argent de la « Locomotive Co », celui de ses deux amis, Henry Damour et Auguste Boutan, administrateurs du gaz de Lyon, qui entrent dans son conseil d'administration (si Marius Berliet est obligé de faire appel aux financiers, il ne s'adresse pas à ses proches), il peut agrandir ses bâtiments, et sa puissance industrielle ne cesse de s'accroître, misant toujours sur la solidité: le châssis Berliet 1905 très robuste, s'adapte pour permettre la construction du premier camion français, le CAT. (2 t).

Ce succès ne va pas sans accentuer certains traits de carac­tère de Marius Berliet : sûr de lui et dominateur, capricieux et autoritaire, énergique et inflexible, il est persuadé que tout, désormais va lui réussir. Et cela l'incite à se révéler un «patron de combat» lors des conflits sociaux importants qui toucheront ses usines en 1905 et 1912, la première fois, à la suite du licenciement de trois ouvriers, la seconde après une décision prise par les chronométreurs d'abaisser les taux de travail aux pièces : le conflit de 1912 est ainsi la première grève de l'industrie automobile française à propos du taylorisme (l-M. Laux).

En effet, de 1905 à 1914, Berliet, en réinvestissant systéma­tiquement ses bénéfices dans son entreprise, a réalisé un programme très complet qui a fait de lui l'un des premiers et des principaux initiateurs des nouvelles méthodes d'orga­nisation industrielle en France.

Monplaisir

L'ancienne usine Audibert et Lavirotte, baptisée «bâtiment A », est très vite complètement transformée: «Des anciens établissements subsistent quatre hautes charpentes de bois, couvertes de tuiles sombres, et la cheminée de la machine à vapeur» (M. Laferrère).

L'usine est divisée à partir de 1906 -c'est une innovation ­en ateliers spécialisés. Ils ont trois affectations principales: études, usinage et montage tourisme. C'est également là que sont stockées les pièces détachées. Au nord des ate­liers se trouvent, dans un grand hall bien éclairé, les châs­sis terminés sur lesquels on' accomplit les derniers travaux de peinture.

Berliet ne tarde pas à s'agrandir : un nouveau bâtiment, l'usine B, est achevé en 1913, en face des anciens établis­sements Audibert et Lavirotte. A l'ouest, il comprend une forge (installée dès 1910), des chaudières et gazogènes, de nombreux petits ateliers (en particulier les ateliers CMO et RMO, construction et réparation de machines-outils; menui­serie; tôlerie; modelage) et toutes sortes d'entrepôts. A l'est, deux grands halls parallèles, de disposition nord-sud et de plus de 130 m de long, sont affectés au montage des châssis camions.

Tous ces bâtiments sont, pour l'époque, larges, spacieux et bien éclairés (par des verrières). Malgré l'obstacle du che­min des Quatre-Maisons, ils sont beaucoup moins morcelés que la plupart des grandes usines du temps : les avenues intérieures et les grands halls préfigurent déjà Vénissieux.

Une disposition rationnelle des locaux ne suffirait pas à faire considérer en 1914, les établissements Berliet comme une usine d'avant-garde. Son modernisme provient aussi de l'uti­lisation précoce de machines-outils, sans cesse renouvelées depuis 1905; Berliet leur a toujours consacré l'essentiel de ses investissements, et l'autofinancement lui a suffi pour se doter d'un parc considérable.

Les machines-outils françaises de l'usine Audibert et Lavirotte ont vite laissé la place aux modèles étrangers, surtout américains, achetés par Marius Berliet, d'encombre­ment plus réduit, de travail plus précis, de réglage plus facile. Puis une deuxième génération de matériel vient s'ajouter à la précédente, sous la forme d'imitations de machines américaines, fabriquées à peu de frais sur place dans les ateliers CMO et RMO.

Entre 1906 et 1914, Marius Berliet attache une importance de plus en plus grande à la disposition des machines : les halls de 130 m de long de l'usine B, par exemple, sont conçus en fonction d'un montage en ligne des châssis «poids lourds ». S'il ne s'agit pas encore de travail à la , chaîne, puisque des équipes de spécialistes se déplacent le long de la ligne avec leurs outils, c'est une disposition qui permet l'instauration du chronométrage taylorien, dès les années 1910. En outre, la place dont on dispose permet un approvisionnement régulier et ininterrompu des lignes, et un pont roulant électrique circulant au-dessus de celles-ci,

donne encore plus d'efficacité à l'ensemble.

Dans le même but, d'innombrables réseaux de communica­tions et de transports (ascenseurs, réseaux pneumatique, téléphonique, télégraphique, égout, chauffage central, dis­tribution de force et de lumière) permettent à l'énergie, aux matières et aux ordres, de circuler dans une usine à la vie autonome avec un minimum de perte de temps et d'espace.

Vers de nouvelles dimensions

Avec cet outil remarquablement conçu, Marius Berliet chOi­sit de se lancer dans la construction des grosses voitures, robustes, aux châssis en tôle d'acier au nickel embouti et aux moteurs puissants, destinées à une clientèle aristocra­tique, surtout régionale et méditerranéenne, qu'il s'attache en participant systématiquement aux grandes épreuves orga­nisées dans le sud de la France et en installant un vaste réseau de concessionnaires exclusifs.

Mais l'industriel est conscient que miser sur les modèles de luxe, comme la plupart de ses concurrents, ne tardera pas à aboutir à une saturation du marché. D'où une politique menée dans deux directions

-Un perfectionnement du camion C.A.T., qui triomphe aux grandes manœuvres militaires de 1906, et une multipli­cation de ses utilisations : en 1909, sont construits le pre­mier autocar et le premier autobus Berliet.

-Un allègement des modèles «tourisme» et une diminu­tion de leur consommation. Après le 4 cylindres 18/22 CV de 1905, qui couvre à 78 km/h de moyenne une distance de 100 km, avec moins de 8 litres de carburant, viendront le coupé de ville 1910 et la torpédo 1912.

Certes, ces modèles, loin d'être révolutionnaires, représen­tent plutôt une adaptation intelligente de procédés anciens; certes, on est loin de la révolution qui a lieu à la même époque en Amérique grâce au fameux modèle «T» (1907) de Henry Ford; mais Marius Berliet participe indiscutable­ment à la première vulgarisation de l'automobile et réussit à faire face à la crise de 1907-1909, qui atteint durement un grand nombre de ses concurrents.

Mais la grande originalité de Marius Berliet est d'avoir voulu réaliser très tôt son rêve « d'usine intégrale », une usine qui fabriquerait des automobiles à partir du fer, du charbon, et du bois, celle qui irait de l'aciérie à la carrosserie; à l'épo­que, c'est une idée, en France du moins, véritablement révo­lutionnaire.

Dès avant 1914, il a commencé dans cette voie, en livrant, parmi les premiers, les carrosseries « de confection» au lieu des carrosseries «sur mesure» (M. Laferrère), jusque-là habituellement montées par des carrossiers sur des châssis de marque.

La guerre va d'abord interrompre cette expérience. Mais la formidable expansion des usines qu'elle entraînera lui per­mettra finalement de se réaliser.

Berliet face au présent : la guerre

Dès l'été 1914, l'ensemble des constructeurs d'automobiles vont devoir, à la demande de l'Ëtat, consacrer presque tout leur potentiel aux fabrications de guerre. Les usines de Monplaisir collaborent depuis longtemps avec la Défense nationale : le directeur commercial Perrin, qui avait obtenu de Marius Berliet, 2 % à titre personnel sur toutes les ventes aux armées, a su faire des autorités militaires les interlocu­teurs privilégiés de la firme lyonnaise; le camion C.A.T. et ses héritiers successifs ont été primés par le ministère de la Guerre. Si l'on ajoute que Berliet produit en 1913, 65 % des poids lourds français, que Lyon bénéficie de la situation stratégique la plus favorable de l'industrie automobile, puis­que les autres constructeurs sont -déjà -presque tous implantés autour de Paris (et à Sochaux), et que la région, grâce à sa situation, connaîtra fort peu de restrictions d'éner­gie, on comprend quel profit la firme de Montplaisir peut tirer de la guerre qui commence, à condition de pouvoir répon­dre à l'appel qui lui est lancé.

Marius Berliet commence, à la veille et au début du conflit, par adapter son appareil de production aux nouvelles condi­tions qu'il va affronter.

Avant-guerre, les usines de Monplaisir avaient déjà vu leur surface tripler par rapport aux anciens établissements Audi­bert et Lavirotte. A la première usine, dite « Usine A » (por­tée à 20600 m2), s'était ajoutée «J'Usine B» (26900 m2), construite autour d'une forge installée en 1910. En 1914, sont construits deux nouveaux bâtiments, les usines «C» et « 0 » (23 000 et 28 900 m2), presque exclusivement consa­crés à la fabrication des obus.

Ainsi, la superficie totale est portée à près de 100000 m2• Le potentiel industriel de Monplaisir sera estimé, le 6 décem­bre 1917, par les commissaires du tribunal de commerce de Lyon à 35000000 F, décomposés comme suit :

Marius Berliet à sa

Bâtiments 11 000 000 F

Matériel 20500 000 F

Installations intérieures 4 000 000 F

Dans ces usines agrandies, le bureau d'embauche est grand ouvert : Berliet, qui employait 3 150 ouvriers ou employés en 1913, fait travailler en janvier 1917, 5882 personnes (4212 hommes, 1 220 femmes, 450 enfants) et en décembre de la même année, 7800 personnes (dont 2473 mobilisés et 1 200 étrangers). Le recrutement rapide d'un personnel débutant, peu qualifié, facilite la poursuite de l'implantation des méthodes américaines, de même que la discipline de fer, entretenue par les autorités militaires, dans des usines où une grande partie du personnel est réquisitionnée.

Qùant à ses collaborateurs proches, s'ils sont des lieute­nants, Marius Berliet les choisit bien. Comment s'étonner, dans ces conditions, que la production connaisse pendant la guerre un essor considérable? Berliet, qui travaille exclu­sivement pour la Défense nationale, lance la fabrication en série des camions C.BA (3,5 t), lointains héritiers des pre­miers C.A.T. ; ils sont fabriqués -et c'est le record du monde de l'époque -au rythme de 45 par jour en 1915-1916; on les destine surtout au transport du matériel : les C.B.A. se dis­tingueront sur la «Voie Sacrée» conduisant à Verdun.

Mais Berliet fournit aussi à l'armée des obus, dont la produc­tion atteint très rapidement des chiffres considérables : en 1915-1916, les usines de Monplaisir produisent 4500 unités par jour, d'une quantité égale à celle des arsenaux, puisque 5 % seulement du total sont refusés.

table de travail en 1918.

Pour les camions comme pour les obus, Berliet a su rem­plir avantageusement la mission qui lui était confiée par la guerre.

Cette réussite s'accompagne, évidemment, d'excellents résultats financiers. Le chiffre d'affaires progresse de 17,56 % de 1915 à 1916 et 29,73 % de 1916 à 1917 (surtout dans la branche automobile, bon signe pour la fin des hostilités). Les bénéfices sont considérables. Certes, l'expansion de Berliet est moins rapide que celle de Citroën ou Renault à la même époque, mais elle égale celle de Peugeot et dé­passe largement celle de ses autres concurrents. Marius Berliet a réussi ce prodige de «créer seul, sans aucun commanditaire, sa vaste entreprise qu'il a ,organisée, déve­loppée, accrue d'année en année; sans cesse il a augmenté,

perfectionné ses moyens de production en installant à chaque exercice des outils plus modernes et plus économiques» (dossier contenu dans les archives du Crédit Lyonnais). Pourquoi l'expansion ne se poursuivrait-elle pas?

Berliet face à l'avenir: Vénissieux

Mais les propriétés de Monplaisir ont coûté cher, très cher à Marius Berliet : situées à 2,500 km à vol d'oiseau de la gare centrale de Perrache, elles occupent encore une posi­tion trop centrale pour pouvoir être agrandies sans de lour­des dépenses: le terrain de l'usine A a été acheté en 1904, pour 267 000 F (soit 13 F le m2), celUi de l'usine B, en 1910, pour 582 000 F (soit 22 F le m2), ceux des usines C et D, en 1914-1915, respectivement pour 101 000 F (soit 4,50 F le m2) et pour 360000 F (soit 25 F le m2). Il est de plus en plus dif­ficile d'acheter, pour des sommes modestes, aux maraîchers, chiffonniers et -déjà -quelques habitants qui entourent les usines, des terrains dont ils comprennent l'importance pri­mordiale pour la firme. D'autre part, toute nouvelle extension, à Monplaisir, sera inévitablement morcelée par les voies publiques, et finira toujours par rencontrer un obstacle défi­nitif, un propriétaire qui ne voudra pas vendre, une construc­tion trop chère à détruire.

C'est pourquoi Marius Ber/iet, dès 1911, a songe a une implantation en pleine campagne: il a fondé une société de circonstance, dite « Société des établissements Trible " (ana­gramme approximative de Berliet), chargée de prendre des options sur de mauvais terrains agricoles, dans la plaine séparant les bourgs de Vénissieux (4900 habitants en 1911) et de Saint-Priest (1 800 habitants en 1914), au sud-est de Lyon, à environ 7,500 km à vol d'oiseau de Perrache, admi­rablement situés, entre un axe routier (la route d'Heyrieux, commençant précisément devant les usines A et B, et conduisant vers Heyrieux, Saint-Jean-de-Bournay, la côte Saint-André, Grenoble) et un axe ferroviaire (celui de Lyon à Grenoble, sur lequel il sera facile d'opérer des branche­ments), à proximité immédiate du futur canal, reliant le Rhône au canal de Jonage, que certains parlent de creuser, et d'un gisement de houille découvert à la limite du département de l'Isère, sur lequel on fonde de grands espoirs, bientôt déçus...

Entre 1915 et 1917, la société Trible acquiert 212 ha pour 2 223 806 F (soit environ 1 F le m2).

Une autre société, baptisée « Société Immobilière du Rhône et de l'Isère ", elle aussi entre les mains de la famille Berliet, construit entre 1915, date de sa fondation, et 1917, 23 ha de bâtiments industriels sur des terrains qu'elle possède « en compte à demi» avec la Société Trible, et qui portent le domaine de Vénissieux à 235 ha, d'un seul tenant (il faut ajouter que le gravier du terrain facilite la construction, en fournissant le matériau des bâtiments et en évitant de creu­ser des fondations profondes).

Marius Berliet veut faire de Vénissieux une « usine modèle,,: mais, avant de servir d'exemple à d'autres usines françaises, elle est d'abord une imitation, un nouveau Detroit.

Le fondateur de Vénissieux, avant de faire construire ses nouveaux établissements, a envoyé ses chefs de service aux États-Unis pour s'inspirer des méthodes américaines.

Le résultat se résume en deux mots : gigantisme et organi­sation.

Si le terrain de Vénissieux a une superficie de 225 ha, des acquisitions ultérieures la porteront à 400 ha. Cette surface est conçue en fonction d'extensions à venir: après l'achè­vement des travaux, la surface industrielle ne sera que de 120 ha, et la zone couverte de 20 ha. Le reste des terrains sera laissé en friche ou consacré à la cité ouvrière Berliet, à la «ferme Berliet », ravitaillant le personnel en lait et en soupe, ou à toutes sortes d'installations annexes.

Mais la place ne manquera jamais à Vénissieux; l'usine res­tera d'un seul tenant avant que, récemment, des considéra­tions tenant surtout à la main-d'œuvre, n'amènent la création d'autres usines Berliet dans la région Rhône-Alpes.

L'usine « intégrale ", enfin réalisée, est conçue (VOir le plan ci-contre) comme un véritable réseau hydrographique, dont les « sources" sont représentées par la forge et l'emboutis­sage, les «ruisseaux» par les lignes d'usinage, les «riviè­res" par les lignes de montage des sous-ensembles, et le « fleuve" par l'assemblage final.

Pour chacun des ateliers, Marius Berliet a vu très grand : 200 X 50 m pour les fonderies, 200 X 58 m pour les forges, 200 X 85 m pour l'emboutissage, 270 X 70 m pour l'usinage­montage camions, 400 X 116 m pour l'usinage-montage voi­tures, avec un hall central de 16 m de large, équipé d'un tapis roulant, comme chez Ford, servant de voie d'écoule­ment, et deux allées latérales de 50 m de large, contenant les divers magasins et ateliers d'usinage et de montage.

Plus encore que les usines de Monplaisir, celles de Vénis­sieux sont un réseau serré de voies de communication: leur plan en damier évoque celui de New York, avec ses « rues" est-ouest A, B, C, etc. et ses «avenues" nord-sud 1, 2, 3, etc., uniformément larges de trente mètres. Il existe aussi un double maillage ferroviaire : 18 km de voies à largeur normale, et quelques voies de 60 cm pour les locotracteurs. Ajoutons, enfin, la distribution d'eau, de gaz, d'électricité, d'air comprimé, et les équipements télégraphique et télé­phonique.

Pour se servir efficacement de cet outil, Marius Berliet adopte la méthode d'organisation de travail en vigueur aux usines Winchester, et institue cinq grands services: études, répartition, préparation du travail, production, contrôle (il accorde à ce dernier une place particulièrement importante). Mais, loin de décentraliser ces grands services, il les place tous, en autocrate, sous son autorité directe.

Certes, Marius Ber/iet a commis quelques erreurs dans l'orga­nisation de son usine: non seulement quelques applications de détail des méthodes américaines ont été critiquées par des spéCialistes, non seulement il a sans doute vu trop grand pour les perspectives de l'après-guerre, mais encore il a, en introduisant la rationalisation dans les moindres détails de l'entreprise, négligé le fait qu'elle était aussi un milieu de vie; enfin, sa volonté de ne rien laisser au hasard et de tout faire remonter à lui a eu tendance à développer l'irres­ponsabilité à tous les échelons.

Il n'en reste pas moins que Vénissieux a le mérite d'être un plan audacieux, d'être le fruit d'une conception d'ensemble, et surtout d'être un gage de survie: un tel outil peut espérer passer à travers toutes les tourmentes financières.

En tout cas, dans l'immédiat, il nécessite une adaptation des structures de la firme.

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DES DSIlVES BERLIET

Extrait d'un guide de 1934, conservé au Crédit LYonnais

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Berliet face à l'avenir : la société anonyme

Marius Berliet, que sa personnalité inclinerait plutôt à pour­suivre sa route seul, en patron «de droit divin ", avec les pleins pouvoirs qu'entraîne la propriété pleine et entière de son domaine, sans l'entrave de financiers qu'il n'aime pas, décide pourtant de changer de cap.

Il a de bonnes raisons personnelles: il veut éviter que ne retombent sur lui seul de lourds impôts sur les bénéfices de guerre, il craint peut-être qu'une firme trop monolithique ne s'effondre d'un seul bloc, en cas de crise grave. Mais surtout, il est confronté, avec Vénissieux, qui va commencer à fonctionner, à de nouvelles obligations: les finances dont il dispose personnellement sont trop étriquées pour permet­tre l'utilisation à pleine capacité d'un tel ensemble, d'autant plus que les commandes de l'État ne cessent d'augmenter et de se diversifier : Berliet est invité à produire, comme Renault, des chars d'assaut; enfin, le constructeur veut, non seulement améliorer son outillage, mais surtout réaliser son rêve «d'usine intégrale". Mais, c'est un rêve qui coûte cher ... Marius est, à cette époque plus qu'à toute autre, obnubilé par l'exemple américain, et, plus précisément, par celui de Ford. Il le suit aveuglément, contrairement à Renault, Peugeot ou Citroën, qui intègrent leur fabrication sans se départir d'une grande souplesse. C'est pour faire face à ces obligations, et pour réaliser ce rêve qu'est créée, le 12 décembre 1917, avec effet rétroactif à partir du 1 er octo­bre de la même année, la «Société anonyme Automobiles

M. Berliet " (S.A B.). Quels changements apporte cette modi­fication juridique?

On aurait tort de penser que Marius Berliet renonce à la plus infime part de ses pouvoirs sur les usines qui portent son nom : sur le capital fixé à 50000000 F, il dispose, en droit, de 35000 actions de 1 000 F, soit 70 %; il acquiert, en plus, 9030 actions (ce qui porte sa part à 86 %) ; la majo­rité des autres actions sont achetées par des parents ou des amis; la famille Gillet, qui règne sur le textile lyonnais, ne possède que 1 000 actions et les banquiers Guérin 600 ! La toute-puissance du fondateur, nommé administrateur­délégué, dans un conseil «composé d'amis du principal actionnaire, de collaborateurs de M. Berliet, antérieurement à la mise en société" n'est pas en danger: la fondation de la S.AB., en elle-même, n'apporte en définitive que peu de modifications à la composition et au montant du capital de la firme; simplement, celle-ci a acquis une structure plus souple, qui doit lui permettre de drainer immédiatement de nouveaux fonds.

Ainsi, la S.AB., un mois après sa fondation, et conformé­ment à ce qui avait été annoncé, crée, en plus de son capital-actions de 50000000 F, un capital-obligations de 25000000 F, en réalisant un emprunt par l'émission de 50000 obligations de 500 F chacune, à intérêt de 6 %.

Grâce à cet apport d'argent frais, qui n'entame pas les pou­voirs du fondateur sur son entreprise, grâce au programme de construction en cours, la société va pouvoir travailler à un autre niveau, celui des « grands" : «Dès que la paix sera signée, les usines Berliet, dotées de nouveaux équipe­ments efficaces, seront prêtes à produire des automobiles en série avec une rapidité inconnue avant la guerre, sauf aux États-Unis », écrit un auteur américain.

Mais ses ambitions sont~elles réalisables, quand un seul homme continue à prendre les décisions, quand « le manque de jeunes techniciens qualifiés, après les ravages de la guerre, ne rend pas facile, le renouvelfement de J'équipe proche de Marius Berliet, dont les tendances autocratiques, galvanisées par J'effort de production de 1914-1918, ne ren­contrent aucune opposition constructive dans ce milieu trop homogène» (M. Laferrère).

Et ne constituent-elles pas un pan nsqué, au moment où d'inévitables problèmes de reconversion vont se poser?

Mais il faut terminer la guerre

N'oublions pas que nous sommes en janvier 1918, lorsque la S.AB. lance son emprunt obligataire, et que sa tâche la plus urgente est de répondre aux commandes de l'État, malgré la pénurie de matières premières.

Pas question de fabriquer des voitures destinées au public; quant à la fabrication de camions C.B.A, elle est limitée à 20 par jour seulement, pendant l'année 1918, à la demande du gouvernement qui préfère importer des camions améri­cains. «Une des rares maisons qui aurait pu maintenir sa production et même la développer dans une certaine mesure, la Société des Automobiles Berliet, dut, en 1918, lorsqu'un nouvel effort lui fut demandé pour la fabrication des chars d'assaut, ramener sa production de 800 à 150 par mois".

«L'Usine ".

En effet, les chars «Renault", auxquels il faut ajouter des automitrailleuses (dont la fabrication nécessite la construc­tion d'un petit atelier spécial), constituent une part impor­tante de la production de la S.A.B. pendant son premier exercice: elle réussit à produire 1 025 unités en moins d'un an, sur 1 995 commandes (contre 1 850 sur 3940 pour Renault, 600 sur 1 135 pour Schneider-SOMUA, 250 sur 950 pour Delaunay-Belleville) et atteint le chiffre remarqua­ble de 10 chars par jour, pendant les derniers mois de la guerre; ces résultats sont obtenus aux prix d'aménagements, dont une partie ne sera jamais rentabilisée, des usines de Vénissieux (qui emploient déjà à la fin de la guerre 5000 ou­vriers, sur un effectif total de 12 000 personnes) et malgré les difficultés qu'impose la construction en temps de guerre (prix de revient élevés, retards dans les livraisons: des pilons commandés aux U.S.A en 1915, n'arrivent qu'en 1917, à la suite du torpillage du bateau qui les transportait; mais ils fonctionnent un an plus tard).

Tous ces efforts et toutes ces difficultés expliquent que, malgré les succès obtenus, les bénéfices de 1917-1918 soient réduits par rapport aux années précédentes.

La guerre a été une véritable providence pour les usines Berliet, qui, en réussissant à répondre à une demande sans commune mesure avec celle des années précédentes, a réussi à changer de dimension Mais en cette fin de l'année 1918 qui voit le retour de la paix, réapparaît aussi l'incer­titude du lendemain. Cet outil gigantesque ne risque-t-il pas de s'avérer démesuré, dans un marché au bord de la saturation?

Des erreurs impardonnables dans des circonstances difficiles

L'exercice 1918-1919 commence mal: le 16 octobre, une gigantesque explosion à l'atelier de chargement de muni­tions de Vénissieux, à 1 km des usines, produit dans ces dernières, qui ne sont pas assurées, d'importants dégâts matériels.

Mais cela n'est qu'une péripétie: il n'en est pas de même de l'aggravation de la situation économique dans les pre­mières années de l'après-guerre : alors qu'on espère une baisse du prix des matières premières, celles-ci ne cessent de monter, en particulier le charbon; la crise des transports fait encore grimper leurs prix, en même temps qu'elle retarde les livraisons de matériel; les changes sont de plus en plus défavorables pour les importations françaises. Surtout, les Américains conservent quelque temps les avantages des contrats du temps de guerre pour vendre leurs camions, et l'armée elle-même liquide ses stocks de camions dans le public, à des prix défiant toute concurrence. En définitive, les commandes diminuent, puis s'effondrent en juin 1920, alors même que les fournisseurs de matières premières pré­cipitent leurs livraisons à un prix très élevé.

Mais, chez les concurrents de Berliet, ces conditions défa­vorables n'ont pas de conséquences désastreuses. La firme lyonnaise, par contre, va payer le prix de lourdes erreurs commises par son trop impulsif fondateur.

Première erreur: à l'époque de la pénurie de matières pre­mières, Berliet avait commandé cinq à six fois plus d'acier que nécessaire: en 1920, tout lui est livré en même temps, avant même que les cours n'aient beaucoup baissé.

Deuxième erreur: Berliet pour mieux écouler sa production, a laissé ses concessionnaires demander des livraisons sans verser un centime d'arrhes: les carnets de commandes se sont ainsi trouvés artificiellement gonflés par quantité de contrats, annulés en 1920.

Troisième erreur, plus grave: l'aciérie que suppose « l'usine intégrale ", Marius Berliet la commande, par admiration pour les États-Unis, chez Carnegie : ainsi, elle n'est terminée qu'avec retard, au moment précis où Vénissieux est sub­mergé par les stocks : on doit renoncer à l'utiliser; mais il faut encore la payer; et la payer en dollars, à un taux de change de plus en plus défavorable ...

Quatrième erreur, celle qui aura les plus lourdes conséquen­ces : le maître de Vénissieux qui veut suivre l'exemple de Henry Ford et de son modèle « T ", décide de se lancer dans la fabrication en série d'un seul modèle de camion -le

C.B.A , qui a fait ses preuves -et d'un seul modèle de voi­ture, baptisée «va ", et rigoureusement copiée sur une automobile américaine, la Dodge. Or, c'est un modèle de conception ancienne (1913), une voiture plus ou moins improvisée; une automobile trop puissante pour les routes européennes, un véhicule au prix de vente (9500 F la tor­pédo) calculé beaucoup trop juste, et surtout un engin mal adapté aux possibilités industrielles françaises : les aciers dont dispose Marius Berliet sont de qualité très inférieure à celle des productions d'outre-Atlantique.

Au bord de la faillite

Les acheteurs de la VB regrettent d'avoir fait confiance à Berliet : cette voiture lancée à grands renforts de publicité, la société leur demande d'abord de la payer plus cher que prévu dans le contrat; ils se retournent contre elle et obtien­nent un retour au prix initial, et parfois des dommages-inté­rêts. Surtout, la VB est fragile : les ponts arrière cassent comme du verre, et ils cassent vite, quand les voitures sont encore sous garantie; l'image de marque Berliet, celle de la solidité depuis l'achat de la licence par l'American Loco­motive et depuis le triomphe des C.B.A. sur la «Voie Sacrée "". est bien compromise.

Les ventes de voitures et de camions s'effondrent : les stocks d'invendus s'accumulent -Berliet débauche dans des proportions incroyables. Des 13000 ouvriers employés en 1919, il ne reste que 2200 en avril 1921 ! La société est au bord de la faillite. Pour tenter d'y remédier, on exige le règle­ment immédiat des créances, on demande des délais de paiement pour les dettes; on tente de recourir aux ban­quiers; on prépare l'émission d'un emprunt obligataire, puis on y renonce. Finalement, Marius Berliet déCide de renoncer à la plupart de ses actions d'apport et à tenter de faire renaî­tre sa société avec un capital réduit et de l'argent frais. Le fisc s'oppose alors à cette solution. Il ne reste plus qu'un seul recours, le «règlement transactionnel", régime judiciaire d'exception qui permet aux créanciers -c'est-à-dire aux ban­quiers -de prendre le contrôle de la société jusqu'au remboursement des fonds qu'ils ont avancés.

Marius Berliet doit accepter de voir des gens qu'il déteste: Pariset, directeur du Grand Bazar de Lyon et représentant du Crédit Lyonnais, et Goy, ingénieur, prendre la direction de l'affaire en compagnie de son fidèle Thibaudon, secrétaire général, alors qu'il doit se contenter, lui, le fondateur, de la section «Études et constructions des automobiles et poids lourds (traction sur route) ", et même -humiliation suprême ­déléguer son droit de vote aux assemblées générales aux industriels Bergougnan, Edmont Gillet et Watteville! Le règlement transactionnel est accepté par les créanciers à la quasi-unanimité, et agréé par le tribunal de commerce le 3 mai 1921. Marius Berliet a échappé à la faillite, mais à quel prix!

Gérard DÉCLAS

(à suivre)