03 - Petite histoire d'une idée bizarre (2)

========================================================================================================================

Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

========================================================================================================================

Petite histoire d'une idée bizarre (2)

Visite aux" Trois Grands"

Assister à un congrès peut constituer une bonne occasion de comparer ses opinions avec celles de collègues expérimentés; il faut avoir quelque chose à offrir en échange des informations que l'on recherche et, si possible, être capable de s'exprimer dans l'idiome local.

Nos expériences étaient assez avancées pour que je puisse, sans risque de nous ridiculiser, présenter au congrès national de la

S.A.E. (Society of Automotive Engineers), à Detroit, en janvier 1968, un exposé décrivant le principe d'Unisurf, avec quelques notions sommaires de mathématiques mais, surtout, une philo­sophie générale de son emploi.

Mon texte avait été diffusé par la S.A.E. plusieurs semaines avant l'ouverture de la réunion, où j'avais le périlleux honneur de figurer en lever de rideau. Sans doute mon papier avait-il suscité quelque curiosité, car je pris la parole devant une salle quasiment pleine. Tout au fond, de chaque côté de la porte principale, se tenaient deux groupes compacts. Notre collègue Fournier, qui était notre correspondant' aux U.S.A., me signala que l'un appartenait à Ford et l'autre à General Motors. Les gens de Chrysler et ceux de Budd étaient égale­ment présents.

L'exposé donna lieu à des questions qui portaient sur l'emploi du procédé plutôt que sur ses bases mathématiques.

A la sortie de la séance, je fus sur-le-champ invité par les gens de Ford à les accompagner à Dearborn pour continuer la discussion. L'offre était superflue, car notre ami Fournier avait

Vox clamantis ...

déjà pris pour moi rendez-vous avec leur service des méthodes. Mais la teneur de l'exposé m'avait fait passer de l'état de visi­teur, de curieux, que l'on accueille avec gentillesse, à celui de collègue avec qui l'on peut utilement échanger des informa­tions. Tout l'après-midi se passa en discussions avec Harold Bogard, J. Schatz et Norman Hopwood. Comme les sujets abordés allaient de la mathématique à la servo-commande en passant par le dessin, l'électronique, le fraisage de forme et l'ajustage des outils, l'on appelait, l'un après l'autre, chacun des spécialistes concernés, et l'effectif de la réunion passa peu à peu de quatre à douze.

Le projet de Ford, à ce qu'il m'a semblé, était de ne rien chan­ger à l'enchaînement des opérations du processus classique ­maquette (fig. 10), tracé provisoire, modèle, tracé définitif,

Fig. 10

maître-modèle, reproduction -mais d'automatiser ce que l'informatique et l'électronique pouvaient accomplir. C'était à l'opposé de ce que nous nous préparions à faire, et ne permet­tait pas de tirer tous les avantages qu'aurait procurés un système cohérent. Or, les gens que j'avais ainsi rencontrés étaient tous parfaitement compétents dans leur spécialité ; la faiblesse de leur ensemble, qui n'avait pas su, ou pas osé, franchir d'un seul coup plusieurs étapes, provenait probable­ment de l'absence d'un homme qui aurait eu, à la fois, l'apti­tude à effectuer une synthèse de toutes les conceptions particu­lières et le pouvoir d'en faire appliquer les conclusions.

Plusieurs fois, par la suite, j'eus l'occasion d'être accueilli à Dearborn, et mon impression est que les techniciens y sont sous la coupe de cadres administratifs qui ne connaissent évidem­ment rien à la technique et qui, avant de s'engager sur un projet, font procéder à des études économiques à perte de vue. La sclérose serait-elle la conséquence inévitable du gigan­tisme ? Évidemment, il est plus facile de prétendre comptabili­ser le coût d'une tonne de copeaux ou d'un kilomètre de trait que de décider de quel prix on est prêt à payer le gain d'un mois de délai.

Mon étonnement fut sans limite lorsque j'entendis exprimer que les stylistes étaient capables de percevoir une discontinuité de la dérivée quatrième au point de raccordement de deux arcs de courbe. Or, cela ne pourrait intervenir, évidemment, que si les courbes étaient de classe cinq, ce qui n'était sûrement pas le cas.

En effet, une latte définit approximativement une courbe de troisième degré, si toutefois on accepte de négliger l'effet du frottement au droit des poids qui la chargent. Une simple expérience montre que l'œil humain, fût-il celui d'un styliste, est incapable de distinguer une discontinuité de courbure infé­rieure à 5 %. Que dire alors de la quatrième dérivée ? Passe encore que des farceurs soient pris au sérieux par des gens aussi incapables qu'eux de dire ce qu'est une dérivée, de quelque rang qu'elle soit, mais je me refuse à croire qu'ils aient pu proférer leurs hâbleries sans déclencher, parmi les techniciens, une discrète hilarité.

Le lendemain, chez General Motors, je rencontrai surtout les mathématiciens, le professeur Butterworth et William Gordon. Mon sentiment fut que l'on s'y orientait vers l'exploitation intensive de la méthode de Coons. Privilégier la traduction au détriment de la conception directe ne me semblait pas la meil­leure solution.

Chez Chrysler, deux jours plus tard, je me trouvai face à des gens bien moins avancés que leurs collègues rencontrés précé­demment, et qui avaient beaucoup à apprendre sur le sujet.

Les spécialistes de Budd m'avaient, la veille, emmené à Phila­delphie. Leur problème était particulièrement difficile à résou­dre, car ils travaillaient principalement pour les Trois Grands, ainsi que pour American Motors ; les données leur étaient transmises sous les formes les plus variées: épures, calibres, pièces, contre-moulages de maître-modèle ou plans sommaire­ment cotés ; il leur fallait trouver un système qui les accepte toutes. C'était vraiment vouloir résoudre la quadrature du cercle, et leur position était bien inconfortable. Leur mathé­maticien avait élaboré un procédé plutôt bâtard, mêlant les coniques et les -fonctions de Coons, et dont les résultats étaient médiocrement prometteurs.

De ce voyage d'une semaine, je rapportai l'impression que nous étions dans la bonne voie en cherchant à lier toutes les phases du processus d'étude et de fabrication des carrosseries, et que nous avions de l'avance sur nos concurrents américains. Mais leur compétence et l'ampleur des moyens dont ils disposaient me donnaient à penser qu'ils rattraperaient vite leur retard si on leur permettait de donner suite à un projet bien bâti.

Dès mon retour, je rédigeai un compte rendu de ce que j'avais observé, appris ou deviné, et je l'adressai à tous ceux que cela pouvait concerner, sans recevoir, d'ailleurs, la moindre réaction.

Visite chez Peugeot

En 1967, Renault et Peugeot étaient liés par un accord de coopération technique, mais l'emploi de l'ordinateur pour les travaux de carrosserie ne figurait pas sur la liste de leurs préoc­cupations communes.

Ayant appris par hasard en 1968 que nos collègues envisa­geaient d'acheter la licence du système Budd, je demandai à

M. Beullac s'il ne serait pas correct et charitable de leur faire part de notre opinion et de notre projet. C'est ainsi que je rencontrai MM. Chillon et Hamon; ils avaient déjà accompli un essai avec la SOGREAH, qui n'avait pas abouti à des résul­tats significatifs. Ils furent vite intéressés par notre solution, mais Sochaux fut hostile à ce projet, qui secouait sérieusement les habitudes et le choix final se porta sur Budd, en dépit des objections de l'équipe de La Garenne.

Ainsi qu'il était à prévoir, cette tentative ne donna pas les résultats espérés; Peugeot devint alors le partenaire de la Régie et prit une part très active au développement d'Unisurf.

Peu à peu, la conviction dont faisait preuve l'équipe de La Garenne entraîna l'adhésion de celle de Sochaux. Il serait inté­ressant de savoir comment le procédé s'est développé, ce dont Pinin-Farina a bénéficié par ricochet grâce aux efforts, en particulier, de MM. Cerruti et Martinelli.

Mise en route des prototypes

Vers la fin de 1967, les prototypes assemblés furent transportés au service électrique pour subir la mise au point des comman­des asservies. Cela nécessita beaucoup d'efforts, et des hommes comme François Goutierre, Jacques Daumal, Gosset et Soutif, sous les ordres de Maurice Georges, ont joué un rôle fondamen­tal par leur savoir, leur virtuosité et leur persévérance.

Enfin, les machines commencèrent à fonctionner convenable­ment; comparées à celles d'aujourd'hui, leurs performances sembleraient presque ridicules; néanmoins, c'était pour nous, à cette époque, un véritable sujet d'émerveillement.

Cependant, une machine se mit à manifester des caprices gênants autant qu'imprévisibles. Après un examen assez labo­rieux, il fallut conclure que la faute incombait à un capteur de position. C'était un appareil délicat, de haute précision, où se mêlaient la mécanique, l'optique et l'électronique. Pour donner une idée de sa finesse, qu'il suffise de rappeler qu'il comportait un disque transparent dont le réseau gravé conte­nait des traits épais de cinq millièmes de millimètre. Jacques Daumal le démonta pour effectuer une réparation provisoire puis, quelque temps après, il rapporta le capteur chez sdn fabricant pour une remise en état définitive. Celui-ci fut épou­vanté à la pensée que l'on avait osé ouvrir l'appareil car il était persuadé que, seul, son personnel pouvait s'y risquer. Il fut bien étonné de constater que la réparation avait été accomplie de façon parfaite. A sa surprise se mêlait sans doute un peu de dépit de se voir déposséder d'un monopole qu'il croyait détenir.

En avril 1968, les machines furent installées à Rueil et mises à la disposition du service d'études de carrosserie.

Dire que leur arrivée suscita un enthousiasme général, ou même de l'intérêt, serait enjoliver beaucoup la réalité. Toute innovation est considérée comme un empêchement de

sommeiller en rond. De plus, il faut convenir que ce n'est guère le moment de se livrer à des expériences lorsque le travail est urgent, et il l'est toujours, car changer de technique occasionne inévitablement une baisse temporaire de rendement.

La machine fut confiée à un jeune projeteur, M. Soulat, qui prit immédiatement intérêt à son usage et qui, en quelques jours, obtint de très appréciables résultats. On y affecta aussi un ingénieur récemment embauché, Daniel Vernet, qui n'avait jamais travaillé aux études de carrosserie, ce qui avait déjà l'avantage de l'affranchir de tout préjugé et de toute inhibi­tion. Il fut bien vite passionné par l'aspect mathématique du problème, mais sans négliger pour autant son importance pratique. Sans lui embellir la perspective, je lui exposai qu'il était en plein milieu d'une tentative nouvelle. Si elle échouait, il aurait perdu quelques années de sa vie ; en cas de réussite, il aurait acquis une expérience de premier plan. Il a pris une part importante au succès d'Unisurf sans se laisser décourager par l'hostilité de quelques cadres encroùtés dans leur routine.

Les machines avaient été placées sous l'autorité d'Henri Lagrange: Il aurait pu se réfugier dans une neutralité prudente; à la limite de l'hostilité discrète. Il détenait prati­quement le pouvoir de faire échouer l'expérience, ce dont beaucoup lui auraient certainement su gré ; il se serait ainsi acquis une réputation de circonspection et de sens critique dont sa carrière aurait profité. Bien au contraire, il se jeta de tout son cœur dans la bataille, apportant sa contribution personnelle au développement de la théorie mathématique et faisant parfois fonctionner lui-même la machine à dessiner.

Au rez-de·chaussée, la fraiseuse était conduite par M. Michau, secondé par une équipe très réduite. Il y déploya une activité incessante, à la fois outilleur, agent de méthodes, préparateur, affûteur et contrôleur; en cas de besoin, il dirigeait lui-même la machine; à ce poste, il accomplit un travail énorme.

Avant de s'attaquer aux véritables tracés de carrosserie, deux ou trois dessinateurs vinrent s'initier, pendant huit semaines environ, au fonctionnement de la table à dessin. Il n'aurait pas été prudent de confier à une équipe qui débutait dans ce genre de besogne la responsabilité d'une étude importante, et qui devait être achevée dans un délai strict. Aussi fut-il sagement décidé que les travaux effectués à l'aide des machines doubleraient simplement ceux d'une équipe travaillant de façon classique.

Certains regardaient· d'un air soupçonneux, ou parfois gogue­nard, ces gens qui, au lieu d'employer les instruments de leur profession, faisaient tourner des cadrans ou appuyaient sur des boutons.

De façon très inattendue, le premier point fut marqué par l'exé­cution d'une besogne fastidieuse. Un grand plan s'effectue tradi­tionnellement sur un quadrillage décimétrique ; ce tracé doit avoir une précision de l'ordre du dixième de millimètre, et sa réalisation est considérée, à juste titre, comme une corvée particu­1ièrement pénible. Or, un des dessinateurs devait refaire une grille défectueuse, et la perspective ne l'enchantait absolument pas. Son chef de section ne pensait pas voir achever ce travail avant plusieurs jours, et son étonnement fut grand lorsque son dessina­teur le lui apporta quelques heures plus tard. Il avait simplement demandé l'aide de son collègue, et la machine avait aussitôt fourni un tracé exact.

Peu à peu, les dessinateurs prirent l'habitude de demander l'assis­tance de la machine pour tracer certaines courbes dont la complexité leur posait des problèmes. Une occasion, officielle cette fois, se présenta quand il fallut, toute affaire cessante, modi­fier la porte de la voiture R 5. Les plans et le modèle furent réali­sés bien avant que les tracés traditionnels ne soient accomplis. Yves Georges me confia qu'il avait été surpris par l'exactitude du raccordement avec les panneaux voisins ; je lui rappelai que ses antécédents scolaires auraient dû lui inspirer quelque confiance dans le pouvoir de la mathématique, et dans la rigueur de la géométrie en particulier.

Pendant deux années, le système Unisurf subit un véritable exa­men probatoire, les travaux étant exécutés en parallèle avec ceux des équipes normales.

Les cadres supérieurs de Rueil n'y portaient pratiquement aucun intérêt; cependant, le système avait réalisé la maquette complète d'une voiture qui, d'ailleurs, ne fut jamais mise en production. Les adversaires du système faisaient observer que sa fabrication avait pris à peu près autant de temps que par la méthode tradi­tionnelle. C'était ignorer, involontairement peut-être, qu'il n'est pas sain et équitable de comparer les performances d'une méthode bénéficiant d'une longue expérience avec les résultats de moyens nouveaux, souffrant encore parfois de maladies de jeunesse.

Plus grave, c'était méconnaître qu'une différence fondamentale séparait les deux résultats : un modèle fait à la main doit être mesuré; il faut ensuite en déduire un tracé, réaliser des gabarits, fabriquer un maître-modèle, le corriger, le mouler et le contre­mouler, copier les outils et les ajuster. Toutes ces opérations engendrent des erreurs; qui plus est, le maître-modèle subit, avec le temps, des distorsions que les soins les plus attentifs ne peuvent empêcher; or il a valeur de référence et les plans, établis à grand' peine, n'ont plus qu'une signification approximative. Au contraire, la définition numérique est invariable et com­plète ; elle est immédiatement utilisable et transmissible sans altération, quels que soient le temps et la distance.

Un jeune homme fut chargé d'établir un rapport sur la valeur générale du projet. Sa totale inexpérience de la question était garante de son impartialité. Il conclut que l'on n'avait réussi qu'à créer "une mauvaise machine à copier". Le texte ne m'avait pas été communiqué, mais Yves Georges eut l'élégance de me le remettre, en me demandant mes commentaires.

Il me fallut convenir que l'auteur avait vu parfaitement juste, et que je partageais en totalité son point de vue. Néanmoins, je dus ajouter que, s'il m'avait fait l'honneur de m'interroger, je lui aurais exposé qu'il n'était pas question, dans mon esprit, d'essayer de recopier une forme dt;jà existante, ce que d'autres systèmes faisaient déjà plus ou moins bien; au contraire, s'il avait pris soin de parcourir mes notes, il aurait certainement compris que le but était de mettre un instrument rapide, précis et maniable à la disposition de ceux qui concevaient la forme d'un objet.

L'avenir n'a pas ratifié le jugement de cet excellent garçon; comme j' ai toujours aimé la spontanéité et l'impétuosité des jeunes gens, même lorsqu'ils mettent à côté de la plaque de façon majes­tueusement pontifiante, je forme les vœux les plus ardents pour que cette monumentale balourdise, proférée à l'aube d'une carrière prometteuse, n'ait pas nui à l'avenir de ce brillant jeune homme. Mes craintes, j'en suis certain, sont tout à fait injustifiées car, c'est un fait maintes fois vérifié, il est beaucoup moins préju­diciable de ne pas percevoir l'intérêt d'une nouveauté que de s'en rendre compte plus tôt qu'il ne convient.

L'atelier des outils de presse

Pendant que le bureau d'études de carrosserie poursuivait son expérience, il devenait indispensable d'examiner comment son éventuelle réussite influerait sur l'équipement de l'atelier de fabri­cation des outils de presse. Celui-là utilisait alors principalement des machines à copier Keller ou Collet et Engelhardt, ainsi qu'une énorme Giddings and Lewis, qui avait été la première machine à commande électronique importée en Europe, et dont la mise au point avait, d'ailleurs, valu quelques cheveux blancs à nos électri­ciens. Toutes ces machines étaient d'un âge vénérable et il deve­nait urgent d'assurer la relève tout en augmentant la capacité du département.

La décision était d'autant plus difficile à prendre qu'elle devait intervenir, pour respecter' les délais indispensables, avant que l'eXpérience en cours ait donné des résultats indiscutables.

C'est en Allemagne qu'étaient fabriquées la plupart des grosses fraiseuses à copier commandées par des palpeurs hydrauliques ou électriques. Les fabricants s'étaient bien rendu compte que le développement de la commande numérique risquait d'entraîner de profondes modifications techniques. Heyligenstaedt avait ima­giné un système capable de s'adapter, en cas de besoin, à une évo­lution, à laquelle d'ailleurs il ne croyait que modérément. Une machine séparée, un portique de mesure, palpait un modèle et enregistrait en même temps sur une bande perforée les informa­tions nécessaires au fonctionnement de la fraiseuse, qui était dotée d'une commande numérique.

L'avantage immédiatement évident du système était, d'une part, que le même modèle pouvait servir à usiner deux pièces parfaite­ment symétriques et que, d'autre part, la vitesse de palpage étant très supérieure à l'avance de fraisage, la machine pouvait servir à actionner plusieurs fraiseuses.

Très sagement, Marcel Camut, directeur des méthodes de carros­serie, opta pour cette solution; la mise en service de la fraiseuse posa quelques problèmes; l'appareil à palper n'eut jamais à être utilisé en conjugaison avec elle et sert uniquement de machine de contrôle, ce dont il s'acquitte fort bien.

Contrôle

Lorsque fut achevé le premier outil usiné sur la fraiseuse à commande numérique, le service du contrôle entreprit de l'exa­miner avec une attention toute particulière. Pour son malheur, les plans (fig. 11) ne comportaient pas de tracés de sections planes

Fig. 11

auxquels il eût pu se référer pour établir ses calibres de vérifica­tion. Il réclama donc au service des méthodes les données indis­pensables à leur réalisation. La réponse fut un refus poli mais catégorique. En effet, la précision du travail d'une fraiseuse est sans commune mesure avec celle d'un gabarit en tôle, forcément flexible et qui doit être orienté dans l'espace afin de tenir compte du balancement imposé à la pièce pour faciliter son emboutissage. En bref, le contrôle des gros outils n'avait qu'une valeur très illu­soire, et l'on s'en était jusqu'alors contenté, faute de mieux et en feignant de croire à son efficacité.

Il fut simplement proposé de fournir les coordonnées cartésiennes d'autant de points que le contrôle en demanderait. La vérification fut effectuée par cette méthode à l'aide de la machine à mesurer d'Heyligenstaedt, et montra que les différences dépassaient rare­ment le dixième de millimètre, ce qui était cinq ou dix fois mieux que tout ce que l'on avait obtenu, de mémoire de contrôleur, par les procédés classiques.

Maintenant, c'est à l'aide de la commande numérique que l'on fabrique les calibres tridimensionnels de contrôle (fig. 12). Ils servent, en particulier, à la vérification des vitres, et les conflits avec nos fournisseurs ont pratiquement disparu.

Fig. 12

Système Inaba

En 1966, je reçus la visite du docteur Inaba, directeur tech­nique de la Fugi Tsushinki Cy. Il était l'auteur d'une solution fondée sur l'emploi des surfaces cartésiennes bi-cubiques. Les cas de figure étaient nombreux et le manuel que m'offrit mon visiteur comptait environ six cents pages. En reprenant ses calculs de base après son départ, je m'aperçus qu'une erreur de conception ame­nait un défaut de raccordement entre carreaux voisins. Je ne pus moins faire que d'attirer l'attention de l'auteur sur ce point, mais il me répondit que la discontinuité était imperceptible, ce dont mes calculs me permettaient de douter.

Trois ans plus tard, il revint en Europe accompagné d'une déléga­tion de chez Isuzu, et la Régie les accueillit à Rueil, où nos machi­nes étaient en fonctionnement. Un de nos visiteurs m'attira à l'écart et me fit comprendre par gestes, car il ne parlait pas plus le français que moi le japonais, qu'il était surpris de constater que nos carreaux se raccordaient correctement ; je me gardai bien, solidarité oblige, de lui conseiller de vérifier les hypothèses du docteur Inaba.

Quelque temps après, la Régie envoya une mission chez Rolls­Royce, qui utilisait des ordinateurs pour calculer et tracer les aubes de ses turbines. Dans l'atelier, une machine fraisait une matrice destinée à la fabrication d'une ailette. La surfa~e de l'empreinte était visiblement formée de carreaux dont la conti­nuité n'était qu'approximative. Comme je m'en étonnais inno­cemment, mon collègue me répondit que la dynamique des fluides avait ses exigences. Il eût été discourtois de manifester le moindre scepticisme, mais je n'en pensai pas moins.

Adoption du système

Au printemps de 1970, M. Beullac pensa qu'il était temps de tirer la conclusion d'une-expérience qui s'était poursuivie pendant un peu plus de deux ans.

Avant de réunir une commission plénière, il me fit comparaître dans son bureau et je dus lui faire, une fois de plus, un exposé sommaire de la théorie mathématique qui servait de base au procédé, et la description du système qui, du style à l'atelier des outils de presse, en constituerait la conséquence logique.

Il était assisté d'un jeune homme dont il avait fait son collabo­rateur direct. Celui-là, pendant mon exposé, avait paru s'ennuyer prodigieusement. Sans doute n'avait-il plus rien à apprendre sur les propriétés des espaces paramétriques, ni sur le métier d'outilleur. D'un air condescendant et blasé, il se borna à déclarer : "Si votre truc était si bien que cela, il y a longtemps que les Ricains l'emploieraient".

Cela me fit sentir, d'un seul coup, tout le progrès qu'avait fait, depuis ma sortie de l'école, l'éducation des ingénieurs puisqu'un de ses produits savait montrer, en si peu de mots, le niveau d'un caractère, les limites d'un savoir et les bornes d'une intelligence.

Que pouvais-je répondre à une observation aussi percutante sinon que, si mon "truc" était idiot, il saurait sûrement me le démon­trer de manière brillante mais que, dans le cas contraire, il faudrait qu'il explique pourquoi il ne l'avait pas inventé long­temps avant moi.

Comme il ne faut jamais laisser perdre une bonne occasion de rire, l'anecdote mit en joie toute l'équipe des spécialistes de Ford à qui je la racontai un peu plus tard. Et comme ils avaient procédé à quelques expériences qui les avaient convaincus de la validité de mon "truc", ils ajoutèrent: "You see, Peter, the trouble is that next time me propose something new to our topmen, they will say: ifyour gimmick is so cute, how come they don't already use it in Biancort ? .. "

En juillet 1970, le moment vint de prendre une décision au sujet du système Unisurf. Le dilemme était simple : abandonner ou passer à l'application à grande échelle. Cela consistait à s'équiper, pour commencer, avec une machine à dessiner de sept mètres, trois de trois mètres et deux fraiseuses rapides, à répartir entre le bureau des études de carrosserie, les méthodes et l'atelier de modelage. Avec les ordinateurs et le programme, c'était au bas mot quinze millions de francs. Pour éclairer ceux dont il entendait demander l'avis, M. Beul­lac, déjà possédé par une ardeur prosélytique à laquelle il devait, plus tard, donner libre cours au sein du ministère de l'Éducation Nationale, forma le projet fort louable de dévelop­per les connaissances des cadres supérieurs placés sous son autorité. Pour leur exposer les principes de base de la commande numérique, il choisit deux excellents garçons dont la foi était d'autant plus vive, à l'instar de celle de Polyeucte, que leur initiation était récente. Afin de parachever son entre­prise, il voulut me charger de rafraîchir la mémoire de mes col­lègues à propos de la géométrie des espaces abstraits paramé­triques. D'abord j'élevai les objections les plus formelles car ces hommes m'inspiraient trop d'amitié pour que je consente, sans résister, à les attrister avec des considérations dont ils n'avaient strictement rien à faire.

Mais les ordres sont les ordres et je dus m'incliner. j'espère bien sincèrement que mon auditoire, qui fut partagé entre l'abatte­ment, la somnolence et la consternation, m'a pardonné de lui avoir infligé, bien contre mon gré, soixante-quinze minutes de démonstrations indigestes autant que superflues.

Quelques semaines plus tard, c'est un aréopage d'une quinzaine de personnes qui fut amené à prononcer le jugement final ; je ne sais si j'étais symboliquement placé au banc des accusés ou à celui de la défense.

D'abord, je fus prié de résumer, en dix minutes, le résultat de huit ans de travail et de vingt-cinq mois d'expériences, et de décrire le système en question. Je me gardai bien de poser au tableau la moindre expression mathématique, ce qui eût irrémédiablement torpillé le projet. Lorsque la parole fut donnée à l'auditoire, il y eut un long silence. Puis Fernand Picard déclara que, sans avoir d'avis personnel sur l'aspect algébrique de la méthode, il pensait qu'elle consistait, dans son principe, à remplacer des données sub­jectives par des informations objectives et qu'à ce titre c'était une bonne chose. Avec le vocabulaire coloté qui lui est particulier, Yves Georges exprima une opinion identique. Les autres assistants furent muets ou évasifs. Considérant qu'il y avait deux avis favorables et treize abstentions,

M. Beullac décida de poursuivre le projet.

Il n'est pas impossible que, si les opinions avaient été exprimées à bulletin secre~, le résultat eût été quelque peu différent.

Choix du matériel

Nous pouvions, à partir de cet instant, discuter en position de force avec les constructeurs de machines à dessiner en leur faisant sentir que, s'ils refusaient d'accepter nos options tech­niques, nous étions capables de nous passer d'eux, comme l'existence de notre prototype le prouvait.

Entre les deux concurrents, c'est Kôngsberg qui manifesta le plus de compréhension et de bonne volonté; c'est donc lui qui fut choisi. La fraiseuse rapide reçut quelques perfectionnements ; François Pruvot avait quitté la Régie, et c'est Christian Langlois qui pour­suivit ce que son camarade avait si bien commencé. La machine

Fig. 13

reçut une tête porte-broche orientable très originale, conçue par

M. Dressler (fig. 13), et qui fut souvent imitée depuis. Cette fois, les conditions d'asservissement furent beaucoup plus sévères, puis­que l'avance devait atteindre cent cinquante millimètres par seconde, ce qui doit, pour une machine de dix-huit tonnes, consti­tuer encore un record mondial. Les ordinateurs de la C.I.I., du type 10020, seraient assez puissants et rapides pour autoriser l'emploi de fonctions du cinquième degré et la compensation, en temps réel, du rayon des fraises sphériques. L'établissement du logiciel fut confié à une équipe d'informaticiens de la Régie, avec MM. Riaux et Rogala, le travail étant sous-traité en partie par la

C.LL et le C.E.S.L

La SOFERMO, filiale de la Régie, effectuait principalement des études de carrosseries et d'outillages correspondants. C'était une entreprise de dimensions bien modestes, employant quelques dizaines de spécialistes. Son directeur, Pierre Pardo, avait saisi depuis longtemps tout le parti qu'il pouvait tirer des travaux, qu'il avait suivis avec beaucoup d'intérêt. Il avait montré, entre 1940 et 1945, que les gros risques ne l'intimidaient pas, et il prit celui d'endetter lourdement sa société pour l'équiper d'une grande planche et d'une fraiseuse rapide. Avec l'équipement complémen­taire et la participation aux frais d'établissement du logiciel, la facture devait dépasser cinq millions.

Installation des machines

Les machines furent livrées au printemps de 1972. Les fraiseuses étant posées simplement sur trois points, leur mise en marche s'effectua sans grandes difficultés, car aucune fondation n'était nécessaire. Les grandes machines à dessiner (fig. 14), en raison de

Fig. 14

leur structure modulaire, étaient portées par cinq bâtis, ce qui leur valait vingt points d'appui. Le constructeur avait donc conseillé de les fixer sur un bloc de béton d'une soixantaine de tonnes, faute de quoi il ne pourrait garantir la permanence de leur précision. Évidemment, c'était une nouvelle désagréable car, s'il fallait en passer par là, cela imposait d'installer les machines dans un local au rez-de-chaussée, et d'augmenter en conséquence la facture, la charge spécifique maximale admissible dans les étages des bâtiments ne dépassant pas un quart de tonne au mètre carré. L'on vint, d'un air mi-figue mi-raisin, m'avertir de ce contretemps. A mon avis, la solution consistait simplement à pla­cer la machine sur une légère poutre en acier ; il suffisait que celle-là soit isostatique pour que nulle déformation gênante ne fût à craindre. La réponse me paraissait si évidente que je ne crus pas nécessaire de donner de plus amples explications sur la solution que je préconisais. L'on se retourna alors vers le fournisseur, le priant d'étudier une structure mécanosoudée pour remplacer le bloc de béton. Le problème ne l'inquiéta pas, car les chars de combat et· les navires de guerre figuraient parmi ses spécialités. Il nous envoya les plans d'une poutre, en tôle de quatre-vingts milli­mètres, tout juste un peu moins lourde que le soubassement de ciment précédemment spécifié.

Cette fois, ce fut d'un air à la fois soucieux et goguenard que l'on m'annonça la nouvelle. Le porte-mine en main, je dus préciser ma pensée en exécutant un croquis détaillé de ce que je voulais, et c'est la SOFERMO qui se chargea d'en dresser les plans. Cette conception scandalisa, paraît-il, le constructeur, dont la plate­forme d'essai reposait sur les quatre mille mètres de granit des Alpes scandinaves, mais qui fut sans doute satisfait quand même de pouvoir se laver les mains de la suite de l'affaire.

Quelques mois plus tard, l'équipe des monteurs norvégiens débar­qua à Meudon-la-Forêt pour procéder à l'installation et au réglage de la machine. La vérification à l'aide d'une lunette auto­collimatrice fit constater quelques défauts. Les monteurs en reportèrent la responsabilité sur la conception de la poutre de sup­port, et leur commentaire sur mon état intellectuel aurait pu se résumer, en français, par un vocable trilittère. Je fis alors assem­bler, avec quelques cornières perforées, une structure très légère. Elle reposait exactement au-dessus des trois points d'appui et por­tait une dizaine de comparateurs en contact avec la poutre incri­minée. Il fallut ~ien constater alors que le basculement de la table n'occasionnait aucune déformation et l'on ne parla plus de cette question.

En dépit de l'eXpérience acquise lors de la mise en service des prototypes, le réglage des systèmes de commande fut passable­ment laborieux. Depuis 1968, la vitesse des tables à dessin avait décuplé, passant de trente à trois cents millimètres par seconde, et la fraiseuse devait atteindre cent cinquante millimètres par seconde. Au lieu de l'ordinateur CAE 530 avec ses huit mille octets de mémoire, les C.I.I. 10020 en avaient quarante-quatre mille, à quoi s'ajoutait un disque de trois millions d'octets.

Pour mettre en route sept machines réparties entre Rueil, Billan­court, le Point du Jour et Meudon-la-Forêt, l'équipe des électri­ciens se dépensa sans compter; François Coutierre et Jean-Pierre Lio, avec leur personnel, y ont passé bien des heures de la nuit.

Les pannes les plus inattendues vinrent compliquer la tâche. Il fallut un jour appeler d'urgence les spécialistes de C.I.I., car une machine manifestait une mauvaise volonté persistante. Après bien des vérifications, l'on s'aperçut qu'un minuscule papillon de nuit, attiré par la petite lueur émise par le lecteur optique de bande perforée, était venu mourir sur l'ampoule, dont il occultait partiellement le flux lumineux.

La fraiseuse de la SOFERMO se mit aussi à prendre de malencon­treuses initiatives, dont la cause demeura longtemps mystérieuse mais dont les résultats étaient plutôt catastrophiques. Enfin, on observa que cela se passait toujours au petit matin, exactement à la même heure. Un enregistreur révéla qu'une interruption de quelques centièmes de secondes se produisait effectivement dans l'alimentation du courant, en dépit des stipulations formelles du contrat. L'E.D.F. dut convenir que cela coïncidait avec les manœuvres de couplage d'une centrale supplémentaire, et il fallut prendre des mesures spéciales pour faire disparaître ce défaut difficilement perceptible mais bien gênant.

Inondation de Meudon-la-Forêt

Au cours de l'été 1972, un chantier routier était ouvert en face de la SOFERMO. Les fossés provisoires furent insuffisants pour éva­cuer l'eau d'un très violent orage nocturne; la fraiseuse et son ordinateur furent baignés dans quarante centimètres d'eau b6ueuse. M. de Oliver a était présent, car le travail se poursuivait vingt-quatre heures sur vingt-quatre; il alerta Pierre Pardo qui arriva de toute urgence et tous deux, vêtus d'un slip, prirent les premières mesures de sauvegarde. La fraiseuse n'avait pas trop souffert, mais les spécialistes étaient bien moins rassurés sur le compte de l'ordinateur. Ils exprimaient que, si jamais il se tirait de cette épreuve, sa remise en service n'interviendrait sûrement pas avant plusieurs semaines; l'hydrothérapie et les bains de boue ne sont pas des traitements conseillés aux ensembles électroniques.

Pierre Pardo s'accorda tout au plus quelques jours.

Pour éliminer l'humidité qui engluait les composants électro­niques, il n'était pas question d'utiliser l'air chaud; les semi­conducteurs ne supportent pas mieux l'élévation de température que l'immersion prolongée.

Comme il avait été formé à la stricte discipline des sciences physi­ques, Pierre Pardo se souvint du caractère de parfaite miscibilité de l'eau et de l'alcool éthylique. Les éléments de l'ordinateur furent donc badigeonnés avec des pinceaux imbibés de ce liquide. Ses vapeurs ont des propriétés physiologiques bien connues, la chaleur s'en mêla, et le travail s'accomplit dans une ambiance euphorique rappelant celle des vendanges plutôt que les austères besognes des électriciens dépanneurs. Les refrains bachiques dont bénéficièrent les voisins ne devaient rien au culte de Dyonisos, aux conseils de Rabelais ou à une tentative de résorption des excédents de notre viticulture nationale, mais en trois jours la remise en état fut achevée.

Les visiteurs qui ignorent cette péripétie s'étonnent de voir, au mur de la salle de la machine, l'effigie d'un zouave complétée par un trait noir situé à quarante centimètres du sol, et par la date de cet événement mémorable.

L'on sait que cette arme d'élite de notre armée d'Mrique a joué un rôle glorieux dans notre histoire militaire pendant cent trente ans. Son ultime représentant a pour mission de servir d'échelle de mesure des crues de la Seine à Paris. La rigueur historique oblige à dire que le peintre, au lieu d'une chéchia, a doté son sujet d'un turban que, de mémoire d'Mricain, on n'a jamais vu sur la tête d'un zouave, car c'était l'apanage des tirailleurs maghrébins.

Percée de la SOFERMO

Les cadres et les techniciens de tout rang, à la SOFERMO, se lancèrent sans réticence dans le développement des applications d'Unisurf, et les résultats qu'ils obtinrent ont largement contribué à modifier l'opinion de quelques cadres de la Régie qui n'accor· daient aucun crédit au système.

Pour régulariser sa charge de travail, la SOFERMO cherche à s'assurer une clientèle extérieure et la mise en service des machines ne modifia pas, bien au contraire, cette politique; elle réussit à prendre pied dans plusieurs entreprises. Ce ne fut pas toujours chose facile, car les superstitions ont la vie dure 1

La S.N.E.C.M.A. avait reçu d'un fabricant américain le mou­lage d'une cellule destinée aux réacteurs de Concorde. Il fallait le reproduire avec la plus grande exactitude. Cette exigence ne semblait pas totalement justifiée, car les reflets visibles sur la surface laquée accl,lsaient des irrégularités, creux et bosses, qui n'avaient sûrement rien à voir avec l'aérodynamique en milieu supersonique. Une machine de haute précision avait relevé les coordonnées de très nombreux points. En les reportant sur la table à dessiner après avoir amplifié l'échelle verticale, on put vérifier que toute l'habileté des modeleurs et des mouleurs américains n'avait pas éliminé les irrégularités, bien visibles en lumière rasante. L'on proposa d'effectuer un lissage, mais les contrôleurs s'y opposèrent. La SOFERMO préféra donc aban­donner le projet, car c'était une aventure dont les données étaient trop vagues, ce qui risquait d'aboutir à des contesta­tions inextricables.

Michel Bigouin, architecte naval, avait entendu parler d'Uni­surf par des amis de mon fils qui travaillaient à l'établissement toulonnais du C.N.E.X.O. Il apporta un jour l'esquisse, à l'échelle du cinquantième, d'un quatre-mâts de soixante-douze mètres (fig. 15) qu'Alain Colas devait engager dans la course transatlantique en solitaire. Son désir était d'obtenir, en trois semaines, une maquette navigante de trois mètres cinquante et pesant au plus vingt-cinq kilogrammes. Il ajouta que les res­ponsables du Bassin national des carènes, de la Direction Technique des Constructions et Armes Navales, l'avaient mis en garde contre quiconque prétendrait réaliser quelque chose de sérieux en moins de trois mois. Le défi fut relevé; sept jours plus tard, Daniel Bonhomme apportait à Marseille une épure au cinquantième qui fut acceptée sans retouche. Deux semai­nes étaient tout juste écoulées depuis la fin du tracé quand la maquette, poncée et laquée, fut livrée. Est-il nécessaire de pré­ciser que Daniel Bonhomme, pendant ces vingt jours, n'avait guère quitté son poste de travail, et qu'il n'avait pas volé le bref congé qui lui fut accordé ensuite?

Les responsables du bassin avaient insisté pour que le bateau fût muni d'un safran et d'un "trimmer" orientables afin que l'on puisse compenser une éventuelle dissymétrie. L'ordre fut exécuté bien qu'il ait paru quelque peu superflu. Sans qu'il fût besoin de les régler, la coque partit parfaitement droit dans le grand bassin de giration. Les spécialistes de l'établissement national s'en mon­trèrent fort surpris car, depuis Colbert, la chose ne s'était jamais vue.

Au cours des essais en bassin de houle, l'architecte discerna l'apparition de quelques tourbillons dans le sillage, et demanda combien de temps il faudrait pour modifier légèrement les lignes

Fig. 15

de l'arrière. Il était anxieux, car le temps pressait, et il crai­gnait que cela n'exigeât encore des semaines. Aussi fût-il heu­reusement surpris quand la modification fut faite, en sa pré­sence, en moins de deux heures.

Malheureusement, les chantiers de La Seyne, chargés de la construction, refusèrent d'utiliser la commande numérique pour oxycouper les couples en vraie grandeur, sous prétexte que cela enlèverait du travail aux traceurs. Deux mois au moins furent ainsi gaspillés, qui auraient permis de parfaire la mise au point du gréement. Il ne faut jamais refaire les batailles perdues, mais l'on ne peut s'empêcher de songer avec regret à ce qui aurait pu être. Des drisses cassées, une escale à Terre-Neuve, une pénalité, une seconde place, et si... et si... Pauvre Alain Colas 1 Qu'il était heu­reux en découvrant la maquette, en la voyant flotter pour la première fois, et lorsqu'elle fendait l'eau du bassin comme un squale rouge et blanc 1

Chez Dassault, M. Bouchoux avait la charge de faire fabriquer par des sous-traitants certaines maquettes destinées aux essais en soufflerie. Il prit la lourde responsabilité de confier à la SOFERMO l'exécution de l'une d'elles. En le faisant, il risqu;rit gros, car on ne lui aurait sans doute guère pardonné un retard, ni une erreur de cote. Évidemment, tout fut mis en œuvre pour qu'il ait satisfaction et ce fut le début d'une collaboration de plusieurs années (fig. 16).

Fig. 16

La première commande de Matra concernait la modification de l'arrière d'une carrosserie. Ce ne fut pas un travail facile car l'avant, fabriqué par les méthodes classiques, n'était pas symétri­

que. Néanmoins, la SOFERMO se tira très bien de la difficulté et, depuis ce temps, compte Matra au nombre de ses clients fidèles. Parmi les avantages que cette société trouve à une telle collabora­tion, l'un des plus déterminants est constitué, sans aucun doute, par un important raccourcissement des délais de mise en produc­tion (fig. 17).

Fig. 17

Il est curieux d'observer qu'il a fallu plus de dix ans pour que Chausson adopte la technique employée par ses deux principaux clients: Peugeot et Renault. Quant à Alpine, l'on attend encore sa réaction.

Rencontres

Les fonctions cartésiennes bi-cubiques du docteur Inaba ou bi-harmoniques de Georges Fayard n'ont eu que peu d'applica­tions pratiques, et la définition numérique des formes eXpérimen­tales est pratiquement du seul domaine des espaces paramétriques polynomiaux.

Or, avant 1970, les propriétés des fonctions à coefficients vecto­riels n'avaient guère suscité l'intérêt des mathématiciens, à l'exception d'Isaac Schonberg ou de De Boor ; ce sont des techni­ciens, pour la plupart des ingénieurs, Ferguson, Coons, Gordon, qui ont d'abord fait progresser ces connaissances, et qui ont entraîné les universitaires à leur suite. Cela m'a valu de faire des rencontres extrêmement intéressantes.

Le professeur Robin Forrest, qui avait travaillé quelque temps auprès de Steve Coons au M.I.T., m'avait donné les commen­taires que celui-là avait rédigés, à la demande de Ford, à propos de la communication que j'avais présentée au congrès de la S.A.E. en 1968.

Son rapport était fort drôle. En effet, mes opinions coïncidaient avec les siennes, qui étaient opposées à celles de Ford quant au rôle que la commande numérique devait jouer dans le cycle de l'étude et de la production des carrosseries. Cela le mettait en joie de voir qu'il n'était pas seul à professer des idées hétérodoxes. Il avait rédigé son texte comme la sténographie de réflexions faites à haute voix pendant sa lecture, avec ses surprises, ses exclamations, ses objections, ses découvertes et, pour finir, cette déclaration: "Maintenant, il faut que je m'arrête parce que mon stylo va tom­ber à sec".

Une correspondance s'établit entre nous, car il manifestait beau­coup de curiosité à l'égard de ma solution; il s'efforçait, de place en place, d'utiliser quelques mots d'un français assez pittoresque. Il faut dire que Steve Coons était un virtuose du calcul tensoriel, alors que les bases de mon système étaient issues de la géométrie la plus classique. Pour suivre ses raisonnements, je devais me donner un mal énorme et lui, de son côté, prétendait éprouver des diffi­cultés lorsqu'il voulait utiliser la représentation que j'avais adop­tée.

Après avoir travaillé quelques mois avec Steve Coons au M.I.T., Robin Forrest avait réintégré l'équipe du professeur Wilkes, chargé du laboratoire de mathématiques à l'université de Cam­bridge (G.-B.), qui avait obtenu d'excellents' résultats à l'aide d'écrans cathodiques. Il vint voir les prototypes et comprit aussitôt le parti que l'on pouvait tirer de la matérialisation rapide d'un objet ; il sut convaincre le professeur, qui rendit visite à Rueil en fin d'année, accompagné d'une dizaine de ses collaborateurs. Il nous soumit un problème, d'ailleurs relativement simple à résou­dre ; mais comme la fraiseuse était en pleine action, l'on ne put lui usiner immédiatement la pièce correspondante. Quelques jours plus tard, celle-là, brute de fraisage et ornée d'un ruban rouge, lui fut envoyée dans une jolie boite, avec nos vœux de joyeux Noël. Les douaniers de sa Gracieuse Majesté, toujours vigi­lants, crurent que nous avions voulu introduire en fraude une denrée interdite, car la Grande-Bretagne redoute les bactéries et les virus que recèle la cuisine continentale. Ils insistèrent, paraît-il, pour goûter un morceau de l'objet soupçonné; il y a probable­ment encore, sur le territoire britannique, un retraité des douanes qui raconte à ses petits-enfants que les Français sont de drôles de gens dont la pâtisserie, qui ne vaut pas le suetpudding, les rolls, les scones et les muffins, a ce curieux goût de formol, d'urée ou de phénol qui caractérise la mousse de polyuréthane.

Un an plus tard, le laboratoire de Cambridge possédait une fraiseuse ultra-légère, faite de cornières assemblées, actionnée par des courroies crantées en guise de vis-mères et des moteurs pas à pas, qui usinait des pièces d'un pied cubique à la vitesse de dix-huit mètres à la minute (fig. 18).

Fig. 18

Deux ans à peine suffirent à l'université pour abriter le centre

national où les enseignants, les industriels et les administrations

viennent traiter leurs problèmes. On y réalise aussi bien des

formes à chaussures et des bouteilles à whisky que des coques pour

la Royal Navy. La France n'a encore rien d'équivalent ... Allant à Detroit en 1970 pour rencontrer à nouveau les équipes de Ford et de G.M., je fIs escale à Syracuse (État de New-York) dont. l'université avait attiré Steve Coons, et qui était devenue le centre américain de l'étude des surfaces paramétriques. Steve avait annulé la location de la chambre que j'avais retenue et insista pour me recevoir à son propre domicile. TI avait invité, pour la soirée, une bonne douzaine de collègues et d'étudiants, tous inté­ressés par la même question. Mrs Coons, qui était hongroise, avait préparé un goulasch dont je ne suis pas près de perdre le souvenir. La conversation, où se mêlaient des sujets scientifIques et des anecdotes, fut aussi gaie que passionnante. Au moment de la séparation générale, Steve me dit qu'il y aurait, le lendemain matin, un cours sur le système Renault. Comme je lui témoignais mon désir d'y assister, il me prévint charitablement que je ne serais pas dans l'amphi, mais sur l'estrade. Il me fallut improviser, sans notes, un exposé de soixante-quinze minutes devant quatre­vingts auditeurs, parmi lesquels les garçons étaient tout juste majoritaires. L'après-midi, il y avait une réunion de professeurs et je fus encore mis à contribution. Après mon retour en France, je reçus un chèque à titre d'hono­raires et un certifIcat attestant que le prélèvement réglementaire de l'zncome tax avait bien été versé au trésor fédéral. L'université d'Utah, à Salt Lake City, avait à son tour engagé des études sous l'impulsion de Robert Barnhill; .William Gordon, de la G.M., y avait travaillé avec Richard Riesenfeld, Elaine Cohen et McDermott. En 1974, on y organisa une réu­nion de trois jours. Steve Coons, Robin Forrest, James Fergu­son, Even Melhum, William Gordon et Richard Riesenfeld y étaient présents ; parmi les pionniers, il ne manquait guère que Sueimon Inaba ; au cours de la première journée, un des participants, avisant mon étiquette, me demanda si j'étais bien Pierre Bézier ; comme mon nom était lisiblement écrit, je fus un peu étonné d'avoir à le confirmer; il insista pour savoir si j'étais bien responsable des fonctions, des courbes et des surfa­ces auxquelles la presse technique étrangère m'a fait le très grand honneur d'associer mon nom. Sur mon affirmation réi­térée, il ajouta: "Ah 1très bien, je vous croyais mort". Il est en effet habituel de ne conférer une telle distinction qu'à titre pos­thume, et j'eus la sensation étrange d'avoir assisté à ma propre résurrection.

Quelques mois plus tard, je prenais part à la séance périodique du conseil de perfectionnement du C.N.A.M., établissement où j'essayais d'inculquer à mes auditeurs de saines notions sur les fabrications mécaniques. A l'issue de la réunion, un de mes collè­gues, qui avait dù apercevoir mon patronyme dans une revue américaine, me demanda si j'avais un lien de parenté avec le mathématicien en question. Il me fallut bien admettre que nous appartenions à la même famille.

Quand le professeur Welbourne vint d'Angleterre rendre visite à la SOFERMO, je lui téléphonai la veille de son arrivée afIn de lui confIrmer quelles étaient les dispositions prises pour l'accueillir. Il était absent de son bureau à cet instant, et je chargeai son assis­tant de lui transmettre le message.

Mon collègue me confIa, par la suite, que ce jeune homme avait éprouvé à cette occasion une des plus belles émotions de sa vie : quand la secrétaire lui avait annoncé qu'un certain Pierre Bézier demandait à lui parler au téléphone, il avait pensé que la commu­nication émanait d'un revenant. Il est vrai que la Grande­Bretagne est une des contrées les plus riches en fantômes.

Un jour de printemps de 1973, se présenta à mon bureau un certain docteur Friedrich, qui exerçait chez Daimler-Benz ses talents de mathématicien. Il me déclara qu'il était l'auteur d'un système, qu'il avait baptisé F.C.R., et pour lequel il semblait éprouve?la plus vive admiration. La première lettre du sigle était sa propre initiale; on n'est jamais si bien servi que par soi-même; les deux autres consonnes se référaient respectivement aux noms de Coons et de Renault ; il peut y avoir des hybridations favora­bles ; mon interlocuteur semblait plus pressé de chanter les louan­ges de son invention que de m'en dévoiler le principe, et j'avais la sensation déplaisante de perdre mon temps. Pour m'asséner le coup de grâce, l'inventeur tira de sa serviette un blocde résine d'environ un décimètre carré. Sans avoir un œil expert, on pou­vait apercevoir un carroyage dont les sommets présentaient les méplats révélateurs de la première solution de Coons. Je dus alors, pour mettre un terme au dithyrambe de mon visiteur, lui expli­quer avec ménagement que les carreaux bi-cubiques sans dérivée mixte aux quatre coins étaient une solution depuis longtemps dépassée, ce dont il parut sincèrement navré. Nous nous quittâ­mes cependant de la façon la plus cordiale. Peut-être néanmoins m'a-t-il quelque peu tenu rigueur d'avoir soufflé sur ses illusions.

A l'automne de 1980, un de mes anciens élèves rendit visite à l'équipe de Ford, près de qui je lui avais ménagé une introduction. L'on demanda aimablement de mes nouvelles, puis de celles d'Unisurf. En effet, un groupe de chez Daimler-Benz était récem­ment passé à Dearborn et avait déclaré que, depuis mon départ en retraite, la Régie avait complètement abandonné le système. La réponse eût pu être celle que Mark Twain adressa. au rédac­teur du journal qui, par erreur, avait annoncé son décès: "The report of my death is greaùy exaggerated".

Le professeur Ciarlet, titulaire de la chaire d'analyse numérique à l'université de Paris-VI, me téléphona, un jour de 1973, pour me demander de but en blanc de venir faire un exposé sur le système Unisurf. L'auditoire serait composé de mathématiciens venus de diverses facultés de France. Ma réaction immédiate fut de refuser de me ridiculiser en venant raconter une histoire, connue depuis longtemps, à des gens infIniment plus instruits que moi. Il ne faut pas, dit la sagesse des nations, essayer de donner des leçons d'édu­cation sexuelle à sa grand-mère. D'ailleurs, depuis dix ans, le principe n'avait-il pas été, à plusieurs reprises, exposé dans des revues techniques françaises et étrangères ? Oui, mais les mathé­maticiens ne lisent pas les bulletins qui traitent de mécanique. Alors je dus céder à l'aimable insistance de mon interlocuteur. Je lui demandai comment lui était venue l'idée de me mettre à contribution. Tout simplement, il avait participé à un congrès consacré, quelque temps auparavant, à l'analyse numérique, et qui se tenait à Calgary, c'est-à-dire au fIn fond du Canada. Là, il avait parlé de recherches en cours, et l'un de ses collègues, venu de Salt Lake City, lui avait conseillé de se renseigner chez Renault. Halle aux vins, Calgary, Salt Lake City, Billancourt, le circuit était bouclé. Et l'on prétend que la ligne droite...

J'eus donc droit à un auditoire de haute qualité intellectuelle, dont le doyen avait à peine la moitié de mon âge. On m'avait hon­nêtement promis que je ne toucherais aucun cachet ; le service de la Science, avec une majuscule, est un sacerdoce et, comme tel, résolument spartiate et désintéressé. La séance se termina dans un petit bistrot voisin, autour d'un couscous gigantesque, dans une ambiance joyeuse qui, d'un seul coup, me rajeunit presque d'un demi-siècle. Au moins cette rémunération-là n'était pas soumise au prélèvement fiscal dont mon contrôleur des contributions eût frappé les remerciements dont on me gratifia avec une infinie gentillesse, s'il s'y était adjoint une expression monnayée 1

Il est bien probable que ce sont les techniciens de Citroën qui se sont, les premiers en Europe, intéressés à la définition numé­rique des surfaces car leurs travaux ont débuté, si je ne me trompe, en 1958. C'est avec plaisir que je rends un hommage bien mérité à leur savoir et à leur initiative.

A cette époque, la discrétion était, dans leur entreprise, une règle sans exception et rien de sérieux n'en avait filtré; n'ayant aucun goût personnel pour les activités subreptices, je n'avais pas cherché à en savoir davantage.

A partir de 1968, nos travaux firent l'objet de publications; ma conviction est qu'il n'y a guère d'inconvénient à échanger des informations, pourvu que l'on ait su acquérir une certaine avance, et que l'on soit décidé à la conserver. Se replier sur soi-même et s'interdire les contacts, c'est un peu naviguer sans visibilité et sans compas, la barre bloquée, et sans percevoir un éventuel change­ment de la direction du vent.

En 1972, on me permit d'inviter deux collègues de Citroën, Jean Krautter et Serge Parizot, à venir voir fonctionner notre instal­lation de la SOFERMO. En retour, je fus, quelques mois plus tard, reçu au quai de Javel ; on me montra la très originale machine à fraiser qu'on y avait étudiée et réalisée. Conçue pour usiner des matériaux ferreux et des alliages légers, elle possédait cinq mouvements commandés simultanément par des moteurs du type "pas à pas", dont les performances étaient vraiment remar­quables. Ils avaient été étudiés, ainsi que leur système de com­mande, sous la direction de M. de la Boixière.

A cette occasion, je passai plus d'une heure dans le bureau de Raymond Ravenel, président-directeur général de l'entreprise, qui souhaitait comparer mes conceptions avec celles de ses colla­borateurs. Ses'hautes fonctions ne l'empêchaient pas de s'intéres­ser aux problèmes techniques. Il est vrai que sa formation d'ingé­nieur et ses antécédents industriels le lui permettaient.

Peu à peu, le flot des échanges se développa. D'abord, je compris que la conception du mode de représentation des courbes et des surfaces était sortie directement du cerveau de mathématiciens, MM. de Casteljau et Vercelli, dont j'admire le talent. Ils ont, du premier coup, songé à utiliser les propriétés des fonctions de Bernstein, dont j'ignorais même l'existence, au lieu de se livrer, comme moi, à une laborieuse étude analytique des propriétés des fonctions dont je voulais doter le mode de représentation. Finale­ment, j'avais abouti au même résultat, mais par un chemin singu­lièrement cahoteux.

Une autre différence séparait ma démarche de celle de mes cama­rades Krautter et Parizot : plus réalistes que moi, ils avaient pris pour hypothèse de départ que les stylistes refuseraient d'utiliser le procédé qu'ils voulaient instaurer, et que le bureau d'études en ferait autant. En conséquence, ils cherchèrent à doter le service des méthodes d'un moyen de traduire en nombres les plans établis par les projeteurs. Ils s'intéressèrent donc en priorité à l'emploi

d'écrans cathodiques, et leur fraiseuse spéciale fut destinée à usiner des pièces en matériaux durs plutôt que des éléments de modèles en mousse, en plâtre ou en résine. Cela expliquait sa robustesse et l'existence de deux coordonnées angulaires néces­saires à l'usage de fraises toriques; de plus, il était superflu de la doter d'une forte avance.

Il n'est pas impossible, d'autre part, que, traduisant des formes déjà très affinées, la solution mathématique n'ait pas eu besoin de comporter l'emploi de certaines propriétés qu'il nous a fallu rechercher, telles que celles qui concernent des cas particuliers de raccordement des surfaces et des exemples de dégénérescence. Sur ce point, je n'ai pas voulu, par discrétion, interroger davantage mes collègues responsables de cette solution. Il est connu qu'ils l'ont amalgamée avec une autre, originaire des U.S.A., qui utilise principalement, et peut-être de façon exclusive, la géométrie de la droite et du cercle.

On constate ici combien la philosophie de l'emploi d'un système influe sur le choix des moyens correspondants, bien que la solu­tion mathématique initiale ait été pratiquement identique dans les deux cas.

Déformation généralisée

Il arrive parfois, trop souvent peut-être, que, l'étude d'une carros­serie approchant de son terme, le bureau d'études soit obligé de corriger légèrement sa forme pour augmenter, paraît-il, les chan­ces de succès du futur produit.

Si minimes que soient les modifications, car il s'agit tout au plus de quelques millimètres ici ou là, cette décision entraîne inévita­blement une refonte complète des plans qui exige plusieurs mois de travail.

Ayant eu le loisir d'examiner certaines propriétés des espaces paramétriques, j'eus l'impression qu'en inscrivant la forme des pièces dans un espace déformable plutôt que dans un référentiel cartésien, cette besogne devait pouvoir être accomplie bien plus rapidement par un ordinateur.

Une expérience porta sur un croquis bi-dimensionnel représentant sommairement la silhouette d'une voiture. Les résultats furent proprement monstrueux : les glaces étaient passées au travers du toit, le capot était affreusement cabossé et tout le reste semblait avoir subi un tremblement de terre d'amplitude 9 à l'échelle de Richter. Un Anglais aurait dit : "It is a case of the tail wagging the dog".

Bien qu'il n'y ait pas eu lieu d'être fier du résultat, je m'obsti­nai à penser qu'il devait y avoir une solution mathématique du problème. Sa recherche fut confiée à un jeune ingénieur fort compétent qui, au bout de quelques semaines, rendit un ver­dict catégorique d'impossibilité. La conscience en repos, j'étais donc en droit d'oublier la question; du moins je le croyais, car un regret sous-jacent tracassait sans doute mon subconscient. En effet, deux ans plus tard, j'eus l'idée d'inverser le processus de mise en équation et, en trois quarts d'heure, la solution fut rédigée 1 Comme elle avait cependant pour conséquence fâcheuse d'occasionner une élévation fort gênante du degré des fonctions représentatives, elle fut complétée sans trop de peine par une méthode d'approximation par allégement des conditions aux limites.

Deux ans d'oubli apparent ; quarante·cinq minutes de mise au net... Le cerveau humain est quand même une drôle de méca­nique.

Riblonnage

Le 30 septembre 1975, ayant atteint l'âge limite et dit au revoir à mes amis, j'ai quitté la Régie sur la pointe des pieds, laissant mon bureau propre, le tableau noir nettoyé et, sur la table, le porte­mine de dessinateur que la Régie m'avait confié bien des années auparavant.

Maintenant, mes anciens collègues m'accueillent avec la plus extrême gentillesse quand l'envie me prend d'aller traîner ma nos­talgie en des lieux que j'ai hantés jadis et de remettre, comme dit l'Écriture, mes pas dans l'empreinte de mes pas. Ils me donnent des explications sur les prolongements qu'a reçus le système depuis mon départ, et je fais de mon mieux pour avoir l'air de les comprendre.

Une correspondance continue de me parvenir, émanant de gens qui ne savent pas encore que je suis passé de l'âge de l'action à celui des souvenirs et de la réflexion.

Langage unÎsurfien

Toute collectivité détentrice d'une spécialité tend à s'isoler, et en particulier à se créer un langage personnel. Les utilisateurs d'Uni­surf n'ont pas manqué à cette tradition; certains mots courants, polygone, réseau, classe, degré, ont une acception précise. Mais le profane risque d'être désarçonné en entendant, par exemple, un opérateur déclarer qu'il va exécuter un spallanzani suivi d'un Roux-Combaluzier de trois à cinq pour obtenir, dans le Bozon­Verduraz correspondant, les coordonnées gélatineuses dont il a besoin pour effectuer une opération guimauve avant de mettre en place un jeu de trois cubitus avec une rotule fracturée.

Évidemment, un pareil dialecte doit posséder son lexique, son dictionnaire, à défaut d'une grammaire propre, qui est celle de l'idiome local.

Afin d'éclairer les profanes, il est permis de révéler que Bozon et Verduraz est le référentiel particulier d'une courbe, et qu'il est formé par l'ensemble des vecteurs qui constituent son polygone caractéristique. Rappelons d'abord qu'en dehors de celui de Descartes, les systèmes de coordonnées homologués sont les enfants de deux pères, à savoir MM. Serret et Frenet, d'une part, et MM. Darboux et Ribaucourt, d'autre part. Comme l'aspect de la famille des isoparamétriques d'un carreau peut évoquer, dans certains cas, celui d'une assiettée de spaghetti, il était nor­mal de rechercher un double parrainage parmi les ténors de l'industrie des pâtes alimentaires. Le choix se circonscrivait entre les équipes de Bozon et Verduraz, de Rivoire et Carret ou de Hartaut et Ghiglione. La dernière fut évincée en raison de la consonance ultramontaine de son patronyme ; un tirage au sort désigna la première.

L'opération Spallanzani consiste à définir le polygone caracté­ristique d'un segment de courbe ou, si l'on préfère, son Bozon et Verduraz en le limitant par deux points définis par leur paramètre, c'est-à-dire par leur coordonnée gélatineuse. Pour le bénéfice de ceux qui ont eu le temps de l'oublier, précisons que le nom du regretté Spallanzani (1729-1799) n'est pas, en dépit de la consonance, celui de l'inventeur des lasagnes, des canelloni ou des tagliatelles. C'était un homme, ecclésiastique par vocation et naturaliste par passe-temps qui, en observant des batraciens anoures, aperçut le premier, dans son micros­cope, des spermatozoïdes de grenouilles. Il portait aussi atten­tion au groupe des annélides chétopodes, et en particulier au lombric commun, appelé aussi ver de terre. Le corps de cet intéressant animal est, comme chacun sait, constitué d'anneaux identiques, excepté ceux des extrémités qui jouent, sur le plan gastro-entérologique, des rôles opposés et complé­mentaires. Le naturaliste observa que, si l'on coupait cette bête en deux morceaux, chacun des segments reformait l'anneau terminal qui lui faisait défaut, et redevenait ainsi un lombric à part entière. La propriété correspondante des courbes paramé­triques méritait bien la désignation qui fut attribuée à l'opéra­tion de sectionnement.

Pour augmenter le nombre des segments d'un polygone carac­téristique sans altérer la forme de la courbe qu'il définit, on procède à une élévation fictive du degré de la fonction polyno­miale qui la représente. Il y avait plusieurs dénominations pos­sibles: Otis et Pifre, Vernes, Guinet et Sigros, Eydoux et Samain, Roux et Combaluzier. Le hasard a guidé le choix, et peut-être aussi une réminiscence de San-Antonio.

L'expression" coordonnées gélatineuses" s'explique d'elle-même : sur une surface paramétrique, de forme quelconque, ïl existe deux familles de courbes qui s'entrecroisent. Chaque ligne est caractérisée par une valeur d'un des deux paramètres, et l'entre­lacs des deux familles de courbes constitue un système de réfé­rence. Il suffit de déformer le réseau caractéristique de la surface pour modifier la forme de celle-là et, par conséquent, le réseau de lignes et les figures qui s'y inscrivent.

La mise en équation du procédé de déformation généralisée d'un objet visait à traduire un phénomène physique dont le principe est de le matérialiser d'abord dans un espace tridimensionnel para­métrique, puis à déformer le treillis caractéristique de celui-ci tout en conservant les coordonnées paramétriques. La ressemblance du processus avec le malaxage de la pâte de guimauve s'imposait dès lors à l'esprit.

Le problème se pose parfois d'abattre l'arête qui sépare deux carreaux ayant une frontière commune mais qui ne sont pas tangents ente eux. Pour désigner la méthode, on ne pouvait évi­demment pas choisir le mot "radius", déjà largement utilisé dans le vocabulaire anglo-saxon, et l'on se contenta de "cubitus".

Certaines configurations, quand elles sont découpées en carreaux, font apparaître une surface à trois côtés, dont la forme peut évo­quer celle d'une rotule. Comme le problème a reçu plusieurs solu­tions, il a fallu les distinguer à l'aide de qualificatifs tels que "dégénérée", "fracturée", "diagonale" ou "en bulbe". Pour plus de détails, le lecteur curieux se reportera avec fruit à l'ouvrage signalé à la page 257 du Bulletin nO 24 de juin 1982.

Conclusion ... ou moralité

Ruminer des souvenirs personnels ne sert à rien, sinon à rendre un hommage discret à mes collègues qui ont participé à leur acqui­sition. TI faut au moins essayer d'en tirer quelques conclusions, avec l'espoir que cette graine jetée au vent trouvera un sol pour germer.

L'apparition d'Unisurf, il y a vingt ans, a engendré la suspi­cion, le doute, la dérision et une hostilité quasi générale. Je n'en ai gardé aucune rancœur, mais seulement le regret que beaucoup trop de temps ait été ainsi perdu. Aujourd'hui c'est une technique dont il serait bien difficile de se passer. Elle a su apporter vitesse et précision; ceux-là mêmes qui l'ont combat­tue ont oublié toutes les erreurs, les dépenses et les retards qu'elle a éliminés.

Pour en poser les principes, il fallait surtout pouvoir faire appel à des connaissances appartenant à des domaines aussi divers que la mathématique, l'électronique, la servo-commande, la descriptive, la déformation plastique des métaux en feuilles, le tracé des carrosseries et celui des outils de presse, l'usinage et l'ajustage de ces derniers, la conception des machines-outils, etc. TI était néces­saire aussi d'apprendre comment réagissait un styliste, travail­laient un plâtrier-staffeur, un maître-modeleur, un fondeur, un ajusteur en matrices, un calibriste ou un contrôleur.

Sans vanité, l'on peut constater que le système bâti par Renault et Peugeot est plus perfectionné que ceux de beaucoup de concurrents étrangers qui pouvaient consacrer à ces travaux des moyens bien plus puissants que ceux dont les entreprises françaises disposaient. TI ne leur faisait défaut, de plus, ni les compétences, ni les talents, ni l'argent.

La différence, si je puis exprimer sur ce point un jugement impar­tial, c'est que nous avons eu, dès l'origine, une vision claire du but poursuivi, qui était de bâtir un ensemble cohérent plutôt que d'automatiser l'une ou l'autre des étapes d'une séquence classique. L'esprit de synthèse a donc été le catalyseur. Quant à la part de la mathématique, je crois qu'il ne faut pas en surestimer l'impor­tance. Les travaux de Steve Coons, d'Even Mehlum, de William Gordon, de Richard Riesenfeld, pour ne citer que quelques-uns parmi les étrangers, valaient bien les nôtres, mais notre but final avait probablement été un peu mieux choisi. En y réfléchissant sans indulgence, je suis en droit de penser que, si de véritables mathématiciens avaient consenti à s'occuper de notre problème, ils l'auraient résolu en quelques mois. Par malheur, les questions très concrètes ne les attirent que bien médiocrement.

Alors, quels étaient donc les divers ingrédients qui avaient permis à une équipe bien peu nombreuse d'aboutir à un résultat qui, sans combler totalement ses vœux, est néarunoins relativement satisfai­sant? Une solide expérience, des connaissances théoriques d'assez bon niveau, de l'esprit de synthèse et de la lucidité, beaucoup de travail, une bonne dose de chance, de la persévérance et, surtout, énormément d'enthousiasme, ce qui permet de négliger le risque de déplaire aux embusqués du coin du bois.

Aujourd'hui, le système a droit de cité; ceux qui l'emploient ont oublié ce qu'étaient les servitudes d'un traceur au grand plan, d'un staffeur, d'un maître-modeleur ou d'un ajusteur en matrices. Que ces facilités dont on bénéficie aujourd'hui ne fassent pas perdre de vue qu'il y a toujours des progrès à faire, des perfection­nements à apporter, des aventures à vivre et, aussi, des risques à courir.

TI Y a deux ans s'est fondée une association dénuée de tout but lucratif, baptisée S.N.A.F.U. Le sigle n'a aucun rapport avec l'argot de la marine américaine, où il représente un des comptes rendus abrégés que les unités devaient adresser quoti­diennement au commandement ; il signifie : "Situation : Nor­mal ; AlI Fouled Up".

Pour appartenir à cette honorable confrérie, aucune condition d'âge, de sexe, de grade, de diplôme, de race ou de nationalité n'est exigée. La seule, mais elle est hautement sélective, est d'avoir participé de bon cœur au succès initial d'Unisurf ou de tout autre système analogue.

Mais que les enfants prodigues et les ouvriers de la onzième heure ne comptent pas s'y faire admettre ; qu'ils méditent plutôt ce passage peu connu, mais combien utile, d'une épitre de l'apôtre saint Paul aux Métacarpiens : "Laissez les convertis suivre la procession, mais ne leur faites pas porter la bannière".

Et nunc z"ntellz"gt"te, erudz"mmz" reges ...

Pierre BEZIER