06 - L'usine du Temple (2)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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L'usine du Temple à Saint-Michel-de-Maurienne (2)

IV -La sidérurgie jusqu'en 1945

Dès le début de la guerre 1914-1918, les problèmes de la sidérurgie faisaient déjà partie des

soucis de Louis Renault. En 1914-1915, en effet, les Allemands avaient envahi le nord et le

nord-est de la France et la sidérurgie française s'en trouvait fort diminuée. Les usines

d'Anzin, Denain, Valenciennes, Louvroil, Maubeuge étaient occupées. Neuves-Maisons

travaillait encore en Lorraine, ainsi que Pompey (qui fut arrêtée en mai 1918 quand elle fut

bombardée par les Allemands qui s'étaient approchés de Nancy). Il restait en France

Le Creusot, Imphy, Montluçon et la région stéphanoise de Rive-de-Gier à Unieux.

Fin septembre 1914, après la bataille de la Marne, les Français (et les Allemands aussi)

étaient à court de munitions. Le caporal Louis Renault, expliquant à un général comment il

fallait fabriquer les obus, pensait aussi à l'acier nécessaire. Démobilisé pour s'occuper de son

usine, il s'associa avec les Aciéries de Firminy (avec le directeur général desquelles,

M. Dumuis, il entretenait les meilleures relations) pour monter, à frais communs, une aciérie Martin et des laminoirs à Grand-Couronne sur la rive gauche de la Seine en aval de Rouen, usine destinée à pallier la carence de l'usine des Dunes, alors dans la zone des combats. Elle fut en service jusqu'en 1927, date à laquelle terrains et bâtiments furent ven­dus, les ingénieurs et certains organes des laminoirs étant" récupérés" par Firminy.

Cette usine Louis-Renault-Firminy de Grand-Couronne ne fut pas la seule créée à cette époque. Dans un élan extraordinaire, on vit se monter des fours Martin dans des endroits les plus insolites: par exemple, à Veauche un four de verrerie de la fabrique de bouteilles de Saint-Galmier fut transformé en four Martin par Firminy. japy Frères en montèrent un à Chènevières, dans la haute vallée de la Seine, ainsi que des cages à tôle fine. Un four Martin et des laminoirs à chaud furent installés à Fraisans, près de Dôle. L'usine à tubes de Mont­bard s'équipa de trois fours Martin de 25 tonnes, d'un duo réversible pour blooms (procédé Ehrhardt) et ronds (Mannesmann), d'une presse à forger, d'une fonderie d'acier et d'un ate­lier de grosse mécanique. Le plus gros morceau fut l'usine du Breuil au Creusot avec 10 fours de 100 tonnes ...

Dès la fin des hostilités, en 1918, la Lorraine étant redevenue française, Louis Renault fonda à Hagondange l'U.C.P.M.I. (Union des consommateurs de produits sidérurgiques et indus­triels) en association avec d'autres constructeurs dont Citroën et Peugeot.

Mais l'acier Thomas étant mal adapté à ses exigences et comme il voulait être moins tribu­taire des fournisseurs de produits sidérurgiques, il décida en 1929 la création de deux usines, l'une à Hagondange même, qui devint la S.A.F.E. (Société des aciers fins de l'Est), et l'autre à Saint-Michel-de-Maurienne.

En pleine crise de 1929, il force la main au conseil de l'U.C.P.M.I., lui arrache un terrain adjacent et une convention d'exploitation. Pour suivre la construction d'une usine dont il a fixé l'orientation, rédiger cette convention d'exploitation dont il a arrêté les grandes lignes et, d'une manière générale, prendre la responsabilité de la S.A.F.E., il désigne M. Lehi­deux. Celui-ci, à son tour, charge M. Eugène de Sèze, travaillant à l'époque à ses côtés, de suivre l'ensemble des questions administratives et financières ainsi posées.

L'acier Thomas était acheté à l'état liquide et traité dans un four à arc, acheté d'occasion, puis laminé sur différents maté­riels, toujours achetés d'occasion.

La S.A.F.E, c'était pour les tôles et, en ce qui concerne les pro­duits longs, pour les tonnages importants en nuances faible­ment alliées. En complément et notamment pour les aciers d'outillage et plus alliés, à élaborer uniquement à partir de charges solides et au four électrique, il pensa tout naturelle­ment à Saint-Michel où le courant était bon marché et où il avait du terrain libre.

Des actes notariés, passés de 1927 à 1932, indiquent les diffé­rentes acquisitions foncières que fit Louis Renault pour agran­dir les terrains de l'usine primitive, les vendeurs s'appelant: Bard, Bertrand, Excoffier, Magnin, Noraz, Ponce, Salomon, Thomasset, ainsi que la Société des produits chimiques et char­bonnages de Paris.

Celle-ci avait exploité pendant quelques années une mine d'anthracite à mi-côte, entre Saint-Michel et le Télégraphe, au lieudit " L'Étarpay ", déformation du mot " extirpé", qui veut dire défriché et désigne une clairière. La S.P.C.C.P. lui céda donc le terrain situé entre la voie ferrée et la nationale 6, emplacement où se trouvait l'ouvrage de base du téléphérique qui descendait le charbon dans la vallée. Ce terrain qui garda lui aussi le nom de l'Étarpay fut utilisé comme dépôt et garage en attendant d'être occupé depuis 1946 par des logements du personnel et un tennis.

m2

En 1929, on construisit donc 8 100 de halls nouveaux venant prolonger ou s'accoler aux halls de stockage existants de m2

l'atelier des carbures, puis encore 3720 en 1935 et 3 200 m2 pendant la guerre, portant ainsi la surface couverte des ateliers principaux de 3 640 m 2 en 1919 à 22 540 m2 en 1943.

L'aciérie fut équipée progressivement de deux fours électriques Siemens, type Héroult, de 10 t à l'origine et de deux fours de 3 t, d'un four à induction à haute fréquence de 500 kg avec creuset auxiliaire de 50 kg et d'un four à arc C.E.M. de 4 t qui, après avoir été prévu pour l'arsenal de Roanne, puis Billan­court, puis Le Mans, avait fini par s'arrêter à Saint-Michel, mais il n'y fut jamais en service. Un four tournant assurait le refroidissement lent des lingots d'acier à outils à la sortie des lingotières, mais il ne fonctionna pas longtemps. Les défauts de peau des lingots étaient éliminés, soit au tour à écrouter Wal­drich, soit le plus généralement avec des meules suspendues de diamètre 420 ou 640.

Un complément de ressources hydrauliques fut apporté en 1934 grâce à l'acquisition de la centrale de Saint-Félix dont il est fait mention plus haut et que A.F.C. céda'à Louis Renault (4 groupes de 700 kVA, alimentés sous la faible hauteur de 18 m par deux conduites en parties sous tunnel). Cette centrale fut partiellement détruite par un incendie, quelques années plus tard. Elle fut rapidement remise en état, avec, cette fois, mise en application des normes de sécurité en vigueur.

Fig. 11 Vue générale de l'usine en 1930 avec les nouveaux halls de l'aciérie, de la forge et des laminoirs.

Cependant, même avec cet apport de Saint-Félix, les ressources hydrauliques de l'usine du Temple étaient fort réduites en hiver et incompatibles avet la marche régulière d'une aciérie électrique_ Aussi, en 1931, un contrat est signé entre Louis Renault et la Société d'électrochimie et des aciéries d'Ugine, contrat qui stipule que, du 1" octobre au le, avril de chaque année, la S_E.C.A.U. s'engage à tenir à disposition de Saint­Michel-de-Maurienne une puissance de 3 000 kW dont Louis

Renault pourra utiliser ce qui lui conviendra, mais sans cepen­dant jamais dépasser des pointes instantanées de 4 500 kW. Le prix du kW ainsi fourni était de 0,05 F, mais pouvait être en baisse si le service Achats de Renault Billancourt achetait plus d'une certaine somme annuelle de produits de la S.E.C.A.U. Ce courant provenait du poste S.E.C.A.U. de Venthon puis, par la suite, devait être pris sur la ligne 45 000 V d'A.F.C. de Bissorte à Saint-Jean-de-Maurienne, quand Bissorte serait fini d'être équipé, car il était prévu que A.F.C. et S.E.C.A.U. auraient leurs réseaux en parallèle.

Ceci fut effectivement réalisé: Péchiney, par le canal d'une filiale, installa, tout au long de la vallée, une ligne d'inter­connexion sur laquelle toutes les centrales étaient branchées,

au moment du chargement.

quel qu'en soit le propriétaire, ce qui permettait d'emprunter du kW aux heures pleines et de rendre du kW aux heures creu­ses, dans des conditions d'ailleurs moins onéreuses et surtout moins compliquées que celles qui seront en vigueur en 1947 quand tout sera sous la coupe d'E.D.F.

On trouve ainsi dans les archives que, pour l'exercice 1934/1935 par exemple, le Temple utilisa 823516 kWh de

S.E.C.A.U. Pour l'exercice 1938/1939, c'est-à-dire du }<, octo­bre 1938 au 30 septembre 1939, on note dans une lettre adres­sée le 19 avril 1940 par M. Mathieu, directeur général des Aciéries d'Ugine, à M. Rochefort, secrétaire de M. Louis Renault, que Renault a commandé à Ugine : 676 847 F d'acier, 282 850 F de ferro-alliages et 1 367 160 F de produits chimiques et qu'Ugine a fourni au Temple 1 378 364 kWh (en provenance de Bissorte). Ces kW lui seront facturés 0,10 F + 0,015 F de péage. Ce prix de 0,015 F de péage était valable si Renault achetait au moins pour 500 000 F d'acier à Ugine, ce qui était le cas. Le prix de 0,10 F aurait pu être inférieur si Renault avait acheté pour plus de 3 000 000 F de produits à la S.E.C.E.M.A.E.U., ce qui n'était pas le cas.

La forge comprenait : une presse de 800 t, un pilon de 2400 kg, un de 1 800, un de 1 000, un de 700 et un de 250 kg (tous à double effet) et alimentés en vapeur par deux chaudiè­res d'occasion Babcock et Wilcox, avec grilles à charbon.

Le 250 avait son petit four propre. Les autres pilons et la presse étaient desservis par deux fours poussants et un four dormant à deux chambres de dégourdissage et de chauffage, alimentés au fuel, puis, à partir de 1940, par des foyers à vis Volcan. Les for­gerons travaillaient sans moyens de manutention particuliers si ce n'est le "tourne-à-gauche", la tenaille et la potence.

Les laminoirs étaient aussi du matériel d'occasion, acheté à Arbel. La société Arbel de Douai avait commandé en 1912 une installation complète de laminage qui comportait : un train trio de 550 (à 4 cages plus un spatard), commandé par un moteur de 2 000 ch, avec huit tabliers releveurs, deux jeux de ripeurs et un refroidissoir mécanique, un train trio de 305 (à 7 cages avec box de 550 et refroidissoir mécanique), commandé par un moteur de 1 000 ch.

Le nord de la France étant occupé par les Allemands dès le début de la guerre 1914-1918, tout cet ensemble put être trans­porté à temps et sans avoir encore jamais travaillé jusqu'à un point de repli à Couzon, à côté de Rive-de-Gier, dans la Loire, où il fut installé. Il n'est pas certain d'ailleurs qu'il y ait jamais fonctionné.

L'ensemble du 550 fut attribué à la S.A.F.E., le 305 avec son box, son refroidissoir et le moteur de 1 000 ch à Saint-Michel. C'est-à-dire qu'à chacune de ces deux usines, il manquait quel­que chose pour pouvoir travailler normalement.

La S.A.F.E. acheta d'occasion en Allemagne, en 1933, un train trio de 300 à 7 cages. Saint-Michel installa son 305 avec son refroidissoir et implanta le box dans une travée parallèle, à l'opposé de la ligne finisseuse, pour servir de train dégrossis­seur. .. L'installation fut conçue de telle manière que le moteur de 1 000 ch actionnait directement le 305 et, par courroie, un volant de 32 t et de diamètre 5,50 m, la cage dégrossisseuse de 550, alors qu'à l'origine, il y avait une double courroie avec une démultiplication sur l'arbre intermédiaire.

Fig. 17 1930 : les fondations des laminoirs; au premier plan : l'emplacement du refroidissoir du train de 305. On remarque les poteaux ciment des halls construits en 1925 pour le stockage des matières de l'atelier des carbures, tandis qu'au fond les halls neufs qui viennent d'être construits sont entièrement en charpentes métalliques.

De ce fait, cette cage de 550 tournait trop vite, ce qui, quand on dégrossissait des lingots de 300 kg, obligeait chaque fois à ralentir le moteur en agissant en marche sur la résistance de démarrage, résistance hydraulique qui était une bouilloire! Un four à mazout de 4 t/h alimentait le 305 et un de 8 t/h alimen­tait le dégrossisseur de 550...

Ces installations de laminoirs, telles qu'elles étaient, ne permi­rent pas de répondre aux demandes de plus en plus impor­tantes en tonnage mensuel global faites par Billancourt, d'autant plus que, ces moyens de chauffage étant très limités, nombreux étaient les arrêts pour remontée en température.

La manutention manuelle des produits finis faisait perdre beaucoup de temps par manque de moyens de ripage et de levage. Un seul pont roulant desservait tout le hall du 305 : il devait assurer le chargement du four, le dégagement de la plaque, les démontages et remontages des cylindres aux chan­gements fréquents de programme, ainsi que le transfert des lots refroidis qui devaient être repris, soit par les traitements ther­miques, soit par le parachèvement.

La variété des nuances d'acier et des dimensions dans les pro­duits laminés, dont certaines se limitaient à quelques dizaines ou centaines de kilos, faisait que, parfois, des journées entières se passaient en démontages et réglages successifs, sans profit pour le tonnage sorti.

Les chefs de service de l'époque se plaignaient de ce que les demandes de moyens supplémentaires n'étaient pas répercu­tées à Billancourt et que si, parfois, ils signalaient qu'il était impossible de faire en trois postes ce qui leur était demandé, ils n'avaient qu'à le faire en quatre postes!

En 1932, par suite d'ennuis mécaniques rencontrés au refroi­dissoir du train de 305, celui-ci avait été démoli et non remplacé.

Cependant, en '1933, comme le box de 550 avec une seule cage était insuffisant pour réaliser un programme de laminage inté­ressant, même limité, une seconde cage de 550 fut montée qui provenait, vraisemblablement, du spatard du train de 550 de Couzon dont la S.A.F.E. ne se servait pas.

En 1934, fut installé un train Dahlbruch double duo de 225 avec son groupe Kraemer de 800 ch, achetés d'occasion à Dort­mund, train alimenté par un petit four à mazout de 500 kg/ho

En 1939, le crochetage fixe du 550 fut remplacé par un croche­tage mécanique.

En 1940, en raison de la pénurie de mazout, tous ces fours furent transformés pour la marche au charbon avec des foyers Volcan.

Au parachèvement, furent installés deux fours tunnels à gazo­gène avec chariot de 6 m, capacité de 15 t, puis, plus tard, deux fours tunnels électriques avec chariot de 5 m, capacité 10 t pour le recuit des barres, et quatre fours électriques à cloche pour le recuit des bobines.

De nombreuses dresseuses à galets, dont une très grosse de construction Renault, capable de dresser des barres de dia­mètre 90 mm, des tours à écrouter Calow, des scies circulaires, complétaient l'équipement.

Pour étudier le projet d'aciérie et notamment l'implantation des divers bâtiments (qui furent construits par les Éts Morel de Domène), M. Renaud-Seitte avait embauché en 1929, à 800 F par mois, un jeune ingénieur I.E.G., M. Flaven. Puis, à partir de 1930, il fit venir son gendre M. Martinoni, qui devint deuxième directeur chargé des services de production d'aciers, tandis que lui-même cantonnait son activité dans les centrales et l'atelier de carbures et ferros. Il dut partir en 1938, à la suite de manœuvres désobligeantes.

M. Martinoni était le neveu de Paul Girod, Suisse comme lui, qui en 1899 fut celui qui commença à fabriquer des ferro­alliages à Venthon, en Val d'Arly, puis, en 1903, démarra l'électrométallurgie à Ugine et les aciers spéciaux en 1908. Après la guerre 1914-1918, M. Girod s'occupait des Aciéries de Cogne, en Val d'Aoste, où il avait embauché son parent, lequel partit ensuite à Champagnole dans le Jura.

M. Martinoni amena avec lui, de Champagnole, M. Gruyer, chef des fours à acier, les frères Denizet, contremaîtres à ce service, M. Arpinoux, chef des parachèvements-vérification­expéditions, M. Bregand, contremaître aux forges, Mlle Gué­dot au laboratoire (service des analyses). Venant d'Aoste, furent engagés M. Pépin, contremaître aux fours à acier et ancien d'Ugine et Firmin Séréno, tourneur de cylindres. De la Loire, vinrent M. Claudinon, chef du service laminoir (qui eut comme adjoint, en 1934, M. Dieudonné, jeune ingénieur A.M.), M. Bergeret à la forge, MM. Basson et Bonnavion aux laminoirs. Madame Marion vint d'Ugine pour s'occuper pàrti­culièrement du labo des essais mécaniques et M. Gentil fut chef de service de la forge.

Se trouvaient déjà sur place, depuis plusieurs années, M. Gail­liot qui fut nommé sous-directeur au départ de M. Renaud­Seitte, M. Gris, chef du personnel, M. Bérille à la comptabi­lité, M. Bard aux fours à carbure et alliages. Par la suite,

M. Flaven eut le titre d'ingénieur principal avec la responsabi­lité des études, des travaux neufs et de l'entretien.

Momentanément, cette équipe fut complétée, pendant la guerre 1939-1945, par quelques cadres et agents de maîtrise, repliés de la S.A.F.E. occupée par les Allemands, et particuliè­rement M. Jacques Roux, spécialiste du calcul des tracés de cannelures, un grand nom dans le monde des lamineurs.

Les anciennes archives de l'usine sont très indigentes car en partie brûlées par les Allemands en 1944 ou pillées. A noter cependant que, même sans fait de guerre, il est bien regretta­ble de constater que, dans la plupart des usines, il se produit cycliquement de vertueuses crises de nettoyage, au cours des­quelles il est fait, avec allégresse et la participation du service manutention, autodafé d'archives, de plans et de travaux qu'une génération précédente avait établis, tous documents qu'il aurait été judicieux de trier et de classer et qui auraient pris valeur de témoignage certain quelques dizaines d'années ou cent ans plus tard.

Il est difficile, par exemple, d'avoir des chiffres précis sur les effectifs, qui furent modestes jusqu'en 1929, pour grimper ensuite rapidement.

Nous avons noté les chiffres suivants: dans un document annexé à un projet de convention discuté le 1" septembre 1936 entre la direction et les délégations du per­sonnel. On y voyait que le salaire horaire minimum garanti des ouvriers de la première catégorie (manœuvres ordinaires) serait porté de 2,85 F à 3,20 F. Les manœuvres spécialisés passaient à 3,60 F, les spécialistes de fabrication à 3,75 F et 3,85 F et les ouvriers professionnels à 4 F et 4,25 F. Pour l'entretien, l'ouvrier d'entretien avait 3,85 F et le spécialiste (breveté) 4,45 F.

Français 587

Algériens 3

Italiens 84

Russes 14

Polonais 4

Belges 1

Portugais 1

Espagnols 2

Suisses 1

Total 697

Les survivants de cette époque sont maintenant fort peu nom­breux et il n'est plus guère possible d'avoir des témoignages directs sur la vie et l'ambiance de l'usine du Temple, antérieurs à la dernière guerre. J'ai eu cependant la chance d'avoir des contacts avec M. Dieudonné, ce qui m'a beaucoup aidé dans la rédaction de certaines parties de ce chapitre.

On raconte que, quand Louis Renault était annoncé pour une visite de son usine, il ne s'agissait pas qu'il y trouve quelque chose à redire. Aussi dans les jours précédant la visite annon­cée, une grande partie du personnel était occupé à nettoyer, briquer, peindre, passer les bordures d'allées en blanc.

3 M. Grémeaux (futur directeur de

l'usine et, à l'époque, au service

achat métaux à Billancourt).

4 M. Dieudonné père.

5 M. Galliot (sous-directeur).

7 M. Martinoni (directeur).

9 M. Gentil (forges).

14 M. Flaven (entretien-travaux

neufs).

15 M. Bard (alliages).

16 M. Claudinon (laminoirs).

20 M. Gris (personnel).

21 M. Bérille (commercial).

On dit même, mais est-ce exact? que des estafettes étaient dis­posées le long de la Maurienne, avec pour mission de télépho­ner à l'usine au fur et à mesure que la voiture du " patron" était signalée de sorte que, lorsqu'il arrivait au Temple, le parachèvement parachevait, la forge forgeait, les laminoirs laminaient, les meules meulaient... et c'était justement l'ins­tant précis de la coulée aux fours électriques 1

(Nous avons entendu dire que cela arrivait aussi à Billancourt. Il y avait en particulier à l'atelier" Artillerie" un gros tour vertical, installé là autrefois par Louis Renault lui-même, et dont personne ne voulait se servir. Cependant, il avait toujours une pièce montée sur le plateau et chaque fois que le patron passait dans le secteur, il Y avait des copeaux qui se déta­chaient.)

Assez souvent, c'était au retour d'un séjour à Sestrières que Louis Renault venait visiter son usine de Saint-Michel. Il prati­quait le ski dans cette station très en vogue à l'époque et créée par les Agnelli de la Fiat. Il arrivait donc à Saint-Michel, par le train, accompagné de sa femme et de son fils, et ils étaient accueillis en gare par les Martinoni chez qui ils logeaient, bagages et matériel de ski étant pris en charge par une camion­nette de l'usine.

M. Martinoni, qui fut surnommé le " faisan des Alpes ", avait un hobby: la chasse. Il élevait dans ce but des faisans, le jardi­nier et le garçon de courses de l'usine étant souvent sollicités pour aller en forêt y ramasser des œufs de fourmi. Le lâchage judicieux du gibier permettait de belles réussites aux hôtes de marque qu'on voulait honorer. Il fallait pour cela que les chasseurs soient assez nombreux pour occuper les postes ; aussi certains cadres de l'usine, pas forcément amateurs de chasse convaincus, recevaient-ils parfois une note de service leur dési­gnant le poste à occuper aux aurores le lendemain matin.

Et puis, il y eut la guerre 1939-1945 qui correspondit à une marche de l'usine; perturbée par les problèmes de main-d'œuvre et d'approvisionnement, période pendant laquelle, vaille que vaille, Saint-Michel continuà quand même à approvisionner Billancourt.

Il y eut d'abord, en 1939, la mobilisation qui désorganisa les équipes en privant l'usine de nombreux spécialistes, remplacés par des réservistes dont l'âge et le moral faisaient qu'ils ne furent guère efficaces; puis, dès le lendemain de la déclaration de guerre de l'Italie à la France, le renvoi de tous les ressortis­sants italiens et, enfin, les nombreux départs au S.T.O. et au maquis, tandis que l'absence des prisonniers de guerre se pro­longeait. De nombreuses femmes occupèrent alors des postes traditionnellement occupés jusqu'alors par du personnel masculin.

A noter qu'au plus fort de la débâcle, la panique gagna les diri­geants qui, un beau soir, organisèrent un " repli stratégique" de l'ensemble des cadres vers une position plus sereine. Ce pro­jet avorta dans la nuit suivante par un ordre formel de l'auto­rité militaire secrètement renseignée.

Le manque de matériel de rechange, indispensable pour les pièces d'usure, fut particulièrement ressenti. Les coussinets de bronze furent progressivement remplacés par des coussinets " Celoron " pour les paliers des cylindres de laminoirs et de la scie à chaud. La graisse introuvable fut remplacée par un ersatz maison (graphite en paillettes provenant d'une mine de haute Tarentaise, mélangé à l'huile de vidange des camions de l'usine).

A noter de nombreux arrêts dus aux ruptures de la courroie d'entraînement du train et un sabotage probable sur les paliers des deux volants.

L'entretien des ponts roulants fut progressivement négligé par. manque de galets et d'autres pièces indispensables.

Toutes ces causes, dues à la conjoncture du moment, compro­mettaient grandement la production qui devait se maintenir coûte que coûte. Bientôt les restrictions alimentaires accentuè­rent encore les difficultés. Tous les ouvriers se trouvaient dans la catégorie" travailleurs de force" mais, pour autant, ne tou­chaient pas de tickets supplémentaires, car Saint-Michel était classé " zone rurale ".

Grâce aux bonnes relations préfet -Martinoni, M. Dieudonné fut, un beau jour, bombardé "conseiller départemental" pour la Maurienne, ce qui lui permit d'intervenir à Chambéry pour réclamer ces suppléments qui étaient jusque-là refusés. Satisfaction lui fut donnée et les cartes de supplément allouées à tous les ouvriers qui ne possédaient chez eux ni vache, ni cochon, ni mouton.

Tous les mois, les mairies devaient rédiger des états attestant ce manque de ressources parallèles, ce qu'elles firent avec quel­ques récriminations. Ugine n'obtint jamais cette faveur.

L'usine n'eut pas trop à souffrir du bombardement du pays par les Anglo-Américains le 4 juin 1944, bombardement qui dura quarante-cinq minutes et endommagea l'entrée du tunnel de Fréjus à Modane et, en ce qui concerne Saint-Michel, toucha ou détruisit deux ponts, la voie de chemin de fer et une cin­quantaine de maisons, mais ne fit pas de victimes. C'était en effet un dimanche matin; l'alerte sonna pendant la grand'messe qui était celle de la première communion et où se trouvait une foule exceptionnelle qui put rapidement se réfu­gier dans les immenses souterrains que le maire, M. Richard, avait fait creuser comme abris sous la colline, à proximité immédiate de l'église.

Par contre, plusieurs membres de son personnel furent parmi les vingt-cinq personnes que les Allemands fusillèrent à Saint­Michel le 23 août 1944. Au cours de leur tragique retraite, la 157' division d'infanterie, accompagnée de nombreux mili­ciens, et la 90' Panzergrenadieredivision remontaient vers l'Italie et eurent à subir le harcèlement des résistants.

Fig. 21 -Vue générale de l'usine en 1944.

En représailles, ils fusillèrent et mirent le feu à des villages. Ils firent sauter la totalité des ponts de chemin de fer de la vallée, de nombreux ponts de la route nationale 6 et le 14 septembre 1944 ils firent sauter l'entrée du tunnel de Fréjus, provoquant l'éboulement de tout un pan de la montagne. Le tunnel ne fut rouvert que le 1"' septembre 1946.

Un jeune ingénieur de l'usine, Jean de Styczinsky -E.C.P. 1936 -(fils du directeur de la S.A.F.E. et neveu de Paul Girod), au cours d'une mission pour le maquis, tombait dans une embuscade et trouvait la mort avec deux autres camarades.

Enfin, le sous-directeur de l'usine lui-même, M. Gailliot, fut fusillé sur la route par les Allemands, le 16 août 1944. En effet, du te' au 15 août 1944, l'usine était arrêtée pour congés et

M. Martinoni se trouvait en vacances dans sa villa de Talloires. La situation s'étant subitement aggravée, il n'avait pas jugé bon de revenir à l'usine pour le redémarrage. Afin d'avoir des instructions, notamment sur les moyens à retenir pour assurer la paie du personnel, M. Gailliot, n'écoutant que son courage, partit pour le rejoindre, mais son voyage se termina tragique­ment sans qu'il ait pu accomplir la mission qu'il s'était donnée.

Cette période de la Libération fut glorieuse par certains côtés et trouble également par d'autres, les motivations de tout un chacun n'étant pas toujours d'une limpidité parfaite.

A côté des exactions commises par les Allemands, on vit donc à Saint-Michel, comme dans bien d'autres lieux (sous couvert d'épuration réclamée par quelques meneurs influents dans les syndicats), des opérations plus ou moins régulières.

Un grand nombre de cadres de l'usine furent à cette occasion " épurés" et durent quitter le pays. Ils attaquèrent ensuite la Société pour " licenciement abusif" et obtinrent juridique­ment gain de cause. Entre-temps, les conseils de prudhommes leur avaient alloué leur traitement qu'ils touchèrent jusqu'à la fin du procès.

v. -L'atelier des carbures métalliques

En 1935, des études concernant la fabrication des carbures durs frittés ont été entreprises au Laboratoire des usines Renault. Ces études avaient été mises en route, car il était alors impossible de trouver en France des produits dont la qualité soit suffisante pour pouvoir être utilisés avec intérêt dans les usinages de série de l'industrie automobile. Il fallait, de plus, compte tenu des risques de guerre qui étaient alors sensibles, essayer de se dégager de la nécessité de recourir aux produits de Krupp dont les qualités étaient inégalées en Europe (le fameux Widia : Wie Diamant, comme du diamant).

Ces études avaient abouti, sous les directives de M. Pome~ (alors directeur du Laboratoire de Billancourt), à des procédés bien définis, aux performances équivalentes à celles des pro­duits allemands, et à la dépose en 1940 de huit brevets français.

En effet, les préparations faites au Laboratoire correspon­daient à des opérations de recherche et la production était quantitativement faible; mais les plaquettes d'outils coupants issues de ces recherches avaient été essayées en atelier et finale­ment avec complète satisfaction.

L'invasion allemande survenant, le matériel d'essai, ainsi que beaucoup d'autres appareils du Laboratoire, fut évacué sur Saint-Étienne en zone non occupée, puis finalement installé à Saint-Michel-de-Maurienne. (Voir à ce sujet le Bulletin de la Société d'Histoire de juin 1977, nO 14, page 16 : " Le Labora­toire central Renault" par André Cadilhac.)

Les difficultés du momeBt ne permirent de construire l'atelier correspondant qu'en 1941 et il ne fut à peu près équipé qu'en 1942, mais avec du matériel fragile, tel que capsules de porce­laine, terrines de grès... (fonte émaillée, aciers inoxydables étant des matériaux de qualité peu compatibles avec les" bons matière" et les restrictions de l'époque).

En fait, la production vraiment industrielle n'était pas démar­rée en 1945 et dix-sept personnes travaillant avec des moyens artisanaux ne produisaient guère que 100 g/jour en moyenne.

Dès 1945, une réorganisation de cet atelier permettait déjà de produire 1 à 1,5 kg/jour avec sept personnes, sous la responsa­bilité de M. Libolt.

Début 1947, des modifications de processus de fabrication, aboutissant à des produits de meilleure qualité et à une gamme plus étendue de nuances, ont été menées à bien au Laboratoire de Billancourt, avec le concours de MM. Pomey, Château et Wyss.

Brièvement, les opérations successives de cette fabrication peu­

vent être résumées comme suit :

-Traitement chimique du minerai conduisant à l'obtention de l'anhydride tungstique.

-Réduction de l'anhydride tungstique en tungstène.

-Combinaison du tungstène avec le carbone pour obtenir le

carbure de tungstène, élément dur des plaquettes. -Enrobage des grains de carbure par le cobalt, qui est l'élé­ment de cohésion. (Dans les procédés antérieurement connus, cet enrobage était fait par action mécanique d'un broyeur à boulets sur le mélange poudre de carbure et de cobalt. L'origi­nalité du procédé imaginé au Laboratoire de Billancourt consistait à enrober le carbure d'une solution de chlorure de cobalt et à chauffer pour évaporer l'eau de cette solution. Le chlorure de cobalt était ensuite réduit en place par l'hydro­gène.)

-Finalement, mise en forme des plaquettes par moulage et frittage à haute température (1 400°)...

Toutefois, l'utilisation des plaquettes de carbure pour l'usinage de la fonte et de l'acier prenant une importance croissante, le problème s'est rapidement posé de mettre en route un atelier plus puissant et d'investir.

Compte tenu de la politique industrielle adoptée à l'époque, centrée essentiellement sur la fabrication de véhicules automo­biles, la Régie a préféré céder à un groupe financier, créé dans ce but, une licence de fabrication des carbures durs.

Cette société financière, indépendante de la R.N . U . R. , construisit en 1951, à Pontoise, une usine de production de carbures de coupe, sous le nom de " Durmétal ". M. Wyss, avec le titre de sous-directeur, fut chargé de l'implantation et de la mise en place du matériel, puis des fabrications et ceci jusqu'en 1955. Il y eut d'ailleurs comme patron, pendant deux années, M. MartinonÏ. Cette usine existe toujours et se trouve maintenant faire partie du groupe P.U.K.

Bien qu'elle n'ait pas de rapport avec les carbures métalliques, une activité occasionnelle qui eut lieu à Saint-Michel-de­Maurienne mérite d'être citée ici, car elle se situa dans des locaux adjacents à ceux utilisés pour les carbures :

Pendant la guerre 1939-1945, M. Pomey, craignant pour l'après-guerre des difficultés d'approvisionnement en carbu­rant pour l'automobile, avait pensé que l'acétal éthylique, pré­paré par réaction de l'acétylène sur l'alcool, pourrait être un recours. Après les premières préparations faites à Billancourt (voir l'article de André Cadilhac sur le Laboratoire Renault, Bulletin de la Société d'Histoire de juin 1977, nO 14, page 15), des quantités d'acétal plus importantes, mais restant néan­moins modestes, ont été préparées à Saint-Michel. Marcel Château, A. Gassner, et, pour la mise au point de l'appareil­lage, R. Waesken, ont procédé à ces travaux. Ceux-ci n'ont pas été poursuivis, car les craintes qui étaient à leur origine ne se sont pas trouvées fondées.

(à suivre)

Michel ROUX