03 - Louis Renault tel que Je l'ai connu : «Retour à Billancourt»

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Louis RENAULT tel que Je l'ai connu (suite)

III. -RETOUR A BILLANCOURT

Début mai 1938, un lundi matin, Louis Renault me convoque dans son bureau à Billancourt pour m'entretenir de ma nouvelle affectation.

«Vous serez adjoint à Georges Gal/ienne, directeur commercial des poids lourds; vous serez chargé des problèmes et incidents techniques en relation avec tous les propriétaires français de flottes importantes de véhi­cules Renault. J'appelle Gal/ienne "

Mi-content, mi-déçu, je ne trouve rien à dire.

Georges Gallienne arrive; le Patron l'informe de son projet; je suis ques­tionné sur ma formation d'école, mes activités industrielles passées, ce qui amène la réponse du directeur com­mercial : «Je n'ai pas besoin d'un ingénieur des Arts et Métiers, mon état­major est au complet ".

Le patron est « douché" par un homme à très forte personnalité et Gallienne s'en va.

Louis Renault furieux : « Vous vous défendez mal; c'est bien la peine que je m'occupe de vous; revenez à 15 heures".

15 heures arrivent même scène, mê­mes personnages, même scénario, mê­me conclusion : M. Gallienne ne me veut pas dans sa Direction et il sort du bureau.

A nouveau, le Patron dont l'autorité a subi un échec, s'en prend à moi car avec « lui » il faut toujours un res­ponsable, voire un coupable, mais bien entendu, « ce ne peut être lui ".

Pierre Peltier, homme de confiance de Louis Renault, appelé aussitôt, appor­te la solution à mon problème: je vais être affecté au corps de création récente des ingénieurs administratifs qu'il supervise, aidé en cela par l'in­génieur de l'automobile de haute noto­riété, Maurice Gaultier.

Je deviens adjoint à M. Coutant, chef des départements 8 et 18 où l'on fabri­que essieux AV., axes AR., boites de vitesses de tous les types de véhicu­les Renault.

-«t:tes-vous satisfait» ?

-« Oui monsieur, très content de voir se réaliser ce que j'avais souhaité en entrant à J'Usine en avril 1935 fabriquer des automobiles "..

-«Toutefois, vous continuerez à vous occuper d'Herqueville lorsque je vous le demanderai».

En fait, de mai 1938 jusqu'à la guerre, en septembre 1939, je serai rémunéré largement par le secrétariat particulier de l'avenue Foch pour quelques rares interventions au domaine. A la deman­de de Mme Renault, le bureau de

M. Coutant sera doté d'un téléphone branché sur l'extérieur de l'usine (ce qui n'était pas le cas alors) afin que l'avenue Foch et Herqueville puissent m'avoir directement en ligne si besoin était.

Dans le corps des ingénieurs adminis­tratifs, auprès des sympathiques col­lègues ayant pour noms : Rival, Four­nier, Lepage, Gouriet, Cailliez, Decolo­gne, Touzeau et j'en oublie, je me ré­intégrais avec joie à l'usine, sans ou­blier cependant les péripéties de mon incursion forcée durant 32 mois dans la culture et l'élevage.

Juillet 1940 -DepUis l'armistice du 22 juin, je me trouve à Albi, où mon unité d'artillerie a terminé sa longue, douloureuse, tragique «marche arriè­re ". Le nouvel État français, à l'exemple de la Restauration au siècle précédent, a mis ses officiers en demi-solde.

Ainsi que mes collègues de l'armée de réserve, je m'inquiète pour mon avenir immédiat, lorsque j'apprends que Louis Renault est à Vichy, retour d'une mis­sion aux États-Unis où il a dû rencon­trer le président Roosevelt. Je me déci­de à essayer de le joindre. Après un interminable voyage, je me présente en uniforme, vers la fin juillet, chez le Concessionnaire Renault de la ville­thermale, le sympathique et serviable

M. Aisné, ancien ouvrier de Billancourt qui a créé une importante concession; une permanence de l'état-major de la 8.A.U.R. y est installée; j'y suis reçu amicalement par le capitaine Georges Gallienne, dont j'ai parlé précédem­ment; il m'apprend que Louis Renault est parti pour Paris le 22 juillet, avec l'intention de remettre en route ses usines; je lui laisse, avec l'adresse de mes parents dans l'Isère, une lettre pour le Patron.

J'achète des vêtements civils à Vichy et je repars pour Albi, où j'arrive enfin à me faire démobiliser le 6 août 1940, en donnant comme domicile celui de mes parents car, à l'époque, les offi­ciers de réserve dont la résidence était en zone occupée, n'étaient pas autori­sés à la réintégrer; après le 6 août, ils étaient d'office affectés dans les «camps de jeunesse" en qualité d'instructeurs, ce dont je ne voulais pas.

Ma lettre à Louis Renault n'est pas restée sans effet: le 5 août, M. Hubert, secrétaire général de la 8.A.U.R., me fait parvenir un titre de mission signé par le commissaire allemand, le prince von Urach, et me demande de venir me présenter, sans engagement formel, aux usines.

Le 13 août, M. Grillot m'écrit dans les mêmes termes.

Le 15 août, M. Gallienne m'écrit

Vichy, le 15 août 1940

Monsieur Pommier,

Nous trouvons votre adresse ici et vous informons que M. Renault vous demande de rejoindre votre poste le plus rapidement possible.

Veuillez crOlre ...

G. GALLIENNE Directeur Commercial France

Les deux premières lettres ne compor­tent pas d'engagement formel; la der­nière est plutôt un ordre; Louis Renault doit avoir, comme l'on dit banalement " une idée derrière la tête ".

Le 27 août 1940, je me présente à son bureau à Billancourt; je le trouve las, les traits tirés, vieilli; néanmoins, il me reçoit aimablement, m'interrogeant sur ma santé, sur la façon dont j'ai traver­sé la cruelle épreuve; je n'ose pas lui poser de questions, j'attends et l'on arrive à l'essentiel : « Je n'ai plus de régisseur à Herqueville; (en fait, je

crois bien que ce dernier était prison­nier) je vous demande instamment d'accepter le poste et vous en serai très reconnaissant; je ne vois person­ne d'autre que vous à qui je puisse confier cette importante direction ».

Bien que peiné par le désarroi de cet homme que tant de difficultés acca­blent, très poliment, je décline son offre.

Alors le ton monte, de sombres pré­visions sortent de sa bouche: « Vous allez être réduit au chômage, votre famille et vous crèverez de faim par suite des réquisitions de J'occupant; la vie sera impossible à Paris alors que là-bas, dans le calme, vous auriez tou­jours de quoi manger; réfléchissez bien ".

Les arguments de cet esprit si intuitif s'ajoutent aux arguments, mais je maintiens ma décision et il me donne congé.

Il trouvera un régisseur en la personne de Tixier, de la Direction de Pierre Peltier.

Quant à moi, je ne serai pas chômeur; le vénéré M. Grillot me réintégrera dans mon ancien poste d'ingénieur ad­joint à M. Coutant; l'horaire hebdoma­daire de travail de l'usine sera pendant de nombreux mois de 24 heures, en­traînant une réduction parallèle des ap­pointements.

Durant les années qui suivront, les sombres prévisions de Louis Renault se réaliseront.

Janvier 1942 -Un service de liaison, information, «le S.I.L.A.P. ", a été créé à la 8.A.U.R.; son directeur est Jean-Louis Renault qui est dans ses 21 ans (j'en ai 35).

Il me convoque et me demande de ve­nir travailler avec lui; bien que devant quitter la fabrication où je me plais, j'accepte, car j'estime beaucoup le fils du Patron que j'ai connu lorsqu'il avait à peine 15 ans; j'apprécie sa jovialité, son dynamisme, sa simpliCité, sa par­faite connaissance de l'usine où il a déjà fait de nombreux stages suivis de rapports très documentés dans divers services et départements. A Herque­ville, ses espiègleries d'adolescent m'ont souvent mis dans des situations délicates vis-à-vis de son Père; mon rôle était de dissimuler, minimiser des petites farces de jeunesse; notre ami­tié est réciproque, solide et le demeu­

rera.

Ensemble, nous allons trouver le Patron que j'ai seulement entrevu et salué à trois ou quatre reprises depuis août 1940; il a 65 ans mais en paraît bien davantage; si l'aphasie gêne beaucoup son élocution, les idées sont cependant toujours nombreuses.

Il veut que son fils prenne des res­ponsabilités dans la grande usine; la conclusion de notre entretien sera (elle m'est restée gravée en mémoire) : « Je vous demande de m'aider à faire de Jean-Louis un homme ».

Je vais dès lors m'efforcer de le faire, ainsi que mes collègues du service 900 : Péron, Chamouard, Frayssenet jeune, Dhaussy, Jacques Hermant; je dois ici saluer la mémoire de ce dernier, exé­cuté par les Allemands le 28 juin 1944; patriote ardent n'ayant pas accepté la défaite, il avait repris, peu avant sa mort, l'uniforme de lieutenant d'infan­terie dans les maquis du Périgord.

Les bombardements alliés sur l'usine, du 3 mars 1942, du 4 avril 1943, des 11 et 15 septembre 1943 ont donné beaucoup de travail à tout le personnel du service de Jean-Louis Renault; envi­ron 4 000 dossiers, chacun en 5 exem­plaires, ont été constitués par nos soins avec l'aide de tous les services intéressés; ils comportent: états des­criptifs détaillés, photographies, com­mentaires et se rapportent à toutes les destructions ou dégradations de bâti­ments, matériels, installations, machi­nes, outillages, stocks divers, véhicu­les, etc.

Les Allemands ont interdit toutes pri­ses de photographies, se doutant bien de l'usage qui pourrait en être fait à Londres ou à Washington et qui en réalité en fut fait. Nous avons donc travaillé le plus possible en « cachette", à chaque bombardement, avec cinq photographes de l'entreprise Labasque; mais la gestapo a été aler­tée; un jour, M. Labasque me télé­phone, affolé, m'informant que les 8.S. ont fait « une descente » dans ses studios et, qu'obligé de donner un nom il a donné celUi de Dhaussy, de notre service; il ne me reste qu'à conseiller à Dhaussy de se réfugier rapidement loin de Paris. L'affaire, heureusement,

n'a pas eu de suite.

Après le bombardement du 3 mars 1942, le service« Dommages de guer­re » a été créé; d'abord dirigé par Émile Perrin, ensuite par M. de Lépine, ce service fonctionnera pendant plus de 10 ans sur la base des documents établis par le service de Jean-Louis Renault.

Personnellement, je travaille tantôt pour le Fils, tantôt pour le Père. Vers la fin 1943, ce dernier me fait appeler:

c L'Italie a capitulé; les Allemands vont être battus; il est temps de pen­ser à la fin de la guerre et à l'après­guerre; les besoins en véhicules de tous genres seront énormes, il faudra remettre rapidement l'usine en route, réembaucher en recherchant surtout des professionnels et ce, dans toutes les professions; prenez des notes •.

Si l'élocution est difficile, les pensées, les idées sont précises et nombreuses.

cl/faut établir une liste de toutes les activités d'ouvriers professionnels dont on a besoin dans l'usine; chacune de ces activités doit être définie de façon précise pour les catégories P.l, P.2, P.3; des essais professionnels pour l'embauche.· et pour les changements de classification doivent être mis au point ».

J'informai M. Grillot, directeur des fabrications, des ordres du Patron; la longue et vaste expérience de M. Grillot a permis de créer une dizaine de commissions professionnelles : for­ges, fonderies, mécanique, montage voitures, travail du bois, traitements thermiques, traitements électrolytiques, entretien, etc.

Chaque commission ayant à sa tête un président, chef de département, assisté de collègues de la même spé­cialité, a effectué en un temps record l'énorme travail technique que cons­tituaient :

-l'établissement des listes de pro­

fessions,

-leur définition par catégories : P.l,

P.2, P.3,

-la mise à jour ou la création des essais professionnels correspondants.

Il en est résulté pour le bureau d'em­bauche, lors de l'établissement des contrats, une normalisation, une sim­plification, une réduction des appella­tions de professions que l'on utilisait précédemment.

Louis Renault s'est montré satisfait de ce premier et si important travail, mais il est allé encore plus loin, en particu­lier en ce qui concerne les essais des professions mécaniques, telles que : ajusteur, tourneur, fraiseur, rectifieur, etc.

« Un essai ne doit pas durer plus de 3 heures; je ne veux plus d'assem­blages de 2 pièces, avec un jugement subjectif de qualité, en bons, passables, ou mauvais; le candidat tirera au sort parmi 5 bulletins pliés, la pièce à effec­tuer; une note sera donnée à chaque cote importante; chaque 1/1(Je ou 1/20e ou 1/100e de millimètres en plus ou en moins entraÎnera un abattement; le temps passé comptera dans l'attri­bution de la note; les heures ne seront payées au candidat que si l'essai est déclaré satisfaisant ».

Ce grand Patron, compétent en tout, n'omettait pas les moindres détails!

Pour mettre au point et animer le ser­vice des essais tel qu'il le désire, un adjoint m'est nécessaire; le poste re­quiert des qualités essentielles d'ordre, de précision, de technicité, d'honnêteté.

M. Tauveron, alors chef de département des ateliers d'outillages de tôleries 176, a l'extrême obligeance de mettre à ma disposition le contremaître Raveau; le choix a été une réussite pour l'usine et pour l'intéressé; l'atelier des essais professionnels, installé début 1944 assez modestement entre les forges et les fonderies, sur le quai de la Seine, a sans cesse fonctionné à la satisfaction de tous; Raveau a terminé une brillante carrière comme chef des services de mise en place du personnel de la Régie.

Louis Renault, toujours têtu et jamais satisfait, a voulu aller encore plus loin avec les essais professionnels : " 1/ est inadmissible qu'un bon ouvrier per­de son temps à passer et repasser des essais chaque fois qu'il change d'em­ployeur; les essais devraient être défi­nis à l'échelon national; avant d'en arriver là, prenez contact avec Citroën, Peugeot, Panhard et autres afin que nous adoptions les mêmes essais (sous-entendu les nôtres /); de la sorte, un contrat de tourneur P.l chez Citroën entraÎnera automatiquement et sans essai à passer, un contrat de tourneur

P.l chez Renault ".

Chargé de cette mission si réaliste et si futuriste à la fois, j'ai trouvé un premier accueil favorable et encoura­geant chez Citroën, auprès des émi­nents directeurs Bercot et Bruder, ain­si que chez Panhard.

Puis, les événements de 1944 et un changement d'affectation me concer­nant m'ont dirigé vers d'autres activi­tés.

C'est le colonel Steinbach, attaché en 1945 à la Direction des fabrications de la récente Régie, qui poursuivra la tâche que j'ai commencée.

Ce qui précède démontre bien que même en 1943 et malgré sa santé alté­rée, Louis Renault voyait juste et voyait loin; au sommet de la hiérarchie du vaste Empire de Billancourt, il gardait encore toutes les qualités et connais­sances de l'excellent technicien qu'il fut toute sa vie.

*

**

Début avril 1944, je reçois sous pli cacheté, par le courrier intérieur, 3 notes dont je joins ici les photocopies; je suis atterré à leur lecture.

J'ignorais que le commissaire allemand, le prince von Urach que j'ai vu plu­sieurs fois à l'usine, y était ingénieur de la Main-d'Œuvre; en ce début 1944, il faut bien avouer que les rendements à la production sont faibles chez Renault comme partout ailleurs : man­ques continuels de matières premières et produits divers, pannes de courant, alertes, absentéisme, résistance, etc.

J'analyse aussitôt quel peut être mon rôle auprès du commissaire : étudier les rendements, rechercher les mau­vaises utilisations de personnel, tout cela en vue d'intensifier l'action du

«Service du Travail Obligatoire»

(S.T.O.), c'est-à-dire participer à la déportation en Allemagne des travail­leurs français.

Par humanité et par patriotisme, je ne peux accepter de travailler pour ou avec le commissaire, contre mes collè­gues et compatriotes.

M. Grillot étant destinataire d'une des notes, c'est auprès de lui que je vais chercher mes premières informations, compte tenu de son accueil toujours courtois.

Il a pris connaissance de la note et m'affirme tout ignorer de la décision me concernant.

Je demande alors audience à M. Louis, directeur des productions à la S.A.U.R. et signataire de ma nomination. Je lui expose les raisons que j'ai longuement méditées qui m'interdisent d'accepter une telle mission.

Après m'avoir écouté attentivement, il me dit simplement: « C'est M. Renault qui vous a désigné; il est bon, je crois, que vous le voyiez,..

Je ne peux pas aborder le Patron en motivant mon refus par une argumen­tation plus ou moins solide. De plus, compte tenu de son habileté manœu­vrière, de sa malice, ne risque-t-il pas de « me retourner ,. et de me faire

Fac-similé des notes reçues par Paul Pommier au début d'avril 1944.

passer du refus à l'acceptation, même si celle-ci est à contrecœur?

Il me faut un motif impératif m'empê­chant d'accomplir cette mission; un certificat de complaisance d'un méde­cin du 16e arrondissement à qui « j'ai confessé» en toute confiance mon cas, diagnostique une" sérieuse affec­tion pulmonaire" nécessitant un départ

loin de Paris.

Fort de cette preuve, je demande à être reçu par Louis Renault.

Prenant un air très malade, très las, je lui dis que je suis obligé de cesser immédiatement toute activité profes­sionnelle ; sa réaction est vive: « Vous

m'abandonnez alors que j'ai besoin de vous; vous dites que vous êtes malade, moi aussi je le suis et pourtant je n'ar­rête pas de travailler; c'est parce que vous connaissez bien Billancourt que je vous ai désigné; dans /'intérêt de l'usine, dans /'intérêt du personnel, vous devez accepter cette mission

>o.

Sa lassitude réelle, son aphasie, sa déception me font peine à constater; pour ne pas être complice de la cruau­té de l'occupant envers le personnel de l'usine, ne suis-je pas inhumain envers cet homme que j'admire et que je vénère tant?

Je reste inflexible, je prends congé alors que de faibles sons sortent enco­re de sa gorge.

Par politesse et confidentiellement, j'ai informé MM. Louis et Grillot de ma « fuite ".

Deux jours après, ma famille et moi partons à Mondoubleau, dans le Loir­

Vous aurez à intOrJll$X:. ~;'. lee qU8stione posées par le COlllll11eea préalable les renaeignelll8:n.tlle:tl~8 r.

amené à l.u1.:f'ourn1r.: ...... : ..•.. , :.

et-Cher; au grand repos.

Deux mois plus tard, je rentre à Paris; c'est le débarquement de juin 1944; l'usine est arrêtée en quasi-totalité par manque de courant; je n'entends plus parler du commissaire allemand.

Une grande partie du personnel de Billancourt est occupée à la réparation (travail de Pénélope) des voies ferrées et gares de triage de la région pari­sienne, sans cesse bombardées par l'aviation alliée.

Aidé de Georges Gouriet, je négocie avec le ministère de la Production industrielle l'application à l'usine de ce que l'on appelle les « contrats Bour­kaïb »; le personnel professionnel, environ 2 000 ouvriers, est, en vertu de ces contrats, rémunéré par le gouvernement pour la réparation, la remise en état du matériel et des machines-outils, à la condition de ne pas utiliser de courant électrique.

De la sorte, pendant les journées dramatiques vécues entre le débarque­ment et la libération de Paris, le chô­mage ne frappera pas trop le personnel Renault.

Au Salon de l'Automobile de 1947, la s;uriosité me pousse vers le stand de Mercedes-Benz; grande est ma sur­prise d'y voir le prince von Urach ainsi que sa secrétaire allemande, Mlle Sybille, qui l'assistait à Billancourt pendant I·occupation. Nous sommes en période de paix avec l'Allemagne; je le salue; en souriant, je lui expose les raisons pour lesquelles je lui ai fait « faux bond » en avril 1944 : il a ri.

Début septembre 1944, je prends contact avec Louis Renault; ce sera, hélas, la dernière fois.

Une mission d'officiers américains, composée d'une dizaine de membres, est venue à Billancourt pour étudier les résultats des 4 bombardements aériens alliés sur les usines A et 0, c'est-à-dire pour « dépouiller le tir" en langage d'artilleur; les conclusions de ce dépouillement sont destinées à fournir des bases précises aux états­majors U.S.A. qui préparent une vaste offensive aérienne en vue de détruire

l'industrie japonaise.

MM. De Castelet, Guérin et moi avons pour mission, par ordre de la Direction Renault, de répondre au volumineux questionnaire qui nous est soumis; ce travail nous demandera des semaines ... Un officier américain m'a exprimé le d~sir de rencontrer le Patron et de le photographier, ce qui a eu lieu pres­que aussitôt.

J'ai eu l'honneur d'être photographié à côté du grand industriel, devant l'entrée du bâtiment de la Direction; hélas, les épreuves promises ne me sont jamais parvenues, à mon très grand regret.

Lorsque j'ai pris ma retraite, en 1971, j'ai remis à M. Ouin, secrétaire général de la R.N.U.R., le manuscrit du rapport que j'avais établi pour la mission amé­ricaine. J'en ai retenu essentiellement ceci:

-chacun des 4 bombardements a fait environ 500 morts et plus de 1 000 blessés sur Boulogne-Billancourt, Paris et les municipalités avoisinantes;

-le coût des destructions, par bom­be tombée sur l'usine, a été évalué à

IV. -LA FIN D'UNE ÉPOQUE

Mardi 24 octobre 1944 -Vers la fin de la matinée, M. Louis, directeur de la production à la S.A.U.R., a fait convo­quer à son bureau ses directeurs, chefs de services, chefs de départements.

Chacun des assistants attend, anxieux, pressentant l'annonce d'un grave évé­nement que confirme le visage livide de notre directeur qui entre : c Mes­sieurs, Louis Renault est mort ce matin

D

Dans une improvisation d'une haute élévation de pensée, nous est retracée la vie extraordinaire du grand Chef d'industrie, ainsi que sa fin lamentable infligée par la cruauté de certains hommes.

L'auditoire de M. Louis est consterné, affligé. Les regards empreints de lar­mes s'entrecroisent; on ne peut, on ne veut pas croire; cet " homme " sem­blait immortel; et l'on se sépare dans un silence de nécropole.

Rien dans les informations des quoti­diens parus depuis le 23 septembre, jour où il s'est présenté au juge d'ins­truction qui l'a placé sous mandat de dépôt, n'a pu laisser penser que la fin de Louis Renault était si proche.

Le samedi 28 octobre, à 12 h 30, le service funèbre a lieu en l'église Saint­Honoré-d'Eylau; l'assistance est telle que de nombreuses personnes n'ayant pu franchir le seuil de l'église doivent stationner sur le parvis durant toute la cérémonie.

Lundi 30 octobre a lieu l'inhumation de Louis Renault à Herqueville, dans la stricte intimité : sa famille, ses amis, ses proches collaborateurs de l'usine qui sont MM. Louis, Hubert, Gallienne, Guillelmon père et ses deux fils, Pel­tier, Tordet, de Sèze, Baldenweck, Serre, Mme Latour, Mlle Maille.

Mme Renault m'a fait l'honneur de me joindre à eux; au total, trente-deux per­sonnes.

Par un beau soleil d'automne, le cor­billard ainsi que le car qui nous trans­porte, traversent Mantes, Vernon, Les Andelys.

Le hasard m'a placé dans le car à côté de Mlle Jeanne Hattot, ex-canta­trice de l'Opéra de Paris qui fut une amie très chère de Louis Renault; avec émotion, attention, en cette doulou­reuse matinée, je l'écoute me retracer de nombreux souvenirs des beaux jours qu'elle a vécus, avec le disparu, du temps de leur jeunesse.

A Muids, nous pénétrons dans le domaine; pour la dernière fois c Le MaÎtre " traverse le grand parc qu'il aimait tant, qu'il avait embelli avec tant de plaisir; puis, c'est la petite église qu'il a fait restaurer, entourée du minuscule cimetière dominant la Seine.

2 500 000 francs, valeur 1942-1943. La tombe de Louis Renault dans le cimetière d'Herqueville.

Tout le personnel du domaine est là : ému, étreint, comme toujours respec­tueux et sans doute inquiet devant un avenir incertain.

Je ne peux retenir mes larmes en jetant quelques gouttes d'eau bénite sur le cercueil de l'Homme que j'ai tant admiré pendant 9 ans de colla­boration plus ou moins active.

Le caveau dont « 1/ " a si souvent fait dessiner, redessiner, modifier les pro­jets, vient d'être scellé; ce scellement est un symbole : « La dernière page de la Première Époque de l'Histoire des Usines Renault vient d'être tour­née ".

Travailler en contact direct avec la Famille Renault et surtout avec son Chef, homme absolument hors du com­mun, a été pour moi une chance ines­pérée; j'en garde un souvenir extrê­mement vivace, extrêmement précis, bien que 32 ans se soient écoulés depuis la fin des événements précités.

Désireux que j'étais alors d'occuper un jour un poste de commandement à l'usine, j'ai appris, souvent en accord avec « Lui ", et je dois l'avouer, quel­ques fois en désaccord, ce que l'on ne doit pas faire lorsqu'on a la respon­sabilité de diriger des hommes.

Sa vie a été une suite continue de réussites; sa fin a été un calvaire dont nul n'a jusqu'à ce jour, à ma connais­sance, élucidé ou cherché à élucider les étapes.

Faire-part de décès de Louis Renault.

Aussi, puis-je continuer à me poser

les questions suivantes : -Qui a frappé Louis Renault dans sa chambre-cellule de détenu?

-Pourquoi? -Sont-ce les coups reçus qui ont entraîné sa mort? Paul POMMIER

Avant la première guerre mondiale

Aujourd'hui, une panne de ce genre, qui se limite généralement a un très rapide remplacement de la roue complète, nous rend plutôt maussade. Ici, l'échange de la chambre à air se passe dans la bonne humeur mais, c'est Louis Renault qui, genoux à terre et assis sur ses talons, sans trop d'égard pour son pantalon, opère, en souplesse, sous les regards amusés et narquois de ses amis.

(Don de Madame A. Fabry, petite-fille de Louis Renault).