05 - 6 février 1933 : explosion à l'atelier 17

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6 février 1933 : explosion à l'atelier 17

L'année 1932 est pour beaucoup d'historiens une année char­nière dans l'histoire de la France de l'entre-deux-guerres. C'est à ce moment que commence" l'avant-guerre (1) ". En mai de cette année, malgré une victoire électorale de la gauche qui a dépassé ses espérances, un désarroi politique persiste (2) ; les radicaux-socialistes sont au pouvoir, mais" leurs efforts ne sont pas soutenus par les socialistes S.F.I.O. qui refusent parti­cipation et soutien (2) ". On assiste à un défilé de ministères impuissants, culbutés les uns sur les autres, mais renaissant avec le même personnel. Herriot dure jusqu'au 13 décembre; Paul-Boncour lui succède jusqu'au 28 janvier 1933, puis la Chambre vote la confiance à Édouard Daladier le 4 février, par 376 voix contre 181. Outre-Rhin, Hitler accède au pouvoir le 30 janvier. En dépit d'un très net ralentissement de l'industrie nationale, les usines Renault ont fabriqué en 1932 37 000 voi­tures de tourisme (3), et ont présenté au Salon leur gamme de 4, 6 et 8 cylindres. Après l'effort du Salon, les mois de janvier et février sont en principe moins chargés en travail. Louis Renault est parti à Saint-Moritz aux sports d'hiver.

" Un coup de canon "

Le lundi 6 février au matin, à 10 h 30, 10 h 40 ou 45 selon les sources (4), une violente détonation ébranle Billancourt, que certains prennent pour un coup de canon : la chaudière de l'atelier 17 vient d'exploser. Elle a volatilisé le mur de briques qui la séparait de l'atelier, en a soufflé la toiture et projeté en l'air des débris qui, en retombant, brisent les verrières du bâti­ment et font tomber sur les ouvriers une pluie de verres tran­

(1)

Christian et Arlette AMBROSI, la France 1870-1970, p_ 179.

(2)

Jean-Jacques CHEVALLIER, Histoire des institutions et des régimes politi­ques de la France de 1789 à nos jours, pp_ 515-516.

(3)

Gilbert HATRY, Louis Renault, patron absolu, p_ 35l.

(4) Paris-Soir, l'Humanité, le Petit Parisien du 7 février 1933.

chants et de débris métalliques. Une pièce de fonte de plus de 50 kg est projetée sur le quai tout proche ; une matrice de 200 kg est envoyée à 40 m après avoir traversé un mur. Les ate­liers 87 et 95 se portent au secours du 17, ainsi que les pompiers de l'usine ; mais il est déjà trop tard pour les six ouvriers qui se trouvaient dans le réduit de la chaudière au moment de l'explosion: quatre sont tués sur le coup, deux agonisent; dans l'atelier, deux blessés graves qui mourront à l'hôpital.

Une centaine d'ouvriers au moins (5) travaillaient depuis 7 h 30 dans cet atelier dit d'outillage des forges (des tourneurs, des ajusteurs et des mortaiseurs) dont la façade donne sur le quai de Billancourt au nO 57 : de celui-ci, on peut voir cinq immenses verrières grillagées arrachées par l'explosion; le mur est gonflé et crevassé (6) ; dans le coin gauche de l'atelier, la chemise de maçonnerie démantelée montre la chaudière explosée dont le dessus" semble être réduit en dentelle (7) ".

Dès Il heures, les six premiers morts sont retirés des décombres et, 8uelques instants après, les deux blessés graves. La direction communique à la presse en début d'après-midi:

" Vers Il heures ce matin, une chaudière à vapeur a fait explo­sion aux usines Renault. La violence de l'explosion a soufflé le toit du bâtiment et en a fait retomber les débris sur l'atelier voisin occupant une centaine de personnes. Sous le poids de ces matériaux, le toit de cet atelier a cédé, blessant un certain nombre d'ouvriers. On compte six décès et un certain nombre de blessés. Les secours ont été organisés avec la plus grande promptitude. Les cinq médecins de l'usine, le personnel

(5) 130 à 180 selon le Populaire du 7 février, 200 selon l'Humanité du même jour.

(6)

Le Petit Parisien du 7 février 1933.

(7)

Le Petit Journal du 7 février 1933.

infirmier ont prodigué leurs soins aux blessés qui ont été immédia­tement évacués sur les formations du voisinage et notamment sur l'hôpital Ambroise-Paré à Boulogne. Le parquet s'est trans­porté sur les lieux en la personne de M. Pressard, procureur de la République, et de M. Mauser, substitut de son service central. M. Saussier, juge d'instruction, a été commis pour informer et rechercher les causes de l'accident (8) ".

Le sol jonché de débris de l'atelier 17 (photo A.F.P.)

C'est l'hôpital Ambroise-Paré qui accueille les premiers morts: Adolphe Henrard, 58 ans; Berti Potin; Marius Maladière, 23 ans; un non-identifié qui s'avèrera être M. Baudoin. Vers 16 heures, on amène Dahmane Lallam, Algérien, 44 ans ; Fer­nand Voisin; Jacques Outienkoff, 32 ans; Oscar BrÏcanne. L'hôpital accueille encore 14 blessés. 7 -dont un dans le coma -sont soignés aux Petits-Ménages à Issy-les-Moulineaux. 15 sont à Boucicaut à Paris. La direction communique:

" Les administrateurs se sont rendus... aux différents hôpitaux où avaient été dirigés les blessés. Ils les ont vus un à un ; ils les ont réconfortés personnellement et les ont assurés de toute la sollicitude de la direction des usines. " Un neuvième mort s'ajoutera à la liste le 7 février: il s'agit de Raymond Delvallet.

Sur les lieux de la catastrophe, on a continué à fouiller les décombres depuis 14 h 30, pour s'assurer que personne ne

(8) L'Humanité du 7 février 1933.

demeure enseveli. Au même moment, Paul Hugé, de la direction des usines, prévient Louis Renault à Saint-Moritz par le télégramme suivant (9) :

"URGENT ST MORITZ DE BILLANCOURT SEINE

RENOFER 29 14431 6 14.30. URGENT LOUIS RENAULT SUVRETTA HOUSE ST MORITZ

EXPLOSION DERNIERE CHAUDIERE ANCIENNE CEN­TRALE COTE ATELIER MATRICE A CAUSE ACCI­DENTS MORTELS ET BLESSES DANS CET ATELIER STOP CAUSE INDETERMINEE STOP TELEPHONERONS SIX HEURES.

HUGE".

Et la direction communique à la presse dans la soirée la

décision de Louis Renault (10) :

" M. Louis Renault étant en voyage loin de Paris, les adminis­

trateurs des usines sont parvenus à le joindre télégraphi­

quement dès lundi soir. M. Renault, très affecté, a décidé de

revenir immédiatement : il sera de retour cette nuit. "

Ainsi qu'une seconde note sur l'explosion (9) :

" Une chaudière appartenant à une batterie de 16 chaudières a

explosé pour des causes qui ne sont pas encore connues. En

effet d'après le graphique de marche on a pu constater qu'elle

était en pression normale de 13 kg 112, ce graphique a été

remis au juge d'instruction. L'explosion a été très brutale, a

enlevé la toiture et a abattu la charpente faisant s'écrouler en

même temps le mur de l'atelier voisin. Cet atelier fabriquait

l'outillage nécessaire à l'atelier des forges, ce que l'on appelle la

" matrice d'estampage ". Nombre de morts: 8. Une trentaine

d'ouvriers hospitalisés. "

Déjà, on installe des projecteurs autour de l'atelier sinistré pour

pouvoir continuer les recherches durant la nuit ; deux équipes

d'ouvriers travaillent sans cesse à ce but, pourvus de chalu­

meaux. Le matin du 7 février à 5 h, ils sont obligés de s'arrêter,

car des murs doivent être étayés. Le déblaiement reprend vers

10 h 30. Lorsque la certitude est acquise qu'aucune victime ne

demeure sous les décombres, l'atelier est livré aux experts :

"Sous le grand hall bouleversé, rien n'a été touché pour

permettre l'examen des experts. Les fraiseuses, mortaiseuses,

toutes les machines-outils, brisées, mêlées aux fragments de la

chaudière, jonchent encore le sol de ciment (11) ". L'expertise

des dégâts matériels faite par M. Pottier est présentée

le 7 février à MM. Jannin, Grillot, Ramette, Lorrain,

Lapiquonne, Peltier, Couton, en chiffres approximatifs (9) :

Machines ............................ . 1400000 F

Chaudière ........................... . 1 100 000 F

Bâtiment ............................ . 700000 F

Démolition et déblaiement .............. . 150000 F

3350000 F

(9) Archives Nationales, 91 AQ 20. (ID) Le Petit Parisien du 8 février 1933. (Il) L'Intransigeant du 8 février 1933.

Pour l'expertise judiciaire, le parquet de la Seine nomme trois personnes : M. Kling, directeur du Laboratoire municipal,

M. du Brisay, professeur au Centre des arts et métiers, et

M. Lecornu, Inspecteur général des mines.

Dans l'après-midi, une conférence a lieu à la mame de Boulogne-Billancourt entre le sénateur-maire Morizet et l'administrateur délégué des usines M. Guillelmon, au sujet de la répartition des secours.

Les causes de l'accident

" Une chaudière non révisée a explosé à l'atelier 17, provo­quant un éboulement" : c'est ainsi que le journall'Humanz'té expose les faits dans son édition du mardi 7 février. Cette chau­dière faisait partie, comme on l'a vu, de l'ancienne centrale électrique qui avait été rapprochée en 1913 du quai de Billan­court où se trouvent les forges, en raison des besoins croissants de cet atelier (12). De 1929 à 1931, on construit une nouvelle centrale à la pointe aval de l'île Seguin. Or, le matin du 6 février à 7 h, la centrale de l'île" flanche" ; depuis dix jours, à trois reprises, des ateliers ont dû fermer partiellement par suite d'accidents survenus à celle-ci; à 8 h 30, elle s'arrête; on donne l'ordre de mettre en marche les chaudières 29 et 30 ; cette dernière était au repos depuis un mois et devait être révisée (8).

L'explosion a pu se produire parce que" des gaz importants ont pu s'accumuler dans la tuyauterie des huit machines inuti­lisées et même dans les autres qui fonctionnaient au ralenti: et l'explosion se serait produite lorsqu'on aurait voulu accélérer la production (13) ". Les chaudières sont alimentées par l'eau de Seine très calcaire qui produit de la calamine et du tartre qui bouchent la circulation d'eau: bouchés, les tubes rougissent au contact des gaz et, quand l'eau vient, c'est l'explosion. C'est la tubulure de cette chaudière, qui, en s'écartant subitement, a provoqué l'explosion". En outre, " plusieurs chaudières sont dépourvues de sifflet pour marquer le trop-plein ou le manque d'eau (8) ".

Hormis ces quelques suppositions, aucune cause directe n'est fournie, puisque la chaudière présentait une pression normale. C'est surtout aux causes " indirectes" que vont s'intéresser certains journalistes qui critiquent violemment les conditions de sécurité de l'usine en rappelant les accidents précédents: le 13 juin 1917, un bâtiment de six étages" construit hâtivement et surchargé (8) " s'écroule, faisant plus de 20 morts et près de 100 blessés (14). En 1917 également, une turbine, que l'on a laissé fonctionner malgré un disque fêlé, éclate, né faisant heureusement que des dégâts matériels (13). En 1928, une turbine de centrale électrique saute, causant la mort de 7 ouvriers et en blessant 20 autres (13). Depuis, chez Talbot et Voisin, et à Denain, d'autres accidents ont eu lieu; tous n'ont qu'une seule

(12)

HATRY, op. cit., p. 223.

(13)

Le Petit Bleu du 8 février 1933.

(14) L'Humanité du 11 février 1933.

et même cause: l'accélération de la production à outrance; à ce sujet, bien des extraits d'articles sont évocateurs. L'Huma­nité du 7 février titre :

" 8 ouvriers morts. 200 blessés. Tel est le bilan nouveau et tra­gique de la rationalisation capitaliste aux usines Renault. .. Comme chez Talbot et Voisin, on invoquera la fatalité? C'est faux 1 Ce sont les effroyables conditions de travail, c'est la cadence effrénée de la production, c'est l'insécurité notoire, qui chaque semaine occasionnent des accidents mortels au bagne de Billancourt... La direction a négligé la protection pour pousser à la production. " Le lendemain :

" Crime de la rationalisation! Crime du profit! "

Le Petit Bleu fait aussi écho à ces remarques (13) " La moindre imprudence, la plus simple négligence de la part de la direction de ces usines deviennent criminelles... les ouvriers paient de leur vie le laisser-aller et le laisser-faire des patrons... on en prend à son aise avec les règlements parce qu'on veut produire à tout prix ".

De fait, c'est une réalité que la croissance de la production d'automobiles s'est accentuée depuis 1932 : la part de Renault dans la production nationale passe de 26,1 % en 1932 à 26,4 % en 1933 (15). Cette même année, 4 500 taxis Vivaqua­tre seront vendus à la Compagnie des automobiles de place de

(15) BORGE et VIASNOFF, Renault ou l'empire de Billancourt, p. 279.

Un établi est resté en place il a peut-être sauvé la vie d'un ouvrier

(photo A.F.P.)

153

Paris! Encore en 1932, 37 000 voitures de tourisme sortent des chaînes; en 1933, 75 000 (3). La production des forges Renault est en 1931 de 35 à 40 tonnes par jour, soit 10 kg par homme; en 1932, elle passe à 75/80 tonnes, soit 35 kg par homme (16). Parallèlement, cette augmentation de la produc­tion se double d'une diminution des effectifs" de plus de 20 % entre 1930 et 1931 (17) ", ce qui conduit à confier parfois des tâches à des ouvriers qui ne sont pas qualifiés pour les effectuer: l'un des morts de la chambre de la chaudière est un ajusteur...

" Les chaudières 30, 29, 25 et 26 fonctionnaient avec un per­sonnel réduit de moitié. Un chauffeur pour cinq chaudières et plus. Quelquefois, un ajusteur devait faire le travail (18) ".

On met aussi en avant l'augmentation des accidents du travail dans le pays [1 500000 en 1926, 2000000 en 1930 (18)]. André Breton, le poète surréaliste, dans un article de la feuille de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (18), cite quelques cas d'accidents survenus dans les usines Renault: à l'atelier 180, une ouvrière a eu les cheveux arrachés par une perceuse; au 5, à la cémentation, un ouvrier a été électro­cuté ; au 31, un a eu les doigts coupés; ailleurs, un volant de 200 kg s'est détaché; et Breton de souligner le côté dérisoire de cet écriteau apposé dans les ateliers: " un peu d'attention évite beaucoup d'accidents ". D'après certains, l'équipement de secours était déficient: " il n'y avait pas de civières en nombre suffisant pour transporter les blessés (13) (16) ".

Si le mur de la chambre de la chaudière avait été plus robuste, il ne se serait pas écroulé sur les ouvriers. Or, il était construit de simples" petites briques d'aggloméré léger soutenues par une armature métallique (16) ". Par contre, le fait que la toiture de l'atelier 17 soit construite en matériaux légers" a sauvé la vie à un grand nombre d'ouvriers, car, en retOmbant, ils devaient les blesser moins grièvement que n'eussent fait des tuiles et des pierres (19) ". C'est un fait que tOus les blessés légers ont été atteints à la tête par des débris de la verrière. Mais c'est aussi un fait que" les conditions de travail n'ont guère évolué depuis la guerre au point .de vue du confort et de l'hygiène (17)". Et l'accident peut fournir une occasion de les améliorer.

L'accident, " tremplin" des revendications

L'hygiène et la sécurité sont des préoccupations qui transpa­raissent constamment dans les articles de presse :

" Si les ouvriers avaient leur mot à dire, on verrait moins d'accidents et de catastrophes. Que les chefs d'entreprise assu­rent avec conscience la surveillance de leurs établissements et le

(16)

L'Humanité du 8 février 1933.

(17)

Fernand PICARD, l'Épopée de Renault, p. 60.

(18)

Aux neuf assassinés, feuille de l'Association des écrivains et artistes révolu­tionnaires du 8 février 1933.

(19)

L'Écho de Paris du 7 février 1933.

contrôle de leur matériel (13) ". Le journal de Léon Blum, le Populaire, se fait également l'écho de ces préoccupations:

" Nous avons dénoncé: -l'absence totale du contrôle syndi­cal; -l'emprise de la seule autorité du maître s'exerçant sans la contrepartie ouvrière. Nous avions le sentiment que l'auto­rité patronale poussée jusqu'à l'absolutisme comportait l'abus dans l'effort de production, écartait le respect de la dignité humaine et mettait la sécurité du travail en péril. Nous ne pen­sions pas être aussi près de la vérité et nous ne nous attendions pas à ce qu'une catastrophe nouvelle vienne confirmer nos appréhensions en donnant raison aux revendications ouvrières. Aujourd'hui, il y a des morts, de nombreux blessés. Ce bilan met en échec l'autoritarisme de M. Renault et ne s'explique pas par la formule ordinaire du cas forfuit. Il illustre douloureu­sement la réclamation tant de fois formulée par les syndicats ouvriers, concernant l'institution de délégués à la sécurité dans les usines (20) ".

Trois délégations ouvrières massées à proximité du cimetière de Billancourt (photo A.F.P.)

La Fédération unitaire des métaux, le Syndicat de la région parisienne et les sections syndicales de Renault déclarent : " Pour que les responsabilités écrasantes du patronat soient bien précisées, les ouvriers doivent exiger une commission d'enquête composée d'ouvriers élus dans les usines, des repré­sentants des organisations syndicales et des conseillers prud'hommes ouvriers. Devant cette nouvelle catastrophe, qui atteint directement tout le prolétariat de la métallurgie, la Fédération unitaire et son Syndicat de la Seine appellent les ouvriers des bagnes industriels à organiser la lutte pour arra­cher l'institution de délégués ouvriers à l'hygiène et à la sécurité élus par les travailleurs eux-mêmes! Pour signifier au patronat

(20) Le Populaire du 7 février 1933.

et à Renault votre volonté de lutte contre cette rationalisation qui tue et qui vous affame, tenez-vous prêts à assister en masse aux obsèques! (20) ;'.

Sur un ton nettement mOIns vindicatif, la C.G.T. aborde aussi le problème :

.. C'est un deuil nouveau qui vient encore assombrir le monde du travail. Des morts,&es;blessés qui, survivant, porteront tou­jours l'empreinte de la hdauté des éléments qui concourent au labeur quotidien. Le mad~1Ïnisme, avec ses puissances de pro­pulsion, a apporté hier ertcore aux usines Renault un complé­ment de brutalité meurtrière au moment où, arbitrairement possédé par le capitalisme égoïste et antisocial, il provoque le chômage, le désespoir et la servitude ouvrière. Ce n'est pas ici qu'il est possible de rechercher les responsabilités. L'industrie moderne est si complexe, ses forces de mouvement sont si puis­santes et si dangereuses que ce serait être nous aussi injustes que de prononcer a priori un jugement qui ferait de cette dou­loureuse catastrophe un crime épouvantable. Mais, pourtant, se préoccupe-t-on suffisamment du problème de la sécurité dans la mesure où les dangers s'amplifient dans le travail? N'oppose-t-on pas une force d'inertie aux suggestions, aux ini­tiatives, aux réformes qui sont préconisées depuis de longues années, concernant l'institution de délégués ouvriers à la sécu­rité ? Non, sur ce domaine comme sur tant d'autres, les indus­triels s'obstinent à refuser violemment à la classe ouvrière le moindre pouvoir de contrôle, le moindre empiètement sur leurs privilèges de maîtres absolus. La Confédération générale du travail, en présence du malheur dont l'usine de Billancourt vient d'être le tragique théâtre, ne peut éloigner de sa pensée ces amères réflexions sur les résistances opposées aux améliora­tions des conditions de travail et à la servitude dans laquelle on prétend le maintenir. Aux familles des camarades décédés, la

C.G.T. exprime sa vive compassion et son profond respect. Elle assure les camarades blessés de toute sa sympathie et espère pour tous un prompt et complet rétablissement (21)".

Or, depuis 1929, différents projets sur la question" dorment .. dans les cartons de la commission du Travail de la Chambre des députés :

-Le projet communiste du 14 février 1929, qui prévoit l'élec­tion des délégués à la sécurité et à l'hygiène par l'ensemble des salariés dans toutes les entreprises sans distinction d'âge ni de sexe ni de nationalité, à condition d'avoir vingt et un ans et trois mois dans la profession. Ce projet a été évincé.

-Le projet socialiste nO 366 du 4 juillet 1929, qui prévoit la nomination des délégués par le ministre du Travail seulement dans les industries dites .. dangereuses" ou insalubres qui seront déterminées par un règlement d'administration publi­que; le délégué doit être français, avoir travaillé au moins dix ans dans l'industrie, et jouir de ses droits civils et politiques. Ce projet a été adopté par la commission du Travail le 9 novembre 1932 (16).

(21) Le Peuple du 8 février 1933.

Il va sans dire que les communistes considèrent ce dernier projet comme une totale imposture. Car le parti de Maurice Thorez ne s'attaque pas seulement à la droite nationaliste de l'Écho de Paris qui est selon lui .. à la botte" du patronat, comme en témoigne cet extrait:

.. Avec un empressement digne d'éloges, les administrateurs et directeurs des usines Renault se portèrent immédiatement sur les lieux" (de l'explosion) (19).

Il ne s'attaque pas non plus seulement à Paris-Soir et à l'Intran­szgeant qui" taisent le nom de Renault" dans leurs premiers comptes rendus. Il dénonce aussi la tiédeur de la S.F.I.O., des socialistes qui trouvent" qu'il sera difficile d'établir les respon­sabilités, les experts ne possédant aucun élément leur permet­tant de baser leurs hypothèses sur des faits ". En outre, la municipalité socialiste de Boulogne-Billancourt refuse de prêter une de ses salles pour une réunion de militants du parti communiste concernant l'accident de la chaudière (16). Même la C.G.T. déclare: "Ce n'est pas ici qu'il est possible de rechercher les responsabilités (21) ".

Or, pour le P.C., il n'y a pas à tergiverser. C'est Louis Renault en personne le responsable. C'est un fait que" depuis 1920, son image se dégrade aux yeux des ouvriers de Billancourt et de l'ensemble de la classe ouvrière (22) ". Nous en prenons à témoin ces titres de l'Humanité:

-Le 7 février: .. La firme Renault ne publie jamais ses béné­fices : combien lui rapporte chaque cadavre d'ouvrier? .. ; .. Dividendes sanglants. Hier dans le bagne de Billancourt le marchand de tanks Renault a tué 8 ouvriers .. ; .. 8 morts et 200 blessés : il faut ça pour les dividendes" ; .. Renault est responsable de la catastrophe de Billancourt".

-Le 8 février: .. Après le crime patronal de Billancourt, ne laissons pas voler par Renault les cadavres de ses 8 victimes".

Dans un style plus emphatique, le Populaz're, pourtant taxé de

" réformisme", se joint à l'Humanité (20) : .. Renault, place forte que le capitalisme a construite ; il y a établi sa loi, ses principes, sa force ". Les ouvriers sont les .. esclaves du machinisme et de la rationalisation ". .. La catastrophe de Billancourt a déguenillé un vaste bâtiment, misérable ruine au milieu du domaine des seigneurs d'aujourd'hui ....... La domination du patronat sur cette cité est si puissante que, même quand leur vie est en jeu, les ouvriers hésitent à livrer leurs sentiments intimes".

Les qualificatifs ne manquent pas à l'époque pour nommer Louis Renault: le seigneur (saigneur) de Billancourt, le grand exploiteur, le requin, le profiteur, le" philanthrope", le profi­teur de guerre, Renault le sanglant, Renault aux dividendes sanglants, Renault le vampire, le patron vampire (23). Tout un

(22)

HATRY, op. cil., p. 281.

(23)

Jean·Paul DEPRETTO, les Communistes et les usines Renault de Billan· court, Mémoires de maîtrise, Paris-IV, 1974, p. 60, cité par HATRY, op. cil., p. 281.

système de métaphores assimile Louis Renault à un seigneur: ses ouvriers sont des serfs, la ville de Boulogne-Billancourt est son fief, l'usine est un bastion, une citadelle, une forteresse patronale, la forteresse du bord de l'eau. Le bagne est gardé par les eaux du fleuve, comme les châteaux forts anciens (24).

Ces propos quelque peu outranciers sont pourtant en partie justifiés: les relations de travail sont en général tendues et la peur d'être renvoyé est une menace qui plane constamment (25). La discipline est dure, et même les photographes de presse en feront l'expérience: " Quant à voir l'atelier sinistré, il n'en est pas question, c'est formellement interdit. Mais l'insis­tance des journalistes est tenace. On les laissera entrer, mais quelques minutes seulement, et par groupes de cinq ou six. Et surtout, pas de photographies. Les opérateurs qui contrevien­nent à cette interdiction se voient immédiatement confisquer leur appareil, et leurs plaques sont voilées sans pitié (18) ".

Ceci explique la faiblesse de l'implantation du P.C.F. à Renault : 20 adhérents, plus 60 ou 65 syndiqués de la

C.G.T.U. en 1931. Leur rôle a été presque nul dans les débrayages partiels de novembre 1931 et janvier 1932, pour protester contre des diminutions de salaires (26). La C.G.T. étant elle aussi très peu représentée -7 ou 8 membres chez Renault entre 1921 et 1936 ! (27) -on s'explique très bien l'intérêt que porte le P.C.F. à Renault. Au travers de l'évé­nement du 6 février, il vise une réimplantation dans l'usine. C'est pourquoi, aux élections législatives partielles d'avril 1933, Jacques Duclos oriente sa campagne contre Louis Renault, le grand responsable des malheurs ouvriers (27). À la fin de 1935, on comptera une centaine d'adhérents communistes et 180 syndiqués C.G.T.U., et Renault devient pour la direction du P.C.F. un modèle d'implantation réussie (26). Cette volonté d' " accrocher" les ouvriers se retrouve d'une part dans le désir d'être proche d'eux et de les aider: Monjauvis, député communiste à l'Assemblée, demandera 500 000 F pour les familles des victimes. Et, d'autre part, dans la place accordée à l'événement du 6 février: il tient la " une" de l'Humanité toute la semaine, avec une édition spéciale le 7 (20 000 exemplaires vendus à Boulogne), la feuille de l'A.E.A.R. (5 000 exemplaires) le 8, sans compter les tracts appelant à suivre les obsèques (68 000 exemplaires imprimés). 5 500 Humanité sont vendues le 9 au matin, ce qui fait au total, de mardi à jeudi, 110000 exemplaires vendus à Boulogne seulement (28). La relation de l'événement est plus inégale dans le reste de la presse, et l'effroyable catastrophe de Neunkirchen dans la Sarre (explo­sion d'un gazomètre) prend le relais dès le samedi Il. Et si l'explosion de Billancourt tient encore la " une" un peu partout le vendredi 10, c'est bien sûr dû aux obsèques des victimes.

Les obsèques

Berti Potin et Fernand Voisin devant avoir leur service funèbre à Notre-Dame-du-Travail pour être enterrés respectivement à Thiais et Levallois, sept sur les neuf corps ont été veillés dès 20 heures le 28 février à Notre-Dame-de-Boulogne. L'office

La tête du cortège funèbre devant l'église de Boulogne (photo A.F.P.).

commence à 9 heures en présence du cardinal Verdier, arche­vêque de Paris ; le chanoine Rivallin prononce la levée des corps, l'abbé Élainval dit la messe, " une hypocrite cérémonie religieuse" selon l'Humanité. Le cardinal donne l'absoute et l'assemblée se sépare vers 9 h 45 après le " Libera me " de Rousseau. Pendant ce temps, sur la place de l'église, l'imam Duni ben Khalfa a récité la prière musulmane pour Dahmane Lallam. Un cortège de 2 000 personnes se forme vers 10 heures et va se diriger vers le cimetière, par les boulevards Jean-Jaurès et de la République, " sous un ciel gris et maussade, un ciel de deuil (29 et 30) ". " En tête le char de fleurs; puis le corbillard de Dahmane que suivent des Algériens et l'imam ; puis les autres chars (31) ". Derrière eux, MM. Chiappe, préfet de police, Renard, préfet de la Seine, Becq, président du conseil général, Morizet, sénateur-maire de Boulogne, le représentant du président de la République, MM. Louis Renault, Lefèvre­Portalis, Hugé, Guillelmon, représentant les usines, enfin les syndicats ouvriers, qui, aux dires de l'Humanité, ont réuni " 20 000 travailleurs (28) ". On distingue les pancartes du Syndicat unitaire du Métro, de la C.G.T., des carreleurs en grève (1 400 personnes), du Syndicat unitaire des Métaux, des chômeurs de la région parisienne, des ouvriers des usines Renault dont certains ont évidemment quitté leur travail : 50 de l'atelier 303, deux équipes du 176, une du 200, les ateliers 16,236, 152 et87, et du personnel de l'usine 0 (28). " Les flics maintiennent la foule sur le trottoir, mais cela n'empêche pas les ouvriers de suivre le cortège (28) ", ces ouvriers que le

P.C.F. a appelés à assister massivement aux obsèques, soit par l'Humanité, soit par tract spécial. Au bout de trente-cinq minutes, le cortège s'arrête à l'entrée du cimetière où une

(24) DEPRETTO, op. cit., p. 22, cité par HATRY, op. cit., p. 81.

(25)

HATRY, op. cit., p. 284.

(26)

Jacques GIRAULT, Sur l'implantation du P.C.F. dans l'entre-deux­guerres, p. 233.

(27) Id, p. 224.

(28) L'Humanité dù 10 février 1933.

tribune a été dressée pour M. François-Albert, mInistre du

Travail. On dispose les corbillards en éventail centré sur le

char de fleurs et le ministre prend la parole:

"...Quelque parfaite que soit la machine, elle porte toujours en

elle un caprice mortel. Pour le conjurer, le plus incessant

contrôle reste encore insuffisant. C'est pourquoi une diligence

de toutes les minutes s'impose afin de défendre la vie humaine

contre le risque d'accident foudroyant. Les travailleurs le

savent, car leur sang-froid, leur stoïcisme demeuraient intacts

au milieu de ce champ de bataille du travail, où venaient de

succomber les camarades que nous saluons aujourd'hui sur le

bord de la tombe prématurément creusée. Et nous ne

l'oublions pas davantage, nous à qui le devoir incombe de

veiller à ce que les conditions de sécurité soient observées avec

le soin le plus jaloux. Aux victimes de l'explosion meurtrière,

j'adresse l'adieu ému du gouvernement qui voit de quel

dévouement quotidien est fait le labeur de l'usine. Devant les

familles éprouvées, je m'incline avec la sympathie respectueuse

que leur deuil suscite au cœur de tous. À ceux que la mort a

épargnés, mais que les blessures ont cloués sur le lit d'hôpital,

j'exprime enfin le souhait d'un prompt retour au chantier

qu'ils ont été contraints d'abandonner (32) ".

Le journal Le PeuPle raconte :

" Après ce discours, les assistants ont défilé devant les cercueils.

Il faut noter qu'à ce moment, un groupe de communistes por­

teurs de pancartes a voulu se livrer à une manifestation dont

la forme insolite a provoqué la réprobation unanime (32) ".

Là encore, une tentative est faite pour essayer de mobiliser les

ouvriers contre Louis Renault dont les 'condoléances aux famil­

les des victimes (ainsi que celles de MM. Renard, Chiappe et

Becq) ne sont pas du tout appréciées par le parti communiste.

Il n'apprécie pas non plus la collecte faite parmi le personnel

au profit du Comité de secours:

" Renault veut faire payer les obsèques par ses ouvriers: il fait

circuler des listes de souscription pour les obsèques (33) ".

De gauche à droite: MM. Lorrain, Hugé, Louis Renault. S. Guillelmon, Lehideux et Grillot (photo A.F.P.)

Le ministre du Travail François Albert prononèe son discours. On recon­naît à l'extrême gauche M. Chiappe, préfet de police, et, à sa gauche,

M. Renard, préfet de la Seine (photo A.F.P.)

En fait, on s'aperçoit, en regardant les comptes du Comité de secours, que Louis Renault y est allé personnellement de sa poche, et que l'enterrement n'y est représenté que par les achats de couronnes, le reste ayant été payé par la Société Renault (9).

Résultat de la collecte faite parmi le personnel . . . . .. 97 038 Sommes versées par les agents et amis de l'extérieur. . 3 240 Sommes versées par Louis Renault. . . . . . . . . . . . . .. 154 922 255 200

Sommes versées aux familles des décédés. . . . . . . . .. 102 500 Sommes versées aux ouvriers blessés. . . . . . . . . . . . .. 102 200 Achat de couronnes .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 000 207 700

Reste en caisse 47 500 F qui seront répartis entre les blessés

graves. Ce triste événement met donc bien en valeur les luttes d'influence que se livrent les différents protagonistes du jeu politique. Pourtant, en mai 1936, le parti communiste sera surpris de l'ampleur des grèves chez Renault. Mais, quelques mois plus tard, on pourra déjà dire que " son hégémonie s'exerce pleinement (34) ". En fin de compte, l'explosion de la chaudière a-t-elle été utile -si l'on peut dire -aux ouvriers' de Renault? A-t-elle changé la condition des ouvriers, a-t-elle amélioré la sécurité? Il serait intéressant de l'étudier ultérieu­rement.

Jean-Baptiste GARACHE

(29)

Paris-Soir du 10 février 1933.

(30)

Excelsior du 10 février 1933.

(31)

L'Intransigeant du 10 février 1933.

(32)

Le Peuple du 10 février 1933.

(33)

L'Humanité du 9 février 1933.

(34)

Sylvie SCHWEITZER, les Ouvriers de Renault et la guerre civile espa­gnole in Bulletin de la Section d'histoire des usines Renault, nO 16/juin 1978, p. 140.