Eugène Ionesco, Scène à quatre, 1959
PERSONNAGES
Dupont, vêtu comme Durand.
Durand, vêtu comme Dupont.
Martin, vêtu de la même façon.
La jolie Dame, avec chapeau, sac à main, cape ou fourrure, gants souliers, robe, etc., tout au moins à son apparition.
PREMIERE SCENE ET UNIQUE
DECOR
Entrée à gauche. Table au milieu du plateau : sur la table, l’un contre l’autre, trois pots de fleurs. Quelque part, un fauteuil ou un canapé.
Elévation du rideau : Dupont, agité, les mains derrière le dos, tourne autour de la table. Durand, même jeu, en sens contraire. Lorsque Dupont et Durand se rencontrent et se heurtent, ils se retournent et circulent en sens inverse.
Dupont : ...Non...
Durand : Si...
Dupont : Non...
Durand : Si...
Dupont : Non...
Durand : Si...
Dupont : Je vous dis que non... Attention aux pots de fleurs...
Durand : Je vous dis que si... Attention aux pots de fleurs...
Dupont : Puisque je vous dis que non...
Durand : Puisque je vous dis que si... et je vous répète que si...
Dupont : Vous avez beau me répéter que si. C'est non, non et non. Trente-deux fois non.
Durand : Dupont, attention aux pots de fleurs...
Dupont : Durand, attention aux pots de fleurs...
Durand : Vous êtes têtu. C'est formidable ce que vous pouvez être têtu...
Dupont : Ce n'est pas moi. C'est vous qui êtes têtu, têtu, têtu...
Durand : Vous ne savez pas ce que vous dites. Pourquoi dites-vous que je suis têtu ? Attention aux pots de fleurs. Je ne suis pas têtu du tout.
Dupont : Vous vous demandez encore pourquoi vous êtes têtu… Ah, vous m’épatez, vous savez !
Durand : Je ne sais pas si je vous épate ou non. Je vous épate peut-être. Mais je voudrais bien savoir pourquoi je suis têtu. Car, d’abord, je ne suis pas têtu…
Dupont : Pas têtu ? Pas têtu, quand vous refusez, quand vous niez, quand vous vous opposez, quand vous vous entêtez, en un mot, malgré toutes les preuves que je vous donne…
Durand : Vos preuves ne valent rien… Elles ne m’ont pas convaincu. C’est vous qui êtes têtu. Moi, je ne suis pas têtu.
Dupont : Si, vous êtes têtu…
Durand : Non.
Dupont : Si.
Durand : Non.
Dupont : Si.
Durand : Je vous dis que non.
Dupont : Je vous dis que si.
Durand : Puisque je vous dis que non.
Dupont : Puisque je vous dis que si.
Durand : Vous avez beau me répéter que si, c’est non, non… NON.
Dupont : Vous êtes têtu, vous voyez bien que vous êtes têtu…
Durand : Vous renversez les rôles, mon ami… Ne faites pas tomber les pots de fleurs… Vous renversez les rôles. Si vous êtes de bonne foi, vous devez bien vous rendre compte que c’est vous qui êtes têtu.
Dupont : Et pourquoi serais-je têtu ? On n’est pas têtu quand on a raison. Et comme vous devriez vous en apercevoir, j’ai raison, oui, j’ai raison tout simplement…
Durand : Vous ne pouvez pas avoir raison puisque c’est moi qui ai raison…
Dupont : Je vous demande pardon, c’est moi.
Durand : Non, c’est moi.
Dupont : Non, c’est moi.
Durand : Non, c’est moi.
Dupont : Non, c’est moi.
Durand : Non, c’est moi.
Dupont : Non.
Durand : Non.
Dupont : Non.
Durand : Non.
Dupont : Non.
Durand : Non.
Dupont : Non.
Durand : Non. Attention aux pots de fleurs.
Dupont : Attention aux pots de fleurs.
Monsieur Martin, faisant son entrée : Enfin, vous voilà donc d'accord tous les deux.
Dupont : Ah, non, par exemple… Je ne suis pas du tout d’accord avec lui…
Il montre Durand.
Durand : Je ne suis pas du tout d’accord avec lui.
Il montre Dupont.
Dupont : Il nie la vérité.
Durand : Il nie la vérité.
Dupont : C’est lui.
Durand : C’est lui.
Martin : Oh... Ne soyez dons pas stupides... Et attention aux pots de fleurs. Il n'est pas toujours indispensable que les personnages au théâtre soient encore plus bêtes que dans la vie courante.
Durand : Nous faisons ce que nous pouvons.