Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
- Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Introduction
Charles Baudelaire, figure emblématique de la poésie du 19ᵉ siècle, explore dans Remords Posthume l’obsession de la mort et ses implications sur l’amour et le regret. Ce sonnet, issu de la section Spleen et Idéal des Fleurs du mal, illustre la dualité entre l’aspiration à l’idéal et la descente vers le spleen. Dans ce poème dédié à Jeanne Duval, Baudelaire aborde la mort avec une froideur saisissante, transformant l’évocation d’une amante en une méditation macabre.
Problématique : Comment Baudelaire traduit-il dans ce poème l’angoisse existentielle et le poids des regrets liés à la mort ?
I. Une représentation funèbre de l’au-delà
Dès le premier quatrain, Baudelaire plante le décor sombre et oppressant d’un tombeau : « Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, / Au fond d’un monument construit en marbre noir. » Les adjectifs “ténébreuse” et “noir” confèrent une ambiance macabre et mélancolique, annonçant une mort inéluctable et austère.
La métaphore de l’alcôve transformée en “caveau pluvieux” souligne la rupture avec la sensualité et la vie terrestre. Cette image funèbre traduit une perte totale de chaleur et de confort, symbolisant la désolation de la mort.
Dans le deuxième quatrain, la pierre tombale devient un poids physique et métaphorique, empêchant toute vitalité : “Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse / […] Empêchera ton cœur de battre et de vouloir.” Baudelaire insiste sur l’immobilité et la froideur de la mort, où même le désir est annihilé. Cette description évoque une prison éternelle, un lieu où l’existence est figée à jamais.
II. Le tombeau : confident et juge
Dans le premier tercet, Baudelaire personnifie le tombeau en le décrivant comme “le confident de [son] rêve infini.” Cette personnification traduit l’intimité du poète avec la mort, qu’il considère comme une alliée dans sa quête de compréhension et d’expression poétique.
Le tombeau, symbole de l’éternité, devient aussi le témoin des regrets et des remords : “Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni.” Les nuits sans sommeil évoquent une éternité tourmentée, où la conscience reste éveillée, hantée par les choix du passé.
Dans le dernier vers du tercet, Baudelaire adopte une voix accusatrice à travers le tombeau, qui interpelle l’amante : “Que vous sert, courtisane imparfaite, / De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ?” Ici, la mort devient une forme de justice implacable, condamnant celle qui a ignoré l’amour profond et sincère que Baudelaire aurait voulu partager.
III. La mort comme remords rongeur
Le poème se termine par une image terrifiante : “Et le ver rongera ta peau comme un remords.” Le ver, figure récurrente de la putréfaction, devient ici la matérialisation du regret, une allégorie du remords qui persiste même après la mort. Cette image accentue l’angoisse existentielle du poète, convaincu que les fautes du vivant continuent de peser sur l’âme dans l’au-delà.
Par cette comparaison entre le ver et le remords, Baudelaire lie le physique et le psychologique, la décomposition corporelle étant le miroir des regrets éternels. La mort n’est pas seulement une fin, mais une prolongation des souffrances humaines dans une autre forme, plus insidieuse et inéluctable.
Conclusion
Dans Remords Posthume, Baudelaire livre une vision sombre et obsessionnelle de la mort, qui apparaît comme un juge implacable et un révélateur des vérités refoulées. Le poème, imprégné de macabre, dépasse l’évocation d’une amante pour explorer des thèmes universels comme le regret, l’éphémérité de la vie, et l’impossibilité de rédemption après la mort. En combinant sensualité perdue et froideur funèbre, Baudelaire transforme l’expérience personnelle en une méditation poétique sur l’angoisse de l’existence. Ce sonnet s’inscrit ainsi parfaitement dans la tension entre spleen et idéal qui caractérise les Fleurs du mal.