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LE MENDIANT. – Alors voici la fin. La femme Narsès et les mendiants délièrent Oreste. Il se précipita à travers la cour. Il ne toucha même pas, il n'embrassa même pas Électre. Il a eu tort. Il ne la touchera jamais plus. Et il atteignit les assassins comme ils parlementaient avec l'émeute, de la niche en marbre. Et comme Égisthe penché disait aux meneurs que tout allait bien, et que tout désormais irait bien, il entendit crier dans son dos une bête qu'on saignait. Et ce n'était pas une bête qui criait, c'était Clytemnestre. Mais on la saignait. Son fils la saignait. Il avait frappé au hasard sur le couple, en fermant les yeux. Mais tout est sensible et mortel dans une mère, même indigne. Et elle n'appelait ni Électre, ni Oreste, mais sa dernière fille Chrysothémis, si bien qu'Oreste avait l'impression que c'était une autre mère, une mère innocente qu'il tuait. Et elle se cramponnait au bras droit d'Égisthe. Elle avait raison, c'était sa seule chance désormais dans la vie de se tenir un peu debout. Mais elle empêchait Égisthe de dégainer. Il la secouait pour reprendre son bras, rien à faire. Et elle était trop lourde aussi pour servir de bouclier. Et il y avait encore cet oiseau qui le giflait de ses ailes et l'attaquait du bec. Alors il lutta. Du seul bras gauche sans armes, une reine morte au bras droit avec colliers et pendentifs, désespéré de mourir en criminel quand tout de lui était devenu pur et sacré, de combattre pour un crime qui n'était plus le sien et, dans tant de loyauté et d'innocence, de se trouver l'infâme en face de ce parricide, il lutta de sa main que l'épée découpait peu à peu, mais le lacet de sa cuirasse se prit dans une agrafe de Clytemnestre, et elle s'ouvrit. Alors il ne résista plus, il secouait seulement son bras droit, et l'on sentait que s'il voulait maintenant se débarrasser de la reine, ce n'était plus pour combattre seul, mais pour mourir seul, pour être couché dans la mort loin de Clytemnestre. Et il n'y est pas parvenu. Et il y a pour l'éternité un couple Clytemnestre-Égisthe. Mais il est mort en criant un nom que je ne dirai pas.
LA VOIX D'ÉGISTHE, au-dehors. – Électre…
LE MENDIANT. – J'ai raconté trop vite. Il me rattrape.
Electre - Jean Giraudoux
Jean Giraudoux, dans Électre, réécrit un mythe antique en le transformant en une quête de vérité plutôt qu'en une simple recherche de vengeance. La pièce, écrite à la fin de l'année 1936 et jouée pour la première fois en 1937, s’inscrit dans une période où de nombreux auteurs, tels que Cocteau, revisitaient les mythes antiques. Cependant, Giraudoux se distingue par sa capacité à conférer une dimension psychologique profonde aux personnages, en particulier dans la manière dont il met en scène la vengeance d’Électre. Dans l'Acte II, scène 9, la narration du meurtre par le mendiant est un moment crucial qui soulève de nombreuses questions sur le destin et la culpabilité des personnages.
La scène 9 de l'Acte II, où le mendiant raconte le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre, intervient au moment même où les événements se déroulent. La narration est caractérisée par une tension palpable, où le mendiant, témoin extérieur, rapporte la violence de manière presque clinique et distante, mais également avec une certaine émotion qui transparaît dans ses paroles. Le meurtre, bien que décrit de manière précise, est imbibé de paradoxes qui ajoutent à la tragédie du moment.
Le mendiant commence par une phrase qui établit une rupture, une fin imminente : "Alors voici la fin." Cette annonce prépare le spectateur à un dénouement brutal et inévitable. La scène qui suit dépeint Oreste, le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, qui, dans un geste précipité, se lance dans l’action sans un mot pour sa sœur Électre, soulignant la solennité et la froideur de son geste.
Oreste, après avoir été libéré par les mendiants, se précipite à travers la cour pour accomplir son acte. L’auteur nous fait sentir son errance et sa confusion, avec un contraste frappant entre la violence de son acte et l’absence de toute émotion visible à ce moment-là. Il frappe aveuglément, sans distinction, et l’on comprend que cette violence, bien que dirigée vers ceux qui ont commis des atrocités, porte en elle une profonde ambiguïté.
La manière dont Giraudoux décrit le meurtre est emplie de contrastes. Alors qu’Oreste tue sa mère, la narration fait une pause pour introduire une réflexion sur la nature de ce crime. Le mendiant explique qu’Oreste frappe au hasard, "les yeux fermés", suggérant que la violence, bien qu'innocente d'intention, est dévorée par la fatalité. L’auteur joue ici sur l’opposition entre le parricide et le caractère presque pur d'Oreste, qui semble être pris dans une spirale de violence inévitable. Il n’est pas un bourreau, mais un homme pris au piège de sa destinée.
Le fait que Clytemnestre, dans ses derniers instants, appelle non pas ses enfants mais sa fille Chrysothémis, ajoute une couche de douleur supplémentaire à l'événement. Cela révèle une dimension tragique et presque absurde dans la scène : bien que sa fille soit là pour venger la mort d’Agamemnon, Clytemnestre semble ressentir la douleur de l’abandon. Elle lutte pour se maintenir en vie, se cramponne à Égisthe, cherchant dans son dernier acte une forme de consolation dans un monde qui semble se déchirer autour d’elle.
L’ambiguïté se poursuit lorsque le mendiant décrit le combat entre Égisthe et la mort. Égisthe, qui se trouve également dans une situation tragique, essaie de se libérer de l’emprise de Clytemnestre, dont le corps est devenu un obstacle à la fuite. Cette lutte, dépeinte avec une certaine douceur dans l’écriture de Giraudoux, reflète l’horreur du destin : même dans le meurtre, il n'y a pas de victoire, juste un enchevêtrement de souffrances, de culpabilités et de morts.
La scène se termine sur une image poignante d’un couple immortel : "il y a pour l’éternité un couple Clytemnestre-Égisthe". Même après la mort, ces deux personnages sont condamnés à rester unis dans l’imaginaire collectif, prisonniers d'un destin tragique et irrémédiable. Cette union posthume est le dernier écho d’une violence sans rédemption, et cela démontre que, malgré le meurtre, ni Oreste ni Électre ne parviennent véritablement à se défaire du poids de leurs parents et de leurs actes.
Le mendiant termine son récit avec une note de confusion et de malaise : "J'ai raconté trop vite. Il me rattrape." Cette phrase finale montre qu’il n’y a pas d’issue possible pour le récit ni pour les personnages. La vengeance et la quête de la vérité, bien qu'elles puissent apporter une forme de catharsis temporaire, laissent finalement un vide profond. La répétition des actes de violence et de douleur semble marquer un cycle sans fin, où l’écho de ces événements est destiné à hanter les générations futures.
La narration du meurtre dans l'Acte II, scène 9, est un moment clé dans Électre de Giraudoux, illustrant non seulement la violence physique du parricide, mais aussi la complexité psychologique des personnages impliqués. La tragédie, ici, n’est pas simplement celle de la vengeance, mais celle d’un cycle inextricable de violence, de culpabilité et de mort. Giraudoux montre, à travers cette scène, que la quête de vérité et de rédemption est souvent une illusion, et que le passé, avec ses crimes et ses douleurs, ne peut jamais vraiment être effacé.