Puis elle avait d’étranges idées :
— Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi !
Et, s’il avouait n’y avoir point songé, c’étaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot :
— M’aimes-tu ?
— Mais oui, je t’aime ! répondait-il.
— Beaucoup ?
— Certainement !
— Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ?
— Crois-tu m’avoir pris vierge ? exclamait-il en riant.
Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations.
— Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande : « Où est-il ? Peut-être il parle à d’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche… » Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort !
Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Flaubert - Madame Bovary - Extrait de la deuxième partie, chapitre XII
Dans Madame Bovary, roman de Gustave Flaubert, l’auteur dépeint la vie d’une femme en quête d’amour et de passion, mais aussi de rédemption dans un monde qu’elle trouve souvent décevant et dénué de grandeur. À travers les personnages et leurs relations, Flaubert critique les illusions et les frustrations humaines. Cet extrait, tiré de la deuxième partie, chapitre XII, est un moment où l’on observe la rupture progressive entre Emma et Rodolphe. La scène nous dévoile l’intensité de la passion d’Emma, ses doutes existenciels et ses désillusions. Le mouvement du texte, allant du dialogue intime aux réflexions du narrateur, fait de cet extrait un parfait exemple de l’ironie et du tragique caractéristiques du roman.
Le dialogue entre Emma et Rodolphe, bien qu’énigmatique et chargé de sentiments, révèle un profond mal-être chez la jeune femme. Sa passion pour lui semble dévorante, presque excessive. Emma, dans ses paroles, cherche à rendre leur relation aussi exclusive et puissante qu’un amour mythologique. Elle le pousse à lui répondre par des affirmations absolues : « M’aimes-tu ? », « Beaucoup ? », « Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ? » Ces interrogations incessantes illustrent sa soif de certitude et son besoin d’être aimée d'une manière unique. Le poids de cette passion non partagée s’épanouit à travers un discours où la distinction entre les "autres" et elle-même devient fondamentale : « Il y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! » Emma se place au sommet de l’amour, persuadée que seule elle saura lui donner ce qu’il cherche, mais à travers des mots répétitifs, elle cherche une reconnaissance que Rodolphe semble ne jamais lui offrir. Flaubert utilise ces phrases pour montrer que, derrière cet amour dévorant, se cache une profonde insécurité.
Rodolphe, de son côté, est figé dans un rôle qu’il semble jouer par habitude. Il répond par des paroles évasives, sans réelle conviction. Sa réponse à Emma, « Mais oui, je t’aime ! », est répétée mécaniquement, comme une formule qui ne soulève plus aucune émotion. Cette réponse sans chaleur contraste avec l’intensité des déclarations d’Emma. Rodolphe incarne le détachement, à la fois indifférent et blasé, face à cette passion démesurée qu’il provoque sans vraiment la comprendre. L’érosion du charme initial se manifeste dans la manière dont Flaubert décrit sa perception de l’amour : « Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. » Ce constat témoigne d’une vision désabusée de la passion, où la nouveauté cède à la lassitude, et où les paroles d’amour deviennent des lieux communs. Rodolphe semble avoir perdu toute capacité à saisir la singularité des sentiments d’Emma. Il ne croit plus à la sincérité de ces mots, les jugeant inauthentiques, comme un simple jeu de langage.
La distance qui se crée entre les deux personnages est amplifiée par l’interjection du narrateur, qui offre une réflexion plus philosophique sur la nature de l’amour et de la parole. Flaubert introduit une dimension métaphysique dans cette scène, soulignant que la parole humaine, loin de pouvoir saisir la profondeur des sentiments, en devient une simple caricature. La phrase « la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » illustre l’impuissance du langage à exprimer pleinement les émotions humaines. Le narrateur s’élève au-dessus du drame personnel d’Emma pour décrire l’inadéquation entre les aspirations humaines et les moyens dont nous disposons pour les transmettre. Cette image, à la fois poétique et ironique, renvoie à la vacuité des discours amoureux et à la vanité de vouloir tout expliquer, tout dire.
Cet extrait de Madame Bovary est un instant d’introspection pour Emma et Rodolphe, mais également pour le lecteur. Flaubert, à travers son style méticuleux et sa profonde ironie, démontre l’incompatibilité entre l’idéalisation de l’amour et la réalité des relations humaines. Tandis qu’Emma se perd dans ses rêves et ses désirs, Rodolphe, par son indifférence, incarne l’incompréhension et la superficialité de l’amour tel qu’il est vécu dans la société de l’époque. Le narrateur, quant à lui, nous invite à une réflexion plus universelle sur l’inefficacité du langage à rendre compte de l’intensité des sentiments. En définitive, cet extrait illustre à merveille le cynisme de Flaubert envers les illusions humaines, qu’elles soient d’amour, de passion ou de langage.