Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c’était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n’y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d’un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d’expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasement du pauvre monde.
Emile Zola - L'assommoir - Extrait du chapitre 10
Dans cet extrait du chapitre 10 de L'Assommoir d’Émile Zola, la misère des Coupeau atteint son paroxysme. Habitant désormais sous les toits, symbole de leur déclassement social, la famille vit un hiver de privations où le froid et la faim s’installent durablement. Le passage illustre la progression inexorable de la déchéance à travers une description poignante et une tonalité oscillant entre le pathétique et l’épique. Ce texte révèle les conséquences implacables des mécanismes sociaux et économiques sur les plus vulnérables.
Zola décrit la pauvreté avec un réalisme cru et sans fard. Les Coupeau, "pelotonnés autour du poêle" lors du premier hiver, basculent dans une précarité absolue le second hiver, où "le poêle ne se dérouilla seulement pas." Les détails matériels – le poêle inutilisé, le buffet vidé – incarnent l’effondrement de leur quotidien. La métaphore du poêle devenu une "borne de fonte" souligne la transformation des objets domestiques en symboles de désespoir.
L’absence de chaleur, littérale et figurée, s’ajoute à la peur du terme, personnifiée par M. Marescot, figure oppressante du propriétaire insensible. Le contraste entre sa tenue confortable et la détresse des Coupeau accentue la fracture sociale.
Zola provoque la compassion du lecteur par une accumulation d’images poignantes. La "neige" qui "préparait un lit sur le trottoir" évoque l’angoisse d’une expulsion imminente, tandis que la "musique de malheur" résonne comme un écho collectif de la souffrance ouvrière. Chaque étage devient une scène de désespoir, illustrant la misère généralisée de la maison.
Parallèlement, une tonalité épique se dégage de la description : "Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, l’écrasement du pauvre monde." En exagérant l’ampleur de la détresse, Zola confère à cette scène une portée universelle. La misère des Coupeau dépasse leur cas particulier pour devenir emblématique de la condition ouvrière.
À travers cet extrait, Zola dénonce les inégalités et l’inhumanité du système économique. Le "terme", évoqué avec une insistance dramatique, représente une forme d’oppression institutionnalisée, vidant les foyers de leur maigre richesse. Les images de froid et de faim traduisent l’échec des mécanismes de solidarité sociale et mettent en lumière l’isolement des plus pauvres.
L’indifférence de figures comme M. Marescot contraste avec l’agonie collective des locataires, symbolisant l’injustice d’un monde où les riches prospèrent au détriment des plus démunis.
Cet extrait de L'Assommoir illustre l’apogée de la misère dans le parcours des Coupeau, tout en dressant un tableau saisissant des réalités sociales de l’époque. Zola, à travers sa plume naturaliste, mêle compassion et critique, transformant un épisode de déchéance en une fresque universelle sur l’injustice et la fragilité de la condition humaine.